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En effet, Pierre, bien qu'il se fût promis de ne pas répondre, de ne pas discuter, avait laissé échapper un geste de protestation, devant cette furieuse attaque contre l'homme qu'il respectait le plus, qu'il aimait le plus au monde. D'ailleurs, il céda, il s'inclina de nouveau.



– Je ne puis dire assez mon horreur, continua rudement Boccanera, oui! mon horreur de tout ce songe creux d'une religion nouvelle! de cet appel aux plus laides passions qui soulève les pauvres contre les riches, en leur annonçant je ne sais quel partage, quelle communauté aujourd'hui impossible! de cette basse flatterie au menu peuple qui lui promet, sans pouvoir jamais les lui donner, une égalité et une justice, qui vient de Dieu seul, que Dieu seul pourra faire régner enfin, au jour marqué par sa toute-puissance! de cette charité intéressée dont on abuse contre le ciel lui-même, pour l'accuser d'iniquité et d'indifférence, de cette charité larmoyante et amollissante, indigne des cœurs solides et forts, comme si la souffrance humaine n'était pas nécessaire au salut, comme si nous ne devenions pas plus grands, plus purs, plus près de l'infini bonheur, à mesure que nous souffrons davantage!



Il s'exaltait, il était saignant et superbe. C'était son deuil, sa blessure au cœur qui l'exaspérait ainsi, le coup de massue qui l'avait abattu un moment, et sous lequel il se relevait, si provocant contre la douleur, si entêté dans son idée stoïque d'un Dieu omnipotent, maître des hommes, réservant sa félicité aux seuls élus de son choix.



De nouveau, il fit un effort pour se calmer, il reprit plus doucement:



– Enfin, mon cher fils, le bercail est toujours ouvert, et vous y voilà de retour, puisque vous vous êtes repenti. Vous ne sauriez croire combien j'en suis heureux.



A son tour, Pierre s'efforça de se montrer conciliant, afin de ne pas ulcérer davantage cette âme violente et endolorie.



– Votre Éminence peut être certaine que je tâcherai de n'oublier aucune de ses bonnes paroles, pas plus que je n'oublierai le paternel accueil de Sa Sainteté Léon XIII.



Mais cette phrase parut rejeter Boccanera dans son agitation. Ce ne furent tout d'abord que des paroles sourdes, retenues à demi, comme s'il se débattait pour ne pas interroger directement le jeune prêtre.



– Ah! oui, vous avez vu Sa Sainteté, vous avez causé avec elle, et elle a dû vous dire, n'est-ce pas? comme à tous les étrangers qui vont la saluer, qu'elle voulait la conciliation, la paix… Moi, je ne la vois plus que dans les occasions inévitables, voici plus d'un an que je n'ai pas été admis en audience particulière.



Cette preuve publique de défaveur, cette lutte sourde qui, de même qu'au temps de Pie IX, heurtait le Saint-Père et le camerlingue, emplissait d'amertume ce dernier. Il lui fut impossible de se contenir, il parla, en se disant sans doute qu'il avait devant lui un familier, un homme sûr, qui d'ailleurs partait le lendemain.



– La paix, la conciliation, on va loin avec ces beaux mots, si souvent vides de vraie sagesse et de courage… La vérité terrible, c'est que les dix-huit années de concessions de Léon XIII ont tout ébranlé dans l'Église, et que, s'il régnait longtemps encore, le catholicisme croulerait, tomberait en poudre, ainsi qu'un édifice dont on a sapé les colonnes.



Pierre, très intéressé, ne put s'empêcher de soulever des objections, pour s'instruire.



– Mais ne s'est-il pas montré très prudent, n'a-t-il pas mis le dogme à l'écart, dans une forteresse inexpugnable? En somme, s'il paraît avoir cédé en beaucoup de points, ça n'a jamais été que dans la forme.



– La forme, ah! oui, reprit le cardinal avec une passion croissante, il vous a dit comme aux autres qu'intraitable sur le fond, il cédait volontiers sur la forme. Parole déplorable, diplomatie équivoque, quand elle n'est pas une simple et basse hypocrisie! Mon âme se soulève à cet opportunisme, à ce jésuitisme qui ruse avec le siècle, qui est fait seulement pour jeter le doute parmi les croyants, le désarroi du sauve-qui-peut, cause prochaine des irrémédiables défaites! Une lâcheté, la pire des lâchetés, l'abandon de ses armes afin d'être plus prompt à la retraite, la honte d'être soi tout entier, le masque accepté dans l'espoir de tromper le monde, de pénétrer chez l'ennemi et de le réduire par la traîtrise! Non, non! la forme est tout, dans une religion traditionnelle, immuable, qui depuis dix-huit cents ans a été, qui est encore, qui restera jusqu'à la fin des âges la loi même de Dieu!



Il ne put rester assis, il se leva, se mit à marcher au travers de l'étroite pièce, qu'il semblait emplir de sa haute taille. Et c'était tout le règne, toute la politique de Léon XIII qu'il discutait, qu'il condamnait violemment.



– L'unité, la fameuse unité qu'on lui fait une gloire si grande de vouloir rétablir dans l'Église, ce n'est là que l'ambition furieuse, et aveugle d'un conquérant qui élargit son empire, sans se demander si les nouveaux peuples soumis ne vont pas désorganiser son ancien peuple, jusque-là fidèle, l'adultérer, lui apporter la contagion de toutes les erreurs. Et, si les schismatiques d'Orient, si les schismatiques des autres pays, en rentrant dans l'Église catholique, la transforment fatalement, à ce point qu'ils la tuent, qu'ils en fassent une Église nouvelle? Il n'y a qu'une sagesse, n'être que ce qu'on est, mais être solidement… De même, n'est-ce pas à la fois un danger et une honte, cette prétendue alliance avec la démocratie, cette politique que suffit à condamner l'esprit séculaire de la papauté? La monarchie est de droit divin, l'abandonner est aller contre Dieu, pactiser avec la Révolution, rêver ce dénouement monstrueux d'utiliser la démence des hommes, pour mieux rétablir sur eux son pouvoir. Toute république est un état d'anarchie, et c'est dès lors la plus criminelle des fautes, c'est ébranler à jamais l'idée d'autorité, d'ordre, de religion même, que de reconnaître la légitimité d'une république, dans l'unique but de caresser le rêve d'une conciliation impossible… Aussi voyez ce qu'il a fait du pouvoir temporel. Il le réclame bien encore, il affecte de rester intransigeant sur cette question de la reddition de Rome. Mais, en réalité, est-ce qu'il n'en a pas consommé la perte, est-ce qu'il n'y a pas renoncé définitivement, puisqu'il reconnaît que les peuples ont le droit de disposer d'eux, qu'ils peuvent chasser leurs rois et vivre comme les bêtes libres, au fond des forêts?



Brusquement, il s'arrêta, leva les deux bras au ciel, dans un élan de sainte colère.



– Ah! cet homme, ah! cet homme qui par sa vanité, par son besoin du succès, aura été la ruine de l'Église! cet homme qui n'a cessé de tout corrompre, de tout dissoudre, de tout émietter, afin de régner sur le monde qu'il croit reconquérir ainsi! pourquoi, Dieu tout-puissant, pourquoi ne l'avez-vous pas encore rappelé à vous?



Et cet appel à la mort prenait un accent si sincère, il y avait là une haine grandie par un si réel désir de sauver Dieu en péril ici-bas, que Pierre fut traversé lui aussi d'un grand frisson. Maintenant, il le voyait, ce cardinal Boccanera, qui haïssait religieusement, passionnément Léon XIII, il le voyait guettant depuis des années déjà, du fond de son palais noir, la mort du pape, cette mort officielle qu'il avait la charge de constater, à titre de camerlingue. Comme il devait l'attendre, comme il souhaitait avec une impatience fébrile l'heure bienheureuse où il irait, armé du petit marteau d'argent, taper les trois coups symboliques sur le crâne de Léon XIII glacé, rigide, étendu sur son lit, entouré de sa cour pontificale! Ah! taper enfin à ce mur du cerveau, pour être bien certain que rien ne répondait plus, qu'il n'y avait plus rien là dedans, rien que de la nuit et du silence! Et ces trois appels retentiraient: Joachim! Joachim! Joachim! Et, le cadavre ne répondant pas, le camerlingue se tournerait après avoir patienté quelques secondes, puis il dirait: «Le pape est mort!»



– Pourtant, reprit Pierre qui voulait le ramener au présent, la conciliation est une arme de l'époque, c'est pour vaincre à coup sûr que le Saint-Père consent à céder sur les questions de forme.



– Il ne vaincra pas, il sera vaincu! cria Boccanera. Jamais l'Église n'a eu la victoire qu'en s'obstinant dans son intégralité, dans l'éternité immuable de son essence divine. Et il est certain que, le jour où elle laisserait toucher à une seule pierre de son édifice, elle croulerait… Rappelez-vous le moment terrible qu'elle a passé, au temps du concile de Trente. La Réforme venait de l'ébranler d'une façon profonde, le relâchement de la discipline et des mœurs s'aggravait partout, c'était un flot montant de nouveautés, d'idées soufflées par l'esprit du mal, de projets malsains qu'enfantait l'orgueil de l'homme, lâché en pleine licence. Et, dans le concile même, bien des membres étaient troublés, gangrenés, prêts à voter les modifications les plus folles, tout un véritable schisme s'ajoutant aux autres… Eh bien! si, à cette époque critique, sous la menace d'un si grand péril, le catholicisme a été sauvé du désastre, c'est que la majorité, éclairée par Dieu, a maintenu le vieil édifice intact, c'est qu'elle a eu le divin entêtement de s'enfermer dans le dogme étroit, c'est qu'elle n'a rien concédé, rien, rien! ni sur le fond, ni sur la forme… Aujourd'hui, certes, la situation n'est pas pire qu'à l'époque du concile de Trente. Mettons qu'elle soit la même, et dites-moi s'il n'est pas plus noble, plus courageux et plus sûr pour l'Église d'avoir comme autrefois la bravoure de dire hautement ce qu'elle est, ce qu'elle a été, ce qu'elle sera. Il n'y a de salut pour elle que dans sa souveraineté totale, indiscutable; et, puisqu'elle a toujours vaincu par son intransigeance, c'est la tuer que de vouloir la concilier avec le siècle.



Il se remit à marcher, de son pas songeur et puissant.



– Non, non! pas un accommodement, pas un abandon, pas une faiblesse! Le mur d'airain qui barre la route, la borne de granit qui limite un monde!.. Je vous l'ai déjà dit, le jour de votre arrivée, mon cher fils. Vouloir accommoder le catholicisme aux temps nouveaux, c'est hâter sa fin, s'il est vraiment menacé d'une mort prochaine, comme les athées le prétendent. Et il mourrait bassement, honteusement, au lieu de mourir debout, digne et fier, dans sa vieille royauté glorieuse… Ah! mourir debout, sans rien renier de son passé, en bravant l'avenir, en confessant sa foi entière!

 



Et ce vieillard de soixante-dix ans semblait grandir encore, sans peur devant l'anéantissement final, avec un geste de héros qui défiait les siècles futurs. La foi lui avait donné la paix sereine, cette paix que l'explication de l'inconnu par le divin apporte à l'esprit, dont elle satisfait pleinement le besoin de certitude, en le remplissant. Il croyait, il savait, il était sans doute et sans peur sur le lendemain de la mort. Mais une mélancolie hautaine avait passé dans sa voix.



– Dieu peut tout, même détruire son œuvre, s'il la trouve mauvaise. Tout croulerait demain, la sainte Église disparaîtrait au milieu des ruines, les sanctuaires les plus vénérés s'effondreraient sous la chute des astres, qu'il faudrait s'incliner et adorer Dieu, dont la main, après avoir créé le monde, l'anéantirait ainsi, pour sa gloire… Et j'attends, je me soumets d'avance à sa volonté, qui seule peut se produire, car rien n'arrive sans qu'il le veuille. Si vraiment les temples sont ébranlés, si le catholicisme doit demain tomber en poudre, je serai là pour être le ministre de la mort, comme j'ai été le ministre de la vie… Même, je le confesse, il est certain qu'il y a des heures où des signes terribles me frappent. Peut-être en effet la fin des temps est-elle proche et allons-nous assister à cet écroulement du vieux monde dont on nous menace. Les plus dignes, les plus hauts sont foudroyés, comme si le ciel se trompait, punissait en eux les crimes de la terre; et n'ai-je pas senti le souffle de l'abîme, où tout va sombrer, depuis que ma maison, pour des fautes que j'ignore, est frappée de ce deuil affreux, qui la jette au gouffre, la fait rentrer dans la nuit, à jamais!



Là, dans la pièce voisine, il évoquait les deux chers morts, qui ne cessaient d'être présents. Des sanglots remontaient à sa gorge, ses mains tremblaient, son grand corps était agité d'une dernière révolte de douleur, sous l'effort de sa soumission. Oui, pour que Dieu se fût permis de l'atteindre si cruellement, de supprimer sa race, de commencer ainsi par le plus grand, par le plus fidèle, ce devait être que le monde était définitivement condamné. La fin de sa maison, n'était-ce pas la fin prochaine de tout? Et, dans son orgueil souverain de prince et de prêtre, il trouva un cri de suprême résignation.



– O Dieu puissant, que votre volonté soit donc faite! Que tout meure, que tout croule, que tout retourne à la nuit du chaos! Je resterai debout dans ce palais en ruine, j'attendrai d'y être enseveli sous les décombres. Et, si votre volonté m'appelle à être le fossoyeur auguste de votre sainte religion, ah! soyez sans crainte, je ne ferais rien d'indigne pour la prolonger de quelques jours! Je la maintiendrai debout comme moi, aussi fière, aussi intraitable qu'au temps de sa toute-puissance. Je l'affirmerai avec la même obstination vaillante, sans rien abandonner ni de la discipline, ni du rite, ni du dogme. Et, le jour venu, je l'ensevelirai avec moi, l'emportant toute dans la terre plutôt que de rien céder d'elle, la gardant entre mes bras glacés pour la rendre à votre inconnu, telle que vous l'avez donnée en garde à votre Église… O Dieu puissant, souverain Maître, disposez de moi, faites de moi, si cela est dans vos desseins, le pontife de la destruction, de la mort du monde!



Saisi, Pierre frémissait de peur et d'admiration devant cette extraordinaire figure qui se dressait, le dernier pape menant les funérailles du catholicisme. Il comprenait que Boccanera avait dû parfois faire ce rêve, il le voyait, dans son Vatican, dans son Saint-Pierre qu'éventrait la foudre, debout, seul au travers des salles immenses, que sa cour pontificale, terrifiée et lâche, avait abandonnées. Lentement, vêtu de sa soutane blanche, portant ainsi en blanc le deuil de l'Église, il descendait une fois encore jusqu'au sanctuaire, pour y attendre que le ciel, au soir des temps, tombât, écrasant la terre. Trois fois, il redressait le grand Crucifix, que les convulsions suprêmes du sol avaient renversé. Puis, lorsque le craquement final fendait les marbres, il le saisissait d'une étreinte, il s'anéantissait avec lui, sous l'effondrement des voûtes. Et rien n'était d'une plus royale, d'une plus farouche grandeur.



D'un geste, le cardinal Boccanera, sans voix, mais sans faiblesse, invincible et droit quand même dans sa haute taille, donna congé à Pierre, qui, cédant à sa passion de la beauté et de la vérité, trouvant que lui seul était grand, que lui seul avait raison, lui baisa la main.



Ce fut le soir, dans la salle du trône, quand les visites cessèrent, à la nuit tombée, qu'on ferma les portes et qu'on procéda à la mise en bière. Les messes venaient de finir, les sonnettes de l'élévation ne tintaient plus, le balbutiement des paroles latines se taisait, après avoir bourdonné aux oreilles des deux chers enfants morts pendant douze heures. Et, alourdissant l'air, envahi de silence, il ne restait que le parfum violent des roses, que l'odeur chaude des deux cierges de cire. Comme ceux-ci n'éclairaient guère la vaste salle, on avait apporté des lampes, que des domestiques tenaient au poing, ainsi que des torches. Selon l'usage, tous les domestiques de la maison étaient là, pour dire un dernier adieu aux maîtres, qu'on allait coucher à jamais dans la mort.



Il y eut quelque retard. Morano, qui, depuis le matin, se donnait beaucoup de peine, pour veiller aux mille détails, venait de courir encore, désespéré de ne pas voir arriver le triple cercueil. Enfin, des domestiques le montèrent, on put commencer. Le cardinal et donna Serafina se tenaient côte à côte, près du lit. Pierre était là également, ainsi que don Vigilio. Ce fut Victorine qui se mit à coudre les deux amants dans le même suaire, une large pièce de soie blanche, où ils semblèrent vêtus de la même robe de mariée, la robe gaie et pure de leur union. Puis, deux domestiques s'avancèrent, aidèrent Pierre et don Vigilio, à les coucher dans le premier cercueil, de bois de sapin, capitonné de satin rose. Il n'était guère plus large que les cercueils ordinaires, tellement les deux amants étaient jeunes, d'une élégance mince, et tellement leur étreinte les nouait, ne faisait d'eux qu'un seul corps. Quand ils y furent allongés, ils y continuèrent leur éternel sommeil, la tête à demi noyée parmi leurs chevelures odorantes qui se mêlaient. Et, quand cette première bière se trouva enfermée dans la seconde, de plomb, puis dans la troisième, de chêne, quand les trois couvercles eurent été soudés et vissés, on continua à voir les faces des deux amants, par l'ouverture ronde, garnie d'une épaisse glace, pratiquée, selon la mode romaine, dans les trois bières. Et, à jamais séparés des vivants, seuls au fond de ce triple cercueil, ils se souriaient toujours, ils se regardaient toujours, de leurs yeux obstinément ouverts, ayant l'éternité pour épuiser leur amour infini.



XVI

Le lendemain, au retour du cimetière, après l'enterrement. Pierre déjeuna seul dans sa chambre, en se réservant de prendre, l'après-midi, congé du cardinal et de donna Serafina. Il quittait Rome le soir, il partait par le train de dix heures dix-sept. Rien ne le retenait plus, il n'y avait plus qu'une visite qu'il voulait rendre, une visite dernière au vieil Orlando, le héros de l'indépendance, auquel il avait fait la formelle promesse de ne point retourner à Paris, sans venir causer longuement. Et, vers deux heures, il envoya chercher un fiacre qui le conduisit rue du Vingt-Septembre.



Toute la nuit, il avait plu, une pluie fine dont l'humidité noyait la ville d'une vapeur grise. Cette pluie avait cessé, mais le ciel restait sombre, et les grands palais neufs de la rue du Vingt-Septembre, sous ce morne ciel de décembre, avaient des façades livides, d'une mélancolie interminable, avec leurs balcons tous pareils, leurs rangs réguliers de fenêtres qui n'en finissaient pas. Le Ministère des Finances surtout, ce colossal entassement de maçonnerie et de sculptures, prenait une apparence de ville morte, la tristesse infinie d'un grand corps exsangue, dont la vie s'était retirée. La pluie avait adouci l'air, il faisait presque chaud, une tiédeur moite de fièvre.



Pierre, dans le vestibule du petit palais de Prada, fut surpris de se rencontrer avec quatre ou cinq messieurs, en train de retirer leurs paletots; et un serviteur lui dit que monsieur le comte avait une réunion avec des entrepreneurs. Puisque monsieur l'abbé venait voir le père de monsieur le comte, il n'avait d'ailleurs qu'à monter au troisième étage. La petite porte, à droite sur le palier.



Mais, au premier étage, Pierre se trouva brusquement face à face avec Prada, qui recevait ses entrepreneurs. Et il remarqua qu'il devenait, en le reconnaissant, d'une pâleur affreuse. Depuis l'épouvantable drame, ils ne s'étaient pas revus. Aussi le prêtre comprit-il quel trouble sa présence éveillait chez cet homme, quel souvenir importun de complicité morale, quelle mortelle inquiétude d'avoir été deviné.



– Vous venez me voir, vous avez quelque chose à me dire?



– Non, je pars, je viens faire mes adieux à votre père.



La pâleur de Prada s'accrut, un frémissement agita toute sa face.



– Ah! c'est pour mon père… Il est un peu-souffrant, ménagez-le.



Et son angoisse confessait clairement, malgré lui, tout ce qu'il redoutait, une parole imprudente, peut-être même une mission dernière, la malédiction de cet homme et de cette femme qu'il avait tués. Sûrement, son père en serait mort, lui aussi.



– Ah! est-ce contrariant, je ne puis monter avec vous! Ces messieurs sont là qui m'attendent… Mon Dieu! que je suis contrarié! Dès que je vais le pouvoir, je vous rejoindrai, oh! tout de suite, tout de suite!



Ne sachant comment l'arrêter, il fallait bien qu'il le laissât se trouver seul avec son père, pendant que lui-même restait là, cloué par ses affaires d'argent, qui périclitaient. Mais de quels yeux de détresse il le regarda monter, comme il le suppliait de tout son frisson! Son père, le seul amour véritable, la grande passion pure et fidèle de sa vie!



– Ne le faites pas trop parler, égayez-le, n'est-ce pas?



En haut, ce ne fut pas Batista, l'ancien soldat si dévoué à son maître, qui vint ouvrir, mais un tout jeune homme que Pierre ne remarqua point d'abord. Et ce dernier retrouva la petite chambre toute nue, toute blanche, tapissée simplement d'un papier clair, à fleurettes bleues, avec son pauvre lit de fer derrière un paravent, ses quatre planches contre un mur, servant de bibliothèque, sa table de bois noir et ses deux chaises de paille, pour tout mobilier. Et, par la fenêtre large et claire, sans rideaux, c'était le même admirable panorama de Rome, toute Rome jusqu'aux arbres lointains du Janicule, une Rome écrasée, ce jour-là, sous un ciel de plomb, envahie d'une ombre de morne tristesse. Mais le vieil Orlando, lui, n'avait pas changé, avec sa tête superbe de vieux lion blanchi, au mufle puissant, aux yeux de jeunesse, étincelant encore des passions qui avaient grondé dans cette âme de feu. Pierre le retrouvait sur le même fauteuil, près de la même table, encombrée par les mêmes journaux, les jambes enveloppées, ensevelies dans la même couverture noire, comme si ces jambes mortes l'eussent immobilisé là dans une gaine de pierre, à ce point qu'à des mois, à des années de distance, on était sûr de l'y revoir sans nul changement possible, avec son buste vivant, sa face qui éclatait de force et d'intelligence.



Cependant, par cette journée grise, il paraissait abattu, le visage assombri.



– Ah! vous voici, cher monsieur Froment. Depuis trois jours, je songe à vous, je vis les atroces jours que vous avez dû vivre, dans ce tragique palais Boccanera. Mon Dieu! quel épouvantable deuil! J'en ai le cœur retourné, ces journaux viennent encore de me bouleverser l'âme, avec les nouveaux détails qu'ils donnent.



Il indiquait les journaux épars sur la table. Puis, il écarta d'un geste la sombre histoire, cette figure de Benedetta morte, qui le hantait.



– Voyons, et vous?



– Je pars ce soir, je n'ai pas voulu quitter Rome sans serrer vos mains vaillantes.



– Vous partez? mais votre livre?



– Mon livre… J'ai été reçu par le Saint-Père, je me suis soumis, j'ai réprouvé mon livre.



Orlando le regarda fixement. Il y eut un court silence, pendant lequel leurs yeux se dirent, sur le cas, tout ce qu'il y avait à dire. Et ni l'un ni l'autre ne sentit la nécessité d'une explication plus longue. Le vieillard conclut simplement:

 



– Vous avez bien fait, votre livre était une chimère.



– Oui, une chimère, un enfantillage, et je l'ai condamné moi-même, au nom de la vérité et de la raison.



Un sourire reparut sur les lèvres douloureuses du héros foudroyé.



– Alors, vous avez vu, vous avez compris, vous savez maintenant?



– Oui, je sais, et c'est pourquoi je n'ai pas voulu partir sans avoir avec vous la bonne et franche conversation que nous nous sommes promise.



Ce fut une joie pour Orlando. Mais, tout d'un coup, il parut se rappeler le jeune homme qui était allé ouvrir la porte, puis qui avait repris modestement sa place, sur une chaise, à l'écart, près de la fenêtre. C'était presque un enfant, vingt ans à peine, imberbe encore, d'une beauté blonde comme il en fleurit parfois à Naples, avec de longs cheveux bouclés, un teint de lis, une bouche de rose, des yeux surtout d'une langueur rêveuse et d'une infinie douceur. Et le vieillard le présenta paternellement: Angiolo Mascara, le petit-fils d'un de ses vieux camarades de guerre, l'épique Mascara des Mille, qui était mort en héros, le corps troué de cent blessures.



– Je le fais venir pour le gronder, continua-t-il en souriant. Imaginez-vous que ce gaillard-là, avec son air de fille, donne dans les idées nouvelles! Il est anarchiste, des trois ou quatre douzaines d'anarchistes que nous comptons en Italie. Un brave petit au fond, qui n'a plus que sa mère, qui la soutient, grâce au maigre emploi qu'il occupe et d'où il va se faire chasser, un de ces beaux malins… Voyons, voyons, mon enfant, il faut que tu me promettes d'être raisonnable.



Alors, Angiolo, dont les vêtements usés et propres disaient en effet la misère décente, répondit d'une voix grave, musicale:



– Je suis raisonnable, ce sont les autres, tous les autres qui ne le sont pas. Quand tous les hommes seront raisonnables, voudront la vérité et la justice, le monde sera heureux.



– Ah! si vous croyez qu'il cédera! cria Orlando. Ah! mon pauvre enfant, la justice, la vérité, demande à monsieur l'abbé si l'on sait jamais où elles sont. Enfin, il faut te laisser le temps de vivre, de voir et de comprendre!



Et, sans plus s'occuper de lui, il revint à Pierre. Mais Angiolo resta dans son coin, l'air très sage, les yeux ardemment fixés sur les interlocuteurs, les oreilles ouvertes et frémissantes, ne perdant pas une de leurs paroles.



– Je vous l'avais bien dit, mon cher monsieur Froment, que vos idées changeraient et que la connaissance de Rome vous amènerait à des opinions plus exactes, beaucoup mieux que tous les beaux discours dont j'aurais tâché de vous convaincre. Ainsi je n'ai jamais douté que vous retireriez votre livre, de votre plein gré, comme une erreur fâcheuse, dès que les choses et les hommes vous auraient renseigné sur le Vatican… Mais, n'est-ce pas? mettons le Vatican de côté, il n'y a là rien à faire, qu'à le laisser crouler, dans sa ruine lente et inévitable. Ce qui m'intéresse, moi, ce qui me passionne encore, c'est la Rome italienne, notre Rome si amoureusement conquise, si fiévreusement ressuscitée, que vous traitiez en quantité négligeable, et que vous avez vue, et dont nous pouvons parler en gens qui se comprennent, maintenant que vous la connaissez.



Tout de suite, il concéda beaucoup, avoua les fautes commises, reconnut l'état déplorable des finances, les difficultés graves de toutes sortes, en homme d'intelligence et de bon sens, qui, cloué par la paralysie, loin de la lutte, avait les journées entières pour réfléchir et s'inquiéter. Ah! sa conquête, son Italie adorée, pour laquelle il aurait voulu donner encore le sang de ses veines, à quelles inquiétudes mortelles, à quelles indicibles souffrances elle était de nouveau tombée! Ils avaient péché par un légitime orgueil, ils étaient allés trop vite en voulant improviser un grand peuple, en rêvant de faire de l'antique Rome une grande capitale moderne, d'un simple coup de baguette. Et de là cette folie des quartiers neufs, cette spéculation démente sur les terrains et sur les constructions, qui avait mis la nation à deux doigts de la banqueroute.



Doucement, Pierre l'interrompit, pour lui dire la formule à laquelle il e