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– Ah! oui, le vent descend, il a fait plus chaud qu'hier.

– C'est à coup sûr du siroco pour demain.

Le silence retomba, solennel, dans la grande pièce obscure. Don Vigilio écrivait toujours, sans qu'on entendît le petit bruit de sa plume sur le dur papier jaunâtre. Il y eut un léger tintement de sonnette fêlée. Et l'abbé Paparelli accourut de la deuxième antichambre, disparut un instant dans la salle du trône, puis revint appeler d'un signe Pierre, qu'il annonça d'une voix légère.

– Monsieur l'abbé Pierre Froment.

La salle, très grande, était une ruine, elle aussi. Sous l'admirable plafond de bois sculpté et doré, les tentures rouges des murs, une brocatelle à grandes palmes, s'en allaient en lambeaux. On avait fait quelques reprises, mais l'usure moirait de tons pâles la pourpre sombre de la soie, autrefois d'un faste éclatant. La curiosité de la pièce était l'ancien trône, le fauteuil de velours rouge où prenait place jadis le Saint-Père, quand il rendait visite au cardinal. Un dais, également de velours rouge, le surmontait, sous lequel se trouvait accroché le portrait du pape régnant. Et, selon la règle, le fauteuil était retourné contre le mur, pour indiquer que personne ne devait s'y asseoir. D'ailleurs, il n'y avait pour tout mobilier, dans la vaste salle, que des canapés, des fauteuils, des chaises, et une merveilleuse table Louis XIV, de bois doré, à dessus de mosaïque, représentant l'enlèvement d'Europe.

Mais Pierre ne vit d'abord que le cardinal Boccanera, debout près d'une autre table, qui lui servait de bureau. Dans sa simple soutane noire, liserée et boutonnée de rouge, celui-ci lui apparaissait plus grand et plus fier encore que sur son portrait, dans son costume de cérémonie. C'étaient bien les cheveux blancs en boucles, la face longue, coupée de larges plis, au nez fort et aux lèvres minces; et c'étaient les yeux ardents éclairant la face pâle, sous les épais sourcils restés noirs. Seulement, le portrait ne donnait pas la souveraine et tranquille foi qui se dégageait de cette haute figure, une certitude totale de savoir où était la vérité, et une absolue volonté de s'y tenir à jamais.

Boccanera n'avait pas bougé, regardant fixement, de son regard noir, s'avancer le visiteur; et le prêtre, qui connaissait le cérémonial, s'agenouilla, baisa la grosse émeraude qu'il portait au doigt. Mais, tout de suite, le cardinal le releva.

– Mon cher fils, soyez le bienvenu chez nous… Ma nièce m'a parlé de votre personne avec tant de sympathie, que je suis heureux de vous recevoir.

Il s'était assis près de la table, sans lui dire encore de prendre lui-même une chaise, et il continuait à l'examiner, en parlant d'une voix lente, fort polie.

– C'est hier matin que vous êtes arrivé, et bien fatigué, n'est-ce pas?

– Votre Éminence est trop bonne… Oui, brisé, autant d'émotion que de fatigue. Ce voyage est pour moi si grave!

Le cardinal sembla ne pas vouloir entamer dès les premiers mots la question sérieuse.

– Sans doute, il y a tout de même loin de Paris à Rome. Aujourd'hui, ça se fait assez rapidement. Mais, jadis, quel voyage interminable!

Sa parole se ralentit.

– Je suis allé à Paris une seule fois, oh! il y a longtemps, cinquante ans bientôt, et pour y passer une semaine à peine… Une grande et belle ville, oui, oui! beaucoup de monde dans les rues, des gens très bien élevés, un peuple qui a fait des choses admirables. On ne peut l'oublier, même dans les tristes heures actuelles, la France a été la fille aînée de l'Église… Depuis cet unique voyage, je n'ai pas quitté Rome.

Et, d'un geste de tranquille dédain, il acheva sa pensée. A quoi bon des courses au pays du doute et de la rébellion? Est-ce que Rome ne suffisait pas, Rome qui gouvernait le monde, la ville éternelle qui, aux temps prédits, devait redevenir la capitale du monde?

Pierre, muet, évoquant en lui le prince violent et batailleur d'autrefois, réduit à porter cette simple soutane, le trouva beau, dans son orgueilleuse conviction que Rome se suffisait à elle-même. Mais cette obstination d'ignorance, cette volonté de ne tenir compte des autres nations que pour les traiter en vassales, l'inquiétèrent, lorsque, par un retour sur lui-même, il songea au motif qui l'amenait. Et, comme le silence s'était fait, il crut devoir rentrer en matière par un hommage.

– Avant toute autre démarche, j'ai voulu mettre mon respect aux pieds de Votre Éminence, car c'est en elle seule que j'espère, c'est elle que je supplie de vouloir bien me conseiller et me diriger.

De la main, alors, Boccanera l'invita à s'asseoir sur une chaise, en face de lui.

– Certainement, mon cher fils, je ne vous refuse pas mes conseils. Je les dois à tout chrétien désireux de bien faire. Vous auriez tort, seulement, de compter sur mon influence: elle est nulle. Je vis complètement à l'écart, je ne puis et ne veux rien demander… Voyons, cela ne va pas nous empêcher de causer un peu.

Il continua, aborda très franchement la question, sans ruse aucune, en esprit absolu et vaillant qui ne redoute pas les responsabilités.

– N'est-ce pas? vous avez écrit un livre, la Rome nouvelle, je crois, et vous venez pour défendre ce livre, qui est déféré à la congrégation de l'Index… Moi, je ne l'ai pas encore lu. Vous comprenez que je ne puis tout lire. Je lis seulement les œuvres que m'envoie la congrégation, dont je fais partie depuis l'an dernier; et même je me contente souvent du rapport que rédige pour moi mon secrétaire… Mais ma nièce Benedetta a lu votre livre, et elle m'a dit qu'il ne manquait pas d'intérêt, qu'il l'avait d'abord un peu étonnée et beaucoup émue ensuite… Je vous promets donc de le parcourir, d'en étudier les passages incriminés avec le plus grand soin.

Pierre saisit l'occasion, pour commencer à plaider sa cause. Et il pensa que le mieux était d'indiquer tout de suite ses références, à Paris.

– Votre Éminence comprend ma stupeur, quand j'ai su qu'on poursuivait mon livre… Monsieur le vicomte Philibert de la Choue, qui veut bien me témoigner quelque amitié, ne cesse de répéter qu'un livre pareil vaut au Saint-Siège la meilleure des armées.

– Oh! de la Choue, de la Choue, répéta le cardinal avec une moue de bienveillant dédain, je n'ignore pas que de la Choue croit être un bon catholique… Il est un peu notre parent, vous le savez. Et, quand il descend au palais, je le vois volontiers, à la condition de ne pas causer de certains sujets, sur lesquels nous ne pourrons jamais nous entendre… Mais enfin le catholicisme de ce distingué et bon de la Choue, avec ses corporations, ses cercles d'ouvriers, sa démocratie débarbouillée et son vague socialisme, ce n'est en somme que de la littérature.

Le mot frappa Pierre, car il en sentit toute l'ironie méprisante, dont lui-même se trouvait atteint. Aussi s'empressa-t-il de nommer son autre répondant, qu'il pensait d'une autorité indiscutable.

– Son Éminence le cardinal Bergerot a bien voulu donner à mon œuvre une entière approbation.

Du coup, le visage de Boccanera changea brusquement. Ce ne fut plus le blâme railleur, la pitié que soulève l'acte inconsidéré d'un enfant, destiné à un avortement certain. Une flamme de colère alluma les yeux sombres, une volonté de combat durcit la face entière.

– Sans doute, reprit-il lentement, le cardinal Bergerot a une réputation de grande piété, en France. Nous le connaissons peu, à Rome. Personnellement, je l'ai vu une seule fois, quand il est venu pour le chapeau. Et je ne me permettrais pas de le juger, si, dernièrement, ses écrits et ses actes n'avaient contristé mon âme de croyant. Je ne suis malheureusement pas le seul, vous ne trouverez ici, dans le Sacré Collège, personne qui l'approuve.

Il s'arrêta, puis se prononça, d'une voix nette.

– Le cardinal Bergerot est un révolutionnaire.

Cette fois, la surprise de Pierre le rendit un instant muet. Un révolutionnaire, grand Dieu! ce pasteur d'âmes si doux, d'une charité inépuisable, dont le rêve était que Jésus redescendît sur la terre, pour faire régner enfin la justice et la paix! Les mots n'avaient donc pas la même signification partout, et dans quelle religion tombait-il, pour que la religion des pauvres et des souffrants devînt une passion condamnable, simplement insurrectionnelle?

Sans pouvoir comprendre encore, il sentit l'impolitesse et l'inutilité d'une discussion, il n'eut plus que le désir de raconter son livre, de l'expliquer et de l'innocenter. Mais, dès les premiers mots, le cardinal l'empêcha de poursuivre.

– Non, non, mon cher fils. Cela nous prendrait trop de temps, et je veux lire les passages… Du reste, il est une règle absolue: tout livre est pernicieux et condamnable qui touche à la foi. Votre livre est-il profondément respectueux du dogme?

– Je le pense, et j'affirme à Votre Éminence que je n'ai pas entendu faire une œuvre de négation.

– C'est bon, je pourrai être avec vous, si cela est vrai… Seulement, dans le cas contraire, je n'aurais qu'un conseil à vous donner, retirer vous-même votre œuvre, la condamner et la détruire, sans attendre qu'une décision de l'Index vous y force. Quiconque a produit le scandale, doit le supprimer et l'expier, en coupant dans sa propre chair. Un prêtre n'a pas d'autre devoir que l'humilité et l'obéissance, l'anéantissement complet de son être, dans la volonté souveraine de l'Église. Et même pourquoi écrire? car il y a déjà de la révolte à exprimer une opinion à soi, c'est toujours une tentation du diable qui vous met la plume à la main. Pourquoi courir le risque de se damner, en cédant à l'orgueil de l'intelligence et de la domination?.. Votre livre, mon cher fils, c'est encore de la littérature, de la littérature!

Ce mot revenait avec un mépris tel, que Pierre sentit toute la détresse des pauvres pages d'apôtre qu'il avait écrites, tombant sous les yeux de ce prince devenu un saint. Il l'écoutait, il le regardait grandir, pris d'une peur et d'une admiration croissantes.

 

– Ah! la foi, mon cher fils, la foi totale, désintéressée, qui croit pour l'unique bonheur de croire! Quel repos, lorsqu'on s'incline devant les mystères, sans chercher à les pénétrer, avec la conviction tranquille qu'en les acceptant, on possède enfin le certain et le définitif! N'est-ce pas la plus complète satisfaction intellectuelle, cette satisfaction que donne le divin conquérant la raison, la disciplinant et la comblant, à ce point qu'elle est comme remplie et désormais sans désir? En dehors de l'explication de l'inconnu par le divin, il n'y a pas, pour l'homme, de paix durable possible. Il faut mettre en Dieu la vérité et la justice, si l'on veut qu'elles règnent sur cette terre. Quiconque ne croit pas est un champ de bataille livré à tous les désastres. C'est la foi seule qui délivre et apaise!

Et Pierre resta silencieux un instant, devant cette grande figure qui se dressait. A Lourdes, il n'avait vu que l'humanité souffrante se ruer à la guérison du corps et à la consolation de l'âme. Ici, c'était le croyant intellectuel, l'esprit qui a besoin de certitude, qui se satisfait, en goûtant la haute jouissance de ne plus douter. Jamais encore il n'avait entendu un tel cri de joie, à vivre dans l'obéissance, sans inquiétude sur le lendemain de la mort. Il savait que Boccanera avait eu une jeunesse un peu vive, avec des crises de sensualité où flambait le sang rouge des ancêtres; et il s'émerveillait de la majesté calme que la foi avait fini par mettre chez cet homme de race si violente, dont l'orgueil était resté l'unique passion.

– Pourtant, se hasarda-t-il à dire enfin, très doucement, si la foi demeure essentielle, immuable, les formes changent… D'heure en heure, tout évolue, le monde change.

– Mais ce n'est pas vrai! s'écria le cardinal; le monde est immobile, à jamais!.. Il piétine, il s'égare, s'engage dans les plus abominables voies; et il faut, continuellement, qu'on le ramène au droit chemin. Voilà le vrai… Est-ce que le monde, pour que les promesses du Christ s'accomplissent, ne doit pas revenir au point de départ, à l'innocence première? Est-ce que la fin des temps n'est pas fixée au jour triomphal où les hommes seront en possession de toute la vérité, apportée par l'Évangile?.. Non, non! la vérité est dans le passé, c'est toujours au passé qu'il faut s'en tenir, si l'on ne veut pas se perdre. Ces belles nouveautés, ces mirages du fameux progrès, ne sont que les pièges de l'éternelle perdition. A quoi bon chercher davantage, courir sans cesse des risques d'erreur, puisque la vérité, depuis dix-huit siècles, est connue?.. La vérité, mais elle est dans le catholicisme apostolique et romain, tel que l'a créé la longue suite des générations! Quelle folie de le vouloir changer, lorsque tant de grands esprits, tant d'âmes pieuses en ont fait le plus admirable des monuments, l'instrument unique de l'ordre en ce monde et du salut dans l'autre!

Pierre ne protesta plus, le cœur serré, car il ne pouvait douter maintenant qu'il avait devant lui un adversaire implacable de ses idées les plus chères. Il s'inclinait, respectueux, glacé, en sentant passer sur sa face un petit souffle, le vent lointain qui apportait le froid mortel des tombeaux; tandis que le cardinal, debout, redressant sa haute taille, continuait de sa voix têtue, toute sonnante de fier courage:

– Et si, comme ses ennemis le prétendent, le catholicisme est frappé à mort, il doit mourir debout, dans son intégralité glorieuse… Vous entendez bien, monsieur l'abbé, pas une concession, pas un abandon, pas une lâcheté! Il est tel qu'il est, et il ne saurait être autrement. La certitude divine, la vérité totale est sans modification possible; et la moindre pierre enlevée à l'édifice, n'est jamais qu'une cause d'ébranlement… N'est-ce pas évident, d'ailleurs? On ne sauve pas les vieilles maisons, dans lesquelles on met la pioche, sous prétexte de les réparer. On ne fait qu'augmenter les lézardes. S'il était vrai que Rome menaçât de tomber en poudre, tous les raccommodages, tous les replâtrages n'auraient pour résultat que de hâter l'inévitable catastrophe. Et, au lieu de la mort grande, immobile, ce serait la plus misérable des agonies, la fin d'un lâche qui se débat et demande grâce… Moi, j'attends. Je suis convaincu que ce sont là d'affreux mensonges, que le catholicisme n'a jamais été plus solide, qu'il puise son éternité dans l'unique source de vie. Mais, le soir où le ciel croulerait, je serais ici, au milieu de ces vieux murs qui s'émiettent, sous ces vieux plafonds dont les vers mangent les poutres, et c'est debout, dans les décombres, que je finirais, en récitant mon Credo une dernière fois.

Sa voix s'était ralentie, envahie d'une tristesse hautaine, pendant que, d'un geste large, il indiquait l'antique palais, autour de lui, désert et muet, dont la vie se retirait un peu chaque jour. Était-ce donc un involontaire pressentiment, le petit souffle froid, venu des ruines, qui l'effleurait, lui aussi? Tout l'abandon des vastes salles s'en trouvait expliqué, les tentures de soie en lambeaux, les armoiries pâlies par la poussière, le chapeau rouge que les mites dévoraient. Et cela était d'une grandeur désespérée et superbe, ce prince et ce cardinal, ce catholique intransigeant, retiré ainsi dans l'ombre croissante du passé, bravant d'un cœur de soldat l'inévitable écroulement de l'ancien monde.

Saisi, Pierre allait prendre congé, lorsqu'une petite porte s'ouvrit dans la tenture. Boccanera eut une brusque impatience.

– Quoi? qu'y a-t-il? Ne peut-on me laisser un instant tranquille!

Mais l'abbé Paparelli, le caudataire, gras et doux, entra quand même, sans s'émotionner le moins du monde. Il s'approcha, vint murmurer une phrase, très bas, à l'oreille du cardinal, qui s'était calmé à sa vue.

– Quel curé?.. Ah! oui, Santobono, le curé de Frascati. Je sais… Dites que je ne puis pas le recevoir maintenant.

De sa voix menue, Paparelli recommença à parler bas. Des mots pourtant s'entendaient: une affaire pressée, le curé était forcé de repartir, il n'avait à dire qu'une parole. Et, sans attendre un consentement, il introduisit le visiteur, son protégé, qu'il avait laissé derrière la petite porte. Puis, lui-même disparut, avec la tranquillité d'un subalterne qui, dans sa situation infime, se sait tout-puissant.

Pierre, qu'on oubliait, vit entrer un grand diable de prêtre, taillé à coups de serpe, un fils de paysan, encore près de la terre. Il avait de grands pieds, des mains noueuses, une face couturée et tannée, que des yeux noirs, très vifs, éclairaient. Robuste encore, pour ses quarante-cinq ans, il ressemblait un peu à un bandit déguisé, la barbe mal faite, la soutane trop large sur ses gros os saillants. Mais la physionomie restait fière, sans rien de bas. Et il portait un petit panier, que des feuilles de figuier recouvraient soigneusement.

Tout de suite, Santobono fléchit les genoux, baisa l'anneau, mais d'un geste rapide, de simple politesse usuelle. Puis, avec la familiarité respectueuse du menu peuple pour les grands:

– Je demande pardon à Votre Éminence révérendissime d'avoir insisté. Du monde attendait, et je n'aurais pas été reçu, si mon ancien camarade Paparelli n'avait eu l'idée de me faire passer par cette porte… Oh! j'ai à solliciter de Votre Éminence un si grand service, un vrai service de cœur!.. Mais, d'abord, qu'elle me permette de lui offrir un petit cadeau.

Boccanera l'écoutait gravement. Il l'avait beaucoup connu autrefois, lorsqu'il allait passer les étés à Frascati, dans la villa princière que la famille y possédait, une habitation reconstruite au seizième siècle, un merveilleux parc dont la terrasse célèbre donnait sur la Campagne romaine, immense et nue comme la mer. Cette villa était aujourd'hui vendue, et, sur des vignes, échues en partage à Benedetta, le comte Prada, avant l'instance en divorce, avait commencé à faire bâtir tout un quartier neuf de petites maisons de plaisance. Autrefois, le cardinal ne dédaignait pas, pendant ses promenades à pied, d'entrer se reposer un instant chez Santobono qui desservait, en dehors de la ville, une antique chapelle consacrée à sainte Marie des Champs; et le prêtre occupait là, contre cette chapelle, une sorte de masure à demi ruinée, dont le charme était un jardin clos de murs, qu'il cultivait lui-même, avec une passion de vrai paysan.

– Comme tous les ans, reprit-il en posant le panier sur la table, j'ai voulu que Votre Éminence goûtât mes figues. Ce sont les premières de la saison que j'ai cueillies pour elle ce matin. Elle les aimait tant, quand elle daignait les venir manger sur l'arbre! et elle voulait bien me dire qu'il n'y avait pas de figuier au monde pour en produire de pareilles.

Le cardinal ne put s'empêcher de sourire. Il adorait les figues, et c'était vrai, le figuier de Santobono était réputé dans le pays entier.

– Merci, mon cher curé, vous vous souvenez de mes petits défauts… Voyons, que puis-je faire pour vous?

Il était tout de suite redevenu grave, car il y avait entre lui et le curé d'anciennes discussions, des façons de voir contraires, qui le fâchaient. Santobono, né à Nemi, en plein pays farouche, d'une famille violente dont l'aîné était mort d'un coup de couteau, avait professé de tout temps des idées ardemment patriotiques. On racontait qu'il avait failli prendre les armes avec Garibaldi; et, le jour où les Italiens étaient entrés dans Rome, on avait dû l'empêcher de planter sur son toit le drapeau de l'unité italienne. C'était son rêve passionné, Rome maîtresse du monde, lorsque le pape et le roi, après s'être embrassés, feraient cause commune. Pour le cardinal, il y avait là un révolutionnaire dangereux, un prêtre renégat mettant le catholicisme en péril.

– Oh! ce que Votre Éminence peut faire pour moi! ce qu'elle peut faire, si elle le daigne! répétait Santobono d'une voix brûlante, en joignant ses grosses mains noueuses.

Puis, se ravisant:

– Est-ce que Son Éminence le cardinal Sanguinetti n'a pas dit un mot de mon affaire à Votre Éminence révérendissime?

– Non, le cardinal m'a simplement prévenu de votre visite, en me disant que vous aviez quelque chose à me demander.

Et Boccanera, le visage assombri, attendit avec une sévérité plus grande. Il n'ignorait pas que le prêtre était devenu le client de Sanguinetti, depuis que ce dernier, nommé évêque suburbicaire, passait à Frascati de longues semaines. Tout cardinal, candidat à la papauté, a de la sorte, dans son ombre, des familiers infimes qui jouent l'ambition de leur vie sur son élection possible: s'il est pape un jour, si eux-mêmes l'aident à le devenir, ils entreront à sa suite dans la grande famille pontificale. On racontait que Sanguinetti avait déjà tiré Santobono d'une mauvaise histoire, un enfant maraudeur que celui-ci avait surpris en train d'escalader son mur, et qui était mort des suites d'une correction trop rude. Mais, à la louange du prêtre, il fallait pourtant ajouter que, dans son dévouement fanatique au cardinal, il entrait surtout l'espoir qu'il serait le pape attendu, le pape destiné à faire de l'Italie la grande nation souveraine.

– Eh bien! voici mon malheur… Votre Éminence connaît mon frère Agostino, qui a été pendant deux ans jardinier chez elle, à la villa. Certainement, c'est un garçon très gentil, très doux, dont jamais personne n'a eu à se plaindre… Alors, on ne peut pas s'expliquer de quelle façon, il lui est arrivé un accident, il a tué un homme d'un coup de couteau, à Genzano, un soir qu'il se promenait dans la rue… J'en suis tout à fait contrarié, je donnerais volontiers deux doigts de ma main, pour le tirer de prison. Et j'ai pensé que Votre Éminence ne me refuserait pas un certificat disant qu'elle a eu Agostino chez elle et qu'elle a été toujours très contente de son bon caractère.

Nettement, le cardinal protesta.

– Je n'ai pas été content du tout d'Agostino. Il était d'une violence folle, et j'ai dû justement le congédier parce qu'il vivait constamment en querelle avec les autres domestiques.

– Oh! que Votre Éminence me chagrine, en me racontant cela! C'est donc vrai que le caractère de mon pauvre petit Agostino s'était gâté! Mais il y a moyen de faire les choses, n'est-ce pas? Votre Éminence peut me donner un certificat tout de même, en arrangeant les phrases. Cela produirait un si bon effet, un certificat de Votre Éminence devant la justice!

– Oui, sans doute, reprit Boccanera, je comprends. Mais je ne donnerai pas de certificat.

– Eh quoi! Votre Éminence révérendissime refuse?

– Absolument!.. Je sais que vous êtes un prêtre d'une moralité parfaite, que vous remplissez votre saint ministère avec zèle et que vous seriez un homme tout à fait recommandable, sans vos idées politiques. Seulement, votre affection fraternelle vous égare, je ne puis mentir pour vous être agréable.

 

Santobono le regardait, stupéfié, ne comprenant pas qu'un prince, un cardinal tout-puissant, s'arrêtât à de si pauvres scrupules, lorsqu'il s'agissait d'un coup de couteau, l'affaire la plus banale, la plus fréquente, en ces pays encore sauvages des Châteaux romains.

– Mentir, mentir, murmura-t-il, ce n'est pas mentir que de dire le bon uniquement, quand il y en a, et tout de même Agostino a du bon. Dans un certificat, ça dépend des phrases qu'on écrit.

Il s'entêtait à cet arrangement, il ne lui entrait pas dans la tête qu'on pût refuser de convaincre la justice, par une ingénieuse façon de présenter les choses. Puis, quand il fut certain qu'il n'obtiendrait rien, il eut un geste désespéré, sa face terreuse prit une expression de violente rancune, tandis que ses yeux noirs flambaient de colère contenue.

– Bien, bien! chacun voit la vérité à sa manière, je vais retourner dire ça à Son Éminence le cardinal Sanguinetti. Et je prie Votre Éminence révérendissime de ne pas m'en vouloir, si je l'ai dérangée inutilement… Peut-être que les figues ne sont pas très mûres; mais je me permettrai d'en apporter un panier encore, vers la fin de la saison, lorsqu'elles sont tout à fait bonnes et sucrées… Mille grâces et mille bonheurs à Votre Éminence révérendissime.

Il s'en allait à reculons, avec des saluts qui pliaient en deux sa grande taille osseuse. Et Pierre, qui s'était intéressé vivement à la scène, retrouvait en lui le petit clergé de Rome et des environs, dont on lui avait parlé avant son voyage. Ce n'était pas le «scagnozzo», le prêtre misérable, affamé, venu de la province à la suite de quelque fâcheuse aventure, tombé sur le pavé de Rome en quête du pain quotidien, une tourbe de mendiants en soutane, cherchant fortune dans les miettes de l'Église, se disputant voracement les messes de hasard, se coudoyant avec le bas peuple au fond des cabarets les plus mal famés. Ce n'était pas non plus le curé des campagnes lointaines, d'une ignorance totale, d'une superstition grossière, paysan avec les paysans, traité d'égal à égal par ses ouailles, qui, très pieuses, ne le confondaient jamais avec le Bon Dieu, à genoux devant le saint de leur paroisse, mais pas devant l'homme qui vivait de lui. A Frascati, le desservant d'une petite église pouvait toucher neuf cents francs; et il ne dépensait que le pain et la viande, s'il récoltait le vin, les fruits, les légumes de son jardin. Celui-ci n'était pas sans instruction, savait un peu de théologie, un peu d'histoire, surtout cette histoire de la grandeur passée de Rome, qui avait enflammé son patriotisme du rêve fou de la prochaine domination universelle, réservée à la Rome renaissante, capitale de l'Italie. Mais quelle infranchissable distance encore, entre ce petit clergé romain, souvent très digne et intelligent, et le haut clergé, les hauts dignitaires du Vatican! Tout ce qui n'était pas au moins prélat n'existait point.

– Mille grâces à Votre Éminence révérendissime, et que tout lui réussisse dans ses désirs!

Lorsque Santobono eut enfin disparu, le cardinal revint à Pierre, qui s'inclinait, lui aussi, pour prendre congé.

– En somme, monsieur l'abbé, l'affaire de votre livre me paraît mauvaise. Je vous répète que je ne sais rien de précis, que je n'ai pas vu le dossier. Mais, n'ignorant pas que ma nièce s'intéressait à vous, j'en ai dit un mot au cardinal Sanguinetti, le préfet de l'Index, qui était justement ici tout à l'heure. Et lui-même n'est guère plus au courant que moi, car rien n'est encore sorti des mains du secrétaire. Seulement, il m'a affirmé que la dénonciation venait de personnes considérables, d'une grande influence, et qu'elle portait sur des pages nombreuses, où l'on aurait relevé les passages les plus fâcheux, tant au point de vue de la discipline qu'au point de vue du dogme.

Très ému à cette pensée d'ennemis cachés, le poursuivant dans l'ombre, le jeune prêtre s'écria:

– Oh! dénoncé, dénoncé! si Votre Éminence savait combien ce mot me gonfle le cœur! Et dénoncé pour des crimes à coup sûr involontaires, puisque j'ai voulu uniquement, ardemment le triomphe de l'Église… C'est donc aux genoux du Saint-Père que je vais aller me jeter et me défendre.

Boccanera, brusquement, se redressa. Un pli dur avait coupé son grand front.

– Sa Sainteté peut tout, même vous recevoir, si tel est son bon plaisir, et vous absoudre… Mais, écoutez-moi, je vous conseille encore de retirer votre livre de vous-même, de le détruire simplement et courageusement, avant de vous lancer dans une lutte où vous aurez la honte d'être brisé… Enfin, réfléchissez.

Immédiatement, Pierre s'était repenti d'avoir parlé de sa visite au pape, car il sentait une blessure pour le cardinal, dans cet appel à l'autorité souveraine. D'ailleurs, aucun doute n'était possible, celui-ci serait contre son œuvre, il n'espérait plus que faire peser sur lui par son entourage, en le suppliant de rester neutre. Il l'avait trouvé très net, très franc, au-dessus des obscures intrigues qu'il commençait à deviner autour de son livre; et ce fut avec respect qu'il le salua.

– Je remercie infiniment Votre Éminence et je lui promets de penser à tout ce qu'elle vient d'avoir l'extrême bonté de me dire.

Pierre, dans l'antichambre, vit cinq ou six personnes qui s'étaient présentées pendant son entretien, et qui attendaient. Il y avait là un évêque, un prélat, deux vieilles dames; et, comme il s'approchait de don Vigilio, avant de se retirer, il eut la vive surprise de le trouver en conversation avec un grand jeune homme blond, un Français, qui s'écria, saisi lui aussi d'étonnement:

– Comment! vous ici, monsieur l'abbé! vous êtes à Rome!

Le prêtre avait eu une seconde d'hésitation.

– Ah! monsieur Narcisse Habert, je vous demande pardon, je ne vous reconnaissais pas! Et je suis vraiment impardonnable, car je savais que vous étiez, depuis l'année dernière, attaché à l'ambassade.

Mince, élancé, très élégant, Narcisse, avec son teint pur, ses yeux d'un bleu pâle, presque mauve, sa barbe blonde, finement frisée, portait ses cheveux blonds bouclés, coupés sur le front à la florentine. D'une famille de magistrats, très riches et d'un catholicisme militant, il avait un oncle dans la diplomatie, ce qui avait décidé de sa destinée. Sa place, d'ailleurs, se trouvait toute marquée à Rome, où il comptait de puissantes parentés: neveu par alliance du cardinal Sarno, dont une sœur avait épousé à Paris un notaire, son oncle; cousin germain de monsignor Gamba del Zoppo, camérier secret participant, fils d'une de ses tantes, mariée en Italie à un colonel. Et c'était ainsi qu'on l'avait attaché à l'ambassade près du Saint-Siège, où l'on tolérait ses allures un peu fantasques, sa continuelle passion d'art, qui le promenait en flâneries sans fin au travers de Rome. Il était du reste fort aimable, d'une distinction parfaite; avec cela, très pratique au fond, connaissant à merveille les questions d'argent; et il lui arrivait même parfois, comme ce matin-là, de venir, de son air las et un peu mystérieux, causer chez un cardinal d'une affaire sérieuse, au nom de son ambassadeur.

Tout de suite, il emmena Pierre dans la vaste embrasure d'une des fenêtres, pour l'y entretenir à l'aise.

– Ah! mon cher abbé, que je suis donc content de vous voir! Vous vous souvenez de nos bonnes causeries, quand nous nous sommes connus chez le cardinal Bergerot? Je vous ai indiqué, pour votre livre, des tableaux à voir, des miniatures du quatorzième siècle et du quinzième. Et vous savez que, dès aujourd'hui, je m'empare de vous, je vous fais visiter Rome comme personne ne pourrait le faire. J'ai tout vu, tout fouillé. Oh! des trésors, des trésors! Mais au fond il n'y a qu'une œuvre, on en revient toujours à sa passion. Le Botticelli de la Chapelle Sixtine, ah! le Botticelli!