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Son Excellence Eugène Rougon

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«Oh! murmura-t-il, si j'avais été préfet…» Mais il n'acheva pas, il s'affaissa contre le dossier, en disant:

«Non, c'est écœurant, à la fin!.. D'ailleurs, j'ai toujours été républicain, moi!»

Cependant, devant la fenêtre, les dames se taisaient, la face tournée vers l'intérieur du salon, pour écouter; tandis que M. d'Escorailles, un large éventail à la main, sans rien dire, éventait la jolie Mme Bouchard, toute languissante, les tempes moites sous les haleines chaudes du jardin. Le colonel et M. Bouchard, qui venaient de recommencer une partie, cessaient de jouer par instants, approuvant ou désapprouvant ce qu'on disait, d'un hochement de tête. Un large cercle de fauteuils s'était formé autour de Rougon: Clorinde, attentive, le menton dans la main, ne risquait pas un geste; Delestang souriait à sa femme, l'esprit occupé par quelque souvenir tendre; M. Béjuin, les mains nouées sur les genoux, regardait successivement ces messieurs et ces dames, l'air effaré. La brusque entrée de Du Poizat et de M. Kahn avait soufflé, dans le grand calme du salon, tout un orage; ils semblaient avoir apporté sur eux, entre les plis de leurs vêtements, une odeur d'opposition.

«Enfin, j'ai suivi votre conseil, je me suis retiré, reprit M. Kahn. On m'avait averti que je serais traité plus rudement encore que le candidat républicain. Moi qui ai servi l'Empire avec tant de dévouement! Avouez qu'une telle ingratitude est faite pour décourager les âmes les plus fortes.» Et il se plaignit amèrement d'une foule de vexations.

Il avait voulu fonder un journal, pour soutenir son projet d'un chemin de fer de Niort à Angers; plus tard, ce journal devait être une arme financière très puissante entre ses mains; mais on venait de lui refuser l'autorisation, M. de Marsy s'étant imaginé que Rougon se cachait derrière lui, et qu'il s'agissait d'une feuille de combat, destinée à battre en brèche son portefeuille.

«Parbleu! dit Du Poizat, ils ont peur qu'on n'écrive enfin la vérité. Ah! je vous aurais fourni de jolis articles!.. C'est une honte d'avoir une presse comme la nôtre, bâillonnée, menacée d'être étranglée au premier cri. Un de mes amis, qui publie un roman, a été appelé au ministère, où un chef de bureau l'a prié de changer la couleur du gilet de son héros, parce que cette couleur déplaisait au ministre. Je n'invente rien.» Il cita d'autres faits, il parla des légendes effrayantes qui circulaient parmi le peuple, du suicide d'une jeune actrice et d'un parent de l'empereur, du prétendu duel de deux généraux, dont l'un aurait tué l'autre, dans un corridor des Tuileries, à la suite d'une histoire de vol.

Est-ce que des contes semblables auraient trouvé des crédules, si la presse avait pu parler librement? Et il répéta comme conclusion: «Je suis républicain, décidément.

– Vous êtes bien heureux, murmura M. Kahn; moi, je ne sais plus ce que je suis.» Rougon, pliant ses larges épaules, avait commencé une réussite fort délicate. Il s'agissait, après avoir distribué les cartes trois fois en sept paquets, en cinq, puis en trois, d'arriver à ce que, toutes les cartes étant tombées, les huit trèfles se trouvassent ensemble. Il paraissait absorbé au point de ne rien entendre, bien que ses oreilles eussent comme des frémissements, à certains mots. «Le régime parlementaire offrait des garanties sérieuses, dit le colonel. Ah! si les princes revenaient!» Le colonel Jobelin était orléaniste, dans ses heures d'opposition. Il racontait volontiers le combat du col de Mouzaïa, où il avait fait le coup de feu, à côté du duc d'Aumale, alors capitaine au 4e de ligne.

«On était très heureux sous Louis-Philippe, continua-t-il, en voyant le silence qui accueillait ses regrets. Croyez-vous que, si nous avions un cabinet responsable, notre ami ne serait pas à la tête de l'État avant six mois? Nous compterions bientôt un grand orateur de plus.» Mais M. Bouchard donnait des signes d'impatience.

Lui, se disait légitimiste; son grand-père avait approché la cour, autrefois. Aussi, à chaque soirée, des querelles terribles s'engageaient-elles entre lui et son cousin sur la politique.

«Laissez donc! murmura-t-il; votre monarchie de Juillet a toujours vécu d'expédients. Il n'y a qu'un principe, vous le savez bien.» Alors, ils se traitèrent très vertement. Ils faisaient table rase de l'Empire, ils installaient chacun le gouvernement de son choix. Est-ce que les Orléans avaient jamais marchandé une décoration à un vieux soldat?

Est-ce que les rois légitimes auraient commis des passe-droits comme on en voyait chaque jour dans les bureaux? Quand ils en furent venus à se traiter sourdement d'imbéciles, le colonel cria, en prenant furieusement ses cartes:

«Fichez-moi la paix! entendez-vous, Bouchard!..

J'ai un quatorze de dix et une quatrième au valet. Est-ce bon?» Delestang, tiré de sa rêverie par la dispute, crut devoir défendre l'Empire. Mon Dieu! ce n'était pas que l'Empire le contentât absolument. Il aurait voulu un gouvernement plus largement humain. Et il tâcha d'expliquer ses aspirations, une conception socialiste très compliquée, l'extinction du paupérisme, l'association de tous les travailleurs, quelque chose comme sa ferme-modèle de la Chamade, en grand. Du Poizat disait d'ordinaire qu'il avait trop fréquenté les bêtes.

Pendant que son mari parlait en hochant sa tête superbe de personnage officiel, Clorinde le regardait, avec une légère moue des lèvres.

«Oui, je suis bonapartiste, dit-il à plusieurs reprises; je suis, si vous voulez, bonapartiste libéral.

– Et vous, Béjuin? demanda brusquement M. Kahn.

– Mais moi aussi, répondit M. Béjuin, la bouche tout empâtée par ses longs silences; c'est-à-dire, il y a des nuances, certainement… Enfin, je suis bonapartiste.» Du Poizat eut un rire aigu.

«Parbleu!» cria-t-il.

Et, comme on le pressait de s'expliquer, il continua crûment:

«Je vous trouve bons, vous autres! On ne vous a pas lâchés. Delestang est toujours au Conseil d'État. Béjuin vient d'être réélu.

– Ça s'est fait tout naturellement, interrompit celui-ci. C'est le préfet du Cher…

– Oh! vous n'y êtes pour rien, je ne vous accuse pas.

Nous savons comment les choses se passent… Combelot aussi est réélu, La Rouquette aussi… L'Empire est superbe!»

M. d'Escorailles, qui continuait à éventer la jolie Mme Bouchard, voulut intervenir. Lui, défendait l'Empire à un autre point de vue; il s'était rallié, parce que l'empereur lui paraissait avoir une mission à remplir; le salut de la France avant tout.

«Vous avez gardé votre situation d'auditeur, n'est-ce pas? reprit Du Poizat en élevant la voix; eh bien, vos opinions sont connues… Que diable! ce que je dis là semble vous scandaliser tous. C'est simple pourtant… Kahn et moi nous ne sommes plus payés pour être aveugles, voilà!» On se fâcha. C'était abominable, cette façon d'envisager la politique. Il y avait, dans la politique, autre chose que des intérêts personnels. Le colonel lui-même et M. Bouchard, bien qu'ils ne fussent pas bonapartistes, reconnaissaient qu'il pouvait exister des bonapartistes de bonne foi; et ils parlaient de leurs propres convictions, avec un redoublement de chaleur, comme si on avait voulu les leur arracher de vive force. Quant à Delestang, il était très blessé; il répétait qu'on ne l'avait pas compris, il indiquait par quels points considérables il s'éloignait des partisans aveugles de l'Empire; ce qui l'entraîna dans de nouvelles explications sur les développements démocratiques dont le gouvernement de l'empereur lui paraissait susceptible. M. Béjuin, lui non plus, pas plus d'ailleurs que M. d'Escorailles, n'acceptèrent d'être des bonapartistes tout court; ils établissaient des nuances énormes, se cantonnaient chacun dans des opinions particulières, difficiles à définir; si bien qu'au bout de dix minutes toute la société était passée à l'opposition. Les voix se haussaient, des discussions partielles s'engageaient, les mots de légitimiste, d'orléaniste, de républicain, volaient, au milieu des professions de foi vingt fois répétées. Mme Rougon se montra un instant, sur le seuil d'une porte, l'air inquiet; puis, doucement, elle disparut de nouveau.

Rougon, cependant, venait de finir la réussite des trèfles. Clorinde se pencha, pour lui demander dans le vacarme:

«Elle a réussi?

– Mais sans doute», répondit-il avec son sourire calme.

Et, comme s'il se fût aperçu seulement alors de l'éclat des voix, il agita la main, en reprenant:

«Vous faites bien du bruit!» Ils se turent, croyant qu'il voulait parler. Un grand silence se fit. Tous, un peu las, attendaient. Rougon, d'un coup de pouce, avait élargi sur la table un éventail de treize cartes. Il compta, il dit au milieu du recueillement:

«Trois dames, signe de querelle… Une nouvelle à la nuit. Une femme brune dont il faudra se méfier…» Mais Du Poizat, impatienté, l'interrompit:

«Et vous, Rougon, qu'est-ce que vous pensez?» Le grand homme se renversa dans son fauteuil, s'allongea, en étouffant de la main un léger bâillement.

Il haussait le menton, comme si le cou lui avait fait du mal.

«Oh! moi, murmura-t-il, les yeux au plafond, je suis autoritaire, vous le savez bien. On apporte ça en naissant. Ce n'est pas une opinion, c'est un besoin… Vous êtes bêtes de vous disputer. En France, dès qu'il y a cinq messieurs dans un salon, il y a cinq gouvernements en présence. Ça n'empêche personne de servir le gouvernement reconnu. Hein, n'est-ce pas? c'est histoire de causer.» Il baissa le menton et leur jeta un lent regard à la ronde.

«Marsy a très bien conduit les élections. Vous avez tort de blâmer ses circulaires. La dernière surtout était d'une jolie force. Quant à la presse, elle est déjà trop libre. Où en serions-nous, si le premier venu pouvait écrire ce qu'il pense? Moi, d'ailleurs, j'aurais comme Marsy refusé à Kahn l'autorisation de fonder un journal. Il est toujours inutile de fournir une arme à ses adversaires… Voyez-vous, les empires qui s'attendrissent sont des empires perdus. La France demande une main de fer. Quand on l'étrangle un peu, cela n'en va pas plus mal.» Delestang voulut protester. Il commença une phrase:

 

«Cependant, il y a une certaine somme de libertés nécessaires…».

Mais Clorinde lui imposa silence. Elle approuvait tout ce que disait Rougon, d'un hochement de tête exagéré. Elle se penchait pour qu'il la vît mieux, soumise devant lui, convaincue. Aussi fut-ce à elle qu'il adressa un coup d'œil, en s'écriant:

«Ah! oui, les libertés nécessaires, je m'attendais à les voir arriver!.. Écoutez, si l'empereur me consultait, il n'accorderait jamais une liberté.».

Et comme Delestang de nouveau s'agitait, sa femme le fit tenir tranquille d'un froncement terrible de ses beaux sourcils.

«Jamais!» répéta Rougon avec force.

Il s'était soulevé de son fauteuil, d'un air si formidable, que personne ne souffla mot. Mais il se laissa retomber, les membres mous, comme détendu, murmurant:

«Voilà que vous me faites crier, moi aussi… Je suis un bon bourgeois, maintenant. Je n'ai pas à me mêler de tout ça, et j'en suis ravi. Dieu veuille que l'empereur n'ait plus besoin de moi!» A ce moment, la porte du salon s'ouvrait. Il mit un doigt sur sa bouche, il souffla très bas:

«Chut!» C'était M. La Rouquette qui entrait. Rougon le soupçonnait d'être envoyé par sa sœur, Mme de Llorentz, pour espionner ce qu'on disait chez lui. M. de Marsy, bien que marié depuis six mois à peine, venait de renouer avec cette dame, qu'il avait gardée comme maîtresse pendant près de deux ans. Aussi, dès l'arrivée du jeune député, cessa-t-on de parler politique. Le salon reprit son air discret. Rougon alla lui-même chercher un grand abat-jour, qu'il posa sur la lampe; et l'on ne vit plus, dans le cercle étroit de clarté jaune, que les mains sèches du colonel et de M. Bouchard, jetant régulièrement les cartes. Devant la fenêtre, Mme Charbonnel, à demi-voix, contait ses soucis à Mme Correur, pendant que M. Charbonnel accentuait chaque détail d'un gros soupir; il y avait bientôt deux ans qu'ils étaient à Paris, et leur maudit procès n'en finissait pas; la veille encore, ils avaient dû se résigner à acheter six chemises chacun, en apprenant une nouvelle remise de l'affaire. Un peu en arrière, près d'un rideau, Mme Bouchard semblait dormir, assoupie par la chaleur.

M. d'Escorailles était venu la retrouver. Puis, comme personne ne les regardait, il eut la tranquille audace de poser un long baiser silencieux sur ses lèvres à demi closes. Elle ouvrit les yeux tout grands, sans bouger, très sérieuse.

«Mon Dieu! non, disait M. La Rouquette, juste à ce moment, je ne suis pas allé aux Variétés. J'ai vu la répétition générale de la pièce. Oh! un succès fou, une musique d'une gaieté! Ça fera courir tout Paris… J'avais un travail à terminer. Je prépare quelque chose.» Il avait serré la main de ces messieurs et baisé galamment le poignet de Clorinde, au-dessus du gant. Il se tenait debout, appuyé au dossier d'un fauteuil, souriant, mis avec une correction irréprochable. Dans la façon dont sa redingote était boutonnée, perçait toutefois une prétention de haute gravité.

«A propos, reprit-il en s'adressant au maître de la maison, j'ai un document à vous signaler, pour votre grand travail, une étude sur la constitution anglaise, très curieuse, ma foi, qui a paru dans une revue de Vienne… Et avancez-vous?

– Oh! lentement, répondit Rougon. J'en suis à un chapitre qui me donne beaucoup de mal.» D'ordinaire, il trouvait piquant de faire causer le jeune député. Il savait par lui tout ce qui se passait aux Tuileries. Persuadé, ce soir-là, qu'on l'envoyait pour connaître son opinion sur le triomphe des candidatures officielles, il réussit, sans hasarder une seule phrase digne d'être répétée, à tirer de lui une foule de renseignements. Il commença par le complimenter de sa réélection. Puis, de son air bonhomme, il entretint la conversation par de simples hochements de tête.

L'autre, charmé de tenir la parole, ne s'arrêta plus. La cour était dans la joie. L'empereur avait appris le résultat des élections à Plombières; on racontait qu'à la réception de la dépêche, il s'était assis, les jambes coupées par l'émotion. Cependant, une grosse inquiétude dominait toute cette victoire: Paris venait de voter en monstre d'ingratitude.

«Bah! on musellera Paris», murmura Rougon, qui étouffa un nouveau bâillement, comme ennuyé de ne rien trouver d'intéressant, dans le flot de paroles de M. La Rouquette.

Dix heures sonnèrent. Mme Rougon, poussant un guéridon au milieu de la pièce, servit le thé. C'était l'heure où des groupes isolés se formaient dans les coins. M. Kahn, une tasse à la main, debout devant Delestang, qui ne prenait jamais de thé, parce que ça l'agitait, entrait dans de nouveaux détails sur son voyage en Vendée, sa grande affaire de la concession d'une voie ferrée de Niort à Angers en était toujours au même point; cette canaille de Langlade, le préfet des Deux-Sèvres, avait osé se servir de son projet comme de manœuvre électorale en faveur du nouveau candidat officiel. M. La Rouquette, maintenant, passant derrière les dames, leur glissait dans la nuque des mots qui les faisaient sourire. Derrière un rempart de fauteuils, Mme Correur causait vivement avec Du Poizat; elle lui demandait des nouvelles de son frère Martineau, le notaire de Coulonges; et Du Poizat disait l'avoir vu, un instant, devant l'église, toujours le même, avec sa figure froide, son air grave. Puis, comme elle entamait ses récriminations habituelles, il lui conseilla méchamment de ne jamais remettre les pieds là-bas, car Martineau avait juré de la jeter à la porte. Mme Correur acheva son thé, toute suffoquée.

«Voyons, mes enfants, il faut aller se coucher», dit paternellement Rougon.

Il était dix heures vingt-cinq, et il accorda cinq minutes. Des gens partaient. Il accompagna M. Kahn et M. Béjuin, que Mme Rougon chargeait toujours de compliments pour leurs femmes, bien qu'elle vît ces dames au plus deux fois par an. Il poussa doucement vers la porte les Charbonnel toujours très embarrassés pour s'en aller. Puis, comme la jolie Mme Bouchard sortait entre M. d'Escorailles et M. La Rouquette, il se tourna vers la table de jeu, en criant:

«Eh! monsieur Bouchard, voilà qu'on vous prend votre femme!» Mais le chef de bureau, sans entendre, annonçait son jeu.

«Une quinte majeure en trèfle, hein! elle est bonne celle-là!.. Trois rois, ils sont bons aussi…»

Rougon, de ses grosses mains, enleva les cartes.

«C'est fini, allez-vous-en, dit-il. Vous n'êtes pas honteux, de vous acharner comme ça!.. Voyons, colonel, soyez raisonnable.» C'était ainsi tous les jeudis et tous les dimanches. Il devait les interrompre au beau milieu d'une partie, ou quelquefois même éteindre la lampe, pour les décider à quitter le jeu. Et ils se retiraient furieux, en se querellant.

Delestang et Clorinde restèrent les derniers. Celle-ci, pendant que son mari cherchait partout son éventail, dit doucement à Rougon:

«Vous avez tort de ne pas faire un peu d'exercice, vous tomberez malade.» Il eut un geste à la fois indifférent et résigné.

Mme Rougon rangeait déjà les tasses et les petites cuillers. Puis, comme les Delestang lui serraient la main, il bâilla franchement, à pleine bouche. Et il dit par politesse, pour ne pas laisser croire que c'était l'ennui de la soirée qui venait de lui monter à la gorge:

«Ah! sacrebleu! je vais joliment dormir, cette nuit!» Les soirées se passaient toutes ainsi. Il pleuvait du gris dans le salon de Rougon, selon le mot de Du Poizat, qui trouvait aussi que, maintenant, «ça sentait trop la dévote». Clorinde se montrait filiale. Souvent, l'après-midi, elle arrivait seule, rue Marbeuf, avec quelque commission dont elle s'était chargée. Elle disait gaiement à Mme Rougon qu'elle venait faire la cour à son mari; et celle-ci, souriant de ses lèvres pâles, les laissait ensemble, pendant des heures. Ils causaient affectueusement, sans paraître se souvenir du passé; ils se donnaient des poignées de main de camarades, dans ce même cabinet où, l'année précédente, il piétinait devant elle de désir. Aussi, ne songeant plus à ça, s'abandonnaient-ils tous les deux à une tranquille familiarité. Il lui ramenait sur les tempes les mèches folles de ses cheveux, qu'elle avait toujours au vent, ou bien l'aidait à retrouver au milieu des fauteuils, la traîne de sa robe d'une longueur exagérée. Un jour, comme ils traversaient le jardin, elle eut la curiosité de pousser la porte de l'écurie. Elle entra, en le regardant, avec un léger rire. Lui, les mains dans les poches, se contenta de murmurer, souriant aussi:

«Hein! est-on bête, parfois!» Puis, à chaque visite, il lui donnait d'excellents conseils. Il plaidait la cause de Delestang, qui en somme était un bon mari. Elle, sagement, répondait qu'elle l'estimait; à l'entendre, il n'avait pas encore contre elle un seul sujet de plainte. Elle disait ne pas être seulement coquette, ce qui était vrai. Dans ses moindres paroles perçait une grande indifférence, presque un mépris pour les hommes. Quand on parlait de quelque femme dont on ne comptait plus les amants, elle ouvrait de grands yeux d'enfant, des yeux surpris, en demandant: «Ça l'amuse donc!» Elle oubliait sa beauté pendant des semaines, ne s'en souvenait que dans quelque besoin; et alors elle s'en servait terriblement, comme d'une arme. Aussi, lorsque Rougon, avec une insistance singulière, revenait à ce sujet, lui conseillait de rester fidèle à Delestang, finissait-elle par se fâcher, criant:

«Mais laissez-moi tranquille! Je songe bien à tout ça… Vous êtes blessant, à la fin!» Un jour, elle lui répondit carrément:

«Eh bien, si ça arrivait, qu'est-ce que ça pourrait vous faire?.. Vous n'avez rien à y perdre, vous!» Il rougit, cessa pendant quelque temps de lui parler de ses devoirs, du monde, des convenances. Ce frisson persistant de jalousie était tout ce qui restait dans sa chair de son ancienne passion. Il poussait les choses jusqu'à la faire surveiller, dans les salons où elle se rendait. S'il s'était aperçu de la moindre intrigue, il eût peut-être averti le mari. D'ailleurs, quand il voyait celui-ci en particulier, il le mettait en garde, lui parlait de l'extraordinaire beauté de sa femme. Mais Delestang riait d'un air de confiance et de fatuité; si bien que, dans le ménage, c'était Rougon qui avait tous les tourments de l'homme trompé.

Ses autres conseils, très pratiques, montraient sa grande amitié pour Clorinde. Ce fut lui qui l'amena doucement à renvoyer sa mère en Italie. La comtesse Balbi, seule maintenant dans le petit hôtel des Champs-Élysées, y menait une étrange vie d'insouciance, dont on causait. Il se chargea de régler avec elle la délicate question d'une pension viagère. On vendit l'hôtel, le passé de la jeune femme fut comme effacé. Puis, il entreprit de la guérir de ses excentricités; mais là il se heurta à une naïveté absolue, à un entêtement de femme obtuse. Clorinde, mariée, riche, vivait dans un incroyable gâchis d'argent, avec des accès brusques d'une avarice honteuse. Elle avait gardé sa petite bonne, cette noiraude d'Antonia qui suçait des oranges du matin au soir. A elles deux, elles salissaient abominablement l'appartement de madame, tout un coin du vaste hôtel de la rue du Colisée. Quand Rougon allait la voir, il trouvait des assiettes sales sur les fauteuils, des litres de sirop à terre, le long des murs. Il devinait sous les meubles un entassement de choses malpropres, fourrées là, à l'annonce de sa visite. Et, au milieu des tentures graisseuses, des boiseries grises de poussière, elle continuait à avoir des caprices stupéfiants. Souvent, elle le recevait à demi nue, entortillée dans une couverture, allongée sur un canapé, se plaignant de maux inconnus, d'un chien qui lui mangeait les pieds, ou bien d'une épingle avalée par mégarde et dont la pointe devait sortir par sa cuisse gauche. D'autres fois, elle fermait les persiennes à trois heures, allumait toutes les bougies, puis dansait avec sa bonne, l'une en face de l'autre, en riant si fort, que, lorsqu'il entrait, la bonne restait cinq grandes minutes à souffler contre la porte, avant de pouvoir s'en aller. Un jour, elle ne voulut pas se laisser voir; elle avait cousu les rideaux de son lit de haut en bas, elle se tint assise sur le traversin, dans cette cage d'étoffe, causant tranquillement avec lui pendant plus d'une heure, comme s'ils s'étaient trouvés aux deux coins d'une cheminée. Ces choses-là lui semblaient toutes naturelles. Quand il la grondait, elle s'étonnait, elle disait qu'elle ne faisait pas de mal. Il avait beau prêcher les convenances, promettre de la rendre en un mois la femme la plus séduisante de Paris, elle s'emportait, répétant:

 

«Je suis comme ça, je vis comme ça… Qu'est-ce que ça peut faire aux autres?» Parfois, elle se mettait à sourire.

«On m'aime tout de même, allez!» murmurait-elle.

Et, à la vérité, Delestang l'adorait. Elle restait sa maîtresse, d'autant plus puissante, qu'elle semblait moins sa femme. Il fermait les yeux sur ses caprices, pris de la peur terrible qu'elle ne le plantât là, comme elle l'en avait menacé un jour. Au fond de sa soumission, peut-être la sentait-il vaguement supérieure, assez forte pour faire de lui ce qu'il lui plairait. Devant le monde, il la traitait en enfant, parlait d'elle avec une tendresse complaisante d'homme grave. Dans l'intimité, ce grand bel homme à tête superbe pleurait, les nuits où elle ne voulait pas lui ouvrir la porte de sa chambre. Il enlevait seulement les clefs des appartements du premier étage pour sauver son grand salon des taches de graisse.

Rougon pourtant obtint de Clorinde qu'elle s'habillât à peu près comme tout le monde. Elle était très fine, d'ailleurs, de cette finesse des fous lucides qui se font raisonnables en présence des étrangers. Il la rencontrait dans certaines maisons, l'air réservé, laissant son mari se mettre en avant, tout à fait convenable au milieu de l'admiration soulevée par sa grande beauté.

Chez elle, il trouvait souvent M. de Plouguern; et elle plaisantait entre eux deux, sous le déluge de leur morale, tandis que le vieux sénateur, plus familier, lui tapotait les joues, au grand ennui de Rougon; mais il n'osa jamais dire son sentiment à ce sujet. Il fut plus hardi à l'égard de Luigi Pozzo, le secrétaire du chevalier Rusconi. Il l'avait aperçu plusieurs fois sortant de chez elle à des heures singulières. Quand il laissa entendre à la jeune femme combien cela pouvait la compromettre, elle leva sur lui un de ses beaux regards de surprise; puis, elle éclata de rire. Elle se moquait pas mal de l'opinion! En Italie les femmes recevaient les hommes qui leur plaisaient, personne ne songeait à de vilaines choses. Du reste, Luigi ne comptait pas; c'était un cousin; il lui apportait des petits gâteaux de Milan, qu'il achetait dans le passage Colbert.

Mais la politique restait la grosse préoccupation de Clorinde. Depuis qu'elle avait épousé Delestang, toute son intelligence s'employait à des affaires louches et compliquées, dont personne ne connaissait au juste l'importance. Elle contentait là son besoin d'intrigue, si longtemps satisfait dans ses campagnes de séduction contre les hommes de grand avenir; et elle semblait s'être ainsi préparée à quelque besogne plus vaste en tendant jusqu'à vingt-deux ans ses pièges de fille à marier. Maintenant, elle entretenait une correspondance très suivie avec sa mère, fixée à Turin. Elle allait presque chaque jour à la légation d'Italie, où le chevalier Rusconi l'emmenait dans les coins, causant rapidement, à voix basse. Puis, c'étaient des courses incompréhensibles aux quatre coins de Paris, des visites faites furtivement à de hauts personnages, des rendez-vous donnés au fond de quartiers perdus. Tous les réfugiés vénitiens, les Brambilla, les Staderino, les Viscardi la voyaient en secret, lui passaient des bouts de papier couverts de notes. Elle avait acheté une serviette de maroquin rouge, un portefeuille monumental à serrure d'acier, digne d'un ministre, dans lequel elle promenait un monde de dossiers. En voiture, elle le tenait sur ses genoux, comme un manchon; partout où elle montait, elle l'emportait avec elle sous son bras, d'un geste familier; même, à des heures matinales, on la rencontrait à pied, le serrant des deux mains contre sa poitrine, les poignets meurtris. Bientôt le portefeuille se râpa, éclata aux coutures. Alors, elle le boucla avec des sangles. Et, dans ses robes voyantes à longue traîne, toujours chargée de ce sac de cuir informe que des liasses de papier crevaient, elle ressemblait à quelque avocat véreux courant les justices de paix pour gagner cent sous.

Plusieurs fois, Rougon avait tâché de connaître les grandes affaires de Clorinde. Un jour, étant resté un instant seul avec le fameux portefeuille, il ne s'était fait aucun scrupule de tirer à lui les lettres dont les coins passaient par les fentes. Mais ce qu'il apprenait d'une façon ou d'une autre lui paraissait si incohérent, si plein de trous, qu'il souriait des prétentions politiques de la jeune femme. Elle lui expliqua, un après-midi, d'un air tranquille, tout un vaste projet: elle était en train de travailler à une alliance entre l'Italie et la France, en vue d'une prochaine campagne contre l'Autriche. Rougon, un moment très frappé, finit par hausser les épaules, devant les choses folles mêlées à son plan. Pour lui, elle avait simplement trouvé là une originalité de haut goût. Il tenait à ne pas modifier son opinion sur les femmes. Clorinde, d'ailleurs, acceptait volontiers le rôle de disciple. Lorsqu'elle venait le voir rue Marbeuf, elle se faisait très humble, très soumise, le questionnait, l'écoutait avec une ardeur de néophyte désireux de s'instruire. Et lui, souvent, oubliait à qui il parlait, exposait son système de gouvernement, s'engageait dans les aveux les plus nets. Peu à peu, ces conversations devinrent une habitude; il la prit pour confidente, se soulagea du silence qu'il observait avec ses meilleurs amis, la traita en élève discrète dont la respectueuse admiration le charmait.

Pendant les mois d'août et de septembre, Clorinde multiplia ses visites. Elle venait maintenant jusqu'à trois et quatre fois par semaine. Jamais elle n'avait montré une telle tendresse de disciple. Elle flattait beaucoup Rougon, s'extasiait sur son génie, regrettait les grandes choses qu'il aurait accomplies s'il ne s'était pas mis à l'écart un jour, dans une minute de lucidité, il lui demanda en riant:

. «Vous avez donc bien besoin de moi?

– Oui», répondit-elle hardiment.

Mais elle se hâta de reprendre son air d'extase émerveillée. La politique l'amusait plus qu'un roman, disait-elle. Et, quand il tournait le dos, elle ouvrait tout grands ses yeux, où brûlait une courte flamme, quelque ancienne pensée de rancune toujours vivante souvent, elle laissait ses mains dans les siennes, comme si elle se fût sentie trop faible encore; et, les poignets frémissants, elle semblait attendre de lui avoir volé assez de sa force pour l'étrangler.

Ce qui inquiétait surtout Clorinde, c'était la lassitude croissante de Rougon. Elle le voyait s'endormir au fond de son ennui. D'abord, elle avait parfaitement distingué ce qu'il pouvait y avoir de joué dans son attitude. Mais, à présent, malgré toute sa finesse, elle commençait à le croire vraiment découragé. Ses gestes s'alourdissaient, sa voix devenait molle; et, certains jours, il se montrait d'une telle indifférence, d'une si grande bonhomie, que la jeune femme, épouvantée, se demandait s'il n'allait pas finir par accepter tranquillement sa retraite au Sénat d'homme politique fourbu.

Vers la fin de septembre, Rougon parut très préoccupé. Puis, dans une de leurs causeries habituelles, il lui avoua qu'il nourrissait un grand projet: Il s'ennuyait à Paris, il avait besoin d'air. Et, tout d'un trait, il parla:

c'était un vaste plan de vie nouvelle, un exil volontaire dans les Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées de terrain, la fondation d'une ville au milieu de la contrée conquise. Clorinde, toute pâle, l'écoutait.

«Mais votre situation ici, vos espérances!» cria-t-elle.

Il eut un geste de dédain, en murmurant: