Tasuta

Son Excellence Eugène Rougon

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Mme de Llorentz, qui jouait nerveusement avec une cuiller, cassa son verre à bordeaux, dont un domestique enleva vivement les éclats.

«Elles se prendront au chignon, c'est certain, dit le sénateur à l'oreille de Rougon. Les avez-vous surveillées?.. Mais du diable si je comprends le jeu de Clorinde! Hein? que veut-elle?» Et, comme il levait les yeux sur son voisin, il fut très surpris de l'altération de ses traits.

«Qu'avez-vous donc? vous souffrez?

– Non, répondit Rougon, j'étouffe un peu. Ces dîners durent trop longtemps. Puis, il y a une odeur de musc, ici!» C'était la fin. Quelques dames mangeaient encore un biscuit, à demi renversées sur leurs chaises. Cependant, personne ne bougeait. L'empereur, muet jusque-là, venait de hausser la voix; et, aux deux bouts de la table, les convives, qui avaient complètement oublié la présence de Sa Majesté, tendaient tout d'un coup l'oreille, d'un air de grande complaisance. Le souverain répondait à une dissertation de M. Beulin-d'orchère contre le divorce. Puis, s'interrompant, il jeta un coup d'œil sur le corsage très ouvert de la jeune dame américaine, assise à sa gauche, en disant de sa voix pâteuse:

«En Amérique, je n'ai jamais vu divorcer que les femmes laides.» Un rire courut parmi les convives. Cela parut un mot d'esprit très fin, si délicat même, que M. La Rouquette s'ingénia à en découvrir les sens cachés. La jeune dame américaine crut sans doute y voir un compliment, car elle remercia en inclinant la tête, confuse. L'empereur et l'impératrice s'étaient levés. Il y eut un grand bruissement de jupes, un piétinement autour de la table, pendant que les huissiers et les valets de pied, rangés gravement contre les murs, restaient seuls corrects, au milieu de cette débandade de gens ayant bien dîné. Et le défilé s'organisa de nouveau. Leurs Majestés en tête, les invités venant à la file, espacés par les longues traînes, traversant la salle des gardes avec une solennité un peu essoufflée. Derrière eux, dans le plein jour des lustres, au-dessus du désordre encore tiède de la nappe, retentissaient les coups de grosse caisse de la musique militaire, achevant la dernière figure d'un quadrille.

Le café fut servi, ce soir-là, dans la galerie des Cartes.

Un préfet du palais apporta la tasse de l'empereur sur un plateau de vermeil. Cependant, plusieurs invités étaient déjà montés au fumoir. L'impératrice venait de se retirer avec quelques dames dans le salon de famille, à gauche de la galerie. On se disait à l'oreille qu'elle avait témoigné un vif mécontentement de l'étrange attitude de Clorinde, pendant le dîner. Elle s'efforçait d'introduire à la cour, pendant le séjour à Compiègne, une décence bourgeoise, un amour des jeux innocents et des plaisirs champêtres. Elle montrait une haine personnelle, comme une rancune, contre certaines extravagances.

M. de Plouguern avait emmené Clorinde à l'écart, pour lui faire un bout de morale. A la vérité, il voulait la confesser. Mais elle jouait une grande surprise. Où prenait-on qu'elle se fût compromise avec le comte de Marsy? Ils avaient plaisanté ensemble, rien de plus.

«Tiens, regarde!» murmura le vieux sénateur.

Et, poussant la porte entrebâillée d'un petit salon voisin, il lui montra Mme de Llorentz faisant une scène abominable à M. de Marsy. Il les avait vus entrer. La belle blonde, affolée, se soulageait avec des mots très gros, perdant toute mesure, oubliant que les éclats de sa voix pouvaient amener un affreux scandale. Le comte, un peu pâle, souriant, la calmait en parlant rapidement, doucement, à voix basse. Le bruit de la querelle étant parvenu dans la galerie des Cartes, les invités qui entendirent, s'en allèrent du voisinage du petit salon, par prudence.

«Tu veux donc qu'elle affiche les fameuses lettres aux quatre coins du château? demanda M. de Plouguern, qui s'était remis à marcher, après avoir donné le bras à la jeune femme.

– Eh! ce serait drôle!» dit-elle en riant.

Alors, tout en serrant son bras nu avec une ardeur de jeune galant, il recommença à prêcher. Il fallait laisser à Mme de Combelot les allures excentriques. Puis, il lui assura que Sa Majesté paraissait fort irritée contre elle.

Clorinde, qui nourrissait un culte pour l'impératrice, resta très étonnée. En quoi avait-elle pu déplaire? Et comme ils arrivaient en face du salon de famille, ils s'arrêtèrent un instant, regardant par la porte laissée ouverte. Tout un cercle de dames entouraient une vaste table. L'impératrice, assise au milieu d'elles, leur apprenait patiemment le jeu du baguenaudier, tandis que quelques hommes, derrière les fauteuils, suivaient la leçon avec gravité.

Rougon, pendant ce temps, querellait Delestang, au bout de la galerie. Il n'avait pas osé lui parler de sa femme; il le maltraitait à propos de la résignation qu'il mettait à accepter un appartement donnant sur la cour du château; et il voulait le forcer à réclamer un appartement sur le parc. Mais Clorinde s'avançait au bras de M. de Plouguern. Elle disait, de façon à être entendue:

«Laissez-moi donc tranquille avec votre Marsy! Je ne lui reparlerai de la soirée. Là, êtes-vous content?» Cette parole calma tout le monde. Justement, M. de Marsy sortait du petit salon, l'air très gai; il plaisanta un moment avec le chevalier Rusconi, puis entra dans le salon de famille, où l'on entendit bientôt l'impératrice et les dames rire aux éclats d'une histoire qu'il leur contait. Dix minutes plus tard, Mme de Llorentz reparut à son tour; elle semblait lasse, elle avait gardé un tremblement des mains; et, voyant des regards curieux épier ses moindres gestes, elle resta là, bravement, à causer au milieu des groupes.

Un ennui respectueux faisait étouffer sous les mouchoirs de légers bâillements. La soirée était l'instant pénible de la journée. Les nouveaux invités, ne sachant pas à quoi se distraire, s'approchaient des fenêtres, regardaient la nuit. M. Beulin-d'orchère continuait dans un coin sa dissertation contre le divorce. Le romancier, qui trouvait ça «crevant», demandait tout bas à l'un des académiciens s'il n'était pas permis d'aller se coucher. Cependant, l'empereur apparaissait de temps à autre, traversant la galerie en traînant les pieds, une cigarette aux lèvres.

«Il a été impossible de rien organiser pour ce soir, expliquait M. de Combelot au petit groupe formé par Rougon et ses amis. Demain, après la chasse à courre, il y aura une curée froide aux flambeaux. Après-demain, les artistes de la Comédie-Française doivent venir jouer Les Plaideurs. On parle aussi de tableaux vivants et d'une charade, qu'on représenterait vers la fin de la semaine.» Et il fournit des détails. Sa femme devait avoir un rôle. Les répétitions allaient commencer. Puis, il conta longuement une promenade faite l'avant-veille par la cour à la Pierre-qui-tourne, un monolithe druidique, autour duquel on pratiquait alors des fouilles. L'impératrice avait tenu à descendre dans l'excavation.

«Imaginez-vous, continua le chambellan d'une voix émue, que les ouvriers ont eu le bonheur de découvrir deux crânes devant Sa Majesté. Personne ne s'y attendait. On a été très content.» Il caressait sa superbe barbe noire, qui lui valait tant de succès parmi les dames; sa figure de bel homme vaniteux avait une douceur niaise; et il zézayait en parlant, par excès de politesse.

«Mais, dit Clorinde, on m'avait assuré que les acteurs du Vaudeville donneraient une représentation de la pièce nouvelle… Les femmes ont des toilettes prodigieuses. Et l'on rit à se tordre, paraît-il.»

M. de Combelot prit un air pincé.

«Oui, oui, murmura-t-il, il en a été question un instant.

– Eh bien?

– On a abandonné ce projet… L'impératrice n'aime guère ce genre de pièce.» A ce moment, il y eut un grand mouvement dans la galerie. Tous les hommes étaient redescendus du fumoir. L'empereur allait faire sa partie de palets.

Mme de Combelot, qui se piquait d'une jolie force à ce jeu, venait de lui demander une revanche, car elle se rappelait avoir été battue par lui, l'autre saison; et elle prenait une humilité tendre, elle s'offrait toujours, avec un sourire si net, que Sa Majesté, gênée, intimidée, devait souvent détourner les yeux.

La partie s'engagea. Un grand nombre d'invités firent cercle, jugeant les coups, s'émerveillant. La jeune femme, devant la longue table recouverte d'un drap vert, lança son premier palet, qu'elle plaça près du but, figuré par un point blanc. Mais l'empereur, montrant plus d'adresse encore, le délogea et prit la place. On applaudit doucement. Ce fut pourtant Mme de Combelot qui gagna.

«Sire, qu'est-ce que nous avons joué?» demanda-t-elle avec hardiesse.

Il sourit, il ne répondit pas. Puis, se tournant, il dit:

«Monsieur Rougon, voulez-vous faire une partie avec moi.» Rougon s'inclina et prit les palets, tout en parlant de sa maladresse.

Un frémissement avait couru, parmi les personnes rangées aux deux bords de la table. Est-ce que Rougon, décidément, rentrait en grâce? Et l'hostilité sourde dans laquelle il marchait depuis son arrivée, se fondait, des têtes s'avançaient pour suivre ses palets d'un air de sympathie. M. La Rouquette, plus perplexe encore qu'avant le dîner, emmena sa sœur à l'écart, afin de savoir à quoi s'en tenir; mais elle ne put sans doute lui fournir aucune explication satisfaisante, car il revint avec un geste d'incertitude.

«Ah! très bien!» murmura Clorinde, à un coup délicatement joué par Rougon.

Et elle jeta des regards significatifs aux amis du grand homme qui se trouvaient là. L'heure était bonne pour le pousser dans l'amitié de l'empereur. Elle mena l'attaque. Ce fut, pendant un instant, une pluie d'éloges.

«Diable! laissa échapper Delestang, qui ne put trouver autre chose, sous l'ordre muet des yeux de sa femme.

– Et vous vous prétendiez maladroit! dit le chevalier Rusconi avec ravissement. Ah! sire, je vous en prie, ne jouez pas la France avec lui!

 

– Mais M. Rougon se conduirait très bien à l'égard de la France, j'en suis sûr», ajouta M. Beulin d'Orchère, en donnant un air fin à sa face de dogue.

Le mot était direct. L'empereur daignait sourire. Et il rit de bon cœur lorsque Rougon, embarrassé de ces compliments, répondit par cette explication, d'un air modeste:

»Mon Dieu! j'ai joué au bouchon, quand j'étais gamin.» En entendant rire Sa Majesté, toute la galerie éclata.

Ce fut, pendant un moment, une gaieté extraordinaire.

Clorinde, avec son flair de femme adroite, avait compris qu'en admirant Rougon, joueur très médiocre en somme, on flattait surtout l'empereur, qui montrait une supériorité incontestable. Cependant, M. de Plouguern ne s'était pas exécuté, jalousant ce succès. Elle vint le heurter légèrement du coude, comme par mégarde. Il comprit et s'extasia au premier palet lancé par son collègue. Alors, M. La Rouquette, emporté, risquant tout, s'écria:

«Très joli! le coup est d'un moelleux!» L'empereur ayant gagné, Rougon demanda une revanche. Les palets glissaient de nouveau sur le tapis de drap vert, avec un petit bruissement de feuille sèche, lorsqu'une gouvernante parut à la porte du salon de famille, tenant sur ses bras le prince impérial. L'enfant, âgé d'une vingtaine de mois, avait une robe blanche très simple, les cheveux ébouriffés, les yeux enflés de sommeil. D'ordinaire, lorsqu'il s'éveillait ainsi, le soir, on l'apportait un instant à l'impératrice, pour qu'elle l'embrassât. Il regardait la lumière de cet air profondément sérieux des petits garçons.

Un vieillard, un grand dignitaire, s'était précipité, traînant ses jambes goutteuses. Et se penchant, avec un tremblement sénile de la tête, il avait pris la petite main molle du prince, qu'il baisait, en murmurant de sa voix cassée:

«Monseigneur, monseigneur…» L'enfant, effrayé par l'approche de ce visage parcheminé, se rejeta vivement en arrière, poussa des cris terribles. Mais le vieillard ne le lâchait pas. Il protestait de son dévouement. On dut arracher à son adoration la petite main molle collée sur ses lèvres.

«Retirez-vous emportez-le», dit l'empereur impatienté à la gouvernante.

Le souverain venait de perdre la seconde partie. La belle commença. Rougon, prenant les éloges au sérieux, s'appliquait. Maintenant, Clorinde trouvait qu'il jouait trop bien. Elle lui souffla à l'oreille, au moment où il allait ramasser ses palets:

«J'espère que vous n'allez pas gagner.» Il sourit. Mais, brusquement, des abois violents se firent entendre. C'était Néro, le braque favori de l'empereur, qui, profitant d'une porte entrouverte, venait de s'élancer dans la galerie. Sa Majesté donnait l'ordre de l'emmener, et un huissier tenait déjà le chien par le collier, quand le vieillard, le grand dignitaire, se précipita de nouveau, en s'écriant: «Mon beau Néro, mon beau Néro…» Et il s'agenouilla presque sur le tapis, pour le prendre entre ses bras tremblants. Il lui serrait le museau contre sa poitrine, il lui posait de gros baisers sur la tête, répétant:

«Je vous en prie, sire, ne le renvoyez pas… Il est si beau!»

L'empereur consentit à ce qu'il restât. Alors, le vieillard eut un redoublement de caresses. Le chien ne s'épouvanta pas, ne grogna pas. Il lécha les mains sèches qui le flattaient.

Rougon, pendant ce temps, faisait des fautes. Il avait lancé un palet avec une telle gaucherie, que la rondelle de plomb garnie de drap était sautée dans le corsage d'une dame, qui la retira du milieu de ses dentelles, en rougissant. L'empereur gagna. Alors, délicatement, on lui laissa entendre qu'il avait remporté là une victoire sérieuse. Il en conçut une sorte d'attendrissement. Il s'en alla avec Rougon, causant, comme s'il croyait devoir le consoler. Ils marchèrent jusqu'au bout de la galerie, abandonnant la largeur de la pièce à un petit bal, qu'on organisait.

L'impératrice, qui venait de quitter le salon de famille, s'efforçait, avec une bonne grâce charmante, de combattre l'ennui grandissant des invités. Elle avait proposé de jouer aux petits papiers; mais il était déjà trop tard, on préféra danser. Toutes les dames se trouvaient alors réunies dans la galerie des Cartes. On envoya au fumoir chercher les hommes qui s'y cachaient. Et comme on se mettait en place pour un quadrille, M. de Combelot s'assit obligeamment devant le piano. C'était un piano mécanique, avec une petite manivelle, à droite du clavier. Le chambellan, d'un mouvement continu du bras, tournait, l'air sérieux.

«Monsieur Rougon, disait l'empereur, on m'a parlé d'un travail, un parallèle entre la Constitution anglaise et la nôtre… Je pourrai peut-être vous fournir des documents.

– Votre Majesté est trop bonne… Mais je nourris un autre projet, un vaste projet.» Et Rougon, voyant le souverain si affectueux, voulut profiter de l'occasion. Il expliqua son affaire tout au long, son rêve de grande culture dans un coin des Landes, le défrichement de plusieurs lieues carrées, la fondation d'une ville, la conquête d'une nouvelle terre.

Pendant qu'il parlait, l'empereur levait sur lui ses yeux mornes, où une lueur s'allumait. Il ne disait rien, il hochait la tête par moments. Puis, quand l'autre se tut:

«Sans doute… on pourrait voir…»

Et, se tournant vers un groupe voisin, composé de Clorinde, de son mari et de M. de Plouguern:

«Monsieur Delestang, donnez-nous donc votre avis… J'ai gardé le meilleur de ma visite à votre ferme-modèle de la Chamade.» Delestang s'approcha. Mais le cercle qui se formait autour de l'empereur dut reculer jusque dans l'embrasure d'une fenêtre. Mme de Combelot, en valsant, à demi pâmée entre les bras de M. La Rouquette, venait d'envelopper, d'un frôlement de sa longue traîne, les bas de soie de Sa Majesté. Au piano, M. de Combelot goûtait la musique qu'il faisait; il tournait plus vite, il balançait sa belle tête correcte; et, par moments, il abaissait un regard sur la caisse de l'instrument, comme surpris des sons graves, que certains tours de la manivelle ramenaient.

«J'ai eu le bonheur d'obtenir des veaux superbes cette année, grâce à un nouveau croisement de races, expliquait Delestang. Malheureusement, quand Votre Majesté est venue, les parcs étaient en réparation.» Et l'empereur parla culture, élevage, engrais, lentement, par monosyllabes. Depuis sa visite à la Chamade, il tenait Delestang en grande estime. Il louait surtout celui-ci d'avoir tenté pour le personnel de sa ferme un essai de vie en commun, avec tout un système de partage de certains bénéfices et de caisse de retraite.

Lorsqu'ils causaient ensemble, ils avaient des communautés d'idées, des coins d'humanitairerie qui les faisaient se comprendre à demi-mot.

«M. Rougon vous a parlé de son projet? demanda l'empereur.

– Oh! un projet superbe, répondit Delestang. On pourrait tenter en grand des expériences…» Il montra un véritable enthousiasme. La race porcine le préoccupait; les beaux types se perdaient en France.

Puis, il laissa entendre qu'il étudiait un nouvel aménagement des prairies artificielles. Mais il faudrait d'immenses terrains. Si Rougon réussissait, il irait là-bas appliquer son procédé. Et, brusquement, il s'arrêta: il venait d'apercevoir sa femme qui le regardait d'un air fixe. Depuis qu'il approuvait le projet de Rougon, elle pinçait les lèvres, furieuse, toute pâle.

«Mon ami», murmura-t-elle, en lui montrant le piano.

M. de Combelot, les doigts rompus, ouvrait la main, qu'il refermait ensuite doucement, pour se délasser. Il allait attaquer une polka, avec le sourire complaisant d'un martyr, lorsque Delestang courut lui offrir de le remplacer; ce qu'il accepta d'un air poli, comme s'il cédait une place d'honneur. Et Delestang, attaquant la polka, se mit à tourner la manivelle. Mais c'était autre chose. Il n'avait pas le jeu souple, le tour de poignet facile et moelleux du chambellan.

Rougon, pourtant, voulait obtenir un mot décisif de l'Empereur. Celui-ci, très séduit, lui demandait maintenant s'il ne comptait pas établir là-bas de vastes cités ouvrières; il serait aisé d'accorder à chaque famille un bout de terrain, une petite concession d'eau, des outils; et il promettait même de lui communiquer des plans, le projet d'une de ces cités qu'il avait jeté lui-même sur le papier, avec des maisons uniformes, où tous les besoins étaient prévus.

«Certainement, j'entre tout à fait dans les idées de Votre Majesté, répondit Rougon, que le socialisme nuageux du souverain impatientait. Nous ne pourrons rien faire sans elle… Ainsi, il faudra sans doute exproprier certaines communes. L'utilité publique devra être déclarée. Enfin, j'aurai à m'occuper de la formation d'une société… Un mot de votre Majesté est nécessaire…» L'œil de l'empereur s'éteignit. Il continuait à hocher la tête. Puis, sourdement, d'une voix à peine distincte, il répéta:

«Nous verrons… nous en causerons…» Et il s'éloigna, traversant de sa marche alourdie la figure d'un quadrille. Rougon fit bonne contenance, comme s'il avait eu la certitude d'une réponse favorable. Clorinde était radieuse. Peu après, parmi les hommes graves qui ne dansaient pas, la nouvelle courut que Rougon quittait Paris, qu'il allait se mettre à la tête d'une grande entreprise, dans le Midi. Alors, on vint le féliciter. On lui souriait d'un bout de galerie à l'autre. Il ne restait plus trace de l'hostilité du premier moment. Puisqu'il s'exilait de lui-même, on pouvait lui serrer la main, sans courir le risque de se compromettre. Ce fut un véritable soulagement pour beaucoup d'invités. M. La Rouquette, quittant la danse, en parla au chevalier Rusconi, d'un air enchanté d'homme mis à l'aise.

«Il fait bien; il accomplira de grandes choses là-bas, dit-il, Rougon est un homme très fort; mais, voyez-vous, il manque de tact politique.» Ensuite, il s'attendrit sur la bonté de l'empereur, qui, selon son expression, «aimait ses vieux serviteurs comme on aime d'anciennes maîtresses». Il s'acoquinait à eux, il éprouvait des regains de tendresse, après les ruptures les plus éclatantes. S'il avait invité Rougon à Compiègne, c'était sûrement par quelque muette lâcheté de cœur. Et le jeune député cita d'autres faits à l'honneur des bons sentiments de Sa Majesté: quatre cent mille francs donnés pour payer les dettes d'un général ruiné par une danseuse, huit cent mille francs offerts en cadeau de noce à un de ses anciens complices de Strasbourg et de Boulogne, près d'un million dépensé en faveur de la veuve d'un grand fonctionnaire.

«Sa cassette est au pillage, dit-il en terminant. Il ne s'est laissé nommer empereur que pour enrichir ses amis… Je hausse les épaules, quand j'entends les républicains lui reprocher sa liste civile. Il épuiserait dix listes civiles à faire le bien. C'est un argent qui retourne à la France.» Tout en parlant à demi-voix, M. La Rouquette et le chevalier Rusconi suivaient des yeux l'empereur.

Celui-ci achevait de faire le tour de la galerie. Il manœuvrait prudemment au milieu des danseuses, s'avançant muet et seul, dans le vide que le respect ouvrait devant lui. Quand il passait derrière les épaules nues d'une dame assise, il allongeait un peu le cou, les paupières pincées, avec un regard oblique et plongeant.

«Et une intelligence! dit à voix plus basse le chevalier Rusconi. Un homme extraordinaire!» L'empereur était arrivé près d'eux. Il resta là une minute, morne et hésitant. Puis il parut vouloir s'approcher de Clorinde, très gaie, en ce moment, très belle; mais elle le regarda hardiment, elle dut l'effrayer. Il se remit à marcher, la main gauche rejetée et appuyée sur les reins, roulant de l'autre main les bouts cirés de ses moustaches. Et, comme M. Beulin-d'orchère se trouvait en face de lui, il fit un détour, se rapprocha de biais, en disant:

«Vous ne dansez donc pas, monsieur le président?» Le magistrat avoua qu'il ne savait pas danser, qu'il n'avait jamais dansé de sa vie. Alors, l'empereur reprit, d'une voix encourageante:

«Ça ne fait rien, on danse tout de même.» Ce fut son dernier mot. Il gagna doucement la porte, il disparut.

«N'est-ce pas un homme extraordinaire? disait M. La Rouquette, qui répétait le mot du chevalier Rusconi. Hein? à l'étranger, on se préoccupe énormément de lui?» Le chevalier, en diplomate discret, répondit par de vagues signes de tête. Pourtant, il convint que toute l'Europe avait les yeux fixés sur l'empereur. Une parole prononcée aux Tuileries ébranlait les trônes voisins.

«C'est un prince qui sait se taire», ajouta-t-il, avec un sourire dont la fine ironie échappa qu jeune député.

Tous deux retournèrent galamment auprès des dames. Ils firent des invitations pour le prochain quadrille. Un aide de camp tournait depuis un quart d'heure la manivelle du piano. Delestang et M. de Combelot se précipitèrent, offrant de le remplacer.

 

Mais les dames crièrent:

«Monsieur de Combelot, monsieur de Combelot… Il tourne beaucoup mieux!» Le chambellan remercia d'un salut aimable, et tourna, avec une ampleur vraiment magistrale. Ce fut le dernier quadrille. On venait de servir le thé, dans le salon de famille. Néro, qui sortit de derrière un canapé, fut bourré de sandwiches. De petits groupes se formaient, causant d'une façon intime. M. de Plouguern avait emporté une brioche sur le coin d'une console; il mangeait, buvant de légères gorgées de thé, expliquant à Delestang, avec lequel il partageait sa brioche, comment il avait fini par accepter des invitations à Compiègne, lui dont on connaissait les opinions légitimistes. Mon Dieu! c'était bien simple: il croyait ne pas pouvoir refuser son concours à un gouvernement qui sauvait la France de l'anarchie. Il s'interrompit pour dire:

«Elle est excellente, cette brioche… Moi, j'avais assez mal dîné, ce soir.» A Compiègne, d'ailleurs, sa verve méchante était toujours en éveil. Il parla de la plupart des femmes présentes, avec une crudité de paroles dont Delestang rougissait. Il ne respectait que l'impératrice, une sainte; elle montrait une dévotion exemplaire, elle était légitimiste et aurait sûrement rappelé Henri V, si elle avait pu disposer librement du trône. Pendant un instant, il célébra les douceurs de la religion. Puis, comme il entamait de nouveau une anecdote graveleuse, l'impératrice justement rentra dans ses appartements, suivie de Mme de Llorentz. Sur le seuil de la porte, elle fit une grande révérence à l'assemblée. Tout le monde, silencieusement, s'inclina.

Les salons se vidèrent. On causait plus fort. Des poignées de main s'échangeaient. Quand Delestang chercha sa femme pour monter à leur chambre, il ne la trouva plus. Enfin Rougon, qui l'aidait, finit par la découvrir, assise à côté de M. de Marsy, sur un étroit canapé, au fond de ce petit salon, où Mme de Llorentz avait fait au comte une si terrible scène de jalousie, après le dîner. Clorinde riait très haut. Elle se leva, en apercevant son mari. Elle dit, sans cesser de rire:

«Bonsoir, monsieur le comte… Vous verrez demain, pendant la chasse, si je tiens mon pari.» Rougon la suivit des yeux, tandis que Delestang l'emmenait à son bras. Il aurait voulu les accompagner jusqu'à leur porte, pour lui demander quel était ce pari dont elle parlait; mais il dut rester là, retenu par M. de Marsy, qui le traitait avec un redoublement de politesse. Quand il fut libre, au lieu de monter se coucher, il profita d'une porte ouverte, il descendit dans le parc. La nuit était très sombre, une nuit d'octobre, sans une étoile, sans un souffle, noire et morte. Au loin, les hautes futaies mettaient des promontoires de ténèbres.

Il avait peine à distinguer devant lui la pâleur des allées. A cent pas de la terrasse, il s'arrêta. Son chapeau à la main, debout dans la nuit, il reçut un instant au visage toute la fraîcheur qui tombait. Ce fut un soulagement, comme un bain de force. Et il s'oublia à regarder sur la façade, à gauche, une fenêtre vivement éclairée; les autres fenêtres s'éteignaient, elle troua bientôt seule de son flamboiement la masse endormie du château.

L'empereur veillait. Brusquement, il crut voir son ombre, une tête énorme, traversée par des bouts de moustaches; puis deux autres ombres passèrent, l'une très grêle, l'autre forte, si large qu'elle bouchait toute la clarté. Il reconnut nettement, dans cette dernière, la colossale silhouette d'un agent de la police secrète, avec lequel Sa Majesté s'enfermait pendant des heures, par goût; et l'ombre grêle ayant passé de nouveau, il supposa qu'elle pouvait bien être une ombre de femme.

Tout disparut, la fenêtre reprit son éclat tranquille, la fixité de son regard de flamme, perdu dans les profondeurs mystérieuses du parc. Peut-être, maintenant, l'empereur songeait-il au défrichement d'un coin des Landes, à la fondation d'une ville ouvrière, où l'extinction du paupérisme serait tentée en grand. Souvent, il se décidait la nuit. C'était la nuit qu'il signait des décrets, écrivait des manifestes, destituait des ministres. Cependant, peu à peu, Rougon souriait; il se rappelait invinciblement une anecdote, l'empereur en tablier bleu, coiffé d'un bonnet de police fait d'un morceau de journal, collant du papier à trois francs le rouleau dans une pièce de Trianon, pour y loger une maîtresse; et il se l'imaginait, à cette heure, dans la solitude de son cabinet, au milieu du solennel silence, découpant des images qu'il collait à l'aide d'un petit pinceau, très proprement.

Alors, Rougon, levant les bras, se surprit à dire tout haut:

«Sa bande l'a fait, lui!» Il se hâta de rentrer. Le froid le prenait, surtout aux jambes, que sa culotte découvrait jusqu'aux genoux.

Le lendemain, vers neuf heures, Clorinde lui envoya Antonia qu'elle avait amenée, pour demander s'ils pouvaient, son mari et elle, venir déjeuner chez lui. Il s'était fait monter une tasse de chocolat. Il les attendit. Antonia les précéda, apportant le large plateau d'argent sur lequel on leur avait servi, dans leur chambre, deux tasses de café.

«Hein? ce sera plus gai, dit Clorinde en entrant.

Vous avez le soleil, de ce côté-ci… Oh! vous êtes beaucoup mieux que nous!» Et elle visita l'appartement. Il se composait d'une antichambre, dans laquelle se trouvait, à droite, la porte d'un cabinet de domestique; au fond, était la chambre à coucher, une vaste pièce tendue d'une cretonne écrue à grosses fleurs rouges, avec un grand lit d'acajou carré et une immense cheminée, où flambaient des troncs d'arbre.

«Parbleu! criait Rougon, il fallait réclamer! Moi, je n'aurais pas accepté un appartement sur la cour! Ah! si l'on courbe l'échine!.. Je l'ai dit hier soir à Delestang.» La jeune femme haussa les épaules, en murmurant:

«Lui! il tolérerait qu'on me logeât dans les greniers!» Elle voulut voir jusqu'au cabinet de toilette, dont toute la garniture était en porcelaine de Sèvres, blanc et or, marquée du chiffre impérial. Puis, elle vint devant la fenêtre. Un léger cri de surprise et d'admiration lui échappa. En face d'elle, à des lieues, la forêt de Compiègne emplissait l'horizon de la mer roulante de ses hautes futaies; des cimes monstrueuses moutonnaient, se perdaient dans un balancement ralenti de houle; et, sous le soleil blond de cette matinée d'octobre, c'étaient des mares d'or, des mares de pourpre, une richesse de manteau galonné traînant d'un bord du ciel à l'autre.

«Voyons, déjeunons», dit Clorinde.

Ils débarrassèrent une table, sur laquelle se trouvaient un encrier et un buvard. Ils trouvèrent piquant de se passer de leurs domestiques. La jeune femme, très rieuse, répétait qu'il lui avait semblé le matin se réveiller à l'auberge, une auberge tenue par un prince, au bout d'un long voyage fait en rêve. Ce déjeuner de hasard, sur des plateaux d'argent, la ravissait comme une aventure qui lui serait arrivée dans quelque pays inconnu, tout là-bas, disait-elle. Cependant, Delestang s'émerveillait sur la quantité de bois brûlant dans la cheminée. Il finit par murmurer, les yeux sur les flammes, d'un air absorbé:

«Je me suis laissé conter qu'on brûle pour quinze cents francs de bois par jour au château… Quinze cents francs! Hein? Rougon, le chiffre ne vous paraît pas un peu fort?» Rougon, qui buvait lentement son chocolat, se contenta de hocher la tête. Il était très préoccupé par la gaieté vive de Clorinde. Ce matin-là, elle semblait s'être levée avec une fièvre extraordinaire de beauté; elle avait ses grands yeux luisants de combat.