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Son Excellence Eugène Rougon

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«Il faut absolument qu'elle ait des remords!.. Exigez de l'auteur qu'il lui donne des remords!»

X

Rougon avait écrit à Du Poizat et à M. Kahn, pour qu'on lui évitât l'ennui d'une réception officielle aux portes de Niort. Il arriva un samedi soir, vers sept heures, et descendit directement à la préfecture, avec l'idée de se reposer jusqu'au lendemain midi; il était très las. Mais après le dîner, quelques personnes vinrent. La nouvelle de la présence du ministre devait déjà courir la ville. On ouvrit la porte d'un petit salon, voisin de la salle à manger; un bout de soirée s'organisa. Rougon, debout entre les deux fenêtres, fut obligé d'étouffer ses bâillements et de répondre d'une façon aimable aux compliments de bienvenue.

Un député du département, cet avoué qui avait hérité de la candidature officielle de M. Kahn, parut le premier, effaré, en redingote et en pantalon de couleur; et il s'excusait, il expliquait qu'il rentrait à pied d'une de ses fermes, mais qu'il avait quand même voulu saluer tout de suite Son Excellence. Puis, un homme gros et court se montra, sanglé dans un habit noir un peu juste, ganté de blanc, l'air cérémonieux et désolé. C'était le premier adjoint. Il venait d'être prévenu par sa bonne. Il répéta que M. le maire serait désespéré; M. le maire, qui attendait Son Excellence le lendemain seulement, se trouvait à sa propriété des Varades, à dix kilomètres. Derrière l'adjoint, défilèrent encore six messieurs; grands pieds, grosses mains, larges figures massives; le préfet les présenta comme des membres distingués de la Société de statistique. Enfin, le proviseur du lycée amena sa femme, une délicieuse blonde de vingt-huit ans, une Parisienne dont les toilettes révolutionnaient Niort. Elle se plaignit de la province à Rougon, amèrement.

Cependant, M. Kahn, qui avait dîné avec le ministre et le préfet, était très questionné sur la solennité du lendemain. On devait se rendre à une lieue de la ville, dans le quartier dit des Moulins, devant l'entrée d'un tunnel projeté pour le chemin de fer de Niort à Angers; et là Son Excellence le ministre de l'Intérieur mettrait lui même le feu à la première mine. Cela parut touchant.

Rougon faisait le bonhomme. Il voulait simplement honorer l'entreprise si laborieuse d'un vieil ami. D'ailleurs, il se considérait comme le fils adoptif du département des Deux-Sèvres, qui l'avait autrefois envoyé à l'Assemblée législative. A la vérité, le but de son voyage, vivement conseillé par Du Poizat, était de le montrer dans toute sa puissance à ses anciens électeurs, afin d'assurer complètement sa candidature, s'il lui fallait jamais un jour entrer au Corps législatif.

Par les fenêtres du petit salon, on voyait la ville noire et endormie. Personne ne venait plus. On avait appris trop tard l'arrivée du ministre. Cela tournait au triomphe, pour les gens zélés qui se trouvaient là. Ils ne parlaient pas de quitter la place, ils se gonflaient dans la joie d'être les premiers à posséder Son Excellence en petit comité. L'adjoint répétait plus haut, d'une voix dolente, sous laquelle perçait une grande jubilation:

«Mon Dieu! que M. le maire va être contrarié!.. et M. le président! et M. le procureur impérial! et tous ces messieurs!» Vers neuf heures pourtant, on put croire que la ville était dans l'anti-chambre. Il y eut un bruit imposant de pas. Puis, un domestique vint dire que M. le commissaire central désirait présenter ses hommages à Son Excellence. Et ce fut Gilquin qui entra, Gilquin superbe, en habit, portant des gants paille et des bottines de chevreau. Du Poizat l'avait casé dans son département. Gilquin très convenable, ne gardait qu'un dandinement un peu osé des épaules et la manie de ne pas se séparer de son chapeau appuyé contre sa hanche, légèrement renversé, dans une pose étudiée sur quelque gravure de tailleur. Il s'inclina devant Rougon, en lui murmurant avec une humilité exagérée:

«Je me rappelle au bon souvenir de son Excellence, que j'ai eu l'honneur de rencontrer plusieurs fois à Paris.» Rougon sourit. Ils causèrent un instant. Gilquin passa ensuite dans la salle à manger, où l'on venait de servir le thé. Il y trouva M. Kahn, en train de revoir, sur un coin de la table, la liste des invitations pour le lendemain. Dans le petit salon, maintenant, on parlait de la grandeur du règne; Du Poizat, debout à côté de Rougon, exaltait l'empire; et tous deux échangeaient des saluts, comme s'ils s'étaient félicités d'une œuvre personnelle, en face des Niortais béants d'une admiration respectueuse.

«Sont-ils forts, ces mâtins-là!» murmura Gilquin, qui suivait la scène par la porte grande ouverte.

Et, tout en versant du rhum dans son thé, il poussa le coude de M. Kahn. Du Poizat, maigre et ardent, avec ses dents blanches mal rangées et sa face d'enfant fiévreux, où le triomphe avait mis une flamme, faisait rire d'aise Gilquin, qui le trouvait «très réussi».

«Hein? Vous ne l'avez pas vu arriver dans le département? continua-t-il à voix basse. Moi, j'étais avec lui. Il tapait les pieds d'un air rageur en marchant. Allez, il devait en avoir gros sur le cœur contre les gens d'ici.

Depuis qu'il est dans sa préfecture, il se régale à se venger de son enfance. Et les bourgeois qui l'ont connu pauvre diable autrefois n'ont pas envie aujourd'hui de sourire, quand il passe, je vous en réponds! Oh! c'est un préfet solide, un homme tout à son affaire. Il ne ressemble guère à ce Langlade que nous avons remplacé, un garçon à bonnes fortunes, blond comme une fille… Nous avons trouvé des photographies de dames très décolletées jusque dans les dossiers du cabinet.» Gilquin se tut un instant. Il croyait s'apercevoir que, d'un angle du petit salon, la femme du proviseur ne le quittait pas des yeux. Alors, voulant développer les grâces de son buste, il se plia pour dire de nouveau à M. Kahn:

«Vous a-t-on raconté l'entrevue de Du Poizat avec son père? Oh! l'aventure la plus amusante du monde!..

Vous savez que le vieux est un ancien huissier qui a amassé un magot en prêtant à la petite semaine, et qui vit maintenant comme un loup, au fond d'une vieille maison en ruine, avec des fusils chargés dans son vestibule… Or, Du Poizat, auquel il a prédit vingt fois l'échafaud, rêvait depuis longtemps de l'écraser. Ça entrait pour une bonne moitié dans son désir d'être préfet ici… Un matin donc, Du Poizat endosse son plus bel uniforme, et, sous le prétexte de faire une tournée, va frapper à la porte du vieux. On parlemente un bon quart d'heure. Enfin le vieux ouvre. Un petit vieillard blême qui regarde d'un air hébété les broderies de l'uniforme.

Et savez-vous ce qu'il a dit, dès la seconde phrase, quand il a su que son fils était préfet? "Hein! Léopold, n'envoie plus toucher les contributions!" Au demeurant, ni émotion, ni surprise… Lorsque Du Poizat est revenu, il pinçait les lèvres, la face blanche comme un linge. Cette tranquillité de son père l'exaspérait. En voilà un sur le dos duquel il ne montera jamais!»

M. Kahn hochait discrètement la tête. Il avait remis la liste des invitations dans sa poche, il prenait à son tour une tasse de thé, en jetant des coups d'œil dans le salon voisin.

«Rougon dort debout, dit-il. Ces imbéciles devraient bien le laisser aller se coucher. Il faut qu'il soit solide pour demain. Je ne l'avais pas revu, reprit Gilquin. Il a engraissé.» Puis, il baissa encore la voix, il répéta:

«Très forts, ces gaillards!.. Ils ont manigancé je ne sais quoi, au moment du grand coup. Moi, je les avais avertis. Le lendemain, patatras! la danse a eu lieu tout de même. Rougon prétend qu'il est allé à la préfecture, où personne n'a voulu le croire. Enfin, ça le regarde, on n'a pas besoin d'en causer… Cet animal de Du Poizat m'avait payé un fameux déjeuner dans un café des boulevards. Oh! quelle journée! Nous avons dû passer la soirée au théâtre; je ne me souviens plus bien, j'ai dormi deux jours.» Sans doute M. Kahn trouvait les confidences de Gilquin inquiétantes. Il quitta la salle à manger. Alors, Gilquin, resté seul, se persuada que la femme du proviseur le regardait décidément. Il rentra dans le salon, s'empressa auprès d'elle, finit par lui apporter du thé, des petits fours, de la brioche. Il était vraiment fort bien; il ressemblait à un homme comme il faut mal élevé, ce qui paraissait attendrir un peu la belle blonde.

Cependant, le député démontrait la nécessité d'une nouvelle église à Niort, l'adjoint demandait un pont, le proviseur parlait d'agrandir les bâtiments du lycée, tandis que les six membres de la Société de statistique, muets, approuvaient tout de la tête.

«Nous verrons demain, messieurs, répondit Rougon, les paupières à demi fermées. Je suis ici pour connaître vos besoins et faire droit à vos requêtes.» Dix heures sonnaient, lorsqu'un domestique vint dire un mot au préfet, qui se pencha aussitôt à l'oreille du ministre. Celui-ci se hâta de sortir. Mme Correur l'attendait, dans une pièce voisine. Elle était avec une fille grande et mince, la figure fade, toute salie de taches de rousseur.

«Comment, vous êtes à Niort! s'écria Rougon.

– Depuis cet après-midi seulement, dit Mme Correur. Nous sommes descendus là, en face, place de la Préfecture, à l'hôtel de Paris.» Et elle expliqua qu'elle arrivait de Coulonges, où elle avait passé deux jours. Puis, s'interrompant pour montrer la grande fille.

«Mademoiselle Herminie Billecoq, qui a bien voulu m'accompagner.» Herminie Billecoq fit une révérence cérémonieuse.

Mme Correur continua:

«Je ne vous ai pas parlé de ce voyage, parce que vous m'auriez peut-être blâmée; mais c'était plus fort que moi, je voulais voir mon frère… Quand j'ai appris votre voyage à Niort, je suis accourue. Nous vous guettions, nous vous avons regardé entrer à la préfecture; seulement nous avons jugé préférable de nous présenter très tard. Ces petites villes sont si méchantes!» Rougon approuva de la tête. Mme Correur, en effet, grasse, peinte en rose, habillée de jaune, lui semblait compromettante en province.

 

«Et vous avez vu votre frère? demanda-t-il.

– Oui, murmura-t-elle, les dents serrées, je l'ai vu.

Mme Martineau n'a pas osé me mettre à la porte. Elle avait pris la pelle, elle faisait brûler du sucre… Ce pauvre frère! Je savais qu'il était malade, mais ça m'a donné un coup tout de même de le voir si décharné. Il m'a promis de ne pas me déshériter; cela serait contraire à ses principes. Le testament est fait, la fortune doit être partagée entre moi et Mme Martineau… N'est-ce pas, Herminie?

– La fortune doit être partagée, affirma la grande fille. Il l'a dit quand vous êtes entrée, il l'a répété quand il vous a montré la porte. Oh! c'est sûr, je l'ai entendu.»

Cependant, Rougon poussait les deux femmes, en disant:

«Eh bien, je suis enchanté! Vous êtes plus tranquille maintenant. Mon Dieu, les querelles de famille, ça finit toujours par s'arranger… Allons, bonsoir. Je vais me coucher.» Mais Mme Correur l'arrêta. Elle avait tiré son mouchoir de la poche, elle se tamponnait les yeux, prise d'une crise brusque de désespoir.

«Ce pauvre Martineau!.. Il a été si bon, il m'a pardonné avec tant de simplicité!.. Si vous saviez, mon ami… C'est pour lui que je suis accourue, c'est pour vous supplier en sa faveur…» Les larmes lui coupèrent la voix. Elle sanglotait. Rougon, étonné, ne comprenant pas, regardait les deux femmes. Mlle Herminie Billecoq, elle aussi, pleurait, mais plus discrètement; elle était très sensible, elle avait l'attendrissement contagieux. Ce fut elle qui put balbutier la première:

«M. Martineau s'est compromis dans la politique.» Alors, Mme Correur se mit à parler avec volubilité.

«Vous vous souvenez, je vous ai témoigné des craintes, un jour. J'avais un pressentiment… Martineau devenait républicain. Aux dernières élections, il s'était exalté et avait fait une propagande acharnée pour le candidat de l'opposition. Je connaissais des détails que je ne veux pas dire. Enfin, tout cela devait mal tourner… Dès mon arrivée à Coulonges, au Lion d'Or, où nous avons pris une chambre, j'ai questionné les gens, j'en ai appris encore plus long. Martineau a fait toutes les bêtises. Ça n'étonnerait personne dans le pays, s'il était arrêté. On s'attend à voir les gendarmes l'emmener d'un jour à l'autre… Vous pensez quelle secousse pour moi! Et j'ai songé à vous, mon ami…» De nouveau, sa voix s'éteignit dans des sanglots. Rougon cherchait à la rassurer. Il parlerait de l'affaire à Du Poizat, il arrêterait les poursuites, si elles étaient commencées. Même il laissa échapper cette parole:

«Je suis le maître, allez dormir tranquille.» Mme Correur hochait la tête, en roulant son mouchoir, les yeux séchés. Elle finit par reprendre, à demi-voix:

«Non, non, vous ne savez pas. C'est plus grave que vous ne croyez… Il mène Mme Martineau à la messe et reste à la porte, en affectant de ne jamais mettre le pied dans l'église, ce qui est un sujet de scandale chaque dimanche. Il fréquente un ancien avocat retiré là-bas, un homme de 48, avec lequel on l'entend pendant des heures parler de choses terribles. On a souvent aperçu des hommes de mauvaise mine se glisser la nuit dans son jardin, sans doute pour venir prendre un mot d'ordre.» A chaque détail, Rougon haussait les épaules; mais Mlle Herminie Billecoq ajouta vivement, comme fâchée d'une telle tolérance:

«Et les lettres qu'il reçoit de tous les pays, avec des cachets rouges; c'est le facteur qui nous a dit cela. Il ne voulait pas parler, il était tout pâle. Nous avons dû lui donner vingt sous… Et son dernier voyage, il y a un mois. Il est resté huit jours dehors, sans que personne dans le pays puisse encore savoir aujourd'hui où il est allé. La dame du Lion d'Or nous a assuré qu'il n'avait pas même emporté de malle.

– Herminie, je vous en prie! dit Mme Correur d'un air inquiet. Martineau est dans d'assez vilains draps. Ce n'est pas à nous de le charger.» Rougon maintenant écoutait, en examinant tour à tour les deux femmes. Il devenait très grave.

«S'il est si compromis que cela…», murmura-t-il.

Il crut voir une flamme s'allumer dans les yeux troublés de Mme Correur. Il continua:

«Je ferai mon possible, mais je ne promets rien.

– Ah! il est perdu, il est bien perdu! s'écria Mme Correur. Je le sens, voyez-vous… Nous ne voulons rien dire. Si nous vous disions tout…» Elle s'interrompit pour mordre son mouchoir.

«Moi qui ne l'avais pas vu depuis vingt ans! Et je le retrouve pour ne le revoir jamais peut-être!.. Il a été si bon, si bon!» Herminie eut un léger hochement des épaules. Elle faisait à Rougon des signes pour lui donner à entendre qu'il fallait pardonner au désespoir d'une sœur, mais que le vieux notaire était le pire des gredins.

«A votre place, reprit-elle, je dirais tout. Ça vaudrait mieux.»

Alors, Mme Correur parut se décider à un grand effort. Elle baissa encore la voix.

«Vous vous rappelez les Te Dem» qu'on a chantés partout, quand l'empereur a été si miraculeusement sauvé, devant l'Opéra… Eh bien, le jour où l'on a chanté le Te Deum» à Coulonges, un voisin a demandé à Martineau s'il n'allait pas à l'église, et ce malheureux a répondu: "Pour quoi faire, à l'église? Je me moque bien de l'empereur!"

– "Je me moque bien de l'empereur!" répéta Mlle Herminie Billecoq d'un air consterné.

– Comprenez-vous mes craintes maintenant? continua l'ancienne maîtresse d'hôtel. Je vous l'ai dit, ça n'étonnerait personne dans le pays s'il était arrêté.» En prononçant cette phrase, elle regardait Rougon fixement. Celui-ci ne parla pas tout de suite. Il semblait interroger une dernière fois cette grosse face molle, où des yeux pâles clignotaient sous les rares poils blonds des sourcils. Il s'arrêta un instant au cou gras et blanc.

Puis, il ouvrit les bras, il s'écria:

«Je ne puis rien, je vous assure. Je ne suis pas le maître.» Et il donna des raisons. Il se faisait un scrupule, disait-il, d'intervenir dans ces sortes d'affaires. Si la justice se trouvait saisie, les choses devaient avoir leur cours. Il aurait préféré ne pas connaître Mme Correur, parce que son amitié pour elle allait lui lier les mains; il s'était juré de ne jamais rendre certains services à ses amis. Enfin, il se renseignerait. Et il cherchait à la consoler déjà, comme si son frère était déjà en route pour quelque colonie. Elle baissait la tête, elle avait de petits hoquets qui secouaient l'énorme paquet de cheveux blonds dont elle chargeait sa nuque. Pourtant, elle se calmait. Comme elle prenait congé, elle poussa Herminie devant elle, en disant:

«Mademoiselle Herminie Billecoq… Je vous l'ai présentée, je crois. Pardonnez, j'ai la tête si malade!.. C'est cette demoiselle que nous sommes parvenus à doter.

L'officier, son séducteur, n'a pu encore l'épouser, à cause des formalités qui sont interminables… Remerciez Son Excellence, ma chère.» La grande fille remercia en rougissant, avec la mine d'une innocente devant laquelle on a lâché un gros mot.

Mme Correur la laissa sortir la première; puis, serrant fortement la main de Rougon, se penchant vers lui, elle ajouta:

«Je compte sur vous, Eugène.» Quand le ministre revint dans le petit salon, il le trouva vide. Du Poizat avait réussi à congédier le député, le premier adjoint et les six membres de la Société de statistique. M. Kahn lui-même était parti, après avoir pris rendez-vous pour le lendemain, à dix heures. Il ne restait dans la salle à manger que la femme du proviseur et Gilquin, qui mangeaient des petits fours, en causant de Paris; Gilquin roulait des yeux tendres, parlait des courses, du Salon de peinture, d'une première représentation à la Comédie-Française, avec l'aisance d'un homme auquel tous les mondes étaient familiers. Pendant ce temps, le proviseur donnait à voix basse au préfet des renseignements sur un professeur de quatrième soupçonné d'être républicain.

Il était onze heures. On se leva, on salua Son Excellence; et Gilquin se retirait avec le proviseur et sa femme, en offrant son bras à cette dernière, lorsque Rougon le retint.

«Monsieur le commissaire central, un mot, je vous prie.».

Puis, lorsqu'ils furent seuls, il s'adressa à la fois au commissaire et au préfet.

«Qu'est-ce donc que l'affaire Martineau?.. Cet homme est-il réellement très compromis?» Gilquin eut un sourire. Du Poizat fournit quelques renseignements.

«Mon Dieu, je ne pensais pas à lui. On l'a dénoncé.

J'ai reçu des lettres… Il est certain qu'il s'occupe de politique. Mais il y a déjà eu quatre arrestations dans le département. J'aurais préféré, pour arriver au nombre de cinq que vous m'avez fixé, faire coffrer un professeur de quatrième qui lit à ses élèves des livres révolutionnaires.

– J'ai appris des faits bien graves, dit sévèrement Rougon. Les larmes de sa sœur ne doivent pas sauver ce Martineau, s'il est vraiment si dangereux. Il y a là une question de salut public.»

Et se tournant vers Gilquin:

«Qu'en pensez-vous?

– Je procéderai demain à l'arrestation, répondit celui-ci. Je connais toute l'affaire. J'ai vu Mme Correur à l'hôtel de Paris, où je dîne d'habitude.» Du Poizat ne fit aucune objection. Il tira un petit carnet de sa poche, biffa un nom pour en écrire un autre au-dessus, tout en recommandant au commissaire central de faire surveiller quand même le professeur de quatrième. Rougon accompagna Gilquin jusqu'à la porte. Il reprit:

«Ce Martineau est un peu souffrant, je crois. Allez en personne à Coulonges. Soyez très doux.» Mais Gilquin se redressa d'un air blessé. Il oublia tout respect, il tutoya Son Excellence.

«Me prends-tu pour un sale mouchard! s'écria-t-il.

Demande à Du Poizat l'histoire de ce pharmacien que j'ai arrêté au lit, avant-hier. Il y avait, dans le lit, la femme d'un huissier. Personne n'a rien su… J'agis toujours en homme du monde.» Rougon dormit neuf heures d'un sommeil profond.

Quand il ouvrit les yeux le lendemain, vers huit heures et demie, il fit appeler Du Poizat, qui arriva, un cigare aux dents, l'air très gai. Ils causèrent, ils plaisantèrent comme autrefois, lorsqu'ils habitaient chez Mme Mélanie Correur, et qu'ils allaient se réveiller, le matin, avec des tapes sur leurs cuisses nues. Tout en se débarbouillant, le ministre demanda au préfet des détails sur le pays, les histoires des fonctionnaires, les besoins des uns, les vanités des autres. Il voulait pouvoir trouver pour chacun une phrase aimable.

«N'ayez pas peur, je vous soufflerai!» dit Du Poizat en riant.

Et, en quelques mots, il le mit au courant, il le renseigna sur les personnages qui l'approcheraient. Rougon, parfois, lui faisait répéter un fait pour le mieux caser dans sa mémoire. A dix heures, M. Kahn arriva.

Ils déjeunèrent tous les trois, en arrêtant les derniers détails de la solennité. Le préfet ferait un discours; M. Kahn aussi. Rougon prendrait la parole le dernier.

Mais il serait bon de provoquer un quatrième discours.

Un instant, ils songèrent au maire; seulement Du Poizat le trouvait trop bête, et il conseilla de choisir l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, qui se trouvait naturellement désigné, mais dont M. Kahn craignait l'esprit critique. Enfin, ce dernier, en sortant de table, emmena le ministre à l'écart, pour lui indiquer les points sur lesquels il serait heureux de le voir insister, dans son discours.

Le rendez-vous était pour dix heures et demie, à la préfecture. Le maire et le premier adjoint se présentèrent ensemble; le maire balbutiait, était au désespoir de ne s'être pas trouvé à Niort, la veille; tandis que le premier adjoint affectait de demander à Son Excellence si elle avait passé une bonne nuit, si elle se sentait remise de sa fatigue. Ensuite, parurent le président du tribunal civil, le procureur impérial et ses deux substituts, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées, que suivirent à la file le receveur général, le directeur des contributions directes et le conservateur des hypothèques. Plusieurs de ces messieurs étaient avec leurs dames, la femme du proviseur, la jolie blonde, vêtue d'une toilette bleu ciel du plus piquant effet, causa une grosse émotion; elle pria Son Excellence d'excuser son mari, retenu au lycée par une attaque de goutte, qui l'avait pris la veille au soir en rentrant. Cependant, d'autres personnages arrivaient: le colonel du 78e de ligne caserné à Niort, le président du tribunal de commerce, les deux juges de paix de la ville, le conservateur des eaux et forêts accompagné de ses trois demoiselles, des conseillers municipaux, des délégués de la Chambre consultative des arts et manufactures, de la Société de statistique et du Conseil des prud'hommes.

 

La réception avait lieu dans un grand salon de la préfecture. Du Poizat faisait les présentations. Et le ministre, souriant, plié en deux, accueillait chaque personne en vieille connaissance. Il savait des particularités étonnantes sur chacune d'elles. Il parla au procureur impérial, très élogieusement, d'un réquisitoire prononcé dernièrement par lui dans une affaire d'adultère; il demanda d'une voix émue au directeur des contributions directes des nouvelles de madame, alitée depuis deux mois; il retint un instant le colonel du 78e de ligne, pour lui montrer qu'il n'ignorait pas les brillantes études de son fils à Saint-Cyr; il causa chaussures avec un conseiller municipal qui possédait de grands ateliers de cordonnerie, et entama avec le conservateur des hypothèques, archéologue passionné, une discussion sur une pierre druidique découverte la semaine précédente. Quand il hésitait, cherchant sa phrase, Du Poizat venait à son aide d'un mot habilement soufflé. D'ailleurs, il gardait un aplomb superbe.

Comme le président du tribunal de commerce entrait et s'inclinait devant lui, il s'écria d'une voix affable:

«Vous êtes seul, monsieur le président? J'espère bien que vous amènerez madame au banquet, ce soir…» Il s'arrêta, en voyant autour de lui l'embarras des figures. Du Poizat le poussait légèrement du coude.

Alors, il se souvint que le président du tribunal de commerce vivait séparé de sa femme, à la suite de certains faits scandaleux. Il s'était trompé, il avait cru parler à l'autre président, au président du tribunal civil. Cela ne troubla en rien son aplomb. Souriant toujours, sans chercher à revenir sur sa maladresse, il reprit d'un air fin:

«J'ai une bonne nouvelle à vous annoncer, monsieur.

Je sais que mon collègue le garde des Sceaux vous a porté pour la décoration… C'est une indiscrétion. Gardez-moi le secret.» Le président du tribunal de commerce devint très rouge. Il suffoquait de joie. Autour de lui, on s'empressait, on le félicitait; pendant que Rougon prenait note mentalement de cette croix donnée avec tant d'à-propos, pour ne pas oublier d'avertir son collègue. C'était le mari trompé qu'il décorait. Du Poizat eut un sourire d'admiration.

Cependant, il y avait une cinquantaine de personnes dans le grand salon. On attendait toujours, les visages muets, les regards gênés.

«L'heure avance, on pourrait partir», murmura le ministre.

Mais le préfet se pencha, lui expliqua que le député, l'ancien adversaire de M. Kahn, n'était pas encore là.

Enfin celui-ci entra, tout suant; sa montre avait dû s'arrêter, il n'y comprenait rien. Puis, voulant rappeler devant tous sa visite de la veille, il commença une phrase:

«Comme je le disais hier soir à Votre Excellence…» Et il marcha à côté de Rougon, en lui annonçant qu'il retournerait le lendemain matin à Paris. Le congé de Pâques avait pris fin le mardi, la session était rouverte.

Mais il avait cru devoir rester quelques jours de plus à Niort, pour faire les honneurs du département à Son Excellence.

Tous les invités étaient descendus dans la cour de la préfecture, où une dizaine de voitures, rangées des deux côtés du perron, attendaient. Le ministre monta avec le député, le préfet et le maire, dans une calèche qui prit la tête. Le reste des invités s'empila le plus hiérarchiquement possible; il y avait là deux autres calèches, trois victorias et des chars à bancs à six et à huit places. Dans la rue de la Préfecture, le défilé s'organisa. On partit au petit trot. Les rubans des dames s'envolaient, tandis que leurs jupes débordaient par-dessus les portières. Les chapeaux noirs des messieurs miroitaient au soleil. Il fallut traverser tout un bout de la ville. Le long des rues étroites, le pavé aigu secouait rudement les voitures qui passaient avec un bruit de ferraille. Et à toutes les fenêtres, sur toutes les portes, les Niortais saluaient sans un cri, cherchant Son Excellence, très surpris de voir la redingote bourgeoise du ministre à côté de l'habit brodé du préfet.

Au sortir de la ville, on roula sur une large promenade plantée d'arbres magnifiques. Il faisait très doux; une belle journée d'avril, un ciel clair, tout blond de soleil. La route, droite et unie, s'enfonçait au milieu de jardins pleins de lilas et d'abricotiers en fleur. Puis les champs s'élargirent en vastes cultures, coupées de loin en loin, par un bouquet d'arbres. Dans les voitures, on causait.

«Voilà une filature, n'est-ce pas?» dit Rougon, à l'oreille duquel le préfet se penchait.

Et s'adressant au maire, lui montrant le bâtiment de briques rouges, au bord de l'eau:

«Une filature qui vous appartient, je crois… On m'a parlé de votre nouveau système de cardage pour les laines. Je tâcherai de trouver un instant afin de visiter toutes ces merveilles.» Il demanda des détails sur la puissance motrice de la rivière. Selon lui, les moteurs hydrauliques dans de bonnes conditions, avaient d'énormes avantages. Et il émerveilla le maire par ses connaissances techniques.

Les autres voitures suivaient, un peu débandées. Des conversations arrivaient, hérissées de chiffres, au milieu du trot assourdi des chevaux. Un rire perlé sonna, qui fit tourner toutes les têtes: c'était la femme du proviseur, dont l'ombrelle venait de s'envoler sur un tas de cailloux.

«Vous possédez une ferme par ici, reprit Rougon en souriant au député. La voilà, sur ce coteau, si je ne me trompe… Des prairies superbes! Je sais, d'ailleurs, que vous vous occupez d'élevage, et que vous avez eu des vaches couronnées, aux derniers comices agricoles.» Alors, ils parlèrent bestiaux. Les prairies, trempées de soleil, avaient une douceur de velours vert. Toute une nappe de fleurs y naissaient. Des rideaux de grands peupliers ménageaient des échappées d'horizon, des coins de paysage adorables. Une vieille femme qui conduisait un âne dut arrêter la bête au bord du chemin, pour laisser passer le cortège. Et l'âne se mit à braire, effaré par cette procession de voitures, dont les panneaux vernis luisaient dans la campagne. Les dames en toilette, les hommes gantés, tinrent leur sérieux.

On monta, à gauche, une légère pente; puis, on redescendit. On était arrivé. C'était un creux dans les terres, le cul-de-sac d'un étroit vallon, une sorte de trou étranglé entre trois coteaux qui faisaient muraille. De la campagne environnante, en levant les yeux, on ne voyait, sur le ciel noir, que les carcasses crevées de deux moulins en ruine. Là, au fond, au milieu d'un carré d'herbe, une tente était dressée, de la toile grise bordée d'un large galon rouge, avec des trophées de drapeaux, sur les quatre faces. Un millier de curieux venus à pied, des bourgeois, des dames, des paysans du quartier, s'étageaient à droite, du côté de l'ombre, le long de l'amphithéâtre formé par un des coteaux. Devant la tente, un détachement du 78e de ligne se trouvait sous les armes, en face des pompiers de Niort, dont le bel ordre était très remarqué; tandis que, au bord de la pelouse, une équipe d'ouvriers, en blouses neuves, attendaient, ayant à leur tête des ingénieurs boutonnés dans leurs redingotes. Dès que les voitures se montrèrent, la Société philharmonique de la ville, une société composée d'instrumentistes amateurs, se mit à jouer l'ouverture de La Dame blanche.

«Vive Son Excellence!» crièrent quelques voix, que le bruit des instruments étouffa.

Rougon descendit de voiture. Il levait les yeux, il regardait le trou au fond duquel il se trouvait, fâché de cet étranglement de l'horizon, qui lui semblait rapetisser la solennité. Et il resta là un instant dans l'herbe, attendant un compliment de bienvenue. Enfin, M. Kahn accourut. Il s'était échappé de la préfecture aussitôt après le déjeuner; seulement il venait, par prudence, d'examiner la mine à laquelle Son Excellence devait mettre le feu. Ce fut lui qui conduisit le ministre jusqu'à la tente. Les invités suivaient. Il y eut un moment de confusion. Rougon demandait des renseignements.