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Son Excellence Eugène Rougon

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«Alors, c'est dans cette tranchée que doit s'ouvrir le tunnel?

– Parfaitement, répondit M. Kahn. La première mine est creusée dans ce rocher rougeâtre, où Votre Excellence voit un drapeau.» Le coteau du fond, entamé à la pioche, montrait le roc. Des arbustes déracinés pendaient parmi les déblais. On avait semé de feuillages le sol de la tranchée. M. Kahn indiqua encore de la main le tracé de la voie ferrée, que marquait une double file de jalons, alignant des bouts de papier blanc, au milieu des sentiers, des herbes, des buissons. C'était un coin paisible de nature à éventrer.

Pourtant, les autorités avaient fini par se caser sous la tente. Les curieux, derrière, se penchaient, pour voir entre les toiles. La Société philharmonique achevait l'ouverture de La Dame blanche.

«Monsieur le ministre, dit tout à coup une voix aiguë qui vibra dans le silence, je tiens à remercier le premier Votre Excellence d'avoir bien voulu accepter l'invitation que nous nous sommes permis de lui adresser. Le département des Deux-Sèvres gardera un éternel souvenir…» C'était Du Poizat qui venait de prendre la parole. Il se tenait à trois pas de Rougon, debout tous les deux; et, à certaines chutes de phrases cadencées, ils inclinaient légèrement la tête l'un vers l'autre. Il parla ainsi un quart d'heure, rappelant au ministre la façon brillante dont il avait représenté le département à l'Assemblée législative; la ville de Niort avait inscrit son nom dans ses annales comme celui d'un bienfaiteur, et brûlait de lui témoigner sa reconnaissance en toute occasion. Du Poizat s'était chargé de la partie politique et pratique.

Par moments, sa voix se perdait dans le plein air. Alors, on ne voyait plus que ses gestes, un mouvement régulier de son bras droit; et le millier de curieux étagés sur le coteau s'intéressaient aux broderies de sa manche, dont l'or luisait dans un coup de soleil.

Ensuite, M. Kahn s'avança au milieu de la tente. Lui, avait la voix très grosse. Il aboyait certains mots. Le fond du vallon formait écho et renvoyait les fins de phrase sur lesquelles il appuyait trop complaisamment.

Il conta ses longs efforts, les études, les démarches qu'il avait dû faire pendant près de quatre ans, pour doter le pays d'une nouvelle voie ferrée. Maintenant, toutes les prospérités allaient pleuvoir sur le département; les champs seraient fertilisés, les usines doubleraient leur fabrication, la vie commerciale pénétrerait jusque dans les plus humbles villages; et il semblait, à l'entendre, que les Deux-Sèvres devenaient, sous ses mains élargies, une contrée de cocagne, avec des ruisseaux de lait et des bosquets enchantés, où des tables chargées de bonnes choses attendaient les passants. Puis, brusquement, il affecta une modestie outrée. On ne lui devait aucune gratitude, il n'aurait jamais mené à bien un aussi vaste projet, sans le haut patronage dont il était fier. Et, tourné vers Rougon, il l'appela «l'illustre ministre, le défenseur de toutes les idées nobles et utiles». En terminant, il célébra les avantages financiers de l'affaire. A la Bourse, on s'arrachait les actions.

Heureux les rentiers qui avaient pu placer leur argent dans une entreprise à laquelle Son Excellence le ministre de l'Intérieur voulait attacher son nom!

«Très bien, très bien!» murmurèrent quelques invités.

Le maire et plusieurs représentants de l'autorité serrèrent la main de M. Kahn qui affectait d'être très ému.

Au-dehors, des applaudissements éclataient. La Société philharmonique crut devoir attaquer un pas redoublé; mais le premier adjoint se précipita, envoya un pompier pour faire taire la musique. Pendant ce temps, sous la tente, l'ingénieur en chef des ponts et chaussées hésitait, disait qu'il n'avait rien préparé. L'insistance du préfet le décida. M. Kahn, très inquiet, murmura à l'oreille de ce dernier:

«Vous avez eu tort. Il est mauvais comme la gale.» L'ingénieur en chef était un homme long et maigre, qui avait de grandes prétentions à l'ironie. Il parlait lentement, en tordant le coin de sa bouche, toutes les fois qu'il voulait lancer une épigramme. Il commença par écraser M. Kahn sous les éloges. Puis, les allusions méchantes arrivèrent. Il jugea en quelques mots le projet de chemin de fer, avec ce dédain des ingénieurs du gouvernement pour les travaux des ingénieurs civils. Il rappela le contre-projet de la Compagnie de l'Ouest, qui devait passer par Thouars, et insista, sans paraître y mettre de malice, sur le coude du tracé de M. Kahn, desservant les hauts fourneaux de Bressuire. Le tout sans brutalité aucune, mêlé de phrases aimables, procédant par coups d'épingle, sentis des seuls initiés. Il fut plus cruel encore en finissant. Il parut regretter que «l'illustre ministre» vînt se compromettre dans une affaire dont le côté financier donnait des inquiétudes à tous les hommes d'expérience. Il faudrait des sommes énormes; la plus grande honnêteté, le plus grand désintéressement seraient nécessaires. Et il laissa tomber cette dernière phrase, la bouche tordue:

«Ces inquiétudes sont chimériques, nous sommes complètement rassurés en voyant, à la tête de l'entreprise, un homme dont la belle situation de fortune et la haute probité commerciale sont bien connues dans le département.» Un murmure d'approbation courut. Seules quelques personnes regardaient M. Kahn, qui s'efforçait de sourire, les lèvres blanches. Rougon avait écouté en fermant les yeux à demi, comme gêné par la grande lumière. Quand il les rouvrit, ses yeux pâles étaient devenus noirs. Il comptait d'abord parler très brièvement. Mais il avait maintenant un des siens à défendre.

Il fit trois pas, se trouva au bord de la tente; et là, avec un geste dont l'ampleur semblait s'adresser à toute la France attentive, il commença.

«Messieurs, permettez-moi de franchir ces coteaux par la pensée, d'embrasser l'empire tout entier d'un coup d'œil, et d'élargir ainsi la solennité qui nous rassemble, pour en faire la fête du labeur industriel et commercial. Au moment même où je vous parle, du nord au midi, on creuse des canaux, on construit des voies ferrées, on perce des montagnes, on élève des ponts…» Un profond silence s'était fait. Entre les phrases, on entendait des souffles dans les branches, puis la voix haute d'une écluse, au loin. Les pompiers, qui luttaient de belle tenue avec les soldats, sous le soleil ardent, jetaient des regards obliques, pour voir parler le ministre, sans tourner le cou. Sur le coteau, les spectateurs avaient fini par se mettre à leur aise; les dames s'étaient accroupies, après avoir étalé leur mouchoir à terre; deux messieurs, que le soleil gagnait, venaient d'ouvrir les ombrelles de leurs femmes. Et la voix de Rougon montait peu à peu. Il paraissait gêné au fond de ce trou, comme si le vallon n'eût pas été assez vaste pour ses gestes. De ses mains brusquement jetées en avant, il semblait vouloir déblayer l'horizon, autour de lui. A deux reprises, il chercha l'espace; mais il ne rencontra en haut, au bord du ciel, que les moulins dont les carcasses éventrées craquaient au soleil.

L'orateur avait repris le thème de M. Kahn, en l'agrandissant. Ce n'était plus le département des Deux-Sèvres seulement qui entrait dans une ère de prospérité miraculeuse, mais la France entière, grâce à l'embranchement de Niort à Angers. Pendant dix minutes, il énuméra les bienfaits sans nombre dont les populations seraient comblées. Il poussa les choses jusqu'à parler de la main de Dieu. Puis, il répondit à l'ingénieur en chef; il ne discutait pas son discours, il n'y faisait aucune allusion; il disait simplement le contraire de ce qu'il avait dit, insistant sur le dévouement de M. Kahn, le montrant modeste, désintéressé, grandiose. Le côté financier de l'entreprise le laissait plein de sérénité. Il soudait, il entassait d'un geste rapide des monceaux d'or. Alors, les bravos lui coupèrent la voix.

«Messieurs, un dernier mot», dit-il après s'être essuyé les lèvres avec son mouchoir.

Le dernier mot dura un quart d'heure. Il se grisait, il s'engageait plus qu'il n'aurait voulu. Même, à la péroraison, comme il en était à la grandeur du règne, célébrant la haute intelligence de l'empereur, il laissa entendre que Sa Majesté patronnait d'une façon particulière l'embranchement de Niort à Angers. L'entreprise devenait une affaire d'État.

Trois salves d'applaudissements retentirent. Un vol de corbeaux, volant dans le ciel pur, à une grande hauteur, s'effaroucha, avec des croassements prolongés.

Dès la dernière phrase du discours, la Société philharmonique s'était mise à jouer, sur un signal parti de la tente; tandis que les dames, serrant leurs jupes, se relevaient vivement, désireuses de ne rien perdre du spectacle. Cependant, autour de Rougon, les invités souriaient d'un air ravi. Le maire, le procureur impérial, le colonel du 78e de ligne hochaient la tête, en écoutant le député s'émerveiller à demi-voix, de façon à être entendu du ministre. Mais le plus enthousiaste était sûrement l'ingénieur en chef des ponts et chaussées; il affecta une servilité extraordinaire, la bouche tordue, comme foudroyé par les magnifiques paroles du grand homme.

«Si Son Excellence veut bien me suivre», dit M. Kahn, dont la grosse face suait de joie.

C'était la fin. Son Excellence allait mettre le feu à la première mine. Des ordres venaient d'être donnés à l'équipe d'ouvriers en blouses neuves. Ces hommes précédèrent le ministre et M. Kahn dans la tranchée, et se rangèrent au fond, sur deux lignes. Un contremaître tenait un bout de corde allumée, qu'il présenta à Rougon. Les autorités, restées sous la tente, allongeaient le cou. Le public anxieux attendait. La Société philharmonique jouait toujours.

«Est-ce que ça va faire beaucoup de bruit? demanda avec un sourire inquiet la femme du proviseur à l'un des deux substituts.

– C'est selon la nature de la roche, se hâta de répondre le président du tribunal de commerce, qui entra dans des explications minéralogiques.

 

– Moi, je me bouche les oreilles», murmura l'aînée des trois filles du conservateur des eaux et forêts.

Rougon, la corde allumée à la main, au milieu de tout ce monde, se sentait ridicule. En haut, sur la crête des coteaux, les carcasses des moulins craquaient plus fort.

Alors, il se hâta, mit le feu à la mèche dont le contremaître lui indiqua le bout, entre deux pierres. Aussitôt un ouvrier souffla dans une trompe, longuement. Toute l'équipe s'écarta, M. Kahn avait vivement ramené Son Excellence sous la tente, en montrant une sollicitude inquiète.

«Eh bien, ça ne part donc pas?» balbutia le conservateur des hypothéqués, qui clignait les yeux d'anxiété, avec une envie folle de se boucher les oreilles, comme les dames.

L'explosion n'eut lieu qu'au bout de deux minutes.

On avait mis la mèche très longue, par prudence.

L'attente des spectateurs tournait à l'angoisse; tous les yeux, fixés sur la roche rouge, s'imaginaient la voir remuer; des personnes nerveuses dirent que ça leur cassait la poitrine. Enfin il y eut un ébranlement sourd, la roche se fendit, pendant qu'un jet de fragments, gros comme les deux poings, montait dans la fumée. Et tout le monde s'en alla. On entendait ces mots, cent fois répétés:

«Sentez-vous la poudre?» Le soir, le préfet donna un dîner, auquel les autorités assistèrent. Il avait lancé cinq cents invitations pour le bal qui suivit. Ce bal fut splendide. Le grand salon était décoré de plantes vertes, et l'on avait ajouté, aux quatre coins, quatre petits lustres, dont les bougies, jointes à celles du lustre central, jetaient une clarté extraordinaire. Niort ne se souvenait pas d'un tel éclat. Le flamboiement des six fenêtres éclairait la place de la Préfecture, où plus de deux mille curieux se pressaient, les yeux en l'air, pour voir les danses. Même l'orchestre s'entendait si distinctement, que des gamins, en bas, organisaient des galops sur les trottoirs. Dès neuf heures, les dames s'éventaient, les rafraîchissements circulaient, les quadrilles succédaient aux valses et aux polkas. Près de la porte, Du Poizat, très cérémonieux, recevait les retardataires avec un sourire.

«Votre Excellence ne danse donc pas?» demanda hardiment à Rougon la femme du proviseur, qui venait d'entrer, vêtue d'une robe de tarlatane semée d'étoiles d'or.

Rougon s'excusa en souriant. Il était debout devant une fenêtre, au milieu d'un groupe. Et, tout en soutenant une conversation sur la révision du cadastre, il jetait au-dehors de rapides coups d'œil. De l'autre côté de la place, dans la vive lueur dont les lustres éclairaient les façades, il venait d'apercevoir, à une des croisées de l'hôtel de Paris, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq. Elles restaient là, regardant la fête, accoudées à la barre d'appui comme à la rampe d'une loge. Elles avaient des visages luisants, des cous nus et gonflés de légers rires, à certaines bouffées chaudes de la fête.

Cependant, la femme du proviseur achevait le tour du grand salon, distraite, insensible à l'admiration que l'ampleur de sa longue jupe soulevait parmi les tout jeunes gens. Elle cherchait quelqu'un du regard, sans cesser de sourire, d'un air languissant.

«M. le commissaire central n'est donc pas venu? finit-elle par demander à Du Poizat, qui la questionnait sur la santé de son mari. Je lui ai promis une valse.

– Mais il devrait être là, répondit le préfet; je suis surpris de ne pas le voir… Il a eu une mission à remplir aujourd'hui. Seulement il m'avait promis d'être de retour à six heures.» C'était vers midi, après le déjeuner, que Gilquin avait quitté Niort à cheval, pour aller arrêter le notaire Martineau. Coulonges se trouvait à cinq lieues. Il comptait y être à deux heures et pouvoir repartir vers les quatre heures au plus tard, ce qui lui permettrait de ne pas manquer le banquet, auquel il était invité. Aussi ne pressa-t-il pas l'allure de son cheval, se dandinant sur sa selle, se promettant d'être très entreprenant, le soir, au bal, avec cette personne blonde, qu'il jugeait seulement un peu maigre. Gilquin aimait les femmes grasses. A Coulonges, il descendit à l'hôtel du Lion d'Or, où un brigadier et deux gendarmes devaient l'attendre. De cette façon, son arrivée ne serait pas remarquée; on louerait une voiture, on «emballerait» le notaire, sans qu'une voisine se mît sur sa porte. Mais les gendarmes n'étaient pas au rendez-vous. Jusqu'à cinq heures, Gilquin les attendit, jurant, buvant des grogs, regardant sa montre tous les quarts d'heure. Jamais il ne serait à Niort pour le dîner. Il faisait seller son cheval, lorsque enfin le brigadier parut, suivi de ses deux hommes. Il y avait eu malentendu.

«Bon, bon, ne vous excusez pas, nous n'avons pas le temps, cria furieusement le commissaire central. Il est déjà cinq heures un quart… Empoignons notre individu, et que ça ne traîne pas! Il faut que nous roulions dans dix minutes.» D'ordinaire, Gilquin était bon homme. Il se piquait, dans ses fonctions, d'une urbanité parfaite. Ce jour-là, il avait même arrêté un plan compliqué, afin d'éviter les émotions trop fortes au frère de Mme Correur; ainsi il devait entrer seul, pendant que les gendarmes se tiendraient, avec la voiture, à la porte du jardin, dans une ruelle donnant sur la campagne. Mais ses trois heures d'attente au Lion d'Or l'avaient tellement exaspéré, qu'il oublia toutes ces belles précautions. Il traversa le village et alla sonner rudement chez le notaire, à la porte de la rue. Un gendarme fut laissé devant cette porte; l'autre fit le tour, pour surveiller les murs du jardin. Le commissaire était entré avec le brigadier. Dix à douze curieux effarés regardaient de loin.

A la vue des uniformes, la servante qui avait ouvert, prise d'une terreur d'enfant, disparut en criant ce seul mot, de toutes ses forces:

«Madame! madame! madame!» Une femme petite et grasse, dont la face gardait un grand calme, descendit lentement l'escalier.

«Madame Martineau, sans doute? fit Gilquin d'une voix rapide. Mon Dieu! madame, j'ai une triste mission à remplir… Je viens arrêter votre mari.» Elle joignit ses mains courtes, tandis que ses lèvres décolorées tremblaient. Mais elle ne poussa pas un cri.

Elle resta sur la dernière marche, bouchant l'escalier avec ses jupes. Elle voulut voir le mandat d'amener, demanda des explications, traîna les choses.

«Attention! le particulier va nous filer entre les doigts», murmura le brigadier à l'oreille du commissaire.

Sans doute elle entendit. Elle les regarda, de son air calme, en disant:

«Montez, messieurs.» Et elle monta la première. Elle les introduisit dans un cabinet, au milieu duquel M. Martineau se tenait debout, en robe de chambre. Les cris de la bonne venaient de lui faire quitter son fauteuil où il passait ses journées. Très grand, les mains comme mortes, le visage d'une pâleur de cire, il n'avait plus que les yeux de vivants, des yeux noirs, doux et énergiques.

Mme Martineau le montra d'un geste silencieux.

«Mon Dieu! monsieur, commença Gilquin, j'ai une triste mission à remplir…» Quand il eut terminé, le notaire hocha la tête, sans parler. Un léger frisson agitait la robe de chambre drapée sur ses membres maigres. Il dit enfin, avec une grande politesse:

«C'est bien, messieurs, je vais vous suivre.» Alors, il se mit à marcher dans la pièce, rangeant les objets qui traînaient sur les meubles. Il changea de place un paquet de livres. Il demanda à sa femme une chemise propre. Le frisson dont il était secoué devenait plus violent. Mme Martineau, le voyant chanceler, le suivait, les bras tendus pour le recevoir, comme on suit un enfant.

«Dépêchons, dépêchons, monsieur», répétait Gilquin.

Le notaire fit encore deux tours; et, brusquement, ses mains battirent l'air, il se laissa tomber dans un fauteuil, tordu, roidi par une attaque de paralysie. Sa femme pleurait à grosses larmes muettes. Gilquin avait tiré sa montre.

«Tonnerre de Dieu!» cria-t-il.

Il était cinq heures et demie. Maintenant, il devait renoncer à être de retour à Niort pour le dîner de la préfecture. Avant qu'on eût mis cet homme dans une voiture, on allait perdre au moins une demi-heure. Il tâcha de se consoler en jurant bien de ne pas manquer le bal; justement il se souvenait d'avoir retenu la femme du proviseur pour la première valse.

«C'est de la frime, lui murmura le brigadier à l'oreille. Voulez-vous que je remette le particulier sur ses pieds?» Et, sans attendre la réponse, il s'avança, il adressa au notaire des exhortations pour l'engager à ne pas tromper la justice. Le notaire, les paupières closes, les lèvres amincies, gardait une rigidité de cadavre. Peu à peu, le brigadier se fâcha, en vint aux gros mots, finit par abattre sa lourde main de gendarme sur le collet de la robe de chambre. Mais Mme Martineau, si calme jusque-là, le repoussa rudement, se planta devant son mari, en serrant ses poings de dévote résolue.

«C'est de la frime, je vous dis!» répéta le brigadier.

Gilquin haussa les épaules. Il était décidé à emmener le notaire mort ou vif.

«Que l'un de vos hommes aille chercher la voiture au Lion d'Or, ordonna-t-il. J'ai prévenu l'aubergiste.» Quand le brigadier fut sorti, il s'approcha de la fenêtre, regarda complaisamment le jardin où des abricotiers étaient en fleur. Et il s'oubliait là, lorsqu'il se sentit touché à l'épaule. Mme Martineau, debout derrière lui, l'interrogea, les joues séchées, la voix raffermie:

«Cette voiture est pour vous, n'est-ce pas? Vous ne pouvez pas traîner mon mari à Niort, dans l'état où il se trouve.

– Mon Dieu! madame, dit-il pour la troisième fois, ma mission est très pénible…

– Mais c'est un crime! Vous le tuez… Vous n'avez pas été chargé de le tuer, pourtant!

– J'ai des ordres», répondit-il d'une voix plus rude, voulant couper court à la scène de supplications qu'il prévoyait.

Elle eut un geste terrible. Une colère folle passa sur sa face de bourgeoise grasse, tandis que ses regards faisaient le tour de la pièce, comme pour chercher quelque moyen suprême de salut. Mais, d'un effort, elle s'apaisa, elle reprit son attitude de femme forte qui ne comptait pas sur ses larmes.

«Dieu vous punira, monsieur», dit-elle simplement, après un silence, pendant lequel elle ne l'avait pas quitté des yeux.

Et elle retourna, sans un sanglot, sans une supplication, s'accouder au fauteuil où son mari agonisait. Gilquin avait souri.

A ce moment, le brigadier, qui était allé lui-même au Lion d'Or, revint dire que l'aubergiste prétendait ne pas avoir pour l'instant la moindre carriole. Le bruit de l'arrestation du notaire, très aimé dans le pays, avait dû se répandre. L'aubergiste cachait certainement ses voitures; deux heures auparavant, interrogé par le commissaire central, il s'était engagé à lui garder un vieux coupé, qu'il louait d'ordinaire aux voyageurs, pour des promenades dans les environs.

«Fouillez l'auberge! cria Gilquin repris par la fureur devant ce nouvel obstacle; fouillez toutes les maisons du village!.. Est-ce qu'on se fiche de nous, à la fin! On m'attend, je n'ai pas de temps à perdre… Je vous donne un quart d'heure, entendez-vous!» Le brigadier disparut de nouveau, emmenant ses hommes, les lançant dans des directions différentes.

Trois quarts d'heure se passèrent, puis quatre, puis cinq. Au bout d'une heure et demie, un gendarme se montra enfin, la mine longue: toutes les recherches étaient restées sans résultat. Gilquin, pris de fièvre, marchait d'un pas saccadé, allant de la porte à la fenêtre, regardant tomber le jour. Sûrement on ouvrirait le bal sans lui; la femme du proviseur croirait à une impolitesse; cela le rendrait ridicule, paralyserait ses moyens de séduction. Et, chaque fois qu'il passait devant le notaire, il sentait la colère l'étrangler; jamais malfaiteur ne lui avait donné tant d'embarras. Le notaire, plus froid, plus blême, restait allongé, sans un mouvement.

Ce fut seulement à sept heures passées que le brigadier reparut, l'air rayonnant. Il avait enfin trouvé le vieux coupé de l'aubergiste, caché au fond d'un hangar, à un quart de lieue du village. Le coupé était tout attelé, et c'était l'ébrouement du cheval qui l'avait fait découvrir. Mais quand la voiture fut à la porte, il fallut habiller M. Martineau. Cela prit un temps fort long.

Mme Martineau, avec une lenteur grave, lui mit des bas blancs, une chemise blanche; puis, elle le vêtit tout en noir, pantalon, gilet, redingote. Jamais elle ne consentit à se laisser aider par un gendarme. Le notaire s'abandonnait entre ses bras sans une résistance. On avait allumé une lampe. Gilquin tapait dans ses mains d'impatience, tandis que le brigadier, immobile, mettait au plafond l'ombre énorme de son chapeau.

 

«Est-ce fini, est-ce fini?» répétait Gilquin.

Mme Martineau fouillait un meuble depuis cinq minutes. Elle en tira une paire de gants noirs, et les glissa dans la poche de M. Martineau.

«J'espère, monsieur, demanda-t-elle, que vous me laisserez monter dans la voiture? Je veux accompagner mon mari.

– C'est impossible», répondit brutalement Gilquin.

Elle se contint. Elle n'insista pas.

«Au moins, reprit-elle, me permettrez-vous de le suivre?

– Les routes sont libres, dit-il. Mais vous ne trouverez pas de voiture, puisqu'il n'y en a pas dans le pays.» Elle haussa légèrement les épaules et sortit donner un ordre. Dix minutes plus tard, un cabriolet stationnait à la porte, derrière le coupé. Il fallut alors descendre M. Martineau. Les deux gendarmes le portaient.

Sa femme lui soutenait la tête. Et, à la moindre plainte poussée par le moribond, elle commandait impérieusement aux deux hommes de s'arrêter, ce que ceux-ci faisaient, malgré les regards terribles du commissaire. Il y eut ainsi un repos à chaque marche de l'escalier. Le notaire était comme un mort correctement vêtu qu'on emportait. On dut l'asseoir évanoui dans la voiture.

«Huit heures et demie! cria Gilquin, en regardant une dernière fois sa montre. Quelle sacrée corvée! Je n'arriverai jamais.» C'était une chose dite. Bien heureux s'il faisait son entrée vers le milieu du bal. Il sauta à cheval en jurant, il dit au cocher d'aller bon train. En tête venait le coupé, aux portières duquel galopaient les deux gendarmes; puis, à quelques pas, le commissaire central et le brigadier suivaient; enfin, le cabriolet où se trouvait Mme Martineau, fermait la marche. La nuit était très fraîche. Sur la route grise, interminable, au milieu de la campagne endormie, le cortège passait, avec le roulement sourd des roues et la cadence monotone du galop des chevaux. Pas une parole ne fut dite pendant le trajet. Gilquin arrangeait la phrase qu'il prononcerait en abordant la femme du proviseur. Mme Martineau, par moments, se levait toute droite dans son cabriolet, croyant avoir entendu un râle; mais c'était à peine si elle apercevait, en avant, la caisse du coupé, qui roulait, noire et silencieuse.

On entra dans Niort à dix heures et demie. Le commissaire, pour éviter de traverser la ville, fit prendre par les remparts. Aux prisons, il fallut carillonner. Quand le guichetier vit le prisonnier qu'on lui amenait, si blanc, si roide, il monta réveiller le directeur.

Celui-ci, un peu souffrant, arriva bientôt en pantoufles.

Mais il se fâcha, il refusa absolument de recevoir un homme dans un pareil état. Est-ce qu'on prenait les prisons pour un hôpital?

«Puisqu'il est arrêté maintenant, que voulez-vous qu'on en fasse? demanda Gilquin, mis hors de lui par ce dernier incident.

– Ce qu'on voudra, monsieur le commissaire, répondit le directeur. Je vous répète qu'il n'entrera pas ici. Je n'accepterai jamais une pareille responsabilité.» Mme Martineau avait profité de la discussion pour monter dans le coupé, auprès de son mari. Elle proposa de le mener à l'hôtel.

«Oui, à l'hôtel, au diable, où vous voudrez! cria Gilquin. J'en ai assez, à la fin! Remportez-le!» Pourtant, il poussa le devoir jusqu'à accompagner le notaire à l'hôtel de Paris, désigné par Mme Martineau elle-même. La place de la Préfecture commençait à se vider; seuls les gamins sautaient encore sur les trottoirs, tandis que des couples de bourgeois, lentement, se perdaient dans l'ombre des rues voisines. Mais le flamboiement des six fenêtres du grand salon éclairait toujours la place de la lueur vive du plein jour; l'orchestre avait des voix de cuivre plus retentissantes; les dames, dont on voyait les épaules nues passer dans l'entrebâillement des rideaux, balançaient leurs chignons, frisés à la mode de Paris. Gilquin, au moment où l'on montait le notaire à une chambre du premier étage, aperçut, en levant la tête, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq, qui n'avaient pas quitté leur fenêtre. Elles étaient là, roulant leur cou, échauffées par les fumées de la fête. Mme Correur, cependant, avait dû voir arriver son frère, car elle se penchait, au risque de tomber. Sur un signe véhément qu'elle lui fit, Gilquin monta.

Et plus tard, vers minuit, le bal de la préfecture atteignit tout son éclat. On venait d'ouvrir les portes de la salle à manger, où un souper froid était servi. Les dames, très rouges, s'éventaient, mangeaient debout, avec des rires. D'autres continuaient à danser, ne voulant pas perdre un quadrille, se contentant des verres de sirop que des messieurs leur apportaient. Une poussière lumineuse flottait, comme envolée des chevelures, des jupes et des bras cerclés d'or, qui battaient l'air. Il y avait trop d'or, trop de musique et trop de chaleur.

Rougon, suffoquant, se hâta de sortir, sur un appel discret de Du Poizat. A côté du grand salon, dans la pièce où il les avait déjà vues la veille, Mme Correur et Mlle Herminie Billecoq l'attendaient, en pleurant toutes deux à gros sanglots.

«Mon pauvre frère, mon pauvre Martineau! balbutia Mme Correur, qui étouffait ses larmes dans son mouchoir. Ah! je le sentais, vous ne pouviez pas le sauver… Mon Dieu! pourquoi ne l'avez-vous pas sauvé?» Il voulut parler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

«Il a été arrêté aujourd'hui. Je viens de le voir… Mon Dieu! mon Dieu!

– Ne vous désolez pas, dit-il enfin. On instruira son affaire. J'espère bien qu'on le relâchera.» Mme Correur cessa de se tamponner les yeux. Elle le regarda, en s'écriant de sa voix naturelle:

«Mais il est mort!» Et elle reprit tout de suite son ton éploré, la figure de nouveau au fond de son mouchoir.

«Mon Dieu! mon Dieu! mon pauvre Martineau!» Mort! Rougon sentit un petit frisson lui courir à fleur de peau. Il ne trouva pas une parole. Pour la première fois, il eut conscience d'un trou devant lui, d'un trou plein d'ombre, dans lequel, peu à peu, on le poussait.

Voilà que cet homme était mort, maintenant! Jamais, il n'avait voulu cela. Les faits allaient trop loin.

«Hélas! oui, le pauvre cher homme, il est mort, racontait avec de longs soupirs Mlle Herminie Billecoq.

Il paraît qu'on a refusé de le recevoir aux prisons. Alors, quand nous l'avons vu arriver à l'hôtel dans un si triste état, madame est descendue et a forcé la porte, en criant qu'elle était sa sœur. Une sœur, n'est-ce pas? a toujours le droit de recevoir le dernier soupir de son frère. C'est ce que j'ai dit à cette coquine de Mme Martineau, qui parlait encore de nous chasser. Elle a bien été obligée de nous laisser une place devant le lit… Oh! mon Dieu, ça été fini très vite. Il n'a pas râlé plus d'une heure. Il était couché sur le lit, tout habillé de noir; on aurait cru un notaire allant à un mariage. Et il s'est éteint comme une chandelle, avec une toute petite grimace. Ça n'a pas dû lui faire beaucoup de mal.

– Est-ce que Mme Martineau ne m'a pas cherché querelle, ensuite! conta à son tour Mme Correur. Je ne sais ce qu'elle barbotait! elle parlait de l'héritage, elle m'accusait d'avoir porté le dernier coup à mon frère. Je lui ai répondu: "Moi, madame, jamais je ne l'aurais laissé emmener, je me serais plutôt fait hacher par les gendarmes!" Et Ils m'auraient hachée, comme je vous le dis… N'est-ce pas, Herminie?

– Oui, oui, répondit la grande fille.

– Enfin, que voulez-vous, mes larmes ne le ressusciteront pas, mais on pleure parce qu'on a besoin de pleurer… Mon pauvre Martineau!» Rougon restait mal à l'aise. Il retira ses mains, dont Mme Correur s'était emparée. Et il ne trouvait toujours rien à dire, répugné par les détails de cette mort qui lui semblait abominable.