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Son Excellence Eugène Rougon

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«J'étais sûre que vous viendriez. Seulement, je vous attendais plus tôt.» Et elle ajouta tout haut, se souvenant, continuant la conversation:



«Alors, c'est pour un de vos amis, votre ami le plus cher, sans doute.» Son beau rire sonnait. Elle était persuadée, maintenant, que Rougon parlait de lui. Elle éprouvait une envie de toucher du doigt la cicatrice, de s'assurer qu'elle l'avait marqué, qu'il lui appartenait désormais.



Mais Rougon la prit aux poignets, l'assit doucement sur le fauteuil de cuir.



«Causons, voulez-vous? dit-il. Nous sommes deux bons camarades, hein! cela vous va-t-il?.. Eh bien, j'ai beaucoup réfléchi, depuis avant-hier. J'ai songé à vous tout le temps… Je m'imaginais que nous étions mariés, que nous vivions ensemble depuis trois mois. Et vous ne savez pas dans quelle occupation je nous voyais tous les deux?».



Elle ne répondit pas, un peu gênée, malgré son aplomb.



«Je nous voyais au coin du feu. Vous aviez pris la pelle, moi je m'étais emparé de la pincette, et nous nous assommions.» Cela lui parut si drôle, qu'elle se renversa, prise d'une hilarité folle.



«Non, ne riez pas, c'est sérieux, continua-t-il. Ce n'est pas la peine de mettre nos vies en commun pour nous tuer de coups. Je vous jure que cela arriverait. Des gifles, puis une séparation… Retenez bien ceci: on ne doit jamais chercher à unir deux volontés.



– Alors? demanda-t-elle, devenue très grave.



– Alors, je pense que nous agirons très sagement en nous donnant une poignée de main et en ne gardant l'un pour l'autre qu'une bonne amitié.» Elle resta muette, les yeux plantés droit dans les siens, avec son large regard noir. Un pli terrible coupait son front de déesse offensée. Ses lèvres eurent un léger tremblement, un balbutiement silencieux de mépris.



«Vous permettez?» dit-elle.



Et, ramenant le fauteuil devant le bureau, elle se mit à plier ses lettres. Elle se servait, comme dans les administrations, de grandes enveloppes grises, qu'elle cachetait à la cire. Elle avait allumé une bougie, elle regardait la cire flamber. Rougon attendait qu'elle eût fini, tranquillement.



«Et c'est pour ça que vous êtes venu?» reprit-elle enfin, sans lâcher sa besogne.



A son tour, il ne répondit pas. Il voulait la voir de face. Quand elle se décida à retourner son fauteuil, il lui sourit, en tâchant de rencontrer ses yeux: puis, il lui baisa la main, comme désireux de la désarmer. Elle gardait sa froideur hautaine.



«Vous savez bien, dit-il, que je viens vous demander en mariage pour un de mes amis.» Il parla longuement. Il l'aimait beaucoup plus qu'elle ne croyait; il l'aimait surtout parce qu'elle était intelligente et forte. Cela lui coûtait de renoncer à elle; mais il sacrifiait sa passion à leur bonheur à tous deux. Lui, la voulait reine chez elle. Il la voyait mariée à un homme très riche, qu'elle pousserait à sa guise; et elle gouvernerait, elle n'aurait pas à faire l'abandon de sa personnalité. Cela ne valait-il pas mieux que de se paralyser l'un l'autre? Ils étaient gens à se dire ces vérités-là en face. Il finit par l'appeler son enfant. Elle était sa fille perverse, une créature dont l'esprit d'intrigue le réjouissait, et qu'il aurait éprouvé un véritable chagrin à voir pauvrement tourner.



«C'est tout?» demanda-t-elle quand il se tut.



Elle l'avait écouté avec la plus grande attention. Et, levant les yeux sur lui, elle reprit:



«Si vous me mariez pour m'avoir, je vous avertis que vous faites un mauvais calcul… J'ai dit jamais!



– Quelle idée!» s'écria-t-il, en rougissant légèrement.



Il toussa, il saisit sur le bureau un couteau à papier, dont il examina le manche, pour qu'elle ne vît pas son trouble. Mais elle, sans s'occuper de lui davantage, réfléchissait.



«Et quel est le mari? murmura-t-elle.



– Devinez?» Elle retrouva un faible sourire, battant le bureau de ses doigts, haussant les épaules. Elle savait bien qui.



«Il est si bête!» dit-elle à demi-voix.



Rougon défendit Delestang. C'était un homme très comme il faut, dont elle ferait tout ce qu'elle voudrait. Il donna des détails sur sa santé, sur sa fortune, sur ses habitudes. D'ailleurs, il s'engageait à les servir, elle et lui, de toute son influence, s'il remontait jamais au pouvoir. Delestang n'avait peut-être pas une intelligence supérieure; mais il ne serait déplacé dans aucune situation.



«Oh! il remplit le programme, je vous l'accorde», dit-elle en riant franchement.



Puis, après un nouveau silence:



«Mon Dieu! je ne dis pas non, vous êtes peut-être dans le vrai… M. Delestang ne me déplaît pas.» Elle le regardait, en prononçant ces derniers mots.



Elle croyait avoir remarqué, à plusieurs reprises, qu'il était jaloux de Delestang. Mais elle ne vit pas tressaillir un pli de sa face. Il avait eu réellement les poings assez gros pour tuer le désir, en deux jours. Au contraire, il parut enchanté du succès de sa démarche; et il recommença à lui étaler les avantages d'un pareil mariage, comme s'il traitait, en avoué retors, une affaire particulièrement bonne pour elle. Il lui avait pris les mains, les lui tapotait avec une grande amitié, d'un air de complice heureux, répétant:



«Ça m'est venu cette nuit. J'ai pensé tout de suite:



Nous voilà sauvés!.. Je ne veux pas que vous restiez fille, moi! vous êtes la seule femme qui me sembliez mériter un mari. Delestang arrange l'affaire. Avec Delestang, nous gardons nos coudées franches.» Et il ajouta gaiement:



«J'ai conscience que vous me récompenserez, en me faisant assister à des choses extraordinaires.



– M. Delestang connaît-il vos projets?» demanda-t-elle.



Il resta un moment surpris, comme si elle avait laissé échapper là une parole qu'il n'attendait pas d'elle; puis, il répondit avec tranquillité:



«Non, c'est inutile. On lui expliquera ça plus tard.» Elle s'était remise, depuis un instant, à cacheter ses lettres. Quand elle avait posé sur la cire un large cachet sans initiale, elle retournait l'enveloppe, elle écrivait l'adresse, lentement, de sa grosse écriture. A mesure qu'elle jetait les lettres à sa droite, Rougon tâchait de lire les suscriptions. C'étaient, pour la plupart, des noms d'hommes politiques italiens très connus. Elle dut s'apercevoir de son indiscrétion, car elle dit, en se levant et en emportant sa correspondance pour la faire mettre à la poste:



«Lorsque maman a ses migraines, c'est moi qui écris là-bas.» Rougon, resté seul, se promena dans la petite pièce.



Sur le cartonnier, il lut, comme chez les hommes d'affaires: Quittances, Lettres à classer, Dossiers A. Il sourit en apercevant, au milieu des paperasses du bureau, un corset qui traînait, usé, craqué à la taille. Il y avait encore un savon dans la coquille de l'encrier, et des bouts de satin bleu à terre, les rognures de quelque raccommodage de jupe, qu'on avait oublié de balayer.



La porte de la chambre à coucher se trouvant entrebâillée, il eut la curiosité d'allonger la tête; mais les persiennes étaient fermées, il y faisait si noir, qu'il aperçut seulement la grande ombre des rideaux du lit. Clorinde rentrait.



«Je m'en vais, dit-il. Je dîne ce soir chez notre homme. Me laissez-vous libre d'agir?»



Elle ne répondit pas. Elle revenait toute sombre, comme si elle avait fait de nouvelles réflexions dans l'escalier. Lui, tenait déjà la rampe. Mais elle le ramena, repoussa la porte. C'était son rêve qui s'en allait, un espoir mené si savamment, qu'une heure plus tôt, elle le croyait encore une certitude. Toute la brûlure d'une offense mortelle lui remontait aux joues. Il lui semblait qu'on l'avait souffletée. «Alors, c'est sérieux?» demanda-t-elle, en se mettant à contre-jour pour qu'il ne remarquât pas la rougeur de son visage.



Et, quand il eut repris ses arguments pour la troisième fois, elle resta muette. Elle craignait, si elle discutait, de s'abandonner à la colère folle, dont elle entendait le craquement dans sa nuque. Elle avait peur de le battre. Puis, dans cet écroulement de la vie qu'elle s'était déjà arrangée, elle perdit la vue nette des choses, elle recula jusqu'à la porte de la chambre à coucher, sur le point d'entrer, d'attirer Rougon, en lui criant:



«Tiens! prends-moi, j'ai confiance, je ne serai ensuite ta femme que si tu veux.» Rougon, qui parlait toujours, comprit tout d'un coup; il se tut, très pâle. Et ils se regardèrent. Pendant un instant, ils eurent un léger tremblement d'hésitation. Lui, revoyait le lit, à côté, avec la grande ombre des rideaux. Elle, calculait déjà les conséquences de sa générosité. Ce ne fut, de part et d'autre, que l'abandon d'une minute.



«Vous voulez ce mariage?» dit-elle avec lenteur.



Il n'hésita pas, il répondit en haussant la voix:



«Oui.



– Eh bien! faites.» Et tous deux, à petits pas, ils revinrent vers la porte, ils sortirent sur le palier, l'air très calme. Rougon gardait seulement aux tempes les quelques gouttes de sueur que venait de lui coûter sa dernière victoire. Clorinde se redressait, dans la certitude de sa force. Ils demeurèrent un moment face à face, muets, n'ayant plus rien à se dire, ne pouvant se séparer pourtant.



Enfin, comme il s'en allait en lui donnant une poignée de main, elle le retint par une courte pression, elle lui dit sans colère:



«Vous vous croyez plus fort que moi… Vous avez tort… Un jour, vous pourrez avoir des regrets.»



Elle ne le menaça pas davantage. Elle s'accouda sur la rampe, pour le regarder descendre. Quand il fut en bas, il leva la tête, et ils se sourirent. Elle n'avait pas la vengeance puérile, elle rêvait déjà de l'écraser par quelque triomphe d'apothéose. En rentrant dans le cabinet, elle se surprit à dire, à demi-voix:



«Ah! tant pis! tous les chemins mènent à Rome.» Dès le soir, Rougon commença le siège du cœur de Delestang. Il lui rapporta de prétendues paroles, très flatteuses, que Mlle Balbi avait prononcées sur son compte, au banquet de l'Hôtel-de-Ville, le jour du baptême. Et il ne se lassa plus, à partir de cette heure, d'entretenir l'ancien avoué de la beauté extraordinaire de la jeune fille. Lui, qui, autrefois, le mettait si souvent en garde contre les femmes, tâchait de le livrer à celle-ci, pieds et poings liés. Un jour, c'étaient les mains qu'elle avait superbes; un autre jour, il célébrait sa taille, il en parlait avec une crudité provocante. Delestang, très inflammable, le cœur déjà occupé de Clorinde, flamba bientôt d'une passion folle. Quand Rougon lui eut affirmé qu'il n'avait jamais songé à elle, il lui avoua qu'il l'aimait depuis six mois, mais qu'il se taisait, de peur d'aller sur ses brisées. Maintenant, il se rendait tous les soirs rue Marbeuf, pour causer d'elle. Il y avait comme une conspiration autour de lui; il n'abordait plus personne, sans entendre un éloge enthousiaste de celle qu'il adorait; jusqu'aux Charbonnel qui l'arrêtèrent un matin, au milieu de la place de la Concorde, pour s'émerveiller longuement sur «cette belle demoiselle avec laquelle on le voyait partout.» De son côté. Clorinde trouvait des sourires exquis.

 



Elle avait refait un plan d'existence, elle s'était accoutumée en quelques jours à son nouveau rôle. Par une tactique de génie, elle ne séduisait pas l'ancien avoué avec la carrure cavalière qu'elle venait d'expérimenter sur Rougon. Elle se transformait, se faisait languissante, affichait des effarouchements d'innocente, se disait nerveuse, au point d'avoir des crises pour un serrement de main trop tendre. Quand Delestang racontait à Rougon qu'elle s'était évanouie dans ses bras, parce qu'il avait osé lui baiser le poignet, celui-ci regardait cela comme une preuve de grande pureté d'esprit. Puis, les choses marchant trop lentement, Clorinde se livra, un soir de juillet, dans un de ses abandons de pensionnaire. Delestang demeura confus de cette victoire, d'autant plus qu'il crut avoir lâchement profité d'une syncope de la jeune fille: elle était restée comme morte, elle semblait ne se souvenir de rien. Lorsqu'il hasardait une excuse, ou qu'il tentait une familiarité, elle le regardait avec une telle candeur, qu'il balbutiait, dévoré de remords et de désir. Aussi, après cette aventure, songea-t-il sérieusement à l'épouser. Il voyait là un moyen de réparer sa vilaine action; il y voyait plus encore une façon de posséder légitimement le bonheur volé, ce bonheur d'une minute dont le souvenir le brûlait et qu'il désespérait de jamais retrouver autrement.



Cependant, pendant huit jours encore, Delestang hésita. Il vint consulter Rougon. Quand ce dernier comprit ce qui s'était passé, il demeura un instant la tête basse, à sonder tout ce noir de la femme, la longue résistance que Clorinde lui avait opposée, puis sa chute brusque dans les bras de cet imbécile. Il ne vit pas les causes profondes de cette double conduite. Un instant, la chair blessée, pris d'un besoin de brutalité, il fut sur le point de tout dire, dans un flot d'injures. D'ailleurs, Delestang, sur les questions crues qu'il lui adressait, niait tout rapport, en galant homme. Et cela suffit pour rappeler Rougon à lui. Il acheva alors de décider l'ancien avoué, très habilement. Il ne lui conseillait pas.



Ce mariage, il l'y poussait par des réflexions presque étrangères au sujet. Quant aux vilaines histoires qui pouvaient courir sur Mlle Balbi, elles le surprenaient, il n'y croyait pas, lui-même était allé aux renseignements, sans apprendre rien que d'honorable. Du reste, il ne fallait pas discuter la femme qu'on aimait. Ce fut son dernier mot.



Six semaines plus tard, au sortir de la Madeleine, où le mariage venait d'être célébré avec une pompe extraordinaire, Rougon répondit à un député, qui s'étonnait du choix de Delestang:



«Que voulez-vous! je l'ai averti cent fois… Il devait être roulé par une femme.» Vers la fin de l'hiver, comme Delestang et sa femme revenaient d'un voyage en Italie, ils apprirent que Rougon était sur le point d'épouser Mlle Beulin-d'orchère.



Quand ils allèrent le voir, Clorinde le félicita, avec une bonne grâce parfaite. Lui, prétendit d'un air bonhomme faire ça pour ses amis. Depuis trois mois, on le persécutait, on lui prouvait qu'un homme dans sa position devait être marié. Il riait, il ajoutait que, lorsqu'il recevait ses intimes, le soir, il n'y avait seulement pas une femme chez lui, pour verser le thé.



«Alors, ça vous est venu tout d'un coup, vous n'y songiez pas, dit Clorinde en souriant. Il fallait vous marier en même temps que nous. Nous serions allés ensemble en Italie.» Et elle le questionna, tout en plaisantant. C'était son ami Du Poizat qui avait eu sans doute cette belle idée?



Il jura que non, il raconta que Du Poizat, au contraire, était absolument opposé à ce mariage; l'ancien sous-préfet détestait M. Beulin-d'orchère. Mais tous les autres, M. Kahn, M. Béjuin, Mme Correur, les Charbonnel eux-mêmes, ne tarissaient pas sur les mérites de Mlle Véronique: elle allait, à les entendre, apporter dans sa maison des vertus, des prospérités, des charmes inimaginables. Il termina, en tournant la chose au comique.



«Enfin, c'est une personne qu'on a faite exprès pour moi. Je ne pouvais pas la refuser.» Puis il ajouta avec finesse:



«Si nous avons la guerre à l'automne, il faut bien songer à des alliances.» Clorinde l'approuva vivement. Elle fit, elle aussi, un grand éloge de Mlle Beulin-d'orchère, qu'elle n'avait pourtant aperçue qu'une fois. Delestang qui, jusque-là, s'était contenté de hocher la tête, sans quitter sa femme des yeux, se lança dans des considérations enthousiastes sur le mariage. Il entamait le récit de son bonheur, lorsqu'elle se leva, en parlant d'une autre visite qu'ils devaient faire. Et, comme Rougon les accompagnait, elle le retint, laissant son mari marcher en avant.



«Je vous disais bien que vous seriez marié dans l'année», lui souffla-t-elle doucement à l'oreille.



VI

L'été arriva. Rougon vivait dans un calme absolu.



Mme Rougon, en trois mois, avait rendu grave la maison de la rue Marbeuf, où trônait autrefois une odeur d'aventure. Maintenant, les pièces, un peu froides, très propres, sentaient la vie honnête; les meubles méthodiquement rangés, les rideaux ne laissant pénétrer qu'un filet de jour, les tapis étouffant les bruits, mettaient là l'austérité presque religieuse d'un salon de couvent; même il semblait que ces choses étaient anciennes, qu'on entrait dans un antique logis tout plein d'un parfum patriarcal. Cette grande femme laide, qui exerçait une surveillance continue, ajoutait à ce recueillement la douceur de son pas silencieux; et elle menait le ménage d'une main si discrète et si aisée, qu'elle paraissait avoir vieilli en cet endroit, dans vingt années de mariage.



Rougon soudait, quand on le complimentait. Il s'entêtait à dire qu'il s'était marié sur le conseil et sur le choix de ses amis. Sa femme le ravissait. Depuis longtemps, il avait l'envie d'un intérieur bourgeois, qui fût comme une preuve matérielle de sa probité. Cela achevait de le tirer de son passé suspect, de le classer parmi les honnêtes gens. Il était resté très provincial, il avait gardé comme idéal certains salons cossus de Plassans, dont les fauteuils conservaient toute l'année leurs housses de toile blanche. Lorsqu'il allait chez Delestang, où Clorinde étalait par boutade un luxe extravagant, il témoignait son mépris, en haussant légèrement les épaules. Rien ne lui paraissait ridicule comme de jeter l'argent par les fenêtres; non pas qu'il fût avare; mais il répétait d'ordinaire qu'il connaissait des jouissances préférables à toutes celles qu'on achète. Aussi s'était-il déchargé sur sa femme du soin de leur fortune.



Il avait jusque-là vécu sans compter. Dès lors, elle administra l'argent avec le souci étroit qu'elle apportait déjà dans la conduite du ménage.



Pendant les premiers mois, Rougon s'enferma, se recueillant, se préparant aux luttes qu'il rêvait. C'était, chez lui, un amour du pouvoir pour le pouvoir, dégagé des appétits de vanité, de richesses, d'honneurs. D'une ignorance crasse, d'une grande médiocrité dans toutes les choses étrangères au maniement des hommes, il ne devenait véritablement supérieur que par ses besoins de domination. Là, il aimait son effort, il idolâtrait son intelligence. Être au-dessus de la foule où il ne voyait que des imbéciles et des coquins, mener le monde à coups de trique, cela développait dans l'épaisseur de sa chair un esprit adroit, d'une extraordinaire énergie. Il ne croyait qu'en lui, avait des convictions comme on a des arguments, subordonnait tout à l'élargissement continu de sa personnalité. Sans vice aucun, il faisait en secret des orgies de toute-puissance. S'il tenait de son père la carrure lourde des épaules, l'empâtement du masque, il avait reçu de sa mère, cette terrible Félicité qui gouvernait Plassans, une flamme de volonté, une passion de la force, dédaigneuse des petits moyens et des petites joies; et il était certainement le plus grand des Rougon.



Quand il se trouva ainsi seul, inoccupé, après des années de vie active, il éprouva d'abord un sentiment délicieux de sommeil. Depuis les chaudes journées de 1851, il lui semblait qu'il n'avait pas dormi. Il acceptait sa disgrâce comme un congé mérité par de longs services. Il pensait rester six mois à l'écart, le temps de choisir un meilleur terrain, puis rentrer à son gré dans la grande bataille. Mais, au bout de quelques semaines, il était déjà las de repos. Jamais il n'avait eu une conscience si nette de sa force; maintenant qu'il ne les employait plus, sa tête et ses membres le gênaient; et il passait ses journées à se promener, au fond de son étroit jardin, avec des bâillements formidables, pareil à un de ces lions mis en cage, qui étirent puissamment leurs membres engourdis. Alors, commença pour lui une odieuse existence, dont il cacha avec soin l'ennui écrasant; il était bonhomme, il se disait bien content d'être en dehors du «gâchis»; seules ses lourdes paupières se soulevaient parfois, guettant les événements, retombant sur la flamme de ses yeux, dès qu'on le regardait. Ce qui le tint debout, ce fut l'impopularité dans laquelle il se sentait marcher. Sa chute avait comblé de joie bien du monde. Il ne se passait pas un jour, sans que quelque journal l'attaquât; on personnifiait en lui le coup d'État, les proscriptions, toutes ces violences dont on parlait à mots couverts; on allait jusqu'à féliciter l'empereur de s'être séparé d'un serviteur qui le compromettait. Aux Tuileries, l'hostilité était plus grande encore; Marsy triomphant le criblait de bons mots, que les dames colportaient dans les salons.



Cette haine le réconfortait, l'enfonçait dans son mépris du troupeau humain. On ne l'oubliait pas, on le détestait, et cela lui semblait bon. Lui seul contre tous, c'était un rêve qu'il caressait; lui seul, avec un fouet, tenant les mâchoires à distance. Il se grisa des injures, il devint plus grand, dans l'orgueil de sa solitude.



Cependant, l'oisiveté pesait terriblement à ses muscles de lutteur. S'il avait osé, il aurait saisi une bêche pour défoncer un coin de son jardin. Il entreprit un long travail, l'étude comparée de la constitution anglaise et de la constitution impériale de 1852; il s'agissait, en tenant compte de l'histoire et des mœurs politiques des deux peuples, de prouver que la liberté était tout aussi grande en France qu'en Angleterre.



Puis, quand il eut amassé les documents, quand le dossier fut complet, il dut faire un effort considérable pour prendre la plume; volontiers, il aurait plaidé la chose devant la Chambre; mais la rédiger, écrire un ouvrage, avec le souci des phrases, lui paraissait une besogne d'une difficulté énorme, sans utilité immédiate. Le style l'avait toujours embarrassé; aussi le tenait-il en grand dédain. Il ne dépassa pas la dixième page. D'ailleurs, il laissa traîner sur son bureau le manuscrit commencé, bien qu'il n'y ajoutât pas vingt lignes par semaine.



Chaque fois qu'on le questionnait sur ses occupations, il répondait en expliquant son idée tout au long, et en donnant à l'œuvre une portée immense. C'était l'excuse derrière laquelle il cachait le vide abominable de ses journées.



Les mois s'écoulaient, il souriait avec une bonhomie plus sereine. Pas un des désespoirs qu'il étouffait ne montait à sa face. Il accueillait les plaintes de ses intimes par des raisonnements concluant tous à sa parfaite félicité. N'était-il pas heureux? Il adorait l'étude, il travaillait à sa guise; cela était préférable à l'agitation fiévreuse des affaires publiques. Puisque l'empereur n'avait pas besoin de lui, il faisait bien de le laisser tranquille dans son coin; et il ne nommait ainsi l'empereur qu'avec le plus profond dévouement. Souvent pourtant, il déclarait être prêt, attendre simplement un signe de son maître pour reprendre «le fardeau du pouvoir»; mais il ajoutait qu'il ne tenterait pas une seule démarche qui pût provoquer ce signe. En effet, il semblait mettre un soin jaloux à rester à l'écart. Dans le silence des premières années de l'Empire, au milieu de cette étrange stupeur faite d'épouvante et de lassitude, il entendait monter un sourd réveil. Et comme espoir suprême, il comptait sur quelque catastrophe qui le rendrait brusquement nécessaire. Il était l'homme des situations graves, «l'homme aux grosses pattes», selon le mot de M. de Marsy.

 



Le dimanche et le jeudi, la maison de la rue Marbeuf s'ouvrait aux intimes. On venait causer dans le grand salon rouge, jusqu'à dix heures et demie, heure à laquelle Rougon mettait ses amis impitoyablement à la porte; il disait que les longues veillées encrassent le cerveau. Mme Rougon, à dix heures précises, servait elle même le thé, en ménagère attentive aux moindres détails. Il n'y avait que deux assiettes de petits fours, auxquelles personne ne touchait.



Le jeudi de juillet qui suivit, cette année-là, les élections générales, toute la bande se trouvait réunie dans le salon, dès huit heures. Ces dames, Mme Bouchard, Mme Charbonnel, Mme Correur, assises près d'une fenêtre ouverte, pour respirer les rares bouffées d'air venues de l'étroit jardin, formaient un rond, au milieu duquel M. d'Escorailles racontait ses fredaines de Plassans, lorsqu'il allait passer douze heures à Monaco, sous le prétexte d'une partie de chasse, chez un ami.



Mme Rougon, en noir, à demi cachée derrière un rideau, n'écoutait pas, se levait doucement, disparaissait pendant des quarts d'heure entiers. Il y avait encore avec les dames M. Charbonnel, posé au bord d'un fauteuil, stupéfait d'entendre un jeune homme comme il faut avouer de pareilles aventures. Au fond de la pièce, Clorinde était debout, prêtant une oreille distraite à une conversation sur les récoltes, engagée entre son mari et M. Béjuin. Vêtue d'une robe écrue, très chargée de rubans paille, elle tapait à petits coups d'éventail la paume de sa main gauche, en regardant fixement le globe lumineux de l'unique lampe qui éclairait le salon.



A une table de jeu, dans la clarté jaune, le colonel et M. Bouchard jouaient au piquet; tandis que Rougon, sur un coin de tapis vert, faisait des réussites, relevant les cartes d'un air grave et méthodique, interminablement. C'était son amusement favori, le jeudi et le dimanche, une occupation qu'il donnait à ses doigts et à sa pensée.



«Eh bien, ça réussira-t-il? demanda Clorinde, qui s'approcha, avec un sourire.



– Mais ça réussit toujours», répondit-il tranquillement.



Elle se tenait devant lui, de l'autre côté de la table, pendant qu'il disposait le jeu en huit paquets.



Quand il eut retiré toutes les cartes, deux à deux, elle reprit:



«Vous avez raison, ça réussit… A quoi aviez-vous pensé?» Mais lui, leva les yeux lentement, comme étonné de la question:



«Au temps qu'il fera demain», finit-il par dire.



Et il se remit à étaler les cartes. Delestang et M. Béjuin ne causaient plus. Un rire perlé de la jolie Mme Bouchard sonnait seul dans le salon. Clorinde s'approcha d'une fenêtre, resta là un moment, à regarder la nuit qui tombait. Puis, sans se retourner, elle demanda:



«A-t-on des nouvelles de ce pauvre M. Kahn?



– J'ai reçu une lettre, répondit Rougon. Je l'attends ce soir.» Alors, on parla de la mésaventure de M. Kahn. Il avait eu l'imprudence, pendant la dernière session, de critiquer assez vivement un projet de loi déposé par le gouvernement; ce projet de loi, qui créait dans un département voisin une concurrence redoutable, menaçait de ruiner ses hauts fourneaux de Bressuire. Pourtant, il ne croyait pas avoir dépassé les bornes d'une légitime défense, lorsque, à son retour dans les Deux-Sèvres, où il allait soigner son élection, il avait appris, de la bouche même du préfet, qu'il n'était plus candidat officiel; il cessait de plaire, le ministre venait de désigner un avoué de Niort, homme d'une grande médiocrité.



C'était un coup de massue.



Rougon donnait des détails, quand M. Kahn entra, suivi de Du Poizat. Tous les deux étaient arrivés par le train de sept heures. Ils n'avaient pris que le temps de dîner.



«Eh bien, qu'en pensez-vous? dit Kahn au m