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Thérèse Raquin

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Chapitre 27

Une crise d’épouvante avait seule pu amener lesépoux à parler, à faire des aveux en présence de Mme Raquin. Ils n’étaient cruels ni l’un ni l’autre; ils auraientévité une semblable révélation par humanité, si leur sûreté ne leur eût pas déjà fait une loi de garder le silence.

Le jeudi suivant, ils furent singulièrement inquiets. Le matin, Thérèse demanda à Laurent s’il croyait prudent de laisser la paralytique dans la salle à manger pendant la soirée. Elle savait tout, elle pourrait donner l’éveil.

«Bah! répondit Laurent, il lui est impossible de remuer le petit doigt. Comment veux-tu qu’elle bavarde?

– Elle trouvera peut-être un moyen, répondit Thérèse. Depuis l’autre soir, je lis dans ses yeux une pensée implacable.

– Non, vois-tu, le médecin m’a dit que toutétait bien fini pour elle. Si elle parle encore une fois, elle parlera dans le dernier hoquet de l’agonie… Elle n’en a pas pour longtemps, va. Ce serait bête de charger encore notre conscience en l’empêchant d’assister à cette soirée…»

Thérèse frissonna.

«Tu ne m’as pas comprise, cria-t-elle. Oh! tu as raison, il y a assez de sang… Je voulais te dire que nous pourrions enfermer ma tante dans sa chambre et prétendre qu’elle est plus souffrante, qu’elle dort.

– C’est cela, reprit Laurent, et cet imbécile de Michaud entrerait carrément dans la chambre pour voir quand même sa vieille amie… Ce serait une excellente façon pour nous perdre.»

Il hésitait, il voulait paraître tranquille, et l’anxiété le faisait balbutier.

«Il vaut mieux laisser aller lesévénements, continua-t-il. Ces gens-là sont bêtes comme des oies; ils n’entendront certainement rien aux désespoirs muets de la vieille. Jamais ils ne se douteront de la chose, car ils sont trop loin de la vérité. Une fois l’épreuve faite, nous serons tranquilles sur les suites de notre imprudence… Tu verras, tout ira bien.»

Le soir, quand les invités arrivèrent, Mme Raquin occupait sa place ordinaire, entre le poêle et la table. Laurent et Thérèse jouaient la belle humeur, cachant leurs frissons, attendant avec angoisse l’incident qui ne pouvait manquer de se produire. Ils avaient baissé très bas l’abat-jour de la lampe; la toile cirée seule étaitéclairée.

Les invités eurent ce bout de causerie banale et bruyante qui précédait toujours la première partie de dominos. Grivet et Michaud ne manquèrent pas d’adresser à la paralytique les questions d’usage sur sa santé, questions auxquelles ils firent eux-mêmes des réponses excellentes, comme ils en avaient l’habitude. Après quoi, sans plus s’occuper de la pauvre vieille, la compagnie se plongea dans le jeu avec délices.

Mme Raquin, depuis qu’elle connaissait l’horrible secret, attendait fiévreusement cette soirée. Elle avait réuni ses dernières forces pour dénoncer les coupables. Jusqu’au dernier moment, elle craignit de ne pas assister à la réunion; elle pensait que Laurent la ferait disparaître, la tuerait peut-être, ou tout au moins l’enfermerait dans sa chambre. Quand elle vit qu’on la laissait là, quand elle fut en présence des invités, elle goûta une joie chaude en songeant qu’elle allait tenter de venger son fils. Comprenant que sa langue était bien morte, elle essaya un nouveau langage. Par une puissance de volontéétonnante, elle parvint à galvaniser en quelque sorte sa main droite, à la soulever légèrement de son genou où elle était toujoursétendue, inerte; elle la fit ensuite ramper peu à peu le long d’un des pieds de la table, qui se trouvait devant elle, et parvint à la poser sur la toile cirée. là, elle agita faiblement les doigts comme pour attirer l’attention.

Quand les joueurs aperçurent au milieu d’eux cette main de morte, blanche et molle, ils furent très surpris. Grivet s’arrêta, le bras en l’air, au moment où il allait poser victorieusement le double-six. Depuis son attaque, l’impotente n’avait plus remué les mains.

«Hé! voyez donc, Thérèse, cria Michaud, voilà Mme Raquin qui agite les doigts… Elle désire sans doute quelque chose.»

Thérèse ne put répondre; elle avait suivi, ainsi que Laurent, le labeur de la paralytique, elle regardait la main de sa tante, blafarde sous la lumière crue de la lampe, comme une main vengeresse qui allait parler. Les deux meurtriers attendaient, haletants.

«Pardieu! oui, dit Grivet, elle désire quelque chose… Oh! nous nous comprenons bien tous les deux… Elle veut jouer aux dominos… Hein! n’est-ce pas, chère dame?»

Mme Raquin fit un signe violent de dénégation. Elle allongea un doigt, replia les autres, avec des peines infinies, et se mit à tracer péniblement des lettres sur la table. Elle n’avait pas indiqué quelques traits, que Grivet s’écria de nouveau avec triomphe:

«Je comprends: elle dit que je fais bien de poser le double-six.»

L’impotente jeta sur le vieil employé un regard terrible et reprit le mot qu’elle voulaitécrire. Mais, à chaque instant, Grivet l’interrompait en déclarant que c’était inutile, qu’il avait compris, et il avançait une sottise. Michaud finit par le faire taire.

«Que diable! laissez parler Mme Raquin, dit-il. Parlez, ma vieille amie.»

Et il regarda sur la toile cirée, comme il aurait prêté l’oreille. Mais les doigts de la paralytique se lassaient, ils avaient recommencé un mot à plus de dix reprises, et ils ne traçaient plus ce mot qu’en s’égarant à droite et à gauche. Michaud et Olivier se penchaient, ne pouvant lire, forçant l’impotente à toujours reprendre les premières lettres.

«Ah! bien, s’écria tout à coup Olivier, j’ai lu, cette fois… Elle vient d’écrire votre nom, Thérèse… Voyons “Thérèse et…” Achevez, chère dame.»

Thérèse faillit crier d’angoisse. Elle regardait les doigts de sa tante glisser sur la toile cirée, et il lui semblait que ces doigts traçaient son nom et l’aveu de son crime en caractères de feu. Laurent s’était levé violemment, se demandant s’il n’allait pas se précipiter sur la paralytique et lui briser le bras. Il crut que toutétait perdu, il sentit sur sonêtre la pesanteur et le froid du châtiment, en voyant cette main revivre pour révéler l’assassinat de Camille.

Mme Raquinécrivait toujours, d’une façon de plus en plus hésitante.

«C’est parfait, je lis très bien, reprit Olivier au bout d’un instant, en regardant lesépoux. Votre tante écrit vos deux noms: “Thérèse et Laurent”»

La vieille dame fit coup sur coup des signes d’affirmation, en jetant sur les meurtriers des regards qui lesécrasèrent. Puis elle voulut achever. Mais ses doigts s’étaient roidis, la volonté suprême qui les galvanisait luiéchappait; elle sentait la paralysie remonter lentement le long de son bras, et de nouveau s’emparer de son poignet. Elle se hâta, elle traça encore un mot.

Le vieux Michaud lut à haute voix:

«Thérèse et Laurent ont…»

Et Olivier demanda:

«Qu’est-ce qu’ils ont, vos chers enfants?»

Les meurtriers, pris d’une terreur folle, furent sur le point d’achever la phrase tout haut. Ils contemplaient la main vengeresse avec des yeux fixes et troubles, lorsque, tout d’un coup, cette main fut prise d’une convulsion et s’aplatit sur la table; elle glissa et retomba le long du genou de l’impotente, comme une masse de chair inanimée. La paralysie était revenue et avait arrêté le châtiment. Michaud et Olivier se rassirent, désappointés, tandis que Thérèse et Laurent goûtaient une joie siâcre, qu’ils se sentaient défaillir sous le flux brusque du sang qui battait dans leur poitrine.

Grivetétait vexé de ne pas avoirété cru sur parole. Il pensa que le momentétait venu de reconquérir son infaillibilité en complétant la phrase inachevée de Mme Raquin. Comme on cherchait le sens de cette phrase:

– C’est très clair, dit-il, je devine la phrase entière dans les yeux de madame. Je n’ai pas besoin qu’elle écrive sur une table, moi; un de ses regards me suffit… Elle a voulu dire: “Thérèse et Laurent ont bien soin de moi.”»

Grivet dut s’applaudir de son imagination, car toute la société fut de son avis. Les invités se mirent à faire l’éloge desépoux, qui se montraient si bons pour la pauvre dame.

«Il est certain, dit gravement le vieux Michaud, que Mme Raquin a voulu rendre hommage aux tendres attentions que lui prodiguent ses enfants. Cela honore toute la famille.»

Et il ajouta en reprenant ses dominos:

«Allons, continuons. Où enétions-nous?… Grivet allait poser le double-six, je crois.»

Grivet posa le double-six. La partie continua, stupide et monotone.

La paralytique regardait sa main, abîmée dans un affreux désespoir. Sa main venait de la trahir. Elle la sentait lourde comme du plomb, maintenant; jamais plus elle ne pourrait la soulever. Le ciel ne voulait pas que Camille fût vengé, il retirait à sa mère le seul moyen de faire connaître aux hommes le meurtre dont il avaitété la victime. Et la malheureuse se disait qu’elle n’était plus bonne qu’à aller rejoindre son enfant dans la terre. Elle baissa les paupières, se sentant inutile désormais, voulant se croire déjà dans la nuit du tombeau.

Chapitre 28

Depuis deux mois, Thérèse et Laurent se débattaient dans les angoisses de leur union. Ils souffraient l’un par l’autre. Alors la haine monta lentement en eux, ils finirent par se jeter des regards de colère, pleins de menaces sourdes.

La haine devait forcément venir. Ils s’étaient aimés comme des brutes, avec une passion chaude, toute de sang; puis, au milieu desénervements du crime, leur amourétait devenu de la peur, et ils avaientéprouvé une sorte d’effroi physique de leurs baisers; aujourd’hui, sous la souffrance que le mariage, que la vie en commun leur imposait, ils se révoltaient et s’emportaient.

Ce fut une haine atroce, auxéclats terribles. Ils sentaient bien qu’ils se gênaient l’un l’autre; ils se disaient qu’ils mèneraient une existence tranquille, s’ils n’étaient pas toujours là face à face. Quand ilsétaient en présence, il leur semblait qu’un poidsénorme lesétouffait, et ils auraient vouluécarter ce poids, l’anéantir; leurs lèvres se pinçaient, des pensées de violence passaient dans leurs yeux clairs, il leur prenait des envies de s’entre-dévorer.

 

Au fond, une pensée unique les rongeait: ils s’irritaient contre leur crime, ils se désespéraient d’avoir à jamais troublé leur vie. De là venaient toute leur colère et toute leur haine. Ils sentaient que le malétait incurable, qu’ils souffriraient jusqu’à leur mort du meurtre de Camille, et cette idée de perpétuité dans la souffrance les exaspérait. Ne sachant sur qui frapper, ils s’en prenaient à eux-mêmes, ils s’exécraient.

Ils ne voulaient pas reconnaître tout haut que leur mariage était le châtiment fatal du meurtre; ils se refusaient à entendre la voix intérieure qui leur criait la vérité, enétalant devant eux l’histoire de leur vie. Et pourtant, dans les crises d’emportement qui les secouaient, ils lisaient chacun nettement au fond de leur colère, ils devinaient les fureurs de leurêtre égoïste qui les avait poussés à l’assassinat pour contenter ses appétits, et qui ne trouvait dans l’assassinat qu’une existence désolée et intolérable. Ils se souvenaient du passé, ils savaient que leur espérance trompée de luxure et de bonheur paisible les amenait seule aux remords; s’ils avaient pu s’embrasser en paix et vivre en joie, ils n’auraient point pleuré Camille, ils se seraient engraissés de leur crime. Mais leur corps s’était révolté, refusant le mariage, et ils se demandaient avec terreur où allaient les conduire l’épouvante et le dégoût. Ils n’apercevaient qu’un avenir effroyable de douleur, qu’un dénouement sinistre et violent. Alors, comme deux ennemis qu’on aurait attachés ensemble et qui feraient de vains efforts pour se soustraire à cet embrassement forcé, ils tendaient leurs muscles et leurs nerfs, ils se raidissaient sans parvenir à se délivrer. Puis, comprenant que jamais ils n’échapperaient à leurétreinte, irrités par les cordes qui leur coupaient la chair, écœurés de leur contact, sentant à chaque heure croître leur malaise, oubliant qu’ils s’étaient eux-mêmes liés l’un à l’autre, et ne pouvant supporter leurs liens un instant de plus, ils s’adressaient des reproches sanglants, ils essayaient de souffrir moins, de panser les blessures qu’ils se faisaient, en s’injuriant, en s’étourdissant de leurs cris et de leurs accusations.

Chaque soir une querelle éclatait. On eût dit que les meurtriers cherchaient des occasions pour s’exaspérer, pour détendre leurs nerfs roidis. Ils s’épiaient, se tâtaient du regard, fouillant leurs blessures, trouvant le vif de chaque plaie, et prenant uneâcre volupté à se faire crier de douleur. Ils vivaient ainsi au milieu d’une irritation continuelle, las d’eux-mêmes, ne pouvant plus supporter un mot, un geste, un regard, sans souffrir et sans délirer. Leurêtre entier se trouvait préparé pour la violence; la plus légère impatience, la contrariété la plus ordinaire grandissaient d’une façonétrange dans leur organisme détraqué, et devenaient tout d’un coup grosses de brutalité. Un rien soulevait un orage qui durait jusqu’au lendemain. Un plat trop chaud, une fenêtre ouverte, un démenti, une simple observation suffisaient pour les pousser à de véritables crises de folie. Et toujours, à un moment de la dispute, ils se jetaient le noyé à la face. De parole en parole, ils en arrivaient à se reprocher la noyade de Saint-Ouen; alors ils voyaient rouge, ils s’exaltaient jusqu’à la rage. C’étaient des scènes atroces, desétouffements, des coups, des cris ignobles, des brutalités honteuses. D’ordinaire, Thérèse et Laurent s’exaspéraient ainsi après le repas; ils s’enfermaient dans la salle à manger pour que le bruit de leur désespoir ne fût pas entendu. là, ils pouvaient se dévorer à l’aise, au fond de cette pièce humide, de cette sorte de caveau que la lampe éclairait de lueurs jaunâtres. Leurs voix, au milieu du silence et de la tranquillité de l’air, prenaient des sécheresses déchirantes. Et ils ne cessaient que lorsqu’ilsétaient brisés de fatigue; alors seulement ils pouvaient aller goûter quelques heures de repos. Leurs querelles devinrent comme un besoin pour eux, comme un moyen de gagner le sommeil en hébétant leurs nerfs.

Mme Raquin lesécoutait. Elle était là sans cesse, dans son fauteuil, les mains pendantes sur les genoux, la tête droite, la face muette. Elle entendait tout, et sa chair morte n’avait pas un frisson. Ses yeux s’attachaient sur les meurtriers avec une fixité aiguë. Son martyre devaitêtre atroce. Elle sut ainsi, détail par détail, les faits qui avaient précédé et suivi le meurtre de Camille, elle descendit peu à peu dans les saletés et les crimes de ceux qu’elle avait appelés ses chers enfants.

Les querelles desépoux la mirent au courant des moindres circonstances, étalèrent devant son esprit terrifié, un à un, lesépisodes de l’horrible aventure. Et à mesure qu’elle pénétrait plus avant dans cette boue sanglante, elle criait grâce, elle croyait toucher le fond de l’infamie, et il lui fallait descendre encore. Chaque soir elle apprenait quelque nouveau détail. Toujours l’affreuse histoire s’allongeait devant elle; il lui semblait qu’elle était perdue dans un rêve d’horreur qui n’aurait pas de fin. Le premier aveu avaitété brutal etécrasant, mais elle souffrait davantage de ces coups répétés, de ces petits faits que lesépoux laissaientéchapper au milieu de leur emportement et quiéclairaient le crime de lueurs sinistres. Une fois par jour, cette mère entendait le récit de l’assassinat de son fils, et, chaque jour, ce récit devenait plusépouvantable, plus circonstancié, etétait crié à ses oreilles avec plus de cruauté et d’éclat.

Parfois, Thérèse était prise de remords, en face de ce masque blafard sur lequel coulaient silencieusement de grosses larmes. Elle montrait sa tante à Laurent, le conjurant du regard de se taire.

«Eh! laisse donc! criait celui-ci avec brutalité, tu sais bien qu’elle ne peut pas nous livrer… Est-ce que je suis plus heureux qu’elle, moi?… Nous avons son argent, je n’ai pas besoin de me gêner.»

Et la querelle continuait,âpre, éclatante, tuant de nouveau Camille. Ni Thérèse ni Laurent n’osaient céder à la pensée de pitié qui leur venait parfois, d’enfermer la paralytique dans sa chambre, lorsqu’ils se disputaient, et de luiéviter ainsi le récit du crime. Ils redoutaient de s’assommer l’un l’autre, s’ils n’avaient plus entre eux ce cadavre à demi vivant. Leur pitié cédait devant leur lâcheté, ils imposaient à Mme Raquin des souffrances indicibles, parce qu’ils avaient besoin de sa présence pour se protéger contre leurs hallucinations.

Toutes leurs disputes se ressemblaient et les amenaient aux mêmes accusations. Dès que le nom de Camille était prononcé, dès que l’un d’eux accusait l’autre d’avoir tué cet homme, il y avait un choc effrayant.

Un soir, à dîner, Laurent, qui cherchait un prétexte pour s’irriter, trouva que l’eau de la carafe était tiède; il déclara que l’eau tiède lui donnait des nausées, et qu’il en voulait de la fraîche.

«Je n’ai pu me procurer de la glace, répondit sèchement Thérèse.

– C’est bien, je ne boirai pas, reprit Laurent.

– Cette eau est excellente.

– Elle est chaude et a un goût de bourbe. On dirait de l’eau de rivière.»

Thérèse répéta:

«De l’eau de rivière…»

Et elle éclata en sanglots. Un rapprochement d’idées venait d’avoir lieu dans son esprit.

«Pourquoi pleures-tu? demanda Laurent, qui prévoyait la réponse et qui pâlissait.

– Je pleure, sanglota la jeune femme, je pleure parce que… tu le sais bien… Oh! mon Dieu! mon Dieu! c’est toi qui l’as tué.

– Tu mens! cria l’assassin avec véhémence, avoue que tu mens… Si je l’ai jeté à la Seine, c’est que tu m’as poussé à ce meurtre.

– Moi! moi!

– Oui, toi!… Ne fais pas l’ignorante, ne m’oblige pas à te faire avouer de force la vérité. J’ai besoin que tu confesses ton crime, que tu acceptes ta part dans l’assassinat. Cela me tranquillise et me soulage.

– Mais ce n’est pas moi qui ai noyé Camille.

– Si, mille fois si, c’est toi!… Oh! tu feins l’étonnement et l’oubli. Attends, je vais rappeler tes souvenirs.»

Il se leva de table, se pencha vers la jeune femme, et, le visage en feu, lui cria dans la face:

«Tuétais au bord de l’eau, tu te souviens, et je t’ai dit tout bas: “Je vais le jeter à la rivière.” Alors tu as accepté, tu es entrée dans la barque… Tu vois bien que tu l’as assassiné avec moi.

– Ce n’est pas vrai… J’étais folle, je ne sais plus ce que j’ai fait, mais je n’ai jamais voulu le tuer. Toi seul as commis le crime.»

Ces dénégations torturaient Laurent. Comme il le disait, l’idée d’avoir une complice le soulageait, il aurait tenté, s’il l’avait osé, de se prouver à lui-même que toute l’horreur du meurtre retombait sur Thérèse. Il lui venait des envies de battre la jeune femme pour lui faire confesser qu’elle était la plus coupable.

Il se mit à marcher de long en large, criant, délirant, suivi par les regards fixes de Mme Raquin.

«Ah! la misérable! la misérable! balbutiait-il d’une voixétranglée, elle veut me rendre fou… Eh! n’es-tu pas montée un soir dans ma chambre comme une prostituée, ne m’as-tu pas soûlé de tes caresses pour me décider à te débarrasser de ton mari? Il te déplaisait, il sentait l’enfant malade, me disais-tu lorsque je venais te voir ici… Il y a trois ans, est-ce que je pensais à tout cela, moi? Est-ce que j’étais un coquin? Je vivais tranquille, en honnête homme, ne faisant de malà personne. Je n’aurais pasécrasé une mouche.

– C’est toi qui as tué Camille, répéta Thérèse avec une obstination désespérée qui faisait perdre la tête à Laurent.

– Non, c’est toi, je te dis que c’est toi, reprit-il avec unéclat terrible… Vois-tu, ne m’exaspère pas, cela pourrait mal finir… Comment, malheureuse, tu ne te rappelles rien! Tu t’es livrée à moi comme une fille, là, dans la chambre de ton mari; tu m’y as fait connaître des voluptés qui m’ont affolé. Avoue que tu avais calculé tout cela, que tu haïssais Camille, et que depuis longtemps tu voulais le tuer. Tu m’as sans doute pris pour amant afin de me heurter contre lui et de le briser.

– Ce n’est pas vrai… C’est monstrueux ce que tu dis là… Tu n’as pas le droit de me reprocher ma faiblesse. Je puis dire, comme toi, qu’avant de te connaître, j’étais une honnête femme qui n’avait jamais fait de malà personne. Si je t’ai rendu fou, tu m’as rendue plus folle encore. Ne nous disputons pas, entends-tu, Laurent… J’aurais trop de choses à te reprocher.

– Qu’aurais-tu donc à me reprocher?

– Non, rien… Tu ne m’as pas sauvée de moi-même, tu as profité de mes abandons, tu t’es plu à désoler ma vie… Je te pardonne tout cela… Mais, par grâce, ne m’accuse pas d’avoir tué Camille. Garde ton crime pour toi, ne cherche pas à m’épouvanter davantage.»

Laurent leva la main pour frapper Thérèse au visage:

«Bats-moi, j’aime mieuxça, ajouta-t-elle, je souffrirai moins.»

Et elle tendit la face. Il se retint, il prit une chaise et s’assit à côté de la jeune femme.

«Écoute, lui dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, il y a de la lâcheté à refuser ta part du crime. Tu sais parfaitement que nous l’avons commis ensemble, tu sais que tu es aussi coupable que moi. Pourquoi veux-tu rendre ma charge plus lourde en te disant innocente? Si tuétais innocente, tu n’aurais pas consenti à m’épouser. Souviens-toi des deux années qui ont suivi le meurtre. Désires-tu tenter une épreuve? Je vais aller tout dire au procureur impérial, et tu verras si nous ne serons pas condamnés l’un et l’autre.»

Ils frissonnèrent, et Thérèse reprit:

«Les hommes me condamneraient peut-être, mais Camille sait bien que tu as tout fait… Il ne me tourmente pas la nuit comme il te tourmente.

– Camille me laisse en repos, dit Laurent pâle et tremblant, c’est toi qui le vois passer dans tes cauchemars, je t’ai entendue crier.

– Ne dis pas cela, s’écria la jeune femme avec colère, je n’ai pas crié, je ne veux pas que le spectre vienne. Oh, je comprends, tu cherches à le détourner de toi… je suis innocente, je suis innocente!»

Ils se regardèrent terrifiés, brisés de fatigue, craignant d’avoirévoqué le cadavre du noyé. Leurs querelles finissaient toujours ainsi; ils protestaient de leur innocence, ils cherchaient à se tromper eux-mêmes pour mettre en fuite les mauvais rêves. Leurs continuels efforts tendaient à rejeter à tour de rôle la responsabilité du crime, à se défendre comme devant un tribunal, en faisant mutuellement peser sur eux les charges les plus graves. Le plusétrange était qu’ils ne parvenaient pas àêtre dupes de leurs serments, qu’ils se rappelaient parfaitement tous deux les circonstances de l’assassinat. Ils lisaient des aveux dans leurs yeux, lorsque leurs lèvres se donnaient des démentis. C’étaient des mensonges puérils, des affirmations ridicules, la dispute toute de mots de deux misérables qui mentaient pour mentir, sans pouvoir se cacher qu’ils mentaient. Successivement, ils prenaient le rôle d’accusateur, et, bien que jamais le procès qu’ils se faisaient n’eût amené un résultat, ils le recommençaient chaque soir avec un acharnement cruel. Ils savaient qu’ils ne se prouveraient rien, qu’ils ne parviendraient pas à effacer le passé, et ils tentaient toujours cette besogne, ils revenaient toujours à la charge, aiguillonnés par la douleur et l’effroi, vaincus à l’avance par l’accablante réalité. Le bénéfice le plus net qu’ils tiraient de leurs disputesétait de produire une tempête de mots et de cris dont le tapage lesétourdissait un moment.

 

Et tant que duraient leurs emportements, tant qu’ils s’accusaient, la paralytique ne les quittait pas du regard. Une joie ardente luisait dans ses yeux, lorsque Laurent levait sa large main sur la tête de Thérèse.