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CHAPITRE IV.
QUARRÉ PARFAIT

N'ayant pas même l'ennui d'un frère, elle était la plus libre de celles qui se soient jamais mirées dans une glace.

BYRON, Don Juan.

Dans la suite, Callias riche Athénien, étant devenu amoureux de la femme de Cimon, Cimon la lui céda, dans tout le reste de sa conduite, Cimon fit paraître une admirable grandeur d'âme, on le proclamait l'égal de Miltiade…

PLUTARQUE, Hommes Illustres. Vie de Cimon.

Le marquis de Cérigny quoique fort riche, n'avait épousé sa femme que pour son immense fortune, et par pure convenance de cour; Hortense était brune, et M. de Cérigny n'aimait que les blondes; – Hortense avait un esprit frivole, insouciant, léger; et M. de Cérigny déjà sur le retour, cherchait dans une femme des idées fortes, arrêtées, une conversation variée, dans laquelle il ne dédaignait par même une nuance de pédanterie; et toutes ces qualités se trouvant réunies au suprême degré, chez madame de Lussan, blonde d'ailleurs du plus beau cendré, il s'y était fort attaché, long-temps même avant son mariage.

Ce nouvel état changea peu la vie de M. de Cérigny; seulement il s'occupa de sa femme comme d'une jolie maîtresse pendant les premiers mois de son mariage, parce que son amour pour les blondes n'était pas assez exclusif, pour l'empêcher d'apprécier la ravissante beauté d'Hortense si fraîche et si brune. Mais comme ni son cœur; ni son esprit, n'étaient intéressés dans cette liaison passagère avec sa femme, M. de Cérigny ayant usé ses désirs, revint à madame de Lussan, fit la part des convenances, fut du meilleur goût avec madame de Cérigny, lui laissa la plus entière liberté et vécut avec elle dans une intelligence parfaite.

Hortense, orpheline fort riche, n'avait aussi épousé M. de Cérigny, que pour sa brillante position, pourtant elle s'arrangea parfaitement des soins de son mari pendant les premiers mois de leur union. – Ayant beaucoup vécu dans le monde, attentif, prévenant, spirituel, encore rempli de grâce, malgré ces cinquante ans, – il ne pouvait que paraître agréable à une jeune femme dont le cœur sommeillait; et puis le marquis avait donné à Hortense, un train des plus magnifiques, ses relations et celles de sa femme, les mettaient à même de choisir leur société dans le monde le plus recherché, ils avaient une terre presque royale à quarante lieues de Paris, une fortune immense et assurée… ils s'accordaient réciproquement une entière liberté, – que pouvaient-ils désirer de plus?

Il est vrai que le bonheur de M. de Cérigny était complété par sa liaison avec madame de Lussan, et qu'Hortense, elle, se voyant libre, et comprenant sa position, flottait encore incertaine entre les mille hommages qu'on lui offrait; – mais le hasard, ou plutôt une démission de secrétaire d'ambassade que donna M. Georges de Verneuil, amena ce jeune homme à Paris. – Parent éloigné de M. de Cérigny, il en fut parfaitement accueilli, devint très assidu chez lui, et rendit bientôt ses soins à Hortense.

Georges de Verneuil avait trente ans, était fort distingué; fort riche, et fort aimable, il avait été très à la mode avant sa mission en Russie; et pour tout dire, madame de P… une des femmes les plus citées de Paris, pour son esprit et sa grâce, l'avait mis dans le monde qu'il n'avait pas vingt ans.

Ce qui surtout décida le choix d'Hortense en faveur de Georges, fut encore moins la réunion de perfections que nous venons d'énumérer, qu'une facilité de mœurs et une tolérance qui la charmèrent, – car Georges ne lui parla jamais de ces amours profonds, irrésistibles, forcenés, qui effrayent toujours une femme du caractère d'Hortense, il ne la menaça pas non plus de ces sentiments éternels qu'une femme doit refuser toujours, à la seule pensée de cette épouvantable condition d'éternité!

Non, Georges lui parla de l'amour comme d'une jolie distraction, qui aidait à attendre l'heure du bal ou de l'Opéra, – comme d'une futilité gracieuse, exquise pour compléter une vie d'élégance et de luxe. – Comme d'un passe-temps qui en employait peu ou beaucoup, selon celui qu'on avait à perdre, – et qui enfin poétisait mille choses sans cela pâles et inanimées… un bouquet… un meuble… un tableau… une lettre… non d'une poésie sombre et terrible… mais d'une poésie fraîche et riante…

Il ne parla pas non plus de la jalousie, ni de ses transports. «Voyez-vous; Hortense; lui disait-il, dans ces rapides et heureux moments, où l'on est déjà plus qu'ami, et pas encore amant… voyez-vous, Hortense, – je n'ai jamais compris la jalousie, en ce sens, que changer d'amour est un droit imprescriptible que toute femme acquiert en prenant son premier amant, celles qui n'abusent pas de ce droit ont, je crois, raison pour leur réputation, car la réputation, Hortense, est comme ces frêles bijoux, dont l'éclat et la fraîcheur font tout le prix; or la réputation est précieuse, voyez-vous, Hortense, oh! la réputation… les sévères moralistes ont bien raison de la prêcher aux femmes! car elle donne bien plus de prix à leur conquête, accordant beaucoup, elles peuvent exiger beaucoup. Il faut donc qu'une femme mariée, pour conserver vierge cette inestimable réputation, – il faut donc, Hortense, qu'elle se voue à la sagesse ou à son synonyme, le mystère, – mais, entre nous, je crois, Hortense, la sagesse plus facile (bien entendu avec un amant) que le mystère avec plusieurs, – c'est à considérer.

«Quant aux femmes qui abusent du droit dont nous parlons, et qui ont beaucoup d'amants, – elles ont encore raison: – d'abord, parce que cela leur plaît, ensuite, parce qu'elles le peuvent, rien au monde n'étant capable de les empêcher, quand elles le veulent. Or, à votre avis, Hortense, que peut faire un pauvre amant devant deux arguments aussi positifs? A quoi bon la jalousie? à se rendre odieux. – Il vaut bien mieux croire en aveugle, se laisser aller au bonheur tant qu'il nous berce, et au moindre refroidissement, – ou même avant, ce qui est plus sûr, – devenir plus tendre qu'on ne l'a jamais été… et aller porter ses hommages ailleurs.»

«Et tout cela, Hortense, sans douleur, sans émotion, sans chagrin, parce que l'amour n'a pas passé l'épiderme, car à quoi bon faire d'un plaisir ravissant une odieuse torture? – Ce qu'on appelle les passions senties ne mènent pas à autre chose, et il est fort heureux qu'elles soient rares, sans cela l'existence ne serait pas tenable.

« – Insouciants et bénis que nous sommes, ne creusons donc ni la vie, ni les sentiments?.. Jouissons du présent, du jour, de l'heure, de la minute, et ne voyons dans l'avenir qu'un plaisir nouveau…»

Toute cette belle philosophie amoureuse, insouciante et facile, plut fort à Hortense, qui ne concevait pas autrement l'amour. – Les femmes véritablement passionnées – calculent sa puissance par les larmes qu'il leur a fait verser, Hortense voulait calculer par les plaisirs qu'elle en attendait. – Georges fut donc heureux, – parce qu'il fut sincère, d'autres aussi frivoles que lui, avaient cru faire rage en parlant de passion. – Ils firent peur. Lui fit mieux. – Il amusa…

La position d'Hortense se dessinant enfin, elle n'eut plus rien à envier à son mari.

Au premier été, M. de Cérigny pria sa femme d'inviter madame de Lussan à venir à leur terre. – M. de Lussan ne quittant jamais Paris, ayant depuis fort long-temps une habitude à l'Opéra, Hortense, ravie d'être agréable à son mari qui ne pouvait se passer de Georges, fit mille grâces à madame de Lussan; tout s'arrangea donc pour le mieux. L'été, on se réunissait dans les terres de Lussan ou de Cérigny. – L'hiver, on voyait le même monde, et l'on avait les mêmes jours aux Bouffes et à l'Opéra, – car Georges complétait la loge de madame de Cérigny avec sa tante, la baronne de Verneuil.

Ces amours adultères, comme on dit, – si arrangés, si calculés, si tranquilles, si près de la vie habituelle; ce bonheur calme qu'on citerait comme exemple aux mères de famille s'il était licite, tout cela ne doit pas surprendre en vérité. – Qui donc affirmerait que la plupart des liaisons en dehors, entraînent avec elles des remords affreux, des tortures et des cris!.. Non, mon Dieu, il est quelques drames, quelques maisons maudites du Ciel, où cela se passe ainsi, mais c'est fort rare. – Ordinairement tout ceci s'encadre dans les mœurs. – Les criminels sont parfaitement vus, et heureusement ne l'est pas qui veut.

Et puisque nous parlons d'adultère, pourquoi donc le peindre, les yeux si caves, les joues si creuses, les cheveux si hérissés, parlant de mort et de charbons ardents; sacrant, jurant par sang et poignard?

– J'ai presque toujours vu, moi, cet excellent hôte coquet, frisé, élégant et réjoui. – S'il parlait de mort, c'est dans ces moments fortunés, où les plus vivaces disent… – Je meurs. – Ce bon hôte avait toujours aux lèvres de sensuelles et lascives paroles. – Admirable Protée, tantôt il soupirait d'une voix douce et tendre, tantôt il étincelait en reparties folles, vives, et spirituelles. – Accueilli, fêté, choyé, non par les pères et les maris, mais ce qui mieux est, – par leurs femmes et par leurs filles, il vivait comme cela, long-temps, fort long-temps, puis étant arrivé à la vieillesse, alors il faisait succéder la théorie à la pratique, confiait ses traditions aux jeunes gens, souriait à ses élèves, et véritable phénix renaissait en eux.

Je ne soutiendrai pas que ceci soit moral; mais je le maintiens pour vrai, et j'aime mieux la vérité que la morale fausse et peureuse.

Et ceci est vrai, parce qu'il est fort rare qu'une femme se donne, emportée qu'elle est par une passion, irrésistible et profonde que l'on excuserait, en pensant à l'immense supériorité de celui qui l'aurait fait naître; parce qu'il est rare cet amour ardent et chaste, quoique criminel qui sacrifie tout à celui qui a su l'inspirer. – Il est rare cet amour sublime qui pleure à mains jointes des larmes de bonheur et de remords, et qui, bravant convenances, devoirs, famille, monde, peut, par ses excès, par sa violence même, commander le respect et l'admiration des hommes!.. Non, non, ce n'est pas ainsi qu'une femme se donne, c'est du moins une curieuse exception; – Et bénie soit l'exception; car une telle maîtresse doit avoir à sa jarretière le poignard andalou.

 

Non, non, ce n'est pas une fatalité aussi entraînante qui jette bien des femmes dans les bras tendrement ouverts. – C'est… c'est… je ne sais quoi… c'est la lecture d'un roman, – l'oisiveté, – la solitude, – l'ennui, une jolie tournure à cheval qu'elles auraient remarquée au bois… c'est le moyen d'utiliser leurs regards par les œillades… doux regards qui, sans cette tendre correspondance, seraient sans but et sans éclat; car rien ne sied aux yeux comme de dire à un amant: – Je t'aime. – Ce qui les séduit encore, ces beaux anges, heureusement un peu déchus, c'est un compliment, une fadeur, et surtout l'indifférence qu'on leur témoigne. – C'est le désir de faire comme leurs amies de pension… c'est l'enivrement perfide d'une valse. – Ce qui les damne encore si voluptueusement, c'est une intimité de femme… la crainte du ridicule;… encore une fois, c'est je ne sais quoi… moins que rien… moins qu'un rêve. – Leur premier rêve d'amour est toujours si beau… si doré…

Après cela, comment voulez-vous qu'une passion forte et désordonnée aille jaillir de ces petites sensations, frêles, délicates, pailletées et coquettes… comme les robes de bal qui ne gardent qu'un jour leur éclat fragile et brillant. – On ne quitte ni père, ni monde, ni mari pour cet amour-là. – Cet amour est si peu gênant, si discret, si commode, tient une si petite, petite place, – qu'il faudrait être de profonds envieux, ou de grands sots pour le contrarier.

Cet amour-là… mon Dieu! – c'est le sylphe mignon de Nodier, son ravissant Trilby, si joli, si bienfaisant, si moiré, si diapré, si imperceptible, qu'il faut être un Dougal, oui, un Dougal pour le chasser du foyer… Aussi, voyez ce qu'il lui advient au Dougal, et comme il s'en repent après…

Voyez comme sa femme Jeannie, toujours douce et si accorte, devient triste et maussade, comme elle fronce ses beaux sourcils, comme les troupeaux du Dougal s'égarent, comme ses filets sont malheureux… ses guérets moins riches… depuis que ce pauvre Trilby n'est plus là heureux de se rouler dans une boucle des noirs cheveux de Jeannie, ou de se suspendre, sans y peser, aux anneaux d'or de ses oreilles. – Et qu'importe au Dougal… je vous le demande?

Aussi qu'arrive-t-il? Que le Dougal, confus, est obligé de rappeler Trilby. – Alors Jeannie redevient rose et souriante, les moissons riches, et les filets lourds…

A Paris comme en Écosse, nous avons bien des Trilbys, bien des Dougals et bien des Jeannies. – Bon Nodier! – Seulement nos Trilbys sont d'une essence moins éthérée que les tiens; mais qu'est-ce que cela peut faire aux Dougals?

Or, cet amour-là était l'amour de Georges et d'Hortense, et M. de Cérigny n'était pas un Dougal.

D'après ces données topographiques du moral de nos amoureux, on voit que Crâo, le maudit Crâo devait regarder comme impossible de ronger les fils si sagement tissés qui enchaînaient et liaient ces existences admirablement entendues.

Aussi le vilain bossu passa-t-il dans sa mansarde, la plus épouvantable nuit du monde, et se fit peur à lui-même le lendemain matin, tant il se trouva laid.

CHAPITRE V.
LE CHATEAU DE LUSSAN

Je le tiens, le voilà conçu, l'enfer et la nuit feront éclore à la lumière ce fruit monstrueux.

SHAKESPEAR, Othello, acte 1.

A quelques mois de là toute notre petite nichée d'amants, de maris et de maîtresses, s'était rassemblée au château de Lussan; – suivant son usage, M. de Lussan était resté à Paris pour l'Opéra, – et sa femme faisait les honneurs de sa terre à M. et madame de Cérigny, à M. Georges de Verneuil, à sa tante, à M. et madame de Mersac et à leur fils, à M. et madame d'Alby, – enfin, pour se procurer encore plus de liberté en réunissant plus de monde, madame de Lussan avait invité quelques voisins de terre fort insignifiants, et habilement choisis pour ne donner aucun ombrage ni aux amants, ni aux maîtresses.

Je ne sais comment Crâo était parvenu à accompagner madame de Lussan, il s'était fait charger, je crois, par son maître, de quelques affaires à régler avec les régisseurs, toujours est-il que le bossu se tapissait là dans sa haine, comme une araignée dans sa toile.

Lussan, situé au centre de la Bourgogne, était un des plus magnifiques châteaux de France, des bois immenses rigoureusement gardés, et percés comme des forêts royales, promettaient une chasse admirable. Aussi M. de Lussan entretenait-il à sa terre un fort bel équipage à l'anglaise pour pouvoir y chasser deux ou trois mois d'hiver.

C'était à la fin d'août, le soleil se levait à peine, et déjà les piqueurs sonnaient le réveil, les chevaux piaffaient devant le perron, les chiens aboyaient, impatients, car on avait fait le bois pendant la nuit, et la forêt était si proche du château qu'on pouvait entrer en chasse presqu'au sortir du parc.

Enfin mesdames de Cérigny, de Lussan et les autres femmes descendirent du perron accompagnées de Georges, de MM. de Cérigny, de Mersac, etc., etc.

Les dames se placèrent dans les calèches découvertes pour suivre la chasse, et les hommes montèrent à cheval. – Quoique blasée sur les éloges qu'on s'accordait à faire de son amant, Hortense ne put s'empêcher de sourire de bonheur en entendant les autres femmes vanter la tournure de Georges.

En effet il était impossible d'avoir meilleur air que lui. – Son habit rouge dessinait parfaitement sa taille élégante, encore serrée par le ceinturon de son couteau de chasse. Il était coiffé d'une petite casquette de jockey en velours noir, et je terminerai en disant qu'il portait des bottes à revers faites par le fameux Crobby de Londres, quant à sa culotte de daim blanc à la fois ample et juste, elle avait une coupe insaisissable pour tout autre que pour l'artiste qui avait résolu ce problème.

Le cheval de chasse que Georges maniait avec une audace et une grâce parfaite était (selon la dernière mode anglaise) de pur sang, nerveux et découplé comme un coureur.

Monsieur de Cérigny vêtu comme Georges, et encore de la plus charmante tournure, montait au contraire, ainsi que les autres chasseurs, des chevaux de demi-sang, d'une proportion plus forte et plus ramassée, de véritables types du Hunter.

Les voitures partirent, et les hommes accompagnèrent jusqu'à ce qu'ils fussent sous bois.

La calèche de madame de Lussan, avait un attelage croisé de quatre chevaux noirs-zains et gris-sanguins, menés en Daumont par deux petits postillons à chapeaux gris et à vestes rayées bleu et blanc.

Un morne et profond silence succéda tout à coup au bruyant tumulte qui avait retenti si matin dans les cours du château. – Car excepté les gens, personne n'y était resté… Je me trompe, j'oubliais Crâo qui réveillé comme les autres se tenait encore accoudé sur la fenêtre d'une petite tourelle où il logeait.

Le bossu avait suivi d'un œil irrité toute cette cavalcade si étincelante, si folle, si dorée; il avait vu reluire au soleil levant, le cuivre des cors, les harnais des chevaux, les galons des livrées; il avait vu à travers des tourbillons de poussière tout ce luxe s'ébranler et partir. – Il avait vu les écharpes des femmes se gonfler comme autant de petites voiles de mille couleurs soulevées par le vent frais du matin. – Il avait vu les habits rouges des hommes se découper éclatants sur le vert des prairies. – Il avait vu ces élégants cavaliers se pencher aux portières, et faire bondir leurs chevaux, pendant que de jolies mains de femmes agitant des mouchoirs brodés, faisaient aux chasseurs des signes d'amour et d'adieu.

Et toute cette heureuse et ardente jeunesse, encore animée par ces sourires de femmes, par les sons vibrants et sonores des fanfares, par le glapissement des chiens, s'était élancée à un plaisir enivrant… pendant qu'il restait là, lui Crâo, seul, oublié, chétif, laid, difforme, repoussé; lui, bouffon dont on riait; lui, qui n'aura jamais ni chevaux, ni femmes, ni plaisir…

Et ajoutez, pensait le bossu, que ce n'est encore là qu'une petite fraction de leur délicieuse existence! ils vont revenir de la chasse, alors ce sera la toilette, une table exquise, – et puis, après dîner, ce sera une fraîche promenade sur l'étang, autour du pavillon où se donne le concert, dont l'écho répète l'harmonie. – Après le concert, ce sera le bal, – et puis, le soir, sous les allées sombres, ce seront des baisers d'amours ardents et défendus, – des soupirs de l'attente… des promesses passionnées de rendez-vous pour la nuit. – Et enfin, la nuit, des voluptés enivrantes. – Et tout cela sans crainte, sans remords, pour eux la morale et les lois, tout est muet!.. – Et dire que jamais, mais jamais je n'aurai, moi, non pas la certitude, mais seulement l'espoir d'un pareil bonheur… Je ne serai pas seulement comme le valet ou le chien qui jouissent du luxe du maître… Oh! que c'est affreux à penser… affreux… affreux…

Et puis, il ajoutait en se regardant et en riant d'un rire atroce. – Ah, ah, mais aussi comme je suis fait… mire-toi donc monstre, mire-toi sans t'effrayer… Compare-toi donc à ce Georges avec sa taille svelte, avec sa figure de femme… Monte donc comme lui un cheval fougueux! Va, bossu… va tournoyer dans une valse… et presser comme lui dans tes grandes mains sèches, le corps amoureux de sa maîtresse, madame de Cérigny… Va… pourquoi donc pas… on te regarderait sur ma foi autant et plus qu'on ne regarde ce Georges… ce serait nouveau, et on s'en amuserait, sauf le dégoût… Ah… ah…

Il y avait presque du délire dans le ricanement de Crâo… Puis il reprenait d'un ton plus calme: – Oh! ce Georges… cette Hortense… oh! je les hais… ils sont si heureux… Mais qui pourrait donc me venger d'un bonheur aussi atroce pour ceux qui ne le partagent pas?

A ce moment, on frappa un coup à la porte du bossu. – Qui est là? dit-il avec impatience, – Moi, répondit une voix mâle et forte. – Une étincelle illumina soudainement les yeux verts du bossu. – Il ouvrit.

CHAPITRE VI.
LE BARON MARCEL DE LAUNAY

Que n'ai-je eu de bonne heure un ange dans ma vie!

SAINTE-BEUVE. —Consolations.

Celui qui entra chez Crâo était un jeune homme brun, basané, d'une taille athlétique et massive, d'une tournure gauche, empêchée, sans aucune distinction. Ses traits paraissaient communs, rudes, et ses yeux noirs étaient voilés par d'épais sourcils. Prodigieusement développé pour son âge, on lui eut donné trente ans et il n'en avait que vingt. – De longs et larges favoris touffus d'un noir roux entouraient sa figure carrée, ses épais cheveux épars retombaient sur son front large et proéminent; somme toute, il était laid.

Puis, il avait dans son costume autant de négligence que dans sa personne. – Il portait de hautes guêtres de cuir jaune luisantes de vétusté, une culotte de peau, et une vieille veste de velours vert, toute usée, sur laquelle se croisaient les cordons de sa poudrière et le baudrier de son carnier, la chaînette de sa fourchette, et une foule d'autres ustensiles de chasse; joignez à cela qu'il était coiffé d'un énorme berret basque, rouge-sang, et que ses deux larges mains tannées et velues, reposaient sur le canon court et un peu évasé d'une carabine à un coup, et vous aurez le signalement complet du personnage.

C'était M. le baron Marcel de Launay, fils du comte de Launay, fort proche parent de M. de Lussan.

Le père de Marcel passait sa vie dans une fort belle terre qu'il possédait au milieu des Pyrénées. – Chasseur déterminé, depuis vingt ans il n'avait pas quitté cette retraite, mais comme il voulait que son fils se façonnât aux bonnes manières, depuis quatre ans il l'envoyait pendant quelques mois à Lussan, sachant que madame de Lussan y recevait la meilleure compagnie.

Malheureusement Marcel avait le monde en horreur, élevé dans ses montagnes, irascible, emporté, habitué à faire supporter sa colère à ses gardes, à ses fermiers, ou à ses paysans qui conservent encore, dans cette partie de la France, les habitudes et les traditions féodales, – Marcel se trouvait fort gêné, fort mal placé au milieu de l'élégante société du château de Lussan.

Sa sauvagerie d'enfant amusa d'abord. – Madame de Lussan et ses amies parvenaient quelquefois à le retenir dans le salon, alors on l'entourait, on le taquinait, on le faisait danser, on jouait à mille jeux, – Et Marcel se prêtait à toutes ces gentillesses avec autant de grâces qu'un ours en pareille société. – Puis, quand il s'ennuyait par trop, s'il ne pouvait s'échapper par la porte, il sautait par une fenêtre.

 

Mais à mesure qu'il grandit, on se lassa de ce caractère farouche, ce dont Marcel se soucia peu, enchanté qu'il fut de pouvoir alors passer sa vie dans les bois à chasser tout seul; – car il ne comprenait pas, et méprisait souverainement la chasse telle que l'entendaient les hôtes de Lussan. – Chasse de petites filles, disait-il.

Le père de Marcel avait voulu élever son fils près de lui. – Le curé de sa terre, s'était chargé de l'éducation de Marcel. – C'est avec toutes les peines du monde qu'il était parvenu à lui apprendre le français à peu près correctement. – Le caractère, les impressions, les désirs de ce jeune homme étaient donc dans toute leur naïveté et leur énergie native. – La lecture n'avait pas même modifié l'organisation première du moral de Marcel. – C'était un homme d'une nature vierge et abrupte, avec des sens neufs et purs. – Une intelligence étroite, mais juste. – Une volonté de fer, – l'imagination ardente, et quelque peu poétique des gens qui vivent dans la solitude des bois et des montagnes. – C'était enfin une nature toute primitive qui avait conservé ses aspérités, n'ayant pas encore subi le frottement du monde.

Chez un tel homme, les passions ne pouvaient être ni précoces, ni factices, ni calculées. Arrivant à terme, elles devaient être naturelles, instinctives, mais aussi d'une violence indomptable. Le complément normal de ce caractère était une timidité et une défiance sans bornes, – qui prenaient source dans un singulier mélange de modestie et d'orgueil.

Quand Marcel comparait sa tournure gauche, épaisse, embarrassée, aux formes sveltes et élégantes des autres jeunes gens du château, si lestes dans un bal, si gracieux à cheval, si coquets, si aimables, il se sentait inférieur et humilié. – Puis, quand il venait à perdre, par la pensée, ces êtres si frêles et si jolis au milieu de ses montagnes des Pyrénées hautes et sombres, parmi leurs précipices sans fonds, et leurs forêts de pins noirs et tristes…; à les exposer à la rencontre d'un ours… avec lequel il fallait lutter corps à corps ou périr…; alors Marcel se sentait grandir à ses propres yeux, et souriait complaisamment, en redressant sa haute taille au souvenir de maints combats pareils, dont il était sorti victorieux, et méprisant profondément ces jeunes gens efféminés; c'est à lui qu'appartenait alors toute la supériorité.

Mais comme, excepté lui, – personne n'eût peut-être apprécié cette différence, – Il s'isolait le plus possible et attendait avec une inconcevable impatience le terme de ses malencontreux voyages à Lussan.

Depuis quelque temps, son goût pour la solitude paraissait encore avoir augmenté. – C'était le premier été qu'Hortense venait passer à Lussan, et je ne sais s'il était donné à cette insouciante et jolie femme de faire ressentir à Marcel les premières émotions de l'amour. Mais alors, chez lui cette passion semblait se manifester comme chez les bêtes sauvages, car depuis l'arrivée de madame de Cérigny, jamais il n'avait paru plus irascible, plus taciturne et plus farouche.

La seule personne du château avec laquelle Marcel se sentait à l'aise, c'était Crâo; auprès du bossu il avait une supériorité positive, et puis lui soupçonnant à peu près les mêmes motifs que ceux qu'il avait pour haïr les autres, – il s'en était rapproché. – Ce fut donc à Marcel de Launay que Crâo ouvrit sa porte.