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La coucaratcha. II

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CHAPITRE IV

«En arrivant à Madras, je rendis compte à l'amiral de ma mission; je rompis quelques relations de société que j'avais dans la ville blanche, et même dans la ville noire, pour donner tout mon temps à Daja.»

– Mais c'était une passion, me dit Jenny d'un air moqueur.

«Mieux que cela, c'était un plaisir, et un plaisir de tous les jours. J'avais loué une assez grande maison avec un jardin épais et touffu qui s'étendait sur un étang dont l'eau était limpide, transparente comme du cristal: c'est dans ce délicieux séjour que j'avais établi Daja.»

– Et vous aviez mis cette fille sur un pied honorable, je suppose? me dit Jenny avec un sourire sarcastique.

«Fort honorable, ma chère: et puis la pauvre fille ne connaissait pas une âme dans Madras, ne sortait jamais; ses vêtements étaient des espèces de grands peignoirs de coton; elle couchait à la mode du pays, sur une natte de jonc, mangeait un peu de riz cuit dans de l'eau poivrée, et mâchait du bétel; vivant en vérité de paresse, de bains, d'amour et de soleil. Oh! si vous saviez, Jenny, quel plaisir c'était pour moi, au lever de l'aurore, quand les blanches fleurs du lotus étaient encore fermées et que les bandes de perroquets et de hérons n'avaient pas encore pris leur volée; et quel plaisir c'était d'aller avec Daja au bord de ce paisible étang, et de nous plonger dans cette onde fraîche et silencieuse, de voir l'adresse et l'agilité de mon Indienne qui l'effleurait à peine en nageant; de voir l'eau rouler en perles sur cette peau brune et veloutée!..»

Jenny fit un mouvement d'impatience.

«Et puis, après le bain, j'allais à mon bord, et je revenais le soir. Alors, couché sur une natte, fumant mon kouka, je regardais Daja danser… ou bien elle me chantait les chansons de son pays, un khyourou, un giet, en accompagnant sa belle voix sonore du péha, espèce de guitare à trois cordes.

«D'autres fois elle me contait des histoires de son enfance, me parlait de ses dieux, de ses naïves croyances, de ses usages bizarres; conversation pleine d'intérêt, qui irritait ma curiosité sans la satisfaire.

«Tantôt, à la mode du pays, elle me proposait des énigmes et employait enfin, la pauvre fille, tous les moyens qu'elle pouvait imaginer pour me faire passer le temps; et puis, le soir, elle me préparait le riz avec une jatte de mologonier et d'eau aromatique, et nous partagions joyeusement ce frugal repas.»

– Mais en vérité, me dit Jenny, c'est touchant et digne de Bernardin de Saint-Pierre… C'est une pastorale; une idylle, qui eût inspiré Gessner.

– Ma chère amie, lui répondis-je, c'est à dix-huit ans qu'on fait des idylles en action; car alors on aime une femme, non pour soi, mais pour elle, on vit d'abnégation: aussi est-on généralement trompé ou malheureux comme les pierres; à vingt-cinq, on commence à vouloir sa part de bonheur; mais à trente, on devient égoïste et l'on aime tout-à-fait pour soi: au moins, si l'on est trompé, on a joui.

«Or, comme Daja m'amusait infiniment, et comme les cercles de Madras m'assommaient; comme les femmes y ressemblaient à tout et à rien, n'ayant ni naturel, ni charmes, ni originalité, et ne pouvaient me parler que de ce que je savais mieux qu'elles; comme il est toujours malheureusement temps d'en revenir à la civilisation, c'est-à-dire aux corsets et à une fade coquetterie, je m'arrangeai parfaitement de mon existence, et m'en arrangeai pendant trois mois, sans connaître un moment d'ennui, et sans voir âme qui vive.

– Je le conçois parfaitement, me dit Jenny; mais heureusement que la misanthropie a cela de bon, qu'elle débarrasse des misanthropes.

– Que voulez-vous, ma chère! quand on a beaucoup voyagé, on a tant de souvenirs, tant de points de comparaison, qu'on devient comme Louis XIV, difficile à amuser, ainsi que disait madame de Maintenon.

C'est un malheur… mais c'est comme cela c'est à prendre ou à laisser. Revenons à Daja. «Un jour, que je lui avais promis de la mener à deux lieues de Madras, par mer, voir une pagode assez renommée, par des raisons que vous concevez, ne voulant pas prendre d'embarcation de ma frégate, j'avais loué une chelingue qui devait me transporter moi, Daja et une vieille métisse qu'elle avait prise pour la servir. Nous arrivâmes sur la côte, la chelingue attendait avec son randel ou patron, et six rameurs.

«Nous y entrâmes, et j'ordonnai de gagner au large.

«A peine à vingt brasses du bord, je m'aperçus que la diable de chelingue était horriblement chargée: car il ne restait pas six pouces de ses œuvres mortes hors de l'eau.

– Chien, dis-je au patron en m'avançant sur lui, pourquoi as-tu chargé ainsi cette chelingue, sans m'en prévenir? tu vas retourner à terre ou je te casse la figure avec cette rame.

– «Dieu est grand, me dit cet animal avec son sang-froid – Mais, quoique Dieu fut grand il était trop tard, nous nous trouvions au milieu des brisants. Le premier nous prit la poupe, et nous emplit à moitié. La damnée barque était si lourde que j'eus beau me mettre au gouvernail, il me fut impossible de la manœuvrer. Un second brisant nous emplit tout-à-fait.

– Il n'y avait pas une minute à perdre. – Daja, suis-moi, dis-je à l'Indienne en me précipitant dans la mer, sans inquiétude sur son sort, car elle nageait comme une dorade.

«A peine étais-je à l'eau qu'un autre brisant me passa en grondant sur la tête; je plongeai pour prendre fond et d'un vigoureux coup de pied, je revins à la surface de l'eau; au loin je vis les rames de la chelingue, et près de moi Daja, qui poussa un cri de joie en se précipitant de mon côté, et me disant de m'appuyer sur elle si j'étais fatigué… Je remerciai Daja… lui offrant au contraire mon secours, et lui conseillant de me suivre pour éviter les récifs à fleur d'eau; car j'avais sondé cette côte, et je la connaissais comme ma chambre.

«Nous nageâmes ainsi pendant quelques minutes, riant même de notre mésaventure; car nous avions le rivage à trois cents pas devant nous.

«Mais tout à coup je me sens entraîné à fond par un poids énorme; en plongeant je regarde: c'était la vieille métisse qui s'était accrochée à une de mes jambes, se rattrapant où elle avait pu; car elle était venue jusque-là entre deux eaux à moitié morte… C'était son agonie. Il n'y avait rien à en espérer; je tâchai de m'en débarrasser. Impossible. Tout ce que je pus faire, ce fut de m'élever encore une fois au-dessus de l'eau, et de crier;

– Daja, au secours!..

«Cette bonne créature, effrayée vint aussitôt, et me dit de m'appuyer de mes deux mains sur ses épaules, tandis qu'elle nageait seulement avec ses pieds. Je le fis car la damnée métisse ne me lâchait pas, et j'étais dans l'impossibilité de faire un mouvement. Daja s'agitait avec violence, et avançait quelque peu en criant au secours. – Lorsque tout à coup la s… métisse me mord au genou en expirant, et ce mouvement nous fait couler à fond Daja et moi.»

– Heureusement que vous êtes revenu, me dit Jenny avec sang-froid. – Heureusement, lui dis-je…

«Déjà fort affaibli, je perdis connaissance, et un brisant, m'emportant à ce qu'il paraît, me jeta sur un écueil à fleur d'eau, où je me fis cette blessure à la tête dont vous me demandiez l'origine. Enfin, toujours est-il qu'environ quinze jours après ce fatal événement, je revins complètement à moi: j'étais couché à terre à l'hôpital.

«Auprès de moi était ce bon et excellent Duclos. – Ah! cordieu! me dit-il en me voyant ouvrir les yeux, ce n'est pas sans peine.. Comment êtes-vous?.. Vous nous avez joliment inquiétés…

– «Je me sens bien faible, lui dis-je en tâchant de rappeler nos souvenirs… Et Daja?

– «Qui ça, Daja?.. un chien.

«Je réprimai un mouvement d'impatience. – Savez-vous où est Fritz, mon valet de chambre, monsieur Duclos?..

– «Il est sorti, et va revenir dans une heure.

– «Dans une heure… c'est bien long. J'attendrai…

– «Je crois bien, que vous attendrez!.. Ah dame! ça ne sera plus comme dans ce diable de voyage où vous me faisiez trotter de çà, de là, et où je n'étais sûr de dormir ma nuit que le lendemain matin en me réveillant… Cette fois du plan de Jaffanapatnam… vous rappelez-vous?

– «Que dit-on de nouveau, monsieur Duclos? lui dis-je, pour écarter ces souvenirs qui m'étaient cruels, dans l'état d'incertitude où je me trouvais sur le sort de Daja.

– «Oh! une bonne histoire, figurez-vous donc; ça court tous les salons de la ville blanche; figurez-vous qu'à ce qu'il paraît un des officiers de la division entretenait une fille du pays… Très bien. – C'est-à-dire, je dis très bien, – ce n'est pas dire qu'il l'entretenait très bien, ça ne me regarde pas; – c'est une réflexion que je fais… Très bien. – Voilà donc que ça le tenait tant et tant, qu'il n'allait plus dans les sociétés, et que les dames de sociétés se dirent: il faut ravoir ce charmant garçon qui faisait les délices de nos fêtes et pour le ravoir il faut lui faire farce… Vous ne savez pas la farce qu'on lui a faite? Devinez!

– «Dites… dites donc… – Et j'étais pâle comme la mort, Jenny… car je ne sais quel effroyable pressentiment me brisait le cœur. – Duclos continua…

«C'est-à-dire, la farce, pas à lui… mais à l'autre… à la fille… L'officier, que, sur l'honneur, je ne connaissais pas, était malade… Qu'est-ce qu'on va faire? – On dit à la fille: Serviteur… de tout mon cœur… Votre amant est mort, n'y pensez plus et retournez dans votre pays, la belle aux yeux doux…

« – On a fait cela!.. Qui a fait cela… Duclos?.. m'écriai-je en me jetant à demi hors de mon lit…

« – Ma foi! je n'en sais rien, moi je ne vais pas dans le monde, et c'est du commissaire que je tiens cette histoire… Qui a fait cela? peut-être les dames et les messieurs qui voulaient ravoir l'officier qui était si charmant garçon. Ecoutez donc, dans une fichue ville comme Madras, il est bien naturel de tenir à sa société… Mais ce n'est pas tout.

 

« – Comment, ce n'est pas tout!.. – Et je croyais rêver, Jenny, en parlant à Duclos, j'écoutais machinalement…

« – Mais non… Voilà que ma bête de fille, qui croit ça, mais voyez jusqu'où va le fanatisme et la superstition de ces imbéciles-là… voilà-t-il pas que ma bête de fille, qui croit ça, n'en fait ni une ni deux. Sachant bien qu'elle ne peut avoir le corps de son amant qu'elle croit mort, parce que dans notre religion nous n'avons pas la folie de nous brûler comme eux après le de profundis qu'est-ce que fait donc mon enragée de fille? Elle ramasse toutes les nippes qu'elle avait de l'officier, en fait un bûcher, et v'lan se brûle dessus, au chant de leurs animaux de prêtre, qui étaient enchantés de la chose, vu que la chose devenait rare.

«Voilà à peu près tout ce que j'entendis, Jenny; car un affreux tremblement me saisit, – une sueur froide m'inonda… Je n'eus que le temps de crier Daja, et je m'évanouis.»

Pendant cette longue et cruelle narration, j'avais attentivement regardé Jenny, et rien que de l'étonnement, de la surprise, ne s'était peint sur son joli visage.

– Eh bien me dit-elle, était-ce véritablement cette fille qui s'était brûlée, vous croyant mort?

– C'était elle, Jenny…

– J'avoue que c'est un genre de sacrifice que je ne comprends pas… Cette fille était folle…

– Folle à lier! répondis-je…

A ce moment la femme de chambre de Jenny vint lui demander si elle voulait sa toilette.

– Sans doute, lui répondit-elle.

En effet, quelque sèche que fût l'âme de Jenny, cette histoire l'avait un peu remuée: son teint s'était animé, soit de dépit, soit de jalousie; elle se trouvait bien, et voulait profiter des avantages physiques que lui donnait son émotion… C'était si naturel!..

– Seriez-vous assez bon pour passer dans mon parloir, me dit Jenny; car je vais m'habiller, et je vous demanderai votre bras pour aller chez madame d'Arville?

– A vos ordres, Madame, lui dis-je et j'entrai dans le parloir.

Ces souvenirs de l'Inde m'avaient attristé; car cette époque de ma vie est une de celles que je tâche le plus d'oublier. J'étais triste, pensif, rêveur, quand Jenny reparut, éblouissante de beauté, d'élégance et de grâce.

Une idée me vint…

– Comment me trouvez-vous? dit-elle en se mirant à la glace… et finissant d'agrafer un bracelet.

– Ravissante, Jenny! jamais vous n'avez été plus jolie: ces yeux brillants… ces joues rosées…

– A qui dois-je tout cela? dit-elle en me donnant sa main à baiser… N'est-ce pas à vous, à vos vilaines histoires, qui vous émeuvent malgré vous?..

Mais vraiment, ne suis-je pas trop rouge aussi?..

– Pas du tout, cela vous sied à ravir; mais puisque c'est à moi, Jenny, que vous devez tout cela… sacrifiez-le moi, Jenny. Vous voilà belle, éblouissante, parée… ne sortez pas. Ces souvenirs m'ont attristé…; je serais si heureux de passer ma soirée seul près de vous! Jenny… le veux-tu?.. Oh! je t'en prie! lui dis-je…

– Allons donc, dit-elle… en riant… Quelle folie! à quoi bon?.. Je n'ai jamais été si bien; et vous voulez que je sacrifie cela… à quoi?.. à des rêveries… Si le sacrifice en valait la peine, à la bonne heure…

– Mais moi qui le demande… j'en suis juge, Jenny…

– Vous êtes un enfant, me dit-elle. Puis sonnant:

– Julie… ma voiture.

Je ne pus retenir un mouvement d'impatience.

– Holà!.. me dit Jenny de sa douce voix, de l'humeur! prenez garde; on m'entoure d'hommages, et si j'étais coquette…

– Quant à cela, ma chère, je ne suis plus un enfant, et je suis arrivé à ce point d'insouciance qui fait que je me contente d'une seule conviction.

– Et laquelle?..

– C'est qu'il est impossible qu'une femme ait deux amants à la fois. Or, avec de tels principes, on n'est jamais embarrassé sur le choix de ses maîtresses: aussi j'espère bien en trouver en Angleterre… où je vais.

– Ah! du dépit!.. un départ!.. c'est fort gai, dit Jenny nonchalamment.

– Du dépit! oh! mon Dieu, non; c'est un voyage arrangé depuis longtemps; car voilà un siècle que cette petite Louisa me tourmente pour voir le pays des vrais mylords, comme dit la naïve enfant… Si vous doutez du voyage, on vient justement de me donner une lettre de mon carrossier… Lisez.

Jenny prit brusquement la lettre et lut:

«J'ai l'honneur de prévenir monsieur, que sa dormeuse et son briska seront prêts demain vendredi, ainsi que les caisses à chapeau de femme, etc.»

– Ainsi, Monsieur, vous partiez… sans me prévenir, sans égards… sans mesure…

– Oh! voyez-vous, Jenny, je hais à la mort les scènes de départ… Et puis, j'aurais écrit à ce cher Octave.

– A merveille, Monsieur!.. vous me quittez le premier, vous partez, vous avez le beau jeu…

– Ecoutez donc, ma chère, on joue, c'est pour cela.

Et lui baisant la main, je sortis..

Je fis mon voyage d'Angleterre, et je laissai Louisa à lord Nottington qui me la demanda.

UNE FEMME HEUREUSE

CHAPITRE PREMIER.
MONSIEUR DE NOIRVILLE

Ce monsieur occupait le premier étage d'une fort belle maison toute neuve dans la Chaussée-d'Antin.

C'était une suite de pièces meublées avec un luxe écrasant; c'était une profusion de soieries, de dorures et de glaces, de bronzes d'un modèle fort cher, mais fort commun, de ces gravures magnifiquement encadrées, que tout le monde peut avoir; mais pas un tableau, mais rien d'intime, mais rien qui pût révéler un goût de prédilection, mais pas un portrait, pas un de ces meubles anciens auxquels se rattachent souvent tant de souvenirs d'enfance ou de famille; en un mot, tout dans cette maison était riche, neuf, opulent, et pourtant cette maison paraissait vide, triste et déserte.

Dans l'antichambre il y avait des laquais splendidement habillés, mais de livrées de mauvais goût; dans l'écurie il y avait de beaux chevaux, sous les remises de belles voitures; mais tout cela manquait de cet ensemble, de cette tenue, de ce je ne sais quoi, de ce rien qui est tout, car sans lui tant de belles choses sont souvent bien près d'être extrêmement ridicules.

Ce jour-là, sur le midi, M. de Noirville, enveloppé d'une admirable robe de chambre, bâilla, rumina, se détira, et se mit à une des fenêtres de son salon, qui s'ouvrait sur la rue la plus affreusement bruyante de cet étourdissant quartier.

Or, M. de Noirville ne se logeait jamais que sur la rue; car c'était un plaisir et une occupation pour lui que de regarder passer les passants.

Après deux heures employées avec autant de fruit, il demanda ses chevaux et alla se promener au bois. Maintenant, disons quelque chose de M. de Noirville.

M. de Noirville était un assez bel homme, mais trop obèse, haut en couleur, et atteignant à peine sa trentième année.

Avant que de s'appeler de Noirville, il se nommait simplement Corniquet; mais ses amis, trouvant que ce nom n'avait pas le sens commun et les humiliait au possible quand ils le prononçaient en public, M. Corniquet l'avait changé pour celui d'une de ses terres, Noirville, qu'il choisit parmi cinq ou six propriétés magnifiques que lui avait léguées son père, feu M. Grégoire Corniquet, d'abord chaudronnier, puis démolisseur, puis usurier, puis enfin riche à millions.

Malgré son immense fortune, M. Corniquet avait été loin de donner une brillante éducation à son fils; il l'avait envoyé interne dans un collége de Paris, avec un trousseau complet, un couvert d'argent et dix sous par semaine; puis tranquille sur l'avenir intellectuel de ce fils chéri, il avait continué de prêter son argent à cent pour cent d'intérêt.

De sorte que ce fils chéri, déjà d'une nature fort bornée, devint ce qui s'appelle un cancre en langage d'écolier; sale, déguenillé, sot et lourd, bafoué par ses camarades, il traîna sa paresse et sa bonasserie sur les bancs de toutes les classes jusqu'à l'âge de dix-huit ans; alors M. Corniquet père mourut, et M. Corniquet fils se trouva riche de cinquante mille écus de rente.

Le tuteur du jeune héritier était un ami de son père, un homme qui, s'étant aussi enrichi dans les affaires, voyait une compagnie, sinon fort bonne, au moins fort nombreuse.

Ce digne tuteur prit chez lui son pupille, le nettoya, le siffla, le dégrossit un peu, et le lâcha au milieu de sa société, qui l'accueillit comme elle accueillait tout être ayant une valeur intrinsèque de cinquante mille écus de rente.

Au bout d'un an, M. Corniquet, se trouvant émancipé et maître de sa fortune, se lia avec des jeunes gens à peu près aussi riches et aussi nuls que lui: ce fut alors qu'il changea de nom.

Comme ses amis, il dépensa quelques milliers de louis en plaisirs assez grossiers; puis, par un instinct conservateur que lui avait légué son père, se voyant en avance d'une année de revenu, il s'arrêta tout-à-coup, calcula fort sagement ses recettes et ses dépenses, et, chose fort rare pour un homme de vingt-cinq ans, il prit le parti d'économiser un tiers de son revenu et de vivre fort grandement d'ailleurs avec le reste.

En effet, il eut des chevaux, une fille de théâtre, une maison à lui, un cuisinier et un équipage de chasse, qui lui valut le titre de louvetier de son département.

Malgré cet instinct d'ordre qui le dirigeait dans l'administration de la fortune, M. de Noirville était un sot accompli, sans l'ombre d'esprit naturel, n'ayant rien su, rien appris, rien fait, rien pensé, n'étant pas même doué de cette oisive curiosité qui fait chercher quelque distraction dans les arts; non, il vivait comme l'huître sur son banc, sans passions, sans chagrins, sans idées: ne possédant pas la moindre délicatesse de choix ou de goût, il prenait l'opulence pour l'élégance et la richesse pour le plaisir, car il ne connaissait de bonheurs que ceux qu'on paie avec l'or.

Fort indifférent d'ailleurs pour le souvenir de son père qui l'avait enrichi, il lui en savait à peu près autant de gré qu'on en a pour un banquier qui vous a fait faire une bonne affaire.

Après cela, quoique d'une espèce commune, M. de Noirville n'avait pas de façons par trop mauvaises; son tailleur l'habillait passablement; ses amis disaient qu'il était très bon enfant; sa position de fortune lui donnait assez d'influence dans le monde qu'il voyait. Enfin, il se trouvait fort heureux, et il atteignit sa trentième année en s'amusant de tout ce qui pouvait amuser un homme d'une stupidité désespérante.

Pourtant ce bonheur eut un terme, et quoique nous ayons vu M. de Noirville vêtu de sa belle robe de chambre, et occupé à regarder les passants avec un plaisir si profondément senti, une amère et pénible mélancolie était sur le point de l'accabler.

En effet, les événements les plus cruels semblèrent s'être réunis pour le désoler. Dix de ses meilleurs chiens venaient d'être décousus dans une chasse, une fille d'Opéra, qu'il payait fort cher, avait pris la fuite avec son coiffeur, et il s'était aperçu que son maître-d'hôtel le volait.

En se promenant au bois, M. de Noirville réfléchit mûrement sur la fatalité qui le poursuivait, et il trouva que le seul moyen de remédier désormais à de pareilles mésaventures était de se marier. «Une fois marié, se dit-il, je n'aurai plus besoin de maîtresse (car M. de Noirville avait des principes fort arrêtés); ma femme s'occupera de ma maison, et mon maître-d'hôtel ne me volera plus; et puis d'ailleurs il est probable que je me suis assez amusé, car, depuis deux mois, je m'ennuie à crever. Or, j'aime mieux m'ennuyer avec ma femme que tout seul. C'est dit, demain j'irai trouver mon notaire; car, pardieu, il faut que je me marie le plus tôt possible.»

Et le lendemain son notaire lui disait: – Puisque vous êtes assez galant homme pour ne pas tenir à la fortune, mon cher monsieur, j'ai votre affaire; une demoiselle d'Elmont, d'une très grande famille, jolie et élevée dans la perfection. Ce soir même, j'en parlerai à son oncle, qui sera aux anges; car, pour elle, c'est un quine à la loterie qu'une telle union.

Et, selon l'usage, parce qu'un imbécile avait été trompé par une danseuse, volé par un laquais, et s'ennuyait de sa propre sottise, voilà que l'avenir d'une pauvre jeune fille, qui n'en peut mais, se trouve, dès ce moment à peu près enchaîné au sort de cet homme auquel elle n'a jamais pensé.