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Les mystères du peuple, Tome I

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– Tu voudrais te venger par un assassinat? Non, frère… tu n'es pas un assassin!

Et Georges Duchêne, les larmes aux yeux, le pressa dans ses bras.

La voix, le geste, l'accent de la physionomie de Georges causèrent une telle vive impression à l'homme qui criait vengeance, qu'il baissa la tête, jeta son sabre loin de lui; puis, se laissant tomber sur un tas de pavés, il cacha sa figure entre ses deux mains, en murmurant à travers ses sanglots étouffés:

– Mon frère!.. mon pauvre frère!..

Le combat a cessé depuis quelque temps. Le fils du marchand est allé aux informations; il a apporté la nouvelle que le roi et la famille royale sont en fuite, que les troupes fraternisent avec le peuple, que la chambre des députés est dissoute, et qu'un gouvernement provisoire est établi à l'Hôtel de ville.

La barricade de la rue Saint-Denis est cependant toujours militairement gardée. En cas de nouvelles alertes, des vedettes avancées ont été placées. Çà et là gisent les morts des deux partis.

Les blessés appartenant soit à l'insurrection, soit à l'armée, ont été transportés dans plusieurs boutiques où sont établies des ambulances, ainsi que chez M. Lebrenn. Les soldats sont traités avec les mêmes soins que ceux qui les combattaient quelques heures auparavant. Les femmes s'empressent autour d'eux; et s'il est quelque chose à regretter, c'est l'excès de zèle et la multitude des offres de service.

Plusieurs gardes municipaux et un officier de dragons, qui accompagnait le colonel de Plouernel, ayant été faits prisonniers, on les a répartis dans diverses maisons, d'où ils ont pu bientôt sortir, déguisés en bourgeois, et accompagnés bras dessus, bras dessous, par leurs adversaires du matin.

La boutique de M. Lebrenn est encombrée de blessés: l'un est étendu sur le comptoir, les autres sur des matelas jetés à la hâte sur le plancher. Le marchand et sa famille aident plusieurs chirurgiens du quartier à poser le premier appareil sur les blessures; Gildas distribue de l'eau mélangée de vin aux patients, dont la soif est brûlante. Parmi ces derniers, côte à côte, sur le même matelas, se trouvaient le père Bribri et un sergent de la garde municipale, vieux soldat à moustaches aussi grises que la barbe du chiffonnier.

Celui-ci, après avoir prononcé l'oraison funèbre de Flamèche, avait reçu, lors de l'alerte causée par les dragons, une balle dans la jambe. Le sergent avait reçu, lui, à la première attaque de la barricade, une balle dans les reins.

– Cré coquin! que je souffre! – murmura le sergent. – Et quelle soif!.. le gosier me brûle…

Le père Bribri l'entendit, et voyant passer Gildas, tenant d'une main une bouteille d'eau mélangée de vin et de l'autre un panier de verres, il s'écria comme s'il eût été au cabaret:

– Garçon! eh! garçon! à boire à l'ancien, s'il vous plaît… il a soif.

Le sergent, surpris et touché de l'attention de son camarade de matelas, lui dit:

– Merci, mon vieux; c'est pas de refus, car j'étrangle.

Gildas, à l'appel du père Bribri, avait rempli un de ses verres; il se baissa et le tendit au soldat. Celui-ci essaya de se soulever, mais il n'y put parvenir, et dit en retombant:

– Sacrebleu! je ne peux pas me tenir assis; j'ai les reins démolis.

– Attendez, sergent, – dit le père Bribri; – j'ai une patte avariée, mais les reins et les bras sont encore solides. Je vas vous donner un coup de main.

Le chiffonnier aida le soldat à se mettre sur son séant, et le maintint de la sorte jusqu'à ce qu'il eût fini de boire; après quoi, il l'aida à se recoucher.

– Merci et pardon de la peine, mon vieux, – dit le municipal.

– À votre service, sergent.

– Dites donc, mon vieux!

– Quoi, sergent?

– Savez-vous que c'est tout de même une drôle de chose?

– Laquelle, sergent?

– Enfin! de dire qu'il y a deux heures, nous nous fichions des coups de fusil, et que maintenant nous nous faisons des politesses.

– Ne m'en parlez pas, sergent! C'est bête comme tout les coups de fusil.

– D'autant plus qu'on ne s'en veut pas…

– Parbleu! que le diable me brûle si je vous en voulais, à vous, sergent!.. Et pourtant, c'est peut-être moi qui vous ait cassé les reins… De même que, sans m'en vouloir pour deux liards, vous m'auriez planté votre baïonnette dans le ventre… D'où j'en reviens à dire, sergent, que c'est bête de s'échiner les uns les autres quand on ne s'en veut pas.

– C'est la pure vérité.

– Eh puis, enfin, est-ce que vous y teniez beaucoup à Louis-Philippe… vous, sergent?

– Moi? je m'en moque pas mal!.. Je tenais à avoir mon temps de retraite pour m'en aller… Voilà mon opinion. Et vous, l'ancien? la vôtre?..

– Moi, je suis pour la république, qui assurera du travail et du pain à ceux qui en manquent.

– Si c'est comme ça, l'ancien, j'en serais assez de la république; car j'ai mon pauvre frère, chargé de famille, à qui le chômage fait bien du mal… Ah! c'est pour ça que vous vous battiez, vous, l'ancien? Ma foi, vous n'aviez pas tort…

– Et pourtant, c'est peut-être vous qui m'avez déquillé, farceur; mais, sans reproche au moins!

– Que diable voulez-vous? Est-ce que nous savons jamais pourquoi nous nous battons? La vieille habitude de l'exercice est là; on nous commande feu… nous faisons feu, sans vouloir trop bien ajuster pour la première fois… vrai… Mais on riposte ferme… Dam… alors… chacun pour sa peau…

– Tiens! je crois bien…

– On est pincé, ou l'on voit tomber un camarade; alors on se monte; l'odeur de la poudre vous grise, et l'on finit par taper comme des sourds…

– Une fois là, sergent, c'est si naturel!

– Mais, c'est égal, voyez-vous, mon ancien, à portée de fusil, ça va encore; mais une fois qu'on en vient à s'empoigner corps à corps, à la baïonnette, et que, se regardant le blanc des yeux, on se dit en français: À toi, à moi… tenez, on sent quelque chose qui vous amollit les bras et les jambes, ce qu'on ne sent pas quand on tape sur un vrai ennemi.

– C'est tout simple, sergent, parce que vous vous dites en vous-même: Voilà des gaillards qui veulent la réforme, la république… bon… Quel mal me font-ils à moi? Eh puis, est-ce que je ne suis pas du peuple comme eux? Est-ce que je n'ai pas des parents ou des amis dans le peuple aussi?.. Il y a donc cent à parier contre un que je devrais être de leur avis au lieu de les carnager…

– C'est si vrai, l'ancien, que je suis comme vous pour la république… si elle peut donner du pain et du travail à mon pauvre frère, qui en manque.

– C'est ce qui revient à dire, sergent, qu'il n'y a rien de plus bête que de s'esquinter les uns les autres, sans s'être au moins dit le pourquoi de la chose.

Et le père Bribri, tirant de sa poche sa vieille petite tabatière de bois blanc, dit à son compagnon:

– Sergent, en usez-vous?

– Ma foi, ça n'est pas de refus, l'ancien; ça me dégagera un peu la cervelle.

– Dites donc, sergent, – dit en riant le père Bribri; – est-ce que vous seriez enrhumé du cerveau? Vous savez la chanson:

 
Il y avait une fois cinq à six gendarmes
Qui avaient des bons rhumes de cerveau…
 

– Ah! vieux farceur! – dit le municipal en donnant une tape amicale sur l'épaule de son camarade de matelas, et riant de la plaisanterie; puis, ayant savouré son tabac en connaisseur, il ajouta:

– Fichtre! c'est du fameux!

– Écoutez donc, sergent, – dit le père Bribri en prisant à son tour, – c'est mon luxe. Je le prends à la Civette, rien que ça!

– C'est aussi là que ma femme se fournit.

– Ah! vous êtes marié, sergent? Diable! votre pauvre épouse va être fièrement inquiète!

– Oui, car c'est une brave femme! Et si ma blessure n'est pas mortelle, il faudra, l'ancien, que vous veniez d'amitié manger la soupe chez nous. Eh! eh!.. nous parlerons de la barricade de la rue Saint-Denis en cassant une croûte.

– Vous êtes bien honnête, sergent; c'est pas de refus. Et comme je n'ai pas de ménage, il faudra qu'en retour votre épouse et vous veniez manger avec moi une gibelotte à la barrière.

– C'est dit, mon ancien.

Au moment où le civil et le militaire faisaient entre eux cet échange de courtoisie, M. Lebrenn, pâle, et les larmes aux yeux, sortit de l'arrière-magasin, dont la porte était restée fermée jusque-là, et dit à sa femme, toujours occupée à soigner les blessés:

– Ma chère amie, veux-tu venir un instant?

Madame Lebrenn rejoignit son mari, et la porte de l'arrière-magasin se referma sur eux. Un triste spectacle s'offrit aux yeux de la femme du marchand.

Pradeline était étendue sur un canapé, pâle et mourante. Georges Duchêne, le bras en écharpe, se tenait agenouillé auprès de la jeune fille, lui présentant une tasse remplie de breuvage.

À la vue de madame Lebrenn, la pauvre créature tâcha de sourire, rassembla ses forces, et dit d'une voix défaillante et entrecoupée:

– Madame… j'ai voulu vous voir… avant de mourir… pour vous dire… la vérité sur Georges. J'étais orpheline, ouvrière fleuriste; j'avais eu bien de la peine… bien de la misère… mais j'étais restée honnête. Je dois dire, pour ne pas m'en faire trop accroire, que je n'avais jamais été tentée, – ajouta-t-elle avec un sourire amer; puis elle reprit: – J'ai rencontré Georges à son retour de l'armée… je suis devenue amoureuse de lui… Je l'ai aimé… oh! bien aimé… allez!.. c'est le seul… peut-être est-ce parce qu'il n'a jamais été mon amant… je l'aimais sans doute plus qu'il ne m'aimait; il valait mieux que moi… c'est par bon cœur qu'il m'a offert de nous marier… Malheureusement, une amie m'a perdue; elle avait été, comme moi, ouvrière… et par misère, elle s'était vendue!.. Je l'ai revue riche, brillante… elle m'a engagée à faire comme elle… la tête m'a tourné… j'ai oublié Georges… pas longtemps, pourtant… mais pour rien au monde, je n'aurais osé reparaître devant lui… Quelquefois, cependant, je venais dans cette rue, tâchant de l'apercevoir… Je l'ai vu plus d'une fois travailler dans votre magasin, madame… et parler à votre fille, que j'ai trouvée belle… oh! belle comme le jour!.. Un pressentiment m'a dit que Georges devait l'aimer… Je l'ai épié; plus d'une fois dans ces derniers temps, je l'ai aperçu le matin à sa fenêtre, regardant vos croisées… Hier matin… j'étais chez quelqu'un

 

Et une faible rougeur de honte colora un instant les joues livides de la jeune fille; elle baissa les yeux, et reprit d'une voix de plus en plus affaiblie.

– Là, par hasard… j'ai appris que cette personne… trouvait votre fille… très-belle… et comme cette personne… ne recule devant rien, cela m'a fait peur pour votre fille et pour Georges… J'ai voulu le prévenir hier… il n'était pas chez lui; je lui ai écrit… pour lui demander à le voir, sans lui expliquer pourquoi… Ce matin… je suis sortie de chez moi… sans savoir… qu'il y avait… des barricades… et…

La jeune fille ne put achever, sa tête se renversa en arrière; elle porta machinalement les deux mains à son sein, où elle avait reçu la blessure, poussa un soupir douloureux et balbutia quelques paroles inintelligibles, pendant que M. et madame Lebrenn pleuraient silencieusement.

– Joséphine, – lui dit Georges, – souffrez-vous davantage? – Et il ajouta en portant la main à ses yeux: – Cette blessure… mortelle… c'est en voulant me sauver qu'elle l'a reçue.

– Georges, – dit la jeune fille d'une voix faible et d'un air égaré, – Georges, vous ne savez pas…

Et elle tâcha de rire.

Ce rire dans l'agonie était navrant.

– Pauvre enfant! revenez à vous, – dit madame Lebrenn.

– Je m'appelle Pradeline, – répondit la malheureuse créature en délire. – Oui… parce que je chante toujours.

– L'infortunée! – dit M. Lebrenn, – elle délire!

– Georges… – reprit-elle dans un complet égarement, – écoutez mes chansons…

Et d'une voix expirante elle improvisa sur son air favori:

 
Je sens déjà la mort…
Allons… si c'est mon sort…
Ah! c'est pourtant bientôt.
Que de… mourir…
 

Elle n'acheva pas; ses bras se raidirent, sa tête se pencha sur son épaule.

Elle était morte…

Gildas, à cet instant, entr'ouvrit la porte qui communiquait à un escalier montant au premier étage, et dit au marchand:

– Monsieur, le colonel qui est là-haut demande à vous parler tout de suite.

La nuit était venue.

Le marchand se rendit dans sa chambre à coucher, où le colonel avait été conduit par mesure de prudence.

M. de Plouernel avait reçu deux blessures légères et de fortes contusions. Pour faciliter le premier pansement appliqué à ses plaies, il s'était dépouillé de son uniforme.

M. Lebrenn trouva son hôte debout, pâle et sombre.

– Monsieur, – dit-il, – mes blessures ne sont pas assez graves pour m'empêcher de quitter votre maison. Je n'oublierai jamais votre généreuse conduite envers moi, conduite doublement louable, après ce qui s'est passé hier entre nous. Mon seul désir est de pouvoir m'acquitter un jour… Cela me sera difficile, monsieur, car nous sommes vaincus, et vous êtes vainqueurs… J'étais aveugle sur la situation des esprits; cette révolution soudaine m'éclaire… Le jour de l'avénement du peuple est arrivé… Nous avons eu notre temps, comme vous me le disiez hier. Monsieur, votre tour est venu.

– Je le crois, monsieur… Maintenant, laissez-moi vous donner un conseil… Il ne serait pas prudent à vous de sortir en uniforme… L'effervescence populaire n'est pas encore calmée… Je vais vous donner un paletot et un chapeau rond; à l'aide de ce déguisement, et dans la compagnie d'un de mes amis, vous pourrez sans encombre regagner votre demeure.

– Monsieur! vous n'y songez pas… Me déguiser… ce serait une lâcheté!..

– De grâce, monsieur! pas de susceptibilité exagérée; n'avez-vous pas conscience de vous être intrépidement battu jusqu'à la fin?

– Oui… mais désarmé… désarmé par des…

Puis, s'interrompant, il tendit la main au marchand et lui dit:

– Pardon, monsieur… je m'oublie, et je suis vaincu… Soit, je suivrai votre conseil; je prendrai un déguisement, sans croire commettre une lâcheté. Un homme dont la conduite est aussi digne que la vôtre doit être bon juge en matière d'honneur.

En un instant M. de Plouernel fut vêtu en bourgeois, grâce aux habits que lui prêta le marchand.

Le colonel, montrant alors son casque bossué placé à côté de son uniforme à demi déchiré pendant la lutte, dit à M. Lebrenn:

– Monsieur, je vous en prie, gardez mon casque, à défaut de mon sabre, que j'aurais aimé à vous laisser comme souvenir d'un soldat à qui vous avez généreusement sauvé la vie.

– J'accepte, monsieur, – répondit le marchand; – j'ajouterai ce casque à deux autres souvenirs qui me viennent de votre famille.

– De ma famille! – s'écria M. de Plouernel stupéfait. – De ma famille!.. Vous la connaissez?

– Hélas! monsieur… – répondit le marchand d'un air pensif et mélancolique, – ce n'est pas la première fois que depuis des siècles un Néroweg de Plouernel et un Lebrenn se sont rencontrés les armes à la main.

– Que dites-vous, monsieur? – demanda le comte de plus en plus surpris. – Je vous en prie! expliquez-vous…

Deux coups frappés à la porte interrompirent l'entretien de M. Lebrenn et de son hôte.

– Qui est là? – dit le marchand.

– Moi, père.

– Entre, mon enfant.

– Père, – dit vivement Sacrovir, – plusieurs amis sont en bas; ils arrivent de l'Hôtel de ville. Ils vous attendent.

– Mon enfant, – reprit M. Lebrenn, – tu es connu comme moi dans la rue; tu vas accompagner notre hôte, en passant par le petit escalier qui aboutit sous la porte cochère, afin de ne pas passer par la boutique.

– Oui, père.

– Tu ne quitteras monsieur de Plouernel que lorsqu'il sera rentré chez lui, et tout à fait en sûreté.

– Soyez tranquille, mon père; je viens déjà de traverser deux fois les barricades… Je réponds de tout.

– Pardon, monsieur, si je vous quitte, – dit le marchand à M. de Plouernel. – Mes amis m'attendent…

– Adieu, monsieur… – dit le colonel d'une voix pénétrée. – J'ignore ce que l'avenir nous réserve; nous pouvons nous retrouver encore dans des camps opposés; mais, je vous le jure, je ne pourrai désormais vous regarder comme un ennemi.

Et M. de Plouernel suivit le fils du marchand.

M. Lebrenn, resté seul, contempla le casque du colonel pendant un instant, et se dit:

– Ah! il est vraiment des fatalités étranges!..

Et prenant le casque, il alla le déposer dans cette pièce mystérieuse qui excitait si vivement la curiosité de Gildas.

M. Lebrenn vint ensuite rejoindre ses amis, qui lui apprirent que l'on ne doutait plus que la république ne fût proclamée par le gouvernement provisoire réuni à l'Hôtel de ville.

CHAPITRE XI

Comment la famille du marchand de toile, Georges Duchêne et son grand-père, assistèrent à une imposante cérémonie et à une touchante manifestation, aux cris de vive la république! – Comment le numéro onze cent vingt, forçat au bagne de Rochefort, fut menacé du bâton par un argousin et eut un entretien avec un général de la république, et ce qu'il en advint. – Ce que c'était que ce général et ce forçat.

1848-1849

Après la bataille, après la victoire, l'inauguration du triomphe et la glorification des cendres des victimes!

Quelques jours après le renversement du trône de Louis-Philippe, vers les dix heures du matin, la foule se pressait aux abords de l'église de la Madeleine, dont la façade disparaissait entièrement sous d'immenses draperies noires et argent. Au fronton du monument on lisait ces mots:

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. Liberté – Égalité – Fraternité

Un peuple immense encombrait les boulevards, où s'élevaient, depuis la Bastille jusqu'à la place de la Madeleine, deux rangs de hauts trépieds funéraires. Ce jour-là, on honorait les mânes des citoyens morts en février pour la défense de la liberté. Un double cordon de garde nationale, commandée en premier par le digne général Courtais, et en second par un vieux soldat de la cause républicaine, le brave Guinard, formait la haie.

La population, grave, recueillie, avait conscience de sa souveraineté nouvelle, conquise par le sang de ses frères.

Bientôt le canon tonna, l'hymne patriotique de la Marseillaise retentit. Les membres du gouvernement provisoire arrivaient; c'étaient les citoyens: Dupont (de l'Eure), Ledru-Rollin, Arago, Louis Blanc, Albert, Flocon, Lamartine, Crémieux, Garnier-Pagès, Marrast. Ils montèrent lentement l'immense perron de l'église: des écharpes tricolores, nouées en sautoir, distinguaient seules les citoyens chargés, à cette époque, des destinées de la France.

À leur suite venaient, reniant la royauté si longtemps flattée par eux, et acclamant la république et la souveraineté populaire, par le seul fait de leur présence à cette cérémonie solennelle, les grands corps de l'État, la haute magistrature en robe rouge, les corps savants, revêtus de leur costume officiel, les maréchaux, les généraux en grand uniforme; tous allaient prier des lèvres, sinon du cœur, pour la mémoire de ceux que la veille encore ils traitaient d'émeutiers, de factieux, avec une haine dédaigneuse et superbe.

Des cris passionnés de: Vive la république! éclatèrent sur le passage de ces dignitaires, dont la plupart, courtisans de tant de régimes, et, à cette heure, néophytes républicains, avaient blanchi au service de la couronne, comme ils disaient. Ces cris austères semblaient leur rappeler la solennité de leur adhésion.

Plus d'un homme en robe rouge ou en habit doré, le front encore moite de la peur de la veille, souriait d'un air contraint; plus surpris que touché de la contenance digne et calme de ce peuple héroïque, de ce peuple qui, par ses paroles, par ses actes, par ses privations, par la protection dont il couvrait les personnes et les propriétés en l'absence de toute force publique organisée, prouvait, en se montrant si jaloux de ses devoirs, qu'il était à la hauteur des droits souverains qu'il venait de reconquérir.

Toutes les fenêtres des maisons situées sur la place de la Madeleine étaient garnies de spectateurs. À l'entresol d'une boutique occupée par un des amis de M. Lebrenn, on voyait aux croisées madame Lebrenn et sa fille, toutes deux vêtues de noir; M. Lebrenn, son fils, ainsi que le père Morin et son petit-fils, Georges, qui portait le bras en écharpe: tous deux faisaient dès lors, pour ainsi dire, partie de la famille du marchand. La surveille de ce jour, M. et madame Lebrenn avaient annoncé à leur fille qu'ils consentaient à son mariage avec Georges. Aussi lisait-on sur les beaux traits de Velléda l'expression d'un bonheur profond, contenu par le caractère imposant de la cérémonie, qui excitait une pieuse émotion dans la famille du marchand.

Lorsque le cortége fut entré dans l'église, et que la Marseillaise eut cessé de retentir, M. Lebrenn, dont les yeux étaient humides, s'écria avec enthousiasme:

– Oh! c'est un grand jour que celui-ci… c'est l'inauguration de notre république pure de tout excès, de toute proscription, de toute souillure… Clémente comme la force et le bon droit, fraternelle comme son symbole, sa première pensée a été de renverser l'échafaud politique, cet échafaud que, vaincue, elle eût arrosé du plus pur, du plus glorieux de son sang. Voyez: loyale et généreuse, elle appelle maintenant à un pacte solennel d'oubli, de pardon, de concorde, juré sur les cendres des derniers martyrs de nos libertés, ces magistrats, ces généraux, naguère encore implacables ennemis des républicains, qu'ils frappaient par le glaive de la loi, par le glaive de l'armée… Oh! c'est beau! c'est noble! tendre ainsi, à ses adversaires de la veille, une main amie et désarmée!

– Mes enfants! – dit madame Lebrenn, – espérons… croyons que ces martyrs de la liberté, dont on honore aujourd'hui les cendres, seront les dernières victimes de la royauté!

– Oui! car partout la liberté s'éveille! – s'écria Sacrovir Lebrenn avec enthousiasme. – Révolution à Vienne… révolution à Milan… révolution à Berlin… Chaque jour apporte la nouvelle que la commotion républicaine de la France a ébranlé tous les trônes de l'Europe!.. La fin des rois est venue!

– Une armée sur le Rhin, une autre sur la frontière du Piémont pour marcher à l'aide de nos frères d'Europe, s'ils ont besoin de notre secours, – dit Georges Duchêne, – et la république fait le tour du monde!.. Alors, plus de guerre, n'est-ce pas, monsieur Lebrenn?.. Union! fraternité des peuples! paix générale! travail! industrie! bonheur pour tous!.. Plus d'insurrections, puisque la lutte pacifique du suffrage universel va désormais remplacer ces luttes fratricides dans lesquelles tant de nos frères ont péri.

 

– Oh! – s'écria Velléda Lebrenn, qui des yeux avait suivi son fiancé tandis qu'il parlait, – que l'on est heureux de vivre dans un temps comme celui-ci! Que de grandes et nobles choses nous verrons, n'est-ce pas, mon père?

– En douter, mes enfants! serait nier la marche, le progrès constant de l'humanité!.. – dit M. Lebrenn. – Et jamais l'humanité n'a reculé…

– Que le bon Dieu vous entende, monsieur Lebrenn! – reprit le père Morin. – Et quoique bien vieux, j'aurai ma petite part de ce beau spectacle… Après ça, c'est être trop gourmand aussi! – ajouta le bonhomme d'un air naïf et attendri en regardant la fille du marchand. – Est-ce que j'ai encore quelque chose à désirer, moi? maintenant que je sais que cette bonne et belle demoiselle doit être la femme de mon petit-fils? Ne fait-il pas à cette heure partie d'une famille de braves gens? la fille valant la mère… le fils valant le père… Dam!.. quand on a vu cela, et qu'on est aussi vieux que moi… l'on n'a plus rien à voir… on peut s'en aller… le cœur content!..

– Vous en aller, bon père? – dit madame Lebrenn en prenant une des mains tremblantes du bonhomme. – Et ceux qui restent et qui vous aiment?

– Et qui se sentiront doublement heureux, – ajouta Velléda en prenant l'autre main du vieillard, – si vous êtes témoin de leur bonheur!

– Et qui tiennent à honorer longuement en vous, bon père, le travail, le courage et le grand cœur! – reprit Sacrovir avec un accent de respectueuse déférence, pendant que le vieillard, de plus en plus ému, portait à ses yeux ses mains tremblantes et vénérables.

– Ah! vous croyez, monsieur Morin, – dit M. Lebrenn en souriant, – vous croyez que vous n'êtes pas aussi notre bon grand-père à nous? vous croyez que vous ne nous appartenez pas maintenant, aussi bien qu'à notre cher Georges? comme si nos affections n'étaient pas les siennes, et les siennes les nôtres!

– Mon Dieu! mon Dieu! – reprit le vieillard, si délicieusement ému que ses larmes coulaient, – que voulez-vous que je vous réponde? C'est trop… c'est trop… je ne peux que dire merci et pleurer. Georges, toi qui sais parler, réponds pour moi, au moins!

– Ça vous est bien facile à dire, grand-père, – reprit Georges non moins ému que le vieillard.

– Mon père! – dit vivement Sacrovir en s'avançant vers la fenêtre.

– Vois donc! vois donc!..

Et il ajouta avec exaltation:

– Oh! brave et généreux peuple entre tous les peuples!..

À la voix du jeune homme tous coururent à la fenêtre.

Voici ce qu'ils virent sur le boulevard, laissé libre par l'accomplissement de la cérémonie funèbre:

À la tête d'un long cortége d'ouvriers marchaient quatre des leurs, portant sur leurs épaules une sorte de pavois enrubané, au milieu duquel se voyait une petite caisse de bois blanc; venait ensuite un drapeau sur lequel on lisait:

Vive la république! Liberté – Égalité – Fraternité. OFFRANDE À LA PATRIE

Les passants s'arrêtaient, saluaient, et criaient avec transport:

– Vive la république!

– Ah! je les reconnais bien là! – s'écria le marchand les yeux mouillés de larmes. – Ce sont eux, eux, prolétaires… eux qui ont dit ce mot sublime: Nous avons trois mois de misère au service de la république… eux, pauvres, et les premiers frappés par la crise du commerce. Et pourtant les voici les premiers à offrir à la patrie le peu qu'ils possèdent… la moitié de leur pain de demain, peut-être…

– Et ceux-là, les déshérités, qui donnent un tel exemple aux riches, aux heureux du jour… ceux-là, qui montrent tant de générosité, tant de cœur, tant de résignation, tant de patriotisme, ne sortiraient pas enfin de leur servage? – s'écria madame Lebrenn. – Quoi! leur intelligence, leur travail opiniâtre, seraient toujours stériles pour eux seuls! quoi! pour eux, toujours la famille serait une angoisse? le présent, une privation? l'avenir, une épouvante? la propriété un rêve sardonique? Non, non! Dieu est juste!.. Ceux-là qui triomphent avec tant de grandeur ont enfin gravi leur Calvaire! Le jour de la justice est venu pour eux. Et je dis comme votre père, mes enfants: C'est un grand et beau jour que celui-ci! jour d'équité… de justice… pur de toute vengeance!

– Et ces mots sacrés sont le symbole de la délivrance des travailleurs! – dit M. Lebrenn en montrant du geste cette inscription attachée au fronton du temple chrétien:

Liberté – Égalité – Fraternité

C'est près de dix-huit mois ensuite de cette journée si imposante par cette cérémonie religieuse, et si riche de splendides espérances qu'elle donnait à la France… au monde!.. que nous allons retrouver M. Lebrenn et sa famille.

Voilà ce qui se passait au commencement du mois de septembre 1849 au bagne de Rochefort.

L'heure du repas avait sonné: les forçats mangeaient.

L'un de ces galériens, vêtu, comme les autres, de la veste et du bonnet rouge, portant au pied la manille, ou anneau de fer auquel se rivait une lourde chaîne, était assis sur une pierre et mordait son morceau de pain noir d'un air pensif.

Ce forçat était M. Lebrenn.

Il avait été condamné aux travaux forcés par un conseil de guerre, après l'insurrection de juin 1848.

Les traits du marchand avaient leur expression habituelle de fermeté sereine; seulement, sa figure, exposée pendant ses durs travaux à l'ardeur du soleil, était devenue, pour ainsi dire, couleur de brique.

Un garde-chiourme, le sabre au côté, le bâton à la main, après avoir parcouru quelques groupes de condamnés, s'arrêta, comme s'il eût cherché quelqu'un des yeux, puis s'écria en agitant son bâton dans la direction de M. Lebrenn:

– Eh! là-bas!.. Numéro onze cent vingt!

Le marchand continua de manger son pain noir de fort bon appétit et ne répondit pas.

– Numéro onze cent vingt!– cria de nouveau l'argousin. – Tu ne m'entends donc pas, gredin?

Même silence de la part de M. Lebrenn.

L'argousin, maugréant et irrité d'être obligé de faire quelques pas de plus, s'approcha rapidement du marchand, et le touchant du bout de son bâton, lui dit brutalement:

– Sacredieu! tu es donc sourd, toi, dis donc! animal?

Le visage de M. Lebrenn, lorsqu'il se sentit touché par le bâton de l'argousin, prit une expression terrible… Puis, domptant bientôt ce mouvement de colère et d'indignation, il répondit avec calme:

– Que voulez-vous?

– Voilà deux fois que je t'appelle… Onze cent vingt! et tu ne me réponds pas… Est-ce que tu crois me faire aller? Prends-y garde!..

– Allons, ne soyez par brutal, – répondit M. Lebrenn en haussant les épaules. – Je ne vous ai pas répondu parce que je n'ai pas encore perdu l'habitude de m'entendre appeler par mon nom… et que j'oublie toujours que je me nomme maintenant: Onze cent vingt.

– Assez de raisons!.. Allons, en route chez le commissaire de marine.

– Pourquoi faire?

– Ça ne te regarde pas… Allons, marche, et plus vite.

– Je vous suis, – dit M. Lebrenn avec un calme imperturbable.

Après avoir traversé une partie du port, l'argousin, suivi de son forçat, arriva à la porte des bureaux du commissaire chargé de la direction du bagne.

– Veux-tu prévenir monsieur le commissaire que je lui amène le numéro onze cent vingt? – dit le garde-chiourme à un de ses camarades servant de planton.

Au bout de quelques instants, le planton revint, dit au marchand de le suivre, lui fit traverser un long corridor; puis, ouvrant la porte d'un cabinet richement meublé, il lui dit:

– Entrez là, et attendez…

– Comment! – dit M. Lebrenn fort surpris. – Vous me laissez seul?

– C'est l'ordre de monsieur le commissaire.

– Diable! – reprit M. Lebrenn en souriant; – c'est une marque de confiance dont je suis très-flatté.

Le planton referma la porte et sortit.

– Parbleu! – dit le marchand en avisant un excellent fauteuil, – voici une bonne occasion de m'asseoir ailleurs que sur la pierre ou sur le banc de la chiourme.

Puis il ajouta en se carrant sur les moelleux coussins:

– Décidément, c'est toujours une chose très-agréable qu'un bon fauteuil.

À ce moment une porte s'ouvrit, M. Lebrenn vit entrer un homme de haute taille, portant le petit uniforme de général de brigade, habit bleu à épaulettes d'or, pantalon garance.