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Les mystères du peuple, Tome IV

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Le comte Neroweg s'avança seul, à cheval, vers son royal hôte, qui, arrêtant aussi sa monture, dit à Neroweg:

–Comte, en allant de Clermont à Poitiers j'ai voulu m'arrêter un ou deux jours dans ton burg.

–Que ta gloireT soit la bienvenue dans mon domaine… Il est en partie composé de terres saliques: je les tiens de mon père, qui les tenait autant de son épée que de la générosité de ton aïeul Clovis… C'est ton droit de loger, en voyage, chez les comtes et bénéficiers du roi; c'est pour eux un plaisir de t'accueillir.

–Comte, – dit insolemment le Lion de Poitiers, – ta femme vaut-elle la peine qu'on la courtise?

–Mon favori qui te demande, à sa manière, si ta femme est belle, – dit Chram en faisant signe au Gaulois renégat de se modérer, – mon favori, le Lion de Poitiers est de sa nature fort plaisant.

–Alors, je répondrai au Lion de Poitiers qu'il ne pourra, non plus que toi, juger si ma femme est belle ou laide, car elle est enceinte et malade et ne sortira point de chez elle…

–Si ta femme est enceinte, – reprit le lion, – de qui est l'enfant?..

–Comte, ne te fâche pas de ces railleries… Je te l'ai dit, mon ami est d'un naturel plaisant.

–Chram, je ne m'offenserai donc pas des railleries de ton favori… Allons au burg.

–Marchons, comte.

L'on s'avance vers le burg et l'on cause.

–Comte, avoue à notre royal maître Chram qu'en tenant ta femme renfermée tu caches ton trésor de crainte qu'on te le prenne!..

–Mon favori Spatachair, qui te parle de la sorte, Neroweg, est aussi d'un joyeux esprit.

–Roi, tu choisis des amis très-gais, ce me semble.

–Neroweg, tu nous caches ta femme… c'est ton droit… Nous la dénicherons… c'est le nôtre… Pour un bon larron, il n'y a pas de cachette.

–Chram, celui-ci est encore un de tes joyeux amis, sans doute?

–Oui, comte, et des plus joyeux… il se nomme Imnachair.

–Et moi, qui me nomme Neroweg, je demanderai au seigneur Imnachair ce que fait le larron lorsqu'il a déniché la cachette qu'il cherche?

–Neroweg, ta femme te contera la chose quand nous aurons déniché cette belle, car nous la dénicherons, aussi vrai que je suis le Lion de Poitiers!

–Et moi, aussi vrai que je suis comte du roi en ce pays d'Auvergne, – s'écria Neroweg, – je tuerais un lion comme un renardeau, comme un chien, si le Lion se voulait donner dans ma demeure des airs de lion!..

–Oh! oh! comte, tu parles résolument! est-ce cette brillante armée qui est sur tes talons qui te donne cette audace? – répondit le favori du roi en montrant du geste les leudes dépenaillés de Neroweg. – Si cette bande vaut ce qu'elle paraît, nous sommes perdus!

Deux ou trois des leudes du comte qui s'étaient peu à peu rapprochés, ayant entendu les insolentes railleries des favoris de Chram, murmurèrent tout haut d'un air farouche:

–Nous n'aimons pas que l'on raille Neroweg!

–Les leudes d'un comte valent bien les leudes royaux!

–Le poli de l'acier ne fait pas sa trempe!

L'un des hommes de Chram se retourna vers ses compagnons, et leur dit en riant, montrant du bout de sa lance les gens du comte en faisant allusion à leur grossier équipement:

–Sont-ce là des esclaves de charrue déguisés en guerriers? ou des guerriers déguisés en esclaves de charrue?

La truste royale répondit à cette plaisanterie par de grands éclats de rire; déjà de côté et d'autre on se regardait d'un air de défi, lorsque l'évêque Cautin s'écria:

–Mes chers fils en Christ, moi, votre évêque et père spirituel, je vous engage au calme et à la paix…

–Comte, – dit gaiement Chram à Neroweg, – défie-toi de ce luxurieux et hypocrite évêque… Ne le laisse pas, ce bon apôtre, donner seul à seul les eulogies à ta femme; il lui donnerait les eulogies de la Vénus des païens, tout saint homme qu'il est!

–Chram, je suis le serviteur du fils de notre glorieux roi Clotaire; mais comme évêque, j'ai droit à ton respect.

–Tu as raison, puisque aujourd'hui vous autres évêques vous êtes presque aussi rois et surtout aussi riches que nous autres rois.

–Chram, tu parles de la puissance et de la richesse des évêques en Gaule… Oublies-tu donc que notre puissance est celle du seigneur Dieu, et nos richesses le bien des pauvres?..

–Par la peau flasque de toutes les bourses que tu as dégonflées, grosse belette qui suces le jaune des oeufs et ne laisses aux sots que la coquille! tu dis cette fois la vérité… Oui, vos richesses sont le bien des pauvres, ce bien vous l'avez mis dans votre sac!

–Glorieux roi, je t'ai accompagné jusqu'au burg de mon fils en Christ, le comte Neroweg, pour accomplir l'acte de haute justice que tu sais, mais non pour laisser railler imprudemment, en ma personne, notre sainte religion catholique et apostolique.

–Et moi je maintiens que de jour en jour votre puissance et vos richesses augmentent! J'ai deux filles de ma race, peut-être verront-elles le pouvoir royal s'amoindrir encore par vos usurpations, vous évêques, avec qui nous avons partagé notre conquête; vous que nous avons enrichis, vous de qui nous avons été les hommes d'armes!

–Nos hommes d'armes, à nous, hommes de paix! Tu te trompes, ô roi! nos seules armes sont nos prédications!..

–Et quand les peuples se moquent de vos prédications, comme ont fait les Visigoths, ces ariens de Provence et du Languedoc, vous nous envoyez extirper leur hérésie par le fer et par le feu!

–Et de cela gloire à Dieu!.. Les pieux rois franks, dans ces guerres contre les hérétiques, ont gagné un immense butin, fait triompher l'orthodoxie et arraché des âmes aux flammes éternelles, en les ramenant au giron de la sainte Église.

Celui qui eût assisté à ce souper de la villa épiscopale, où l'évêque avait convié Neroweg, n'aurait pas reconnu Cautin. Ce saint homme, tête à tête avec le comte, stupide, brutal et aveugle croyant, ne recherchait point la dignité dans son langage; mais en présence de Chram, effronté railleur qu'il détestait, il sentait le besoin d'imposer, par ses paroles et par son attitude, le respect et la crainte, sinon au prince et à ses favoris, aussi impudents que lui, du moins à leur suite, beaucoup plus dévotieuse; puis, autre grave appréhension pour Cautin et pour sa bourse, il craignait fort que l'audacieux exemple de Chram et de ses amis ne vînt altérer la naïve et fructueuse crédulité de Neroweg, dont Cautin tirait un parti si profitable en cultivant et exploitant la peur du diable dont était possédé son fils en Dieu. Du coin de l'oeil l'évêque voyait le comte sournoisement écouter, d'un air à la fois satisfait et effrayé, les insolentes railleries de Chram, se demandant sans doute si lui, Neroweg, n'était pas bien sot de croire à la puissance miraculeuse de l'évêque et de payer si cher les absolutions de ce patron. Cautin, en homme habile, voulut frapper un grand coup. Habitué à observer les signes précurseurs des orages, si fréquents et si subits dans les pays de montagnes, il se servait, ainsi que tant d'autres prêtres, de ses connaissances atmosphériques pour épouvanter les simplesU; le prélat remarquait donc depuis quelque temps une nuée noire, qui d'abord à peine visible et formée sur la cime d'un pic à l'extrême horizon, s'approchant rapidement, devait bientôt s'étendre et obscurcir le ciel et le soleil, encore radieux; aussi Cautin, à une nouvelle insolence de Chram sur les fourberies épiscopales, répondit en tâchant de calculer et de mesurer la longueur de sa réplique sur la marche de l'orageuse nuée qui s'avançait:

–Ce n'est point à un serviteur indigne, à un humble ver de terre comme moi de défendre en ce moment l'Église du seigneur Dieu; il a sa grâce et ses miracles pour convaincre les incrédules, ses châtiments célestes pour punir les impies; aussi, malheur à qui oserait ici, à la face de ce soleil qui brille en ce moment sur nos têtes d'un si vif éclat, – ajouta l'évêque d'une voix de plus en plus retentissante, – malheur à qui oserait, à la face du Tout-Puissant qui nous voit, nous entend, nous juge et nous châtie; malheur à qui oserait insulter à sa Divinité dans la personne sacrée de ses évêques! oui, y a-t-il ici quelqu'un qui l'ose? – continua Cautin d'une voix menaçante; – y a-t-il ici quelqu'un, roi, seigneur, guerrier ou esclave, qui ose outrager la majesté divine?

–Il y a ici moi, le Lion de Poitiers, qui te dis ceci à toi, Cautin, évêque de Clermont: Tu vois bien cette houssine? je le la casserai sur le dos, saint homme, si tu ne cesses de parler avec tant d'insolence.

Foi de Vagre, ce Lion de Poitiers, ce Gaulois renégat, avait parfois du bon; mais ses hardies paroles firent frémir l'assistance, la truste royale comme les leudes du comte… Il paraissait monstrueux à ces bons catholiques de casser une houssine sur le dos d'un évêque, eût-il, à l'instar de Cautin, enfermé son prochain tout vivant dans le sépulcre d'un mort. Une stupeur profonde succéda à la menace du Lion de Poitiers; Chram lui-même parut effrayé de l'audace de son favori… Cautin, d'un coup d'oeil, vit tout cela; aussi s'écria-t-il, feignant une sainte horreur en s'adressant au Lion, qui, d'un air de défi, brandissait toujours sa houssine:

–Malheureux impie, aie pitié de toi-même… le Seigneur Dieu a entendu ton blasphème… Vois, le ciel s'obscurcit, le soleil se couvre de ténèbres! vois ces signes précurseurs du courroux céleste!.. À genoux, chers fils! à genoux! votre père en Dieu vous l'ordonne… Priez pour apaiser le courroux de l'Éternel soulevé par un épouvantable blasphème!..

Et Cautin descendit précipitamment de cheval; mais il ne s'agenouilla pas: debout et les mains levées vers le ciel, comme un prêtre officiant à l'autel, il semblait conjurer la colère céleste.

À la voix de l'évêque, les esclaves et les serviteurs de Chram, effrayés des approches de cet orage inattendu, se jetèrent à genoux; la plupart des hommes de sa truste sautèrent à bas de leurs montures, et s'agenouillèrent aussi, non moins épouvantés que les autres, à la vue du soleil presque subitement obscurci au moment où le Lion de Poitiers avait menacé l'évêque de sa houssine… Neroweg, l'un des premiers à genoux, se frappait la poitrine; mais Chram, ses favoris et quelques-uns de ses antrustions restèrent à cheval, semblant hésiter, par orgueil, à obéir aux ordres de l'évêque… Alors celui-ci, d'un geste impérieux et d'un accent menaçant, s'écria:

 

–À genoux! ô roi! Le roi n'est pas plus que l'esclave devant l'oeil du Tout-Puissant… le roi, comme l'esclave, doit courber le front devant l'Éternel pour apaiser son courroux… À genoux donc, ô roi! à genoux, toi et tes favoris!..

–Oses-tu me commander, à moi? – s'écria Chram le visage pâle de rage, voyant la pieuse soumission de ses hommes aux ordres de l'évêque. – Qui, de toi ou de moi fils de roi, est ici le maître, prêtre insolent?..

Un superbe éclat de tonnerre ferma la bouche de Chram et servit à souhait la fourberie de Cautin, qui reprit:

–À genoux, roi!.. n'entends-tu pas la foudre du ciel, cette voix grondante du Tout-Puissant irrité?.. Veux-tu attirer sur nous tous une pluie de feu? Ô Seigneur Dieu, ayez pitié de nous! éloignez de nous ces cataractes de lave ardente que, dans votre colère contre les impies, vous allez faire pleuvoir sur eux, et peut-être aussi sur nous, pauvres pécheurs… car les plus purs ne peuvent se dire irréprochables devant votre majesté, ô Seigneur! mais du moins nous sommes humbles et repentants… Ayez pitié de nous, ô Tout-Puissant!..

Plusieurs nouveaux coups de tonnerre, accompagnés d'éclairs éblouissants, portèrent à son comble l'épouvante de la suite de Chram; lui-même, malgré son audace et sa superbe, ressentit quelque crainte; cependant son orgueil répugnait encore à se soumettre aux ordres de l'évêque, lorsque des murmures, d'abord sourds, puis menaçants, s'élevèrent parmi sa truste et ses esclaves.

–À genoux, notre roi… à genoux!..

–Nous ne voulons pas, si petits que nous sommes, être brûlés par le feu du ciel à cause de ton impiété et de celle de tes favoris.

–À genoux, notre roi… à genoux!.. Obéis à la parole du saint évêque… c'est le Seigneur qui nous parle par sa bouche…

–À genoux, roi… à genoux!..

Chram céda… il craignit l'irritation de son entourage, et surtout de donner un exemple public de rébellion contre les évêques, dont la toute-puissance abrutissante venait si bien en aide à la conquête. Chram, maugréant et blasphémant entre ses dents, descendit donc de cheval, faisant signe à ses deux favoris, Imnachair et Spatachair, qui lui obéirent, de l'imiter et de se mettre, comme lui, à genoux.

Seul, à cheval, et dominant cette foule craintive agenouillée, le Lion de Poitiers, le front intrépide, la lèvre sardonique, bravait les roulements du tonnerre qui redoublait de fracas.

–À genoux! – crièrent les voix de plus en plus irritées, – à genoux, le Lion de Poitiers!..

–Notre roi Chram s'agenouille, et cet impie, cause de tout le mal par ses menaces sacriléges à l'égard du saint évêque, refuse seul d'obéir…

–Ce blasphémateur va attirer sur nous un déluge de bitume et de feu…

–Mes fils, mes chers fils! – s'écria Cautin, seul debout, comme le Lion de Poitiers était seul à cheval, – préparons-nous à la mort! un seul grain d'ivraie suffit à corrompre un muid de froment… un seul pécheur endurci va peut-être causer notre mort, à nous autres justes… Résignons-nous, mes chers fils… que la volonté de Dieu soit faite… peut-être nous ouvrira-t-il son saint paradis!

La foule épouvantée fit entendre des cris de plus en plus courroucés contre le Lion de Poitiers; et Neroweg, qui gardait rancune à cet insolent de ses impudiques plaisanteries sur Godégisèle, se leva à demi, tira son épée, et s'écria:

–À mort l'impie! son sang apaisera la colère de l'Éternel!..

–Oui, oui… à mort! – crièrent une foule de voix furieuses, à peine dominées par les retentissements de la foudre, rendus plus formidables encore par l'écho des montagnes.

Le ciel semblait véritablement en feu, tant les éclairs se succédaient, rapides, enflammés, éblouissants… Les plus braves tremblaient, le roi Chram lui-même regrettait d'avoir raillé l'évêque… Aussi, voyant le Lion de Poitiers, toujours imperturbable, répondre par un geste de dédain aux menaces de Neroweg et aux cris furieux de la foule, il dit à son favori:

–Descends de cheval et agenouille-toi… sinon, je te laisse massacrer… Jamais je n'ai vu pareil orage!.. Tu as eu tort de menacer l'évêque de ta houssine, et moi de le railler… le feu du ciel va peut-être tomber sur nous…

Le Lion de Poitiers rugit de rage; mais, prévoyant le sort qu'une plus longue résistance lui devait attirer, il céda, en grinçant des dents, aux ordres de Chram, descendit de cheval après une dernière hésitation, et tomba à genoux en montrant le poing à Cautin… Alors l'évêque, jusque-là toujours debout au-dessus de cette foule frappée de terreur et de respect, jeta un regard de triomphant orgueil sur Chram, ses favoris, ses leudes, ses serviteurs, ses esclaves, tous agenouillés, et se dit, savourant sa victoire:

–Oui, roi, les évêques sont plus rois que toi! car te voici à mes pieds, le front dans la poussière…

Puis il s'agenouilla lentement en s'écriant d'une voix éclatante:

–Gloire à toi. Seigneur! gloire à toi!.. L'impie rebelle, saisi d'une sainte terreur, abaisse son front superbe… Le lion dévorant est devenu, devant ta majesté divine, plus craintif que l'agneau… Apaise ta juste colère, ô Seigneur! aie pitié de nous tous, agenouillés ici devant toi… dissipe les ténèbres qui obscurcissent le ciel… éloigne la nuée de feu que l'endurcissement d'un pécheur avait attirée sur nos têtes… daigne ainsi manifester, ô Tout-Puissant! que la voix de ton serviteur indigne, l'évêque Cautin, est montée jusqu'à toi… jusqu'à toi, qui, grâce à un ineffable miracle, as dernièrement permis à ton oint de contempler ta face éblouissante au milieu de tes séraphins et de tes anges et archanges!..

Le prélat dit encore beaucoup d'admirables choses, mesurant et graduant ses actions de grâces et de merci sur l'apaisement progressif de l'orage, de même qu'à son approche il avait gradué ses paroles menaçantes; aussi l'habile homme termina-t-il son discours aux sourds roulements d'un tonnerre lointain: derniers grondements, disait-il, de la voix courroucée de l'Éternel enfin calmé dans sa colère… Après quoi, le ciel s'éclaircit, les nuages se dissipèrent, le soleil de juin rayonna de tout son éclat, et la truste royale, aussi rassérénée que le ciel, se mit en marche vers le burg, chantant à pleine poitrine:

«-Gloire! gloire éternelle au Seigneur!..

» – Gloire! gloire à notre bienheureux évêque!..

» – Il a détourné de nous, par un miracle, le feu du ciel…

» – L'impie a courbé son front rebelle…

» – Gloire! gloire au Seigneur!..»

Pendant que les esclaves de Chram conduisaient les chevaux à l'écurie, que d'autres plaçaient, sous une vaste grange à demi remplie de fourrage, les chariots et les bâts, encore chargés de leurs fardeaux, ses leudes buvaient et mangeaient en hommes qui voyagent depuis l'aube. Chram ayant, ainsi que ses favoris, fait honneur au repas du comte, lui dit:

–Mène-moi dans un endroit où nous puissions parler en secret. Tu dois avoir une chambre où tu gardes tes trésors? allons-y…

Neroweg se gratta l'oreille sans répondre; se souciant peu sans doute d'introduire dans ce sanctuaire le fils de son roi. Chram, voyant l'hésitation du comte, reprit:

–S'il y a dans ton burg un endroit plus retiré que ta chambre aux trésors, peu m'importe… Allons chez ta femme si tu veux.

–Non… non… viens dans ma chambre aux trésors… Permets seulement que je donne quelques ordres afin que tes gens ne manquent de rien.

Neroweg, tirant alors à l'écart l'un de ses leudes, lui dit:

–Bertefred et toi, Ansowald, bien armés tous deux, vous resterez à la porte du réduit où je vais entrer avec ce Chram… Tenez-vous prêts à accourir à mon premier appel.

–Que crains-tu?

–La race du glorieux Clovis a beaucoup de goût pour le bien d'autrui, et quoique mes coffres soient fermés à triple serrure et bardés de fer, j'aime autant à vous savoir, toi et Bertefred, derrière la porte.

–Nous y serons.

–Dis, de plus, à Rigomer et à Bertéchram de se tenir, armés aussi, à la porte du gynécée; qu'ils frappent sans merci ceux qui tenteraient de s'introduire auprès de Godégisèle, et appellent à l'aide… Je me défie du Lion de Poitiers, audacieux sacrilége qui ce matin a osé braver le feu du ciel, attiré sur nous par ses impiétés… Les deux autres favoris de Chram ne me semblent ni moins païens ni moins luxurieux que ce lion farouche; je les crois, à eux trois, capables de tout… comme leur royal maître… As-tu compté le nombre des gens armés qui accompagnent ce Chram?

–Il n'a amené ici que la moitié de ses leudes… de ses antrustions, comme s'appellent ces hautains qui semblent nous dédaigner, nous autres, parce qu'ils sont les fidèles du fils d'un roi… Ne les valons-nous pas?.. quoique leur peau soit tarifée à six cents sous d'or de Wirgelt et la nôtre à deux cents sous seulementV.

–Tout à l'heure, – ajouta Bertéchram, – ils avaient l'air de manger du bout des dents et de regarder au fond des pots, pour s'assurer s'ils étaient propres… Ils se moquaient de notre vaisselle de terre et d'étain…

–Oui, oui… pour que je sorte ma vaisselle d'or et d'argent, afin de m'en dérober quelque pièce.

–Tiens, Neroweg, il pourra couler du sang d'ici à ce soir, si ces insolents nous continuent leurs dédains.

–Heureusement nous tes leudes, les hommes de pied et les esclaves que l'on pourrait armer, nous sommes aussi nombreux que les hommes de Chram.

–Allons, allons, mes bons compagnons, ne vous échauffez pas, chers amis… Si l'on se querelle à table on cassera la vaisselle, et il me faudra la remplacer.

–Neroweg, l'honneur passe avant la vaisselle.

–Certainement; mais il est inutile de provoquer les disputes… Tenez-vous seulement sur vos gardes, et que l'on veille à la porte du gynécée.

–Ce que tu demandes sera fait.

Quelques instants après, le roi Chram et le comte se trouvaient seuls dans la chambre des trésors.

–Comte, quelle est la valeur des richesses renfermées dans ces coffres?

–Oh! ils contiennent peu de chose, très-peu de chose… Ils sont fort grands, parce que, ainsi que nous disons en Germanie: «Il est toujours bon de se précautionner d'un grand pot et d'un grand coffre…» mais ils sont presque vides…

–Tant pis, comte… Je voulais doubler, tripler, quadrupler peut-être la valeur qu'ils renferment.

–Tu veux railler?

–Comte, je désire augmenter au delà de tes espérances ta puissance et tes richesses… Je te le jure par l'indivisible Trinité!

–Alors je te crois, car après le miracle de ce matin tu n'oserais, en te jouant d'un serment si redoutable, risquer d'attirer sur ma maison le feu du ciel… Mais pourquoi désires-tu me rendre si puissant et si riche?..

–Parce qu'à cela, moi, j'ai intérêt.

–Tu me persuades.

–Veux-tu avoir des domaines égaux à ceux du fils du roi?

–Je le voudrais.

–Veux-tu avoir, au lieu de ces coffres à moitié vides, dis-tu, cent coffres regorgeant d'or, de pierreries, de vases, de coupes, de patères, de bassins, d'armures, d'étoffes précieuses?

–Je le voudrais, certes, oh! je le voudrais!

–Au lieu d'être comte d'une ville de l'Auvergne, veux-tu gouverner toute une province, être enfin aussi riche et aussi puissant que tu peux le désirer?

–Tu me jures, par l'indivisible Trinité, que tu parles sérieusement?

–Je te le jure!

–Tu me le jures aussi par le grand Saint-Martin, à qui j'ai une dévotion particulière?

–Je te jure, aussi, comte, par le grand Saint-Martin, que mes offres sont très-sérieuses.

–Alors, explique-toi.

–Mon père Clotaire, à cette heure, guerroie hors de la Gaule contre les Saxons… Je veux profiter de cela pour me faire roi à la place de mon père… Plusieurs ducs et comtes des contrées voisines sont entrés dans mon projet… Seras-tu pour ou contre moi?

–Et tes frères Charibert, Gontran, Chilperik et Sigibert? ils ne te laisseront pas le royaume de ton père à toi tout seul?

–Je ferai tuer mes frères…

–Par qui?

–Tu le sauras plus tard.

–Chram, ce sont là, vois-tu, de ces choses qu'il faut accomplir soi-même… pour être assuré qu'elles réussissent…

–Tu dis cela, comte, à cause de ton frère Ursio tué de ta main…

 

–Notre grand roi Clovis, ton aïeul, et ses fils ne se sont-ils pas toujours ainsi eux-mêmes, et selon leur besoin, défaits de leurs plus proches parents? D'ailleurs je peux parler sans crainte du meurtre d'Ursio… moi, j'en suis absous… j'ai payé…

–Tu as gardé l'héritage?

–J'en ai abandonné au moins un quart à l'Église et à mon patron, l'évêque Cautin, pour racheter le meurtre…

–Tu y gagnes toujours les trois quarts de l'héritage.

–Tiens! si je n'avais pas dû gagner à la mort d'Ursio, je ne l'aurais pas tué… je ne lui en voulais pas…

–Et moi, je n'en veux pas non plus à mes frères… seulement je désire être seul roi de toute la Gaule… Ainsi, comte, réponds, veux-tu t'engager, par serment sacré, à combattre pour moi à la tête de tes hommes? je m'engagerais, par un serment pareil, à te faire duc d'une province à ton choix et à t'abandonner les biens, les trésors, les esclaves, les domaines du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi…

–Enfin, roi, tu veux que je te promette, en mon nom et en celui de mes leudes et de mes hommes, que nous obéirons à ta bouche, ainsi que nous disons en Germanie?

–Oui, telle est ma demande.

–Mais ton père? mais ton père?..

–Déjà sa truste, avant la guerre contre les Saxons, a failli le massacrer… sais-tu cela?

–Le bruit en est venu jusqu'ici.

–Mon projet est donc de faire tuer mes frères, de dire que mon père est mort pendant sa guerre contre les Saxons, et de me faire roi de la Gaule à sa placeX…

–Mais lorsqu'il reviendra de Saxe avec son armée?

–Je le combattrai, et je le tuerai si je peux… N'a-t-il pas tué ses neveux et pillé les trésors de son frère Clodomir?..

–Je ne te blâme point en ceci… je pense à ce qui peut m'advenir, à moi…

–À toi, comte?

–Si dans ta guerre contre ton père tu as le dessous, et que je m'en sois mêlé, de cette guerre… il m'arrivera malheur… Je serai dépouillé comme traître des terres que je tiens à bénéfices; il ne me restera que mes terres SALIQUES…

–Voudrais-tu gagner sans risquer d'enjeu?

–Je préférerais cela de beaucoup… Mais écoute, Chram; que les comtes et ducs du Poitou, du Limousin, de l'Anjou, prennent parti avec toi contre ton père, alors moi et mes hommes nous obéirons à ta bouche… mais je ne me déclarerai pour ta cause que lorsque les autres se seront ouvertement déclarés en armes les premiers…

–Tu veux jouer à coup sûr?

–Oui, je veux risquer peu pour gagner beaucoup…

–Soit… alors échangeons nos serments.

–Attends, roi…

–Que vas-tu faire? pourquoi ouvrir ce coffre?.. Laisse donc du moins le couvercle relevé, que je voie tes trésors…

–Je t'assure qu'il n'y a presque rien là dedans, et le peu qu'il y a craint fort la poussière.

–Par ma chevelure royale! je n'ai de ma vie vu plus magnifique boîte à Évangile que celle que tu viens de tirer de ce coffre… ce n'est qu'or, rubis, perles et escarboucles… Où as-tu pillé cela?

–Dans une villa de Touraine: le cahier d'Évangile qui est dedans est tout écrit en lettres d'or…

–C'est la boîte qui est superbe… j'en suis ébloui…

–Roi, nous allons nous engager par serment sur cet Évangile à tenir nos promesses…

–J'y consens… Or donc, sur les saints Évangiles que voici, moi, Chram, fils de Clotaire, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, je jure, selon la formule consacrée en Germanie, «que si toi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, toi et tes leudes, qui regardiez autrefois du côté du roi mon père, vous voulez maintenant vous tourner vers moi, Chram, me proposant de m'établir roi sur vous, et que je m'y établisse, je te ferai duc d'une grande province à ton choix, et te donnerai les domaines, maisons, esclaves et trésors du plus riche des seigneurs qui auront tenu pour mon père contre moi…»

«-Et moi, Neroweg, comte de la ville de Clermont en Auvergne, je jure sur les Évangiles que voici, je jure, au nom de l'indivisible Trinité et du grand Saint-Martin, que si les comtes et ducs du Poitou, du Limousin et de l'Anjou, au lieu de regarder comme autrefois du côté de ton père, se tournent ouvertement vers toi, et en armes, te proposant de t'établir roi sur eux, je me tournerai aussi vers toi, Chram, moi et mes hommes, pour que tu t'établisses roi sur nous. Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Neroweg, si je manque à mon serment!..»

–Que je sois voué aux peines éternelles, moi, Chram, si je manque à mon serment!..

–C'est juré…

–C'est juré…

–Maintenant, comte, laisse-moi examiner de plus près cette magnifique boîte à Évangile…

–Excuse-moi… cette boîte craint terriblement la poussière…

–Comte, je n'ai vu personne de comparable à toi pour ouvrir et fermer prestement un coffre…

–C'est toujours afin que la poussière n'y entre point.

–À cette heure, autre chose… Notre serment nous lie, je peux te parler sans détour… Il faut d'abord que je fasse mourir mes quatre frères, Gontran, Sigibert, Chilperik et Charibert.

–Le glorieux Clovis, ton aïeul, procédait toujours de cette façon lorsqu'il jugeait bon de joindre à ses possessions un royaume ou un héritage; il préférait tuer d'abord… et prendre ensuite.

–Mon père Clotaire aussi professait cette opinion; il commençait par tuer les enfants de son frère Clodomir, afin de s'emparer ensuite de leur héritage.

–D'autres, comme ton oncle Théodorik, prenaient d'abord et tuaient ensuite… C'était mal avisé… on dépouille plus facilement un mort qu'un vivant…

–Comte, tu as la sagesse de Salomon; mais moi, je ne peux pas tuer mes frères moi-même…

–Tu ne peux pas… et pourquoi ne peux-tu pas?

–Deux d'entre eux sont très-vigoureux; moi, je suis faible et usé; et puis ils ne me feraient pas l'occasion de bonne grâce; ils se défient de moi.

–Il est vrai que mon frère Ursio n'avait pas de moi la moindre défiance… Il était si jeune encore!

–J'ai déjà trois hommes déterminés à ces meurtres: ce sont des hommes sur qui je peux compter… il m'en faut un quatrième.

–Où le trouver?

–Ici…

–Dans mon burg?

–Oui, peut-être…

–Explique-toi…

–Sais-tu pourquoi l'évêque Cautin, qui ne m'aime guère, m'accompagne?

–Je l'ignore…

–C'est que l'évêque a grand'hâte de juger, de condamner et de voir supplicier les Vagres et leurs complices, qui sont prisonniers dans l'ergastule de ce burg… et de voir surtout rôtir l'évêchesse comme sorcière…

–Je ne te comprends pas, Chram. Ces scélérats et les deux femmes, leurs complices, doivent être, lorsqu'ils seront guéris, et ils le sont, conduits à Clermont pour y être jugés par la curie.

–D'après des bruits très croyables, qui nous sont parvenus, l'évêque craint, non sans raison, que la populace de Clermont ne se soulève pour délivrer ces bandits lorsqu'ils arriveront dans la cité; les noms de l'ermite laboureur et de Ronan le Vagre sont chers à la race esclave et vagabonde; elle se pourrait révolter pour arracher ces maudits au supplice… tandis qu'ici, dans le burg, il n'y a rien à craindre de pareil.

–Cette rebellion peut être à redouter, en effet, de la populace de Clermont.

–J'ai donc promis à l'évêque Cautin que si tu y consentais, moi, Chram, roi pour mon père en Auvergne (en attendant que je sois roi par moi-même de toute la Gaule), j'ordonnerais que ces criminels soient jugés, condamnés et suppliciés ici dans ton burg, devant ton mâhl justicier…

–Si mon bon patron l'évêque Cautin est de cet avis, je le partage… Autant que lui je me promets de jouir de ce supplice… et je donnerais, je crois, vingt sous d'or, plutôt que de voir ces scélérats échapper à la mort, ce qui pourrait arriver, si la vile populace de Clermont se soulevait en leur faveur… Mais quel rapport ceci a-t-il avec le meurtre de tes frères?

–Tu m'as dit que ce Ronan le Vagre était guéri de ses blessures?

–Oui.

–C'est un homme résolu?

–Un démon… Le diable prend souvent la figure de ce Vagre, m'a dit mon patron.

–Crois-tu que si l'on disait à ce démon, après qu'il aura été condamné à un supplice terrible: «Tu auras ta grâce, à la condition d'aller tuer ensuite quelqu'un… et le meurtre accompli, vingt sous d'or de profit…» il refuserait cette offre? Dis, quel Vagre la refuserait?..

–Chram, cet endiablé Ronan et sa bande ont tué neuf de mes plus vaillants leudes; ils ont pillé, incendié la villa de l'évêque, et il faut que je la reconstruise à mes frais, selon que l'a dit l'Éternel de sa propre bouche… Or, aussi vrai que le grand Saint-Martin est au paradis, ce Vagre n'échappera pas au supplice dû à ses crimes!..