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Les mystères du peuple, Tome IV

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–Qui te dit le contraire?

–Tu parles de lui faire grâce pour…

–Mais, peu clairvoyant Neroweg, le meurtre accompli, au lieu de compter au Vagre vingt sous d'or… on lui compte cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi on l'écartelle ou on le coupe en quartiers… Ah! cela te fait rire…

–Hi… hi!.. oui, cela me rappelle les baudriers et les colliers de faux or, dont ton aïeul, le grand Clovis, paya un jour ses complices, hi… hi… lors du meurtre des deux Ragnacaire, hi, hi… Ce Vagre croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra cent coups de barre de fer… hi! hi!..

–Les hommes déterminés sont rares; si ce Vagre mène l'affaire à bonne fin pour sa part, avant huit jours mes quatre frères sont tués… et leur mort assure la réussite de mes projets… Ton intérêt comme le mien est de nous servir de ce Vagre…

–Mais l'évêque, qui exprès vient ici pour jouir du supplice de ce bandit; l'évêque, qui ne sait pas nos projets, ne consentira pas à accorder la grâce de ce Ronan.

–Cautin se consolera de la fuite du Vagre en voyant rôtir l'évêchesse, et supplicier l'ermite laboureur, qu'il exècre non moins que le Vagre…

–Et si le Vagre promet de tuer et qu'il ne tue pas?

–Et les vingt sous d'or qu'il croira recevoir après le meurtre?..

–C'est juste… mais sa fuite, comment la favoriser?

–Tu peux assembler ton mâhl dans deux heures?

–Oui.

–Le jugement et la condamnation aujourd'hui, le supplice demain… d'ici à demain il nous reste la nuit… Pendant le sommeil de l'évêque tu feras sortir le Vagre de l'ergastule; on le conduira près de Spatachair, mon favori… le reste me regarde… et demain nous dirons à l'évêque: Le Vagre s'est enfui…

–Hi… hi!..

–De quoi ris-tu?

–Ce Vagre, qui croira recevoir vingt sous d'or, et il recevra… hi! hi!.. cent coups de barre de fer sur les membres, après quoi il sera écartelé… hi! hi! hi!..

–Tu le vois, comte, ta vengeance n'y perdra rien, et nos projets seront assurés; car si je ne trouvais pas au plus tôt un quatrième homme déterminé comme ce Vagre, il me resterait toujours un frère, et un frère, aussi bien que quatre, peut prétendre au royaume de mon père… Réponds, sommes-nous d'accord pour la fuite du Vagre?

–Oui, oui… et puis cette idée des cent coups de barre de fer… hi! hi! hi!..

–Ainsi ton mâhl sera dans deux heures assemblé?

–Dans deux heures il le sera.

–Adieu, Neroweg, comte de la ville de Clermont… mais au revoir, duc de Touraine ou d'Anjou et l'un des plus riches, des plus puissants parmi les seigneurs franks, fait tel par l'amitié de Chram, roi de toute la Gaule!..

Le soleil baisse, la nuit s'approche: un homme à barbe et à cheveux gris, âgé de cinquante-huit à soixante ans, mais aussi alerte et vigoureux que dans la maturité de l'âge, portant la saie gauloise, un bissac sur ses épaules, bonnet de fourrure et chaussures poudreuses, vient de la forêt; il s'avance sur la route qui conduit au burg du comte Neroweg. Cet homme à barbe grise semble être un de ces bateleurs qui, dans les villes et les villages, montrent des animaux. Sur son dos, il a une cage où est enfermé un singe, et, au moyen d'une longue et forte chaîne de fer, il conduit un ours de belle taille, qui paraît d'ailleurs un paisible compagnon de route; il suit son maître aussi docilement qu'un chien. Le bateleur s'arrête un instant au sommet de ce chemin montueux, d'où l'on découvre la plaine et la colline où est bâti le burg; à ce moment, deux esclaves à tête rasée, courbés sous le poids d'un lourd fardeau, suspendu à une rame de bateau, dont chaque extrémité repose sur l'une de leurs épaules, s'avancent par un sentier, qui, à quelques pas de là, coupe et rejoint la route suivie par le bateleur; il hâte alors le pas afin de rejoindre les esclaves; mais ceux-ci, peu rassurés sans doute à la vue de l'ours qui suit son maître, s'arrêtent court.

–Mes amis, n'ayez pas peur, mon ours n'est point méchant; il est fort apprivoisé.

L'appelant alors tout en raccourcissant sa chaîne:

–Viens ici près de moi, Mont-Dore!

À cet ordre, l'ours répondit en s'approchant et s'asseyant modestement sur son train de derrière; puis il leva d'un air soumis la tête vers son maître, qui, debout devant lui, le cachait à demi aux esclaves… Ceux-ci, rassurés, reprirent leur marche et firent quelques pas au devant du bateleur, demeurant cependant, par prudence, à une certaine distance de lui et de son ours.

–Mes amis, quelle est cette grande demeure que l'on voit là-bas, enceinte d'un fossé?

–C'est le burg du comte Neroweg, notre maître.

–Est-il au burg, aujourd'hui?

–Il y est en grande et royale compagnie.

–En royale compagnie?

–Chram, le fils du roi des Franks, y est arrivé ce matin avec sa truste; nous venons de l'étang pêcher cette charge de poissons pour le souper de ce soir.

–Aussi vrai que j'ai la barbe grise, voilà une bonne aubaine pour un pauvre homme comme moi… je pourrai divertir ces nobles seigneurs en leur montrant mon ours et mon singe… Croyez-vous, mes enfants, qu'on me laissera entrer au burg?

–Oh! nous ne savons… aucun étranger ne passe ordinairement le fossé du burg sans l'ordre du seigneur comte; il est très-défiant, et le pont gardé durant le jour est retiré chaque soir.

–Cependant, cet hiver, il est aussi venu un montreur de bêtes, et le seigneur comte s'est amusé à les voir.

–Alors, il ne refusera pas ce soir d'offrir un pareil divertissement à son royal hôte…

–Il se peut… En ce cas l'amusement de ce soir aidera ces seigneurs à attendre l'amusement de demain.

–Lequel?

–Le supplice des quatre condamnés d'aujourd'hui: Ronan le Vagre, l'ermite laboureur, moine renégat en Vagrerie; une petite esclave, leur complice, et l'évêchesse, une damnée sorcière, autrefois la femme de notre bienheureux évêque Cautin.

–Ah! l'on a pris des Vagres par ici, mes amis?.. Et ils ont été condamnés aujourd'hui?

–Le mâhl s'est assemblé tantôt, le fils du roi et notre saint évêque y assistaient… Ronan le Vagre et l'ermite ont été d'abord mis à la torture…

–Ils refusaient donc d'avouer qu'ils avaient couru la Vagrerie?

–Non… Ronan le maudit s'en vantait, au contraire.

–Alors, pourquoi la torture?

–C'est ce que disait le fils du roi; il ne voulait pas la torture pour Ronan le Vagre; il s'y opposait de toutes ses forces.

–Mais notre saint évêque a prétendu qu'une vérité arrachée par la torture était plus certaine, puisque c'était comme le jugement de Dieu… Alors personne n'a osé aller contre la volonté du saint homme.

–Aussi l'on a plongé, par son ordre, les pieds du Vagre et de l'ermite dans l'huile bouillante… et ils ont avoué une seconde fois.

–Puis on a été obligé de les porter dans l'ergastule, car ils ne pouvaient plus marcher.

–Et demain on les transportera sur le lieu du supplice, qui sera, dit-on, terrible!.. mais jamais assez terrible pour expier les crimes de Ronan le Vagre…

–Qu'a-t-il donc fait, mes amis?

–N'a-t-il pas, le sacrilége! à la tête de sa bande, incendié, pillé la villa épiscopale de notre bienheureux évêque Cautin…

–Comment, mes amis, Ronan le Vagre… cet impie aurait osé commettre un pareil crime? Et les femmes, est-ce qu'on les a aussi mises à la torture?

–La petite esclave Vagredine est encore quasi mourante d'une blessure qu'elle s'est faite en voulant se tuer, lorsqu'elle a vu les Vagres exterminés.

–Quant à l'évêchesse, on allait commencer sa torture, lorsque notre saint évêque a dit: «Il faut se donner garde d'affaiblir la sorcière, peut-être elle ne résisterait pas à la douleur, et il vaut mieux qu'elle reste en pleine santé, afin qu'elle ne perde rien des tourments de demain.»

–Votre évêque est très-judicieux, mes amis… et où ces scélérats attendent-ils la mort?

–Dans le souterrain du burg.

–Toute fuite leur est, j'espère, impossible, à ces damnés?

–D'abord Ronan le Vagre et l'ermite laboureur seraient libres, qu'ils ne pourraient faire un pas à cause des suites de leur torture.

–J'oubliais cela, mes amis.

–Et puis, l'ergastule est construit en briques et en ciment romain aussi dur que roche; cette cave est fermée par une grille de fer à barreaux gros comme le bras, et toujours gardée par une troupe d'hommes armés.

–Grâce à Dieu, il n'est pas possible, mes amis, que ces maudits échappent à leur supplice… Je vois que vous n'êtes pas de ces mauvais esclaves, assez nombreux, dit-on, qui prennent parti pour les Vagres.

–Les Vagres sont des démons, nous voudrions les voir torturer jusqu'au dernier; ce sont les ennemis des évêques, nos bons pères, et des Franks, nos seigneurs.

–Votre maître est donc humain pour vous?

–Il est d'autant meilleur maître, nous a dit son clerc, qu'il nous fait plus souffrir, puisque la souffrance ici-bas nous assure le paradis…

–Vous ne pouvez, mes enfants, manquer de faire ainsi votre salut… J'espère que tous vos compagnons du burg sont, comme vous, résignés à leur sort?

–Il est des impies partout… Plusieurs d'entre nous iraient, s'ils pouvaient, courir la Vagrerie; ils ne respectent pas nos saints évêques, haïssent nos seigneurs les Franks, et se révoltent d'être en esclavage; mais nous les dénonçons au clerc de notre comte, et quand nous pouvons, nous les faisons cruellement châtier, en attendant pour eux l'enfer éternel!..

–Vous êtes, je le vois, des compagnons vraiment chrétiens, et ces mauvais esclaves-là ne sont pas, je l'espère, en grand nombre parmi vous, au burg?

–Oh! non… ils sont quinze ou vingt peut-être, sur cent que nous sommes pour le service de la maison; car le comte, notre seigneur, a plus de quatre mille colons et esclaves laboureurs sur ses domaines.

–Allons, mes enfants, il me semble que cela me porterait bonheur, à moi, pauvre homme, de passer quelques heures dans une maison ainsi peuplée d'esclaves selon Dieu… Et puisque vous me précédez au burg, annoncez ma venue au majordome du comte… Si ce noble seigneur veut se divertir de mon ours, il fera donner des ordres pour que je puisse pénétrer dans l'enceinte.

 

–Nous allons annoncer ta venue, bateleur… le majordome décidera…

Et les esclaves qui, ruisselants de sueur, avaient un instant déposé leur filet de pêche, rempli de gros poissons d'étang que l'on voyait frétiller encore à travers les mailles, reprirent leur pesant fardeau et se dirigèrent vers le burg. Lorsqu'ils eurent disparu, l'ours se dressa sur ses pattes de derrière, jeta sa tête à ses pieds, et s'écria:

–Sang et massacre! ils brûleront demain ma belle évêchesse!.. Et Ronan! notre brave Ronan! supplicié aussi!.. Souffrirons-nous cela, vieux Karadeuk?

–Je vengerai mes fils… ou je mourrai près d'eux!.. Ô Loysik! ô Ronan! torturés… torturés!.. et demain, la mort!..

–Aussi vrai que le souvenir de l'évêchesse me brûle le coeur! la torture d'aujourd'hui, le supplice de demain, l'arrivée de ce Chram avec ses gens de guerre!.. tout cela bouleverse nos projets… Au lieu d'être conduits et jugés à Clermont dans quelques jours, Ronan et l'évêchesse seront mis à mort demain matin dans ce burg… au lieu d'être ingambes et guéris de leurs blessures, Ronan et son frère sont impotents; les leudes de Chram, réunis à ceux du comte et à ses gens de pied, forment une garnison de plus de trois cents hommes de guerre, ils occupent ce burg… et pour enlever Ronan et Loysik, incapables de marcher, la petite esclave, quasi mourante, et ma belle évêchesse, combien sommes-nous? toi et moi… Tiens, vieux Karadeuk, si je sais comment nous sortirons de ce guêpier, je veux devenir véritablement ours, et non plus ours des kalendes de janvierY, ainsi que je le suis à cette heure… Ah! celui-là qui m'eût dit, lorsque déguisé, comme tant d'autres, en bestial, je fêtais les saturnales de la nuit de janvier… celui-là qui m'eût dit: Mon joyeux garçon, tu fêteras les kalendes d'hiver en plein été, j'aurais répondu: Va, bonhomme, ce jour-là il fera chaud… et j'aurais dit vrai… car je serais plus au frais dans un four brûlant que sous cette peau!.. La rage et la chaleur me mettent en eau… Tu restes muet, mon vieux Vagre… à quoi penses-tu?

–À mes fils… Que faire… que faire?..

–Meilleur je suis pour l'action que pour le conseil, en ce moment surtout, car la fureur me rend fou! Pauvre et vaillante femme! demain, brûlée!.. Ah! pourquoi faut-il que j'aie été séparé d'elle dans les gorges d'Allange durant ce combat, engagé par nos archers du haut des chênes, contre les gens du comte… Pauvre… pauvre femme! je l'ai crue morte ou prisonnière… Notre déroute était complète, impossible à moi de m'assurer du sort de ma maîtresse, trop heureux de pouvoir, avec quelques-uns des nôtres, échappés au massacre, m'enfoncer au plus profond de la forêt, nous donnant rendez-vous dans les rochers du pic du Mont-Dore, un de nos anciens repaires… Enfin, nous nous sommes, au bout de quelques jours, retrouvés là une douzaine de notre bande, et bientôt nous t'avons vu arriver aussi, en compagnie de deux esclaves fuyards; toi, mon vieux Vagre, perdu pour nous depuis plus de trois ans… Alors, tu nous a renseignés sur le sort de tes fils, de la petite esclave et de l'évêchesse… C'est étrange, ce que je ressens pour cette vaillante femme! son souvenir ne me quitte pas… mon coeur se brise de chagrin en la sachant aux mains du comte et de l'évêque; il n'est pas en Vagrerie de Vagre plus Vagre que moi pour la vie d'aventure, et pourtant je ne sais quel hasard nous jetterait, l'évêchesse et moi, dans un coin de terre ignoré, que là, je vivrais, je crois, près d'elle, dix ans, vingt ans, cent ans!.. Tu me prends pour un fou, vieux Karadeuk? ou mieux, pour un oison, car je deviens pleurard, et je m'hébête!.. Au diable le chagrin! il faut agir!..

–Oh! mes fils! mes fils!..

–S'il ne fallait pour les sauver, eux et l'évêchesse, que donner ma peau… pas celle-ci, la vraie, je la donnerais, foi de Vagre! car, tu le sais, lorsque tu nous as conté ton projet, et que le personnage de l'ours a été proposé à un garçon de bon vouloir, je me suis offert, vous disant qu'autrefois, à Beziers, j'étais d'autant plus forcené pour les déguisements des kalendes, que les prêtres les défendaientZ, et que dans ces saturnales je figurais surtout l'ours à s'y méprendre; je fus tout d'une voix acclamé ours en Vagrerie, et… mais tu trouves peut-être que je parle beaucoup?.. Que veux-tu? cela m'étourdit… car lorsque je reste muet et songeur… mon coeur se navre, et je deviens stupide!..

–Loysik! Ronan! suppliciés demain… non, non… ciel et terre! non!..

–Quoi qu'il faille faire pour sauver tes fils, la petite Odille et l'évêchesse, je te suivrai jusqu'au bout. Donc, lorsqu'il fut convenu que tu serais le bateleur et moi l'ours, il fallut trouver un ours de belle taille, assez obligeant pour me prêter sa tête, son justaucorps et ses chausses. J'ai emporté ma hache, mon couteau, et j'ai gravi les cimes du Mont-Dore… À bon veneur, bonne chance; presque aussitôt je rencontre un compère de ma taille; me prenant sûrement pour un ami, il accourt à moi les bras ouverts… et la gueule aussi. Craignant de gâter son bel habit à coups de hache, je lui plante mon couteau sous l'aisselle, au bon endroit que savait trouver le roi Clotaire lorsqu'il tuait ses petits-neveux… Après quoi, j'ai soigneusement déshabillé mon obligeant ami; son justaucorps et ses chausses semblaient, foi de Vagre, taillés pour moi; je vous ai rejoints dans notre repaire, et nous voici redescendus dans le plat pays, déterminés à tout pour sauver tes deux fils, la petite esclave et mon évêchesse… Résumons-nous donc, car le calme me revient… Que faire? Nous avions songé à nous introduire dans la ville de Clermont pendant la nuit qui devait précéder le jour du supplice, presque certains de soulever une partie des esclaves et du peuple ami des Vagres… À ce projet, il faut renoncer, ainsi qu'à l'idée de nous embusquer sur la route pour attaquer l'escorte qui aurait conduit les prisonniers à Clermont… C'était pour tâcher de nous renseigner sur le moment de leur départ et sur leur route, que nous devions tenter de nous introduire dans le burg, toi et moi, sous notre déguisement, tandis que dix de nos compagnons nous attendraient cachés à la lisière de la forêt; ils y sont, prêts à se rendre avec nous à Clermont ou sur la route, ou même à s'approcher cette nuit des fossés du burg, si nous donnons à ces bons Vagres le signal convenu… Ce qui s'est passé aujourd'hui, le supplice de demain, le grand nombre d'hommes de guerre rassemblés au burg ruinent tous nos projets… que faire?.. Voici longtemps que tu réfléchis, mon vieux Vagre… as-tu décidé quelque chose?

–Oui, viens…

–Au burg? mais il fait jour encore…

–La nuit sera noire avant notre arrivée.

–Quel est ton projet?

–Je te le dirai en route; le temps presse; viens, viens…

–Marchons… Ah! j'oubliais… et la casaque?

–Quelle casaque?

–Celle que par semblant de bouffonnerie je dois endosser… La mesure est prudente; le capuchon rabattu dissimulera ce qu'il y a de défectueux dans la jointure de la fourrure de mon cou à celle de ma tête; ce capuchon cachera aussi à demi ma figure d'ours, car ces Franks seront peut-être plus clairvoyants que ces deux esclaves hébêtés…

Pendant que l'amant de l'évêchesse parlait ainsi, Karadeuk avait tiré de son bissac une casaque roulée: le faux ours l'endossa; elle traînait jusqu'aux pattes de derrière, et le capuchon, à demi rabattu sur les yeux, ne laissait voir que le museau; les larges manches tombaient presque jusqu'au bout des pattes griffues; la noire fourrure du corps et des cuisses, découverte par l'écartement des deux pans du vêtement, paraissait tout entière. Rien de plus grotesque que cet ours ainsi costumé; il devait, foi de Vagre, donner fort à rire, après boire, aux hôtes du comte Neroweg.

–Laisse-moi maintenant, Karadeuk, cacher mon poignard dans un des plis de la casaque… et tiens, c'est justement ce couteau saxon qu'en fuyant des gorges d'Allange j'ai ramassé sur le champ de bataille… Vois, sur la garde de cette arme, ces deux mots gaulois gravés sur le fer: Amitié, communautéAmitié, c'est un bon présage… L'amitié, comme l'amour, me conduit au burg… Sang et massacre! délivrer du même coup son ami, sa maîtresse!..

–Viens, viens… Ô Ronan! Loysik! je vous sauverai tous deux… ou nous mourrons tous trois!..

Lorsqu'il y a cinq siècles et plus, les Romains possédaient la Gaule conquise, mais non soumise, ils construisaient solidement les ergastules, où la nuit ils renfermaient les esclaves gaulois enchaînés; voyez plutôt ce souterrain, antique dépendance du camp romain; la brique et le ciment sont encore tellement liés entre eux, qu'ils forment un seul corps plus dur que le marbre: des hommes munis de leviers, de masses, de ciseaux de fer, et travaillant de l'aube au soir, parviendraient à peine à pratiquer une ouverture dans les parois de cette prison; la voûte, basse et cintrée, est fermée par d'énormes barreaux de fer… Au dehors veillent un assez grand nombre de Franks armés de haches: les uns debout, les autres assis ou couchés sur la terre; de temps à autre ils jettent un regard d'envie du côté du burg, situé à cinq cents pas de là; mais le bâtiment principal est caché à la vue des Franks par la saillie des granges et des écuries, bâties en retour du logis seigneurial, où ces constructions s'appuient.

Pourquoi ces gardiens des prisonniers jettent-ils, du côté du burg, des regards d'envie? parce que arrivent jusqu'à eux, à travers les fenêtres ouvertes, les cris des buveurs avinés, et, par intervalle, le bruit des tambours et des cornets de chasse; car l'on festoie chez le comte Neroweg, qui ce soir-là, de son mieux, fête Chram, son royal hôte.

Une lampe de fer, abritée par la saillie du cintre de l'antique ergastule, éclaire les abords du souterrain et en dedans son entrée.

Des pas se font entendre… un leude paraît suivi de plusieurs esclaves, portant des paniers et des craches.

–Enfants! voilà de la cervoise, du vin, de la venaison, du pain de pur froment. Mangez, buvez, tous doivent être ici, aujourd'hui, en liesse… le fils du roi visite notre burg!

–Vive Sigefrid! vive le vin, la cervoise et la venaison qu'il apporte!..

–Mais veillez sur les prisonniers… que pas un de vous ne bouge d'ici!..

–Oh! ces chiens ne remuent pas plus là dedans que s'ils étaient endormis pour jamais sous la terre froide, où ils seront demain… Ne crains donc rien, Sigefrid.

–Hormis le seigneur roi, le seigneur évêque ou Neroweg, quiconque approcherait de cette grille pour parler aux condamnés…

–Tomberait sous nos haches, Sigefrid; elles sont pesantes et tranchantes…

–Au moindre événement, qu'un son de trompe donne l'alarme au burg… et en un instant nous sommes ici.

–Bonnes précautions, Sigefrid, mais inutiles. Le pont est retiré, de plus, la bourbe des fossés est si profonde, qu'un homme qui tenterait le passage disparaîtrait dans la vase… Enfin, il n'y a pas d'étrangers dans le burg; nous sommes ici, en comptant la truste du roi, plus de trois cents hommes armés… qui donc tenterait de délivrer ces chiens de prisonniers? ne sont-ils pas, d'ailleurs, aussi incapables de marcher qu'un lièvre à qui on a cassé les quatre pattes?.. Encore une fois, Sigefrid, les précautions sont bonnes à prendre, nous les prendrons, mais elles seront vaines…

–Veillez toujours soigneusement jusqu'à demain, jour du supplice de ces maudits; ce n'est pour vous qu'une nuit à passer.

–Et nous la passerons joyeusement à boire et à chanter!

–Ainsi, l'on est gai dans la salle du festin, Sigefrid?

–Le soleil de mai pompe moins avidement la rosée que nos buveurs les tonneaux pleins; des montagnes de victuailles disparaissent dans les abîmes des ventres… déjà l'on ne parle plus, l'on crie; tout à l'heure on ne criera plus, on hurlera! Les leudes de Chram faisaient d'abord la petite bouche, mais à cette heure ils l'ouvrent jusqu'aux oreilles pour rire, boire et manger… Ce sont, après tout, de bons et gais compagnons; un peu de jalousie de notre part nous avait irrités contre eux; cette rivalité s'est noyée dans le vin, et tout à l'heure, dans son ivresse, le vieux Bertefred, poussant de monstrueux hoquets, embrassait, en pleurant comme un veau, un des brillants et jeunes guerriers de la suite royale, et l'appelait son fils mignon.

–Ah! ah! ah!.. la bonne scène…

–Enfin, pour compléter la fête, on dit qu'on vient d'introduire dans le burg un bateleur qui montre un ours et un singe. Neroweg a proposé ce divertissement au roi Chram, et le majordome vient de donner l'ordre de faire entrer l'homme et les bêtes dans la salle du festin; on est allé les quérir, aux trépignements de joie des convives. Je me hâte de retourner à la maison pour avoir ma part de l'amusement…

 

–Heureux Sigefrid! il va voir l'ours et le singe!

–Enfants, je vous le promets, lorsque le roi se sera diverti de ce bateleur, je demanderai au comte qu'on vous envoie de ce côté l'homme et ses bêtes…

–Sigefrid, tu es un bon compagnon!

–Et surtout… veillez bien sur les prisonniers!..

–Sois tranquille, et bois tranquille… Maintenant, à nous le vin, la cervoise, la venaison! En attendant l'homme, l'ours et le singe, vidons les pots à la santé du bon roi Chram et de Neroweg!

La lampe de fer, accrochée sous la saillie du cintre de l'antique ergastule, éclairait ses abords et les groupes de Franks, qui mangeaient, riaient, buvaient au dehors; cette lampe éclairant aussi l'entrée du souterrain, fermé par des barreaux de fer, jetait sa rougeâtre et vacillante lumière sur les prisonniers gaulois, réunis non loin de l'ouverture de cette prison, dont la profondeur restait pleine de ténèbres.

Près de la grille de l'ergastule, la petite Odille, couchée sur la terre, les mains croisées sur son sein de quinze ans, comme une morte que l'on va ensevelir, avait aussi la pâleur d'une morte; assise près d'elle, l'évêchesse, toujours belle, quoique pâlie et amaigrie, soutenait, sur ses genoux, la tête de l'enfant, et la contemplait avec des yeux de mère… Ronan, les jambes enveloppées de chiffons, les mains chargées de menottes de fer, incapable de se tenir debout ou agenouillé, est assis non loin des deux femmes, le dos appuyé aux parois du souterrain; il jette sur Odille un regard non moins appitoyé que celui de l'évêchesse; l'ermite laboureur, garrotté comme son frère, dont il a partagé la torture, se tient assis près de lui, et semble ému des soins que prodigue l'évêchesse à la petite esclave, qui semble expirante.

–Meurs, petite Odille! – disait Ronan, – meurs, mon enfant… tu serais brûlée vive, mieux vaut mourir de la blessure que tu t'es faite d'une vaillante mais trop faible main, lorsqu'il y a un mois tu m'as cru tué!

–Pauvre petite! l'émotion de cette journée a épuisé ses forces… Voyez, Loysik, voyez, Ronan, son visage devient, hélas! de plus en plus livide!

–Bénissons cette pâleur livide, belle évêchesse; elle annonce une mort prochaine… cette mort sauvera la pauvre enfant des douleurs du supplice; sa blessure ne l'a-t-elle pas déjà sauvée des nouvelles brutalités du comte et de la torture d'aujourd'hui?.. Meurs, meurs donc, petite Odille, nous revivrons ailleurs! Libre, j'aurais fait de toi, pour toujours, ma femme en Vagrerie, si tu l'avais voulu; car déjà je t'aimais tendrement pour ta douceur, pour ta beauté, pour le malheur et la honte qui t'avaient frappée si jeune, enfant innocente encore après ton déshonneur!.. Meurs donc, petite Odille… Aussi vrai que moi et mon frère Loysik nous serons suppliciés demain, je redoute moins ce supplice que de te voir brûlée vive, puisque je serai mis à mort le dernier!.. Oh! si je n'avais les jambes en lambeaux, je me traînerais jusqu'à toi; oh! si je n'avais les mains enchaînées, je t'étoufferais d'une main prévoyante, de même que nos mères, les viriles Gauloises d'autrefois, tuaient leurs enfants pour les soustraire à l'esclavage! Belle évêchesse! toi dont les bras sont libres, ne pourrais-tu étrangler doucement cette chère enfant? Le léger souffle de vie qui la soutient à peine serait si vite éteint!

–J'y ai déjà songé… Ronan, et je n'ose…

–Mais si par hasard elle survit, son sort sera le tien… Écoutez bien: vous serez d'abord mises nues devant cette bande de Franks! et par eux fouettées de houssines!

–Tais-toi… Ronan… tais-toi, le rouge me monte au front!.. Pour moi, femme, là est le pire du supplice…

–Ton mari l'évêque le savait… comme il savait que la torture d'aujourd'hui te ferait perdre une partie de tes forces nécessaires pour endurer le supplice de demain; aussi t'a-t-il benoîtement épargnée tantôt… vous serez ensuite mises chacune sur un pal aigu. C'est encore ton mari l'évêque qui doit avoir imaginé ceci… lui, qui jadis inventa d'enfermer un vivant dans un sépulcre avec un mort en putréfaction… Ah! j'oubliais… avant le supplice du pal, on vous arrachera le bout des seins avec des tenailles ardentes; ce raffinement sent son roi Chram d'une lieue. Enfin, vous serez jetées dans le bûcher encore un peu vivantes… La torture est, tu le vois, finement graduée! et tu ne veux pas, toi qui le peux, y soustraire cette douce enfant?.. Ah! tu te décides enfin!.. tes mains s'approchent du cou de la petite Odille… Allons, pas de faiblesse! souviens-toi de nos mères… mettant à mort les enfants qu'elles chérissaient… Mais quoi! tu hésites!.. tes mains retombent!.. tu pleures!..

–Je n'ose pas… je n'ose pas…

–Lâche coeur!!!

–Moi! lâche?.. non… si elle était ma fille… je la tuerais…

–C'est juste, Odille est pour toi une étrangère… tu ne peux l'aimer assez pour te résoudre à la tuer; il faut, n'est-ce pas, Loysik, pardonner à l'évêchesse ce manque de tendresse?.. Après tout, elle n'est pas la mère de cette enfant!

À ce moment la petite esclave fait un mouvement, pousse un léger soupir, sa tête se soulève à demi, ses yeux s'ouvrent, cherchent tout, d'abord Ronan… s'arrêtent sur lui, et au bout de quelques instants elle dit d'une voix faible:

–Ronan… la nuit est-elle déjà passée, que voici le jour?

–Ce n'est pas le jour, mon enfant, c'est la clarté de la lampe qui brûle au dehors; tes forces semblent épuisées? tu t'étais assoupie?

–Je faisais un rêve doux et triste… ma mère me berçait sur ses genoux en me chantant le bardit d'Hêna; et puis elle me disait en pleurant: «Odille, c'est toi, c'est toi que l'on va brûler…» Alors je me suis éveillée, j'ai cru que c'était déjà le jour… Ah! Ronan! que c'est long, d'ici à demain! et ce supplice! ce supplice! comme il durera… à moins que la douleur soit trop forte, alors je mourrai tout de suite…

–Et tu ne regretteras pas la vie?

–Ronan, j'ai voulu me tuer quand je vous ai cru mort… vous êtes condamné comme nous, je n'ai plus ni père ni mère! qui regretterais-je ici? Puisque l'on va revivre ailleurs auprès de ceux que l'on a aimés, nous nous retrouverons bientôt tous ensemble, vous et ma famille.

–Et quelle haine! dis, petite Odille? quelle haine contre ceux qui t'ont condamnée à mourir ainsi?

–Oui, Ronan… je les hais parce qu'ils sont injustes et méchants; ils me font mourir… et je n'ai, moi, jamais fait de mal à personne…

–Et si cela était en votre pouvoir, mon enfant, leur rendriez-vous le mal qu'ils vous font?

–Seulement pour me venger?.. si j'étais par hasard délivrée? frère Loysik?

–Oui, seulement pour vous venger!

–Non… je ne me sens pas de méchanceté au coeur…

–Et si l'on vous disait: la torture et la mort seront subies par eux ou par vous… choisissez…

–Que voulez-vous, frère Loysik… ils sont méchants et injustes, je préférerais ma vie à la leur; mais si l'on me disait: «-Odille, voici Ronan, voici dame Fulvie… voici frère Loysik, qui n'ont eu pour toi que de douces paroles, que de tendres soins, il faut que toi ou eux soient suppliciés, choisis.» – Oh! comme je répondrais vite: Prenez-moi… prenez-moi, et qu'ils soient sauvés! ils ont été si doux pour moi! ils sont si bons au pauvre monde!

–Petite Odille, si l'on te disait: Chéris ces méchantes gens qui vont te faire mourir… oui, que tes dernières paroles pour eux soient tendres comme l'adieu que tu aurais fait à ta mère adorée?

–Vous vous moquez, Ronan! Aimer comme ma mère, ces Franks qui ont fait tant de mal à moi et aux autres! je ne saurais… je ne pourrais ainsi aimer injustement…

–Et si l'on te disait: Chaque torture que tu vas ressentir te sera payée là-haut en éternelle félicité.

–Où? là-haut?.. Par qui payée, Ronan?

–Par un Dieu… par un Dieu tout-puissant, qui peut ce qu'il veut… et qui met la félicité éternelle au prix des souffrances de ses créatures!