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Les mystères du peuple, Tome IV

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–Alerte! nous sommes surpris… alerte, voici les leudes du comte Neroweg!..

–Il est à leur tête!

–Alerte! les leudes du comte de Neroweg! Nos vedettes les ont aperçus de loin…

La petite Odille, réveillée par le tumulte, et entendant les paroles des Vagres, s'écria avec terreur, en se jetant au cou de Ronan:

–Le comte Neroweg! sauve-moi!

–Ne crains rien, pauvre enfant! c'est lui qui doit craindre.

Puis, s'adressant à Loysik, Ronan ajouta:

–Mon frère, le destin nous envoie un descendant de cette race de Neroweg, que notre aïeul Scanvoch a combattu, il y a deux siècles, sur les bords du Rhin… Je veux tuer ce barbare, sa descendance ne sera pas funeste à la nôtre…

–Tue-moi aussi, – murmura Odille en se jetant aux genoux du Vagre et en joignant les mains; – j'aime mieux mourir que de retomber aux mains du comte…

Ronan, touché du désespoir de l'enfant et ne pouvant prévoir l'issue du combat, resta un moment pensif; puis, avisant, assez élevée au-dessus de sa tête, une grosse branche de chêne, il s'élança d'un bond, la saisit à son extrémité; puis, retombant sur le sol, il la ramena, la tenant d'une main ferme, et la faisant plier.

–Loysik, – dit-il à l'ermite, – asseois Odille sur cette branche; en se redressant elle enlèvera cette pauvre enfant, qui pourra ainsi gagner la feuillée et s'y blottir jusqu'à la fin du combat… Je vais rassembler les Vagres… Bon courage, petite Odille… je reviendrai…

Et il courut vers ses compagnons, pendant que l'esclave, placée sur la branche par Loysik, disparaissait au milieu de l'épaisse feuillée en tendant ses bras vers Ronan.

L'aube naissante éclairait la forêt, la cime des arbres se rougissait des premiers feux du jour. Les Vagres, qui venaient d'annoncer l'approche du comte Neroweg et de ses leudes, avaient pris, à travers le fourré, un sentier impraticable aux chevaux des Franks, et beaucoup plus court que le chemin que ceux-ci devaient suivre pour arriver à la clairière. La plupart des Vagres, las de boire, de chanter et de danser, s'étaient endormis sur l'herbe peu de temps avant le lever du soleil; réveillés en sursaut, ils coururent aux armes: les esclaves, les colons, les femmes, les propriétaires ruinés, qui s'étaient joints à la Vagrerie, commencèrent, en apprenant l'arrivée des leudes, les uns à trembler, les autres à fuir au plus profond de la forêt, tandis que bon nombre, gardant au contraire une brave contenance, se munissaient en hâte, et faute de mieux, de gros bâtons noueux arrachés aux arbres… Les Vagres comptaient parmi eux une douzaine d'excellents archers, les autres étaient armés de haches, de masses d'armes, de piques, d'épées, ou de faux emmanchées à revers. Aux premiers cris d'alarme, les hardis compagnons s'étaient réunis autour de Ronan et de l'ermite… Fallait-il combattre les leudes? fallait-il fuir devant eux? Peu voulaient fuir, beaucoup voulaient combattre… et la belle évêchesse, au bras de son Vagre, criait plus haut que tous les autres: – Bataille! bataille! – espérant peut-être trouver ainsi la mort, après cette nuit d'amour et de liberté, qui semblait lui peser comme un remords.

Deux autres vedettes accoururent: cachés dans les taillis, ils avaient pu compter, à peu près, le nombre des leudes du comte; ils n'étaient guère qu'une vingtaine à cheval, bien équipés, mais une centaine de gens de pied, armés de piques et de bâtons, les accompagnaient; les uns étaient Franks, les autres appartenaient à la cité de Clermont, requise, au nom du roi, par le comte Neroweg, d'envoyer des hommes à la poursuite des Vagres; plusieurs esclaves de l'évêque Cautin qui, par peur de l'enfer, n'avaient pas voulu courir la Vagrerie après l'incendie de la villa épiscopale, augmentaient la troupe de Neroweg. La troupe de Ronan, y compris les nouvelles recrues décidées à combattre, s'élevait à quatre-vingts hommes au plus.

Dans cette épineuse occurrence, on tint conseil en Vagrerie… Que décida-t-on? plus tard on le saura.

Depuis une demi-heure, l'arrivée du comte et de ses leudes a été annoncée par les vedettes; les Vagres ont disparu; au milieu des clairières où ils ont festoyé durant la nuit, il ne reste que les débris du festin, des outres vides, des vases d'or et d'argent semés sur l'herbe foulée; près de là sont les chariots emmenés de la villa épiscopale, et plus loin les carcasses des boeufs près d'un brasier fumant encore… Profond est le silence de la forêt… Bientôt un esclave de la villa, l'un des pieux guides des leudes, sort du fourré dont la clairière est entourée; il s'avance d'un pas défiant, prêtant l'oreille et regardant autour de lui, comme s'il redoutait quelque embûche; mais à la vue des débris du festin, il fait un mouvement de surprise et se retourne vivement; il allait sans doute appeler la troupe qu'il précédait de loin, lorsqu'à l'aspect des vases d'or et d'argent, dispersés sur l'herbe, ce bon catholique réfléchit, court au butin, se saisit d'un calice d'or qu'il cache sous ses haillons; puis il appelle les leudes à grands cris en disant:

–Par ici! par ici!..

On entend d'abord au loin, et se rapprochant de plus en plus, un grand bruit dans les bois, les branches des taillis se brisent sous le poitrail et sous le sabot des chevaux; des voix s'appellent et se répondent; enfin sort du fourré le comte Neroweg à cheval, et à la tête de plusieurs de ses leudes; les autres, moins impétueux, ainsi que les gens de pied le suivent de loin, à travers le taillis, et vont bientôt le rejoindre. Aux cris de l'esclave, Neroweg avait cru tomber sur la troupe des Vagres; mais il ne vit personne dans la clairière, sinon notre bon catholique qui accourait criant:

–Seigneur comte! les Vagres impies qui ont saccagé la villa de notre saint évêque, se sont enfuis dans la forêt.

Neroweg leva sa longue épée sur la tête de l'esclave, l'abattit sanglant aux pieds de son cheval.

–Chien! – s'écria-t-il, – tu m'as trompé… tu t'entendais avec les Vagres!..

L'esclave tomba mourant, et le vase d'or qu'il avait dérobé s'échappa de dessous ses haillons.

–À moi le vase d'or, – s'écria le comte, et montrant le calice du bout de son épée à un de ses hommes, qui le suivait à pied, ajouta: – Karl, mets cela dans ton sac…

Ces pillards avaient toujours sur leurs talons quelques porteurs de grands sacs, où ils enfouissaient le butin; mais au moment où Karl s'apprêtait à obéir au comte, celui-ci aperçut plus loin, étincelants dans l'herbe aux rayons du soleil levant, les autres vases d'or et d'argent, emportés de la villa épiscopale. Neroweg, faisant faire alors un grand bond à son cheval, s'écria:

–À moi ces trésors… remplis ton sac, Karl… appelle Rigomer, qu'il remplisse aussi le sien… À moi tous!..

–Non pas à toi seul… mais à nous! – s'écrièrent les leudes qui le suivaient; – à nous aussi ces richesses… Ne sommes-nous pas tes égaux?..

–Égaux à la bataille… nous sommes égaux au partage du butin; n'oublie pas ceci, Neroweg…

–Souviens-toi qu'au pillage de Soissons, le grand roi Clovis lui-même… n'osa pas disputer un vase d'or à l'un de ses guerriers.

–À nous donc ces trésors comme à toi… et faisons à l'instant le partage…

Le comte n'osa pas résister aux réclamations des leudes, car ces guerriers, tout en reconnaissant un chef, traitaient toujours avec lui de pair à pair. Aussi plusieurs de ces pillards descendirent de cheval, convoitant des yeux les calices, les boîtes à Évangiles, les patènes, les coupes, les plats, les bassins et autres orfévreries d'or et d'argent… Déjà, se précipitant, se heurtant, ils allongeaient les mains vers ces richesses, lorsqu'une voix retentissante, qui semblait venir du ciel, s'écria:

–Arrêtez, sacrilèges! Dieu vous entend… Dieu vous voit!.. Si vous osez porter une main impie sur les biens de l'Église, vous êtes damnés…

À cette voix, d'en haut, le comte Neroweg pâlit, trembla de tous ses membres, et tomba à genoux… Plusieurs leudes l'imitèrent, frappés de terreur.

–Tous à genoux, païens! – reprit la voix de plus en plus menaçante, – tous à genoux, maudits!..

Les derniers leudes qui restaient encore debout s'agenouillèrent éperdus, ainsi que tous les gens de pied qui avaient rejoint les cavaliers; cette foule effarée courba le front, se frappa la poitrine en murmurant:

–Miracle! miracle! c'est la voix du Seigneur Dieu!..

–Maintenant, grands pécheurs! – reprit la voix d'en haut d'un ton plus terrible encore, – maintenant que vous vous êtes courbés, frappés de terreur sous l'oeil du Seigneur, venez au secours de votre…

La voix n'acheva pas… les rameaux d'un grand chêne, auprès duquel étaient agenouillés Neroweg et ses leudes, se brisèrent çà et là sous le poids d'un gros corps dégringolant de branche en branche, et dont la chute, ainsi amortie, fut si peu dangereuse, que ce gros corps, arrivant à terre presque sur ses pieds, faillit écraser le comte. Ce nouvel incident, ajoutant à la terreur de Neroweg et à celle de la foule, tous se jetèrent la face contre terre en murmurant:

–Seigneur! Seigneur! ayez pitié de nous dans votre colère!..

Qui était tombé du faîte de l'arbre?.. l'évêque Cautin… la voix d'en haut, c'était la sienne… Avant l'arrivée des Franks, Ronan, le piquant de la pointe de son épée, l'avait forcé à grimper devant lui comme un gros loir dans le branchage du chêne, où il l'avait accompagné, le laissant même parler au nom du Seigneur, tant qu'il s'était borné à épouvanter Neroweg et ses leudes; mais lorsque le saint homme voulut les appeler à son aide, le Vagre le saisit à la gorge… ce brusque mouvement fit choir Cautin de branche en branche presque sur le dos du comte; mais l'homme de Dieu était un rusé compère, et quoiqu'un instant étourdi de sa chute, il voulut profiter de la terreur des Franks et de la foule, toujours agenouillés la face contre terre, il se raffermit sur ses jambes, puis il s'écria en gonflant ses joues et en frottant ses larges reins endoloris par sa chute:

 

–Malheureux! implorez votre saint évêque, qui redescend du ciel… sur l'aile des archanges du Seigneur!..

–Miracle! – dit la foule, et chacun de baiser la terre en se frappant la poitrine avec un redoublement de terreur. – Miracle!.. miracle!..

–Saint évêque Cautin, qui descendez du ciel… protégez-nous!

–Est-ce ta voix, patron? – murmura Neroweg toujours la face contre terre, sans oser encore lever les yeux, – est-ce ta voix, saint évêque, ou est-ce un piége de Satan?

–C'est moi-même… moi, ton évêque… en douter serait un sacrilége!

–D'où viens-tu, bon patron?

–Ne te l'ai-je pas dit?.. je descends du ciel… Le Seigneur, après le sac de la villa épiscopale, me voyant emmené par les Vagres, à jamais damnés! a envoyé à mon secours des anges exterminateurs, revêtus d'armures d'hyacinthe, et armés d'épées flamboyantes; ils m'ont arraché des mains des Philistins, m'ont pris sur leurs ailes d'azur et d'argent, et m'ont emporté vers le ciel, où, moi, serviteur indigne du Roi des rois, j'ai eu la délectation, la jubilation de contempler la face resplendissante de l'Éternel au milieu des chants des séraphins et des parfums du paradis…

–Miracle! – répéta la foule tout d'une voix. – Miracle!..

–Notre saint évêque a vu le Seigneur en face.

–Saint Cautin, – reprit Neroweg, – tu me protégeras, bon patron, mon cher père en Dieu!

–Oui, si tu te prosternes toujours devant les évêques du Seigneur, et si tu enrichis son Église… Il l'a dit… il te le répète par ma voix!..

–Je te ferai bâtir une chapelle en ce lieu, s'il le faut, saint évêque, pour glorifier ce grand miracle…

–Ce n'est point assez, m'a dit le Seigneur, qui dans sa toute-puissance et omnipotence devinait ta pensée… Non, ce n'est point assez… Voici ses paroles sacrées, écoute-les bien, comte:

–Je t'écoute, patron… je t'écoute…

«-Neroweg et ses leudes, – m'a dit le Seigneur, – ont fui lâchement de la villa épiscopale lorsqu'elle a été attaquée par les Vagres…»

–J'ai cru que c'étaient des diables sortant de l'enfer qui est sous ta salle de festin, saint patron…

–C'étaient en effet des diables; mais ils avaient pris figure de Vagres… ce qu'ils ne font que trop souvent… Donc le Seigneur m'a dit ceci de sa propre bouche:

«-Je veux que le comte Neroweg fasse abandon du quart de ses biens à l'évêque de Clermont; qu'il fasse rebâtir et orner richement la villa épiscopale, qu'il a si lâchement laissé mettre à feu et à sac par des diables, sous figure de Vagres… fantômes, que moi, le Seigneur Dieu, j'avais envoyés de mon enfer, au comte Neroweg, pour éprouver s'il aurait le courage de défendre son père en Christ, l'évêque Cautin… Je veux de plus que le comte Neroweg poursuive les Vagres à outrance, qu'il les fasse périr dans les supplices, surtout leur chef, et un ermite relaps, renégat, idolâtre, qui accompagne ces damnés… Je veux enfin que le comte fasse brûler à petit feu une Moabite, une sorcière, une infernale diablesse, qui fut autrefois liée par le mariage à mon chaste et bon serviteur l'évêque Cautin, qui, depuis que je l'ai fait, par ma grâce, monter à l'épiscopat, est une véritable rose de pudicité, un véritable tigre de renoncement aux abominations de la chair… Que le comte Neroweg accomplisse mesdites volontés, à ce prix seulement, je lui remettrai ses péchés, et un jour je lui ouvrirai les portes de mon éternel paradis… Amen…» Là-dessus, les séraphins ont brûlé des parfums d'une odeur céleste, et joué un air de luth des plus délectables… après quoi le Seigneur a ordonné à ses archanges de me rapporter doucement sur leurs ailes vers la terre… ce qu'ils viennent d'accomplir… Voyez plutôt là-haut, tout là-haut, mais il faut vous hâter… voyez tout là-haut… les derniers archanges s'envoler vers le trône d'or de l'Éternel en déployant leurs belles ailes d'azur et d'argent!..

Neroweg et quelques-uns de ses leudes, alléchés par le récit de cette vision, se relevèrent, béants, sur leurs genoux, et levèrent les yeux au ciel pour jouir du miraculeux spectacle promis par l'évêque; mais au lieu des archanges aux ailes d'azur et d'argent, ils virent, par hasard, deux Vagres chevelus et barbus, leurs arcs entre les dents, rampant comme des couleuvres le long d'une grosse branche d'arbre, afin de gagner un endroit d'où ils pourraient, en bons archers, viser sûrement Neroweg et sa troupe…

–Trahison! – s'écria le comte en se dressant de toute sa hauteur, et montrant la cime des arbres à ses leudes. – Trahison! les Vagres sont là-haut cachés dans les arbres!..

–Miracle! double miracle! – s'écria l'évêque inspiré. – Les anges exterminateurs avaient enlevé dans les airs ces démons sous figures de Vagres, afin de les précipiter de plus haut au fin fond des enfers, leur demeure éternelle… Mais voici que ces démons, en tombant du haut en bas, se seront raccrochés à ces branches… Miracle! double miracle!.. Allons, mes chers fils, exterminez les Philistins!

À peine l'évêque achevait-il ces mots, en se glissant sous l'un des chariots, qu'une volée de flèches, tirée du haut des arbres par les Vagres, cribla la troupe de Neroweg… Se voyant découverts, les hardis garçons n'hésitèrent plus à combattre; les traits furent lancés si juste par ces fins archers, que chaque flèche trouva son carquois dans la blessure qu'elle fit à l'ennemi.

–À toi, Neroweg, – dit du haut d'un arbre la voix de Ronan, le meilleur archer de la Vagrerie, – un descendant de Scanvoch t'envoie ceci à toi, descendant de l'Aigle terrible

Malheureusement pour l'adresse de Ronan sa flèche s'émoussa sur le casque de fer du comte, les Vagres jusqu'alors cachés dans les fourrés en sortirent en poussant de grands cris, attaquèrent intrépidement les troupes de Neroweg, une furieuse mêlée s'engagea.

Et qui fut vainqueur dans ce combat? les Vagres ou les Franks?

Malédiction! presque tous les Vagres, après une lutte acharnée, ont été exterminés, quelques-uns échappés au massacre, d'autres trop gravement blessés pour fuir, restèrent prisonniers de Neroweg… Ronan le Vagre fut de ceux-là.

Et Loysik? et la petite Odille! et l'évêchesse?

Aussi prisonniers… oui, tous ont été conduits au burg du comte frank, tandis que Saint-Cautin, triomphant et remportant ses vases d'or et d'argent, regagnait Clermont, suivi d'une foule pieuse criant partout sur son passage:

–Gloire à notre saint évêque! gloire au bienheureux Cautin… il a vu l'Éternel face à face!

CHAPITRE III

Le burg du comte Neroweg. – L'Ergastule, où sont retenus prisonniers Ronan le Vagre, Loysik, l'ermite laboureur, l'évêchesse et Odille. – Vie d'un seigneur frank et de ses leudes dans son château, vers le milieu du sixième siècle (558). – Le festin. – Le mâhl. – L'épreuve des fers brûlants et de l'eau froide. – L'appartement des femmes. – Godégisèle, cinquième épouse du comte Neroweg. – Ce qu'elle apprend du meurtre de Wisigarde, quatrième femme du comte. – L'enfer et le clerc. – Chram, fils de Clotaire, roi de France, arrive au burg du comte. – Suite de Chram ou truste royale. – Leudes campagnards et antrustions de cour. – Le Lion de Poitiers. -Imnachair et Spactachair.-Irrévérence de ces jeunes seigneurs à l'endroit du bienheureux évêque Cautin, qui confond ces incrédules par un nouveau miracle. – But de la visite de Chram au comte Neroweg. – Torture de Ronan et de Loysik destinés à périr le lendemain avec la belle évêchesse et la petite Odille. – Le bateleur et son ours. – Ce qu'il advient de la présence de cet homme et de cet ours dans le burg du comte.

Le burg du comte Neroweg, situé au milieu de l'emplacement d'un ancien camp romain fortifié, est bâti sur le plateau d'une colline qui domine une immense forêt; entre cette forêt et le burg s'étendent de vastes prairies, arrosées par une large rivière; au delà de la forêt, les hautes montagnes volcaniques de l'Auvergne s'étagent à l'horizon. L'habitation seigneuriale, destinée au comte et à ses leudes, est construite à la mode germanique: au lieu de murailles, des poutres, soigneusement équarries et reliées entre elles, reposent sur de larges assises de pierre; de loin en loin, pour consolider ces boiseries épaisses d'un pied, des pilastres maçonnés, appuyés sur le soubassement, montent jusqu'au toit, construit de bardeaux de chêne et de planchettes d'un pied carré superposées les unes aux autres; toiture aussi légère qu'impénétrable à la pluie. Ce bâtiment, formant un carré long orné d'un large portique de bois, s'appuie, de chaque côté, sur d'autres constructions également en charpente, recouvertes de chaume et destinées aux cuisines, aux celliers, à la buanderie, à la filanderie, aux ateliers des esclaves tisseurs de laine, tailleurs, cordonniers ou corroyeurs; là sont aussi les chenils, les écuries, les perchoirs pour les faucons, la porcherie, les étables, le pressoir, la brasserie et d'immenses granges remplies de fourrage pour les chevaux et les bestiaux. Dans le bâtiment seigneurial se trouvait le gynécée (appartement des femmes), réservé à Godégisèle, cinquième épouse du comte (la seconde et la troisième vivaient encore). Elle passait là tristement ses jours, sortant rarement et filant sa quenouille au milieu des esclaves femelles de la maison, occupées à divers travaux d'aiguille et de tissage; une chapelle en bois, desservie par un clerc, commensal du burg, attenait à ce gynécée, sorte de lupanar dont le comte se réservait seul l'entrée. Là, sous les yeux de sa femme, il choisissait, après boire, ses nombreuses concubines; ses leudes, selon leurs caprices, toujours obéis, sous peine de coups de bâton, s'accouplaient avec les femmes esclaves du dehors.

La totalité de ces bâtiments, ainsi qu'un jardin et un vaste hippodrome, entouré d'arbres, destiné aux exercices militaires des leudes et des gens de guerre à pied, aussi libres et de race franque, est entourée d'un fossé de circonvallation, antique vestige de ce camp romain qui date de la conquête de César. Les parapets ont été dégradés par les siècles, mais ils offrent encore une bonne ligne de défense; une seule des quatre entrées de cette enceinte fortifiée, ouvertes, selon l'usage, au nord, au midi, à l'est et à l'ouest, a été conservée: c'est celle du midi; de ce côté, un pont volant, construit de madriers, est jeté, durant le jour, sur ce fossé, pour le passage des piétons, des chariots et des chevaux; mais chaque soir, pour plus de sûreté, car le comte est ombrageux et défiant, le pont est retiré par le gardien. Ce fossé profond, rendu marécageux par les suintements et par la permanence des eaux, est rempli d'un tel amoncellement de vase, que l'on s'y engloutirait si l'on tentait de traverser ce bourbier. Non loin de l'hippodrome et à une assez grande distance des bâtiments, mais en dedans de l'enceinte fortifiée, est bâti en briques impérissables, comme toutes les constructions romaines, un ergastule, sorte de cave profonde destinée, lors de la conquête romaine, à enfermer les esclaves destinés aux travaux du camp et des routes voisines; Ronan, Loysik, l'ermite laboureur, la belle évêchesse, la petite Odille et plusieurs Vagres (morts, depuis leur captivité, des suites de leurs blessures), ont été renfermés, il y a un mois, dans cet ergastule, prison du burg, ensuite du combat des gorges d'Allange, où la plupart des Vagres ont péri, les autres ont fui dans la montagne.

La position de ce burg, le repaire du noble frank, n'est-elle pas bien choisie?.. Les antiques fortifications romaines mettent cette demeure à l'abri d'un coup de main. Le seigneur comte veut-il chasser la bête fauve? la forêt est si voisine du burg, qu'aux premières nuits de l'automne l'on entend au loin bramer les cerfs et les daims en rut; veut-il chasser au vol? les plaines dont sa demeure est entourée offrent aux faucons des nichées de perdrix, et non loin de là, d'immenses étangs servent de retraite aux hérons qui souvent, dans leur lutte aérienne avec le faucon, transpercent de leur bec effilé l'oiseau chasseur; le seigneur comte veut-il enfin pêcher? ses nombreux étangs regorgent de brochets, de carpes, de lamproies, et la truite au dos d'azur, la perche aux nageoires de pourpre, sillonnent les ruisseaux d'eau vive.

Oh! seigneur comte Neroweg! qu'il est doux pour toi de jouir ainsi des biens de cette terre conquise par tes rois, avec l'aide de l'épée de ton père et de ses leudes… Toi, comme tes pareils, les nouveaux maîtres de ce sol fécondé par les labeurs de notre race, vous vivez dans la paresse et l'oisiveté… Boire, manger, chasser, jouer aux dés avec tes leudes, violenter nos femmes, nos soeurs, nos filles, et communier chaque semaine en fin catholique, voilà ta vie… voilà la vie des FranksA, possesseurs de ces immenses domaines dont ils nous ont dépouillés!.. Oh! comte Neroweg, qu'il fait bon d'habiter ce burg, bâti par des esclaves gaulois enlevés à leurs champs, à leur maison, à leur famille, apportant à dos d'homme, sous le bâton de tes gens de guerre, le bois des forêts, les roches de la montagne, le sable des rivières, la pierre de chaux tirée des entrailles de la terre; après quoi, ruisselants de sueur, brisés de fatigue, mourant de faim, recevant pour pitance quelques poignées de fèves, ils se couchaient sur la terre humide, à peine abrités par un toit de branchages; dès l'aube, les morsures des chiens réveillaient les paresseux… Oui, ces gardiens aux crocs aigus, dressés par les Franks, accompagnaient les esclaves au travail, hâtaient leur marche appesantie lorsqu'ils revenaient, courbés sous de lourds fardeaux, et si, dans son désespoir, le Gaulois tentait de fuir, aussitôt ces dogues intelligents les ramenaient au troupeau humain à grands coups de dents, de même que le chien du boucher ramène au bercail un boeuf ou un bélier récalcitrant.

 

Et ces esclaves? appartenaient-ils tous à la classe des laboureurs et des artisans, rudes hommes, rompus dès l'enfance aux durs labeurs? Non, non… parmi ces captifs, les uns, habitués à l'aisance, souvent à la richesse, avaient été, lors de la conquête franque ou des guerres civiles des fils de Clovis entre eux, enlevés de leurs maisons de ville ou des champs, eux, leurs femmes et leurs filles; celles-ci, envoyées au logis des esclaves femelles pour les travaux féminins et les débauches du Frank; les hommes, à la bâtisse, au labour, à la porcherie, aux ateliers; d'autres esclaves, jadis rhéteurs, commerçants, poëtes ou trafiquants, avaient été pris sur les routes, lorsque réunis en troupe et croyant ainsi voyager plus sûrement, en ces temps de guerre, de ravage et de pillage, ils allaient d'une ville à l'autre.

Oui, l'esclavage rendait ainsi frères en misère, en douleur, en désespérance le Gaulois riche, habitué aux loisirs, et le Gaulois pauvre, rompu aux pénibles labeurs; oui, la femme aux mains blanches, au teint délicat, et la femme aux mains gercées par le travail, au teint brûlé par le soleil, devenaient ainsi, par l'esclavage, soeurs de honte et de déshonneur, jetées pleurantes, et, si elles résistaient, saignantes, dans la couche du seigneur frank.

Oh! nos pères!.. oh! nos mères!.. par tout ce que vous avez souffert!.. oh! nos frères et nos soeurs!.. par tout ce que vous souffrez!.. oh! nos fils!.. oh! nos filles!.. par tout ce que vous souffrirez encore!.. oh! vous tous, par les larmes de vos yeux, par le sang de votre corps, par le viol de votre chair, vous serez vengés!.. Vous serez vengés de ces Franks abhorrés!.. dût cette vengeance terrible, aussi implacable qu'elle est juste, frapper dans des siècles la race de nos conquérants!..

Bien dit, mon Vagre!.. Mais, fou révolté, tu comptes sans les évêques!.. Les entends-tu? les entends-tu?..

«-Ô pieux évêque, ma maison est pillée, mon père égorgé, nous voici, moi et les miens, réduits à l'esclavage!..»

«-Bénissez Dieu, mon fils, de vous envoyer de pareilles épreuves! bénissez Dieu!..»

«-Les Franks ont violé ma fille sur le corps de sa mère éventrée!»

«-Épreuve! épreuve!.. bénissez Dieu!..»

«-Quoi! pas de vengeance contre ces Franks?.. quoi! ne pas leur demander oeil pour oeil, dent pour dent?..»

«-Non, mon fils; les Franks sont orthodoxes et confessent la sainte Trinité, ils expient leurs crimes en enrichissant les églises et les prêtres du Seigneur, moyennant quoi nous remettons à ces fidèles leurs gros péchés… Bénissez donc les maux qu'ils vous font, mon fils; c'est votre salut qu'ils font.»

«-J'écouterai ta voix, saint évêque, je bénirai les Franks, divins instruments de mon salut, je chérirai les épreuves qu'ils me font subir par votre volonté, ô mon doux Seigneur! merci donc, Dieu souverainement juste et bon! merci! faites, s'il vous plaît, qu'il en soit ainsi de ma descendance à travers les siècles! oui, faites, s'il vous plaît, que ma race, écrasée sous le joug des Franks, pleure, gémisse et saigne toujours ainsi, d'âge en âge, à cette fin qu'à force de maux, de misères, de désastres, elle gagne comme moi son paradis, selon que nous le promettent vos prêtres, ô Dieu tout-puissant qui souriez d'un air si paterne à mes tortures! grâces vous soient à jamais rendues! Amen.»

À la bonne heure, mon orthodoxe, voilà parler! Patrie, liberté, honneur, famille, race, vaillance, fierté, gloire d'autrefois, oublie tout, oublie tout; fais mieux, crois-moi, arrache de ta poitrine ton coeur gaulois; il pourrait, malgré toi, tressaillir encore à notre opprobre; ouvre aussi tes quatre veines, quelques gouttes du valeureux sang de nos pères pourraient y couler encore. Remplace ce sang vermeil et chaud par l'eau glaciale du baptistère de tes évêques, après quoi courbe le front, tends le dos et marche sans broncher au paradis.

En attendant que tu y arrives au paradis, mon catholique, entrons dans le burg de ton seigneur… Foi de Vagre! par la sueur et par le sang de tes pères qui ont suinté sur chaque poutre, sur chaque pierre de cette bâtisse, c'est un commode, vaste et beau bâtiment que ce burg du seigneur comte! douze poutres de chêne, bien arrondies, supportent le portique; il conduit à la salle du Mâhl, ainsi que ces chefs barbares appellent le tribunal où ils rendent leur justice seigneurialeB, salle immense, au fond de laquelle, sur une estrade, est élevé le siége du comte et le banc de ses leudes qui l'assistent. Là, il tient son mâhl, où se jugent les délits commis dans son domaine; dans un coin on voit un réchaud, un chevalet et quelques tenailles; pas de bonne justice sans torture et sans bourreau. Puis, là bas, vois, dans ce coin à fleur de terre, une grande cuve remplie d'eau, et si profonde, qu'un homme s'y pourrait noyer; non loin de la cuve sont neuf socs de charrue, posés sur le sol. Qu'est-ce que cela, le sais-tu? mon saint homme en résignation, en soumission et en contrition? Cette cuve, ces socs de charrue, ce sont les instruments de l'épreuve judiciaire, ordonnée par la loi salique, loi des Franks, puisque la Gaule subit aujourd'hui la loi des Franks.

Et cette porte de coeur de chêne, épaisse comme la paume de la main et garnie de lames de fer, de clous énormes? cette porte est celle du trésor de ce noble seigneur; lui seul en a la clef. Là, sont les grands coffres, aussi bardés de fer, où il renferme ses sous d'or et d'argent, ses pierreries, ses vases précieux, sacrés ou profanes, ses colliers, ses bracelets, son épée de parade à poignée d'or, sa belle bride à frein d'argent, et sa selle ornée de plaques et d'étriers de même métal, en un mot, mon saint homme, tout ce qu'il a rançonné, larronné, chez ceux de ta race, est rassemblé dans le trésor du comte.

Écoute donc! entends-tu ces rires bruyants? ces cris avinés dans la pièce voisine, séparée de la salle du tribunal par de grands rideaux de cuir tanné et corroyé dans le burg? On est fort gai là-dedans: dis un Oremus, demande au ciel de longs et gracieux jours pour ton noble seigneur Neroweg, sans oublier son patron le bienheureux évêque Cautin, le faiseur de miracles, et entrons dans la salle du festin.

La nuit est venue; voilà, sur ma foi, de curieux candélabres de chair et d'os; dix esclaves tannés, décharnés, à peine couverts de haillons, sont rangés, cinq d'un côté de la table, cinq de l'autre, et immobiles comme des statues, tiennent de gros flambeaux de cire allumésC, suffisant à peine à éclairer ces lieux; deux rangées de piliers de chêne arrondis, sorte de colonnade rustique, partagent cette salle en trois parties, la coupant dans sa longueur et aboutissant d'un côté à la porte du mâhl; et de l'autre à la chambre à coucher du comte, laquelle communique au logis de Godégisèle et de ses femmes, de sorte qu'après boire le noble représentant du bon roi Clotaire, en Auvergne, peut rendre la justice ou jeter ses concubines sur sa couche.