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Les mystères du peuple, Tome V

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– Oui, c'est moi… salut à toi, Bertchramm!

– C'est bien toi?

– C'est bien moi.

Bertchramm, descendant de son cheval, courut au jeune homme pour le regarder de plus près, et s'écria: – C'est lui… c'est assurément lui! Et que fais-tu là, avec ces mendiants et ces mendiantes?

– Parle plus bas, – reprit Amael en lui faisant un signe mystérieux. – Je vais accomplir une mission de Karl.

– Ainsi nu-tête? sans armes, tes habits souillés de boue et en guenilles?

– Silence! c'est un déguisement que j'ai pris pour ne pas éveiller les soupçons.

– Oh! je le sais, tu es un fin compagnon! Lorsque le bon Karl avait quelque affaire hardie et délicate, il te choisissait toujours; car si nous étions aussi valeureux que toi, tu étais plus subtil que nous, et que moi surtout. Karl me disait d'habitude: « – Vieux Bertchramm, tu serais un fier homme si ta cervelle valait tes poings…» – Mais tu ignores sans doute que je suis chargé d'un message pour toi?

– Quel message?

– Je viens, moi et mes hommes, te remplacer à l'abbaye de Meriadek. Karl nous en fait don.

– Il est le maître de donner et de reprendre.

– Ne va point considérer ceci comme une disgrâce, Berthoald. Loin de là! une lettre que je t'apporte te prouvera le contraire: Karl t'élève au rang de duk, et te réserve le commandement de son avant-garde dans la guerre qu'il va faire contre les Frisons, guerre qu'il ne comptait entreprendre qu'au printemps: – «Foi de Marteau, – nous a-t-il dit, – j'étais fou en confinant dans une abbaye l'un de mes plus jeunes et plus hardis capitaines, en ces temps où il faut si souvent guerroyer à l'improviste; et puis, c'est surtout depuis que je n'ai plus Berthoald à mes côtés, que je sens combien il me manque: le poste que je lui ai donné sans savoir que j'aurais à combattre sitôt les Frisons est d'ailleurs un poste de vétéran; il te convient mieux à toi qu'à lui, vieux Bertchramm; va donc remplacer Berthoald et ses hommes; tu lui remettras cette lettre de moi, et, en gage d'amitié constante, tu lui mèneras deux de mes meilleurs chevaux, pris sur les Arabes, afin qu'il soit plus tôt de retour près de moi; de plus, tu lui porteras, de ma part, une magnifique armure de Bordeaux. Il aime les belles armes et les beaux chevaux, il sera content.» – Et, de fait, Berthoald, – ajouta Bertchramm, – tu vas voir les chevaux; ils sont là, conduits en main par des esclaves; l'on ne peut rien imaginer de plus admirable: l'un est noir comme l'aile d'un corbeau, l'autre blanc comme un cygne. Quant à l'armure, Karl l'avait fait acheter pour lui-même, c'est tout dire… Elle est soigneusement emballée dans mes bagages, je ne peux te la montrer; mais c'est un chef-d'œuvre du plus fameux armurier de Bordeaux; elle est enrichie d'ornements d'or et d'argent; le casque seul est une merveille; quant aux chevaux, tu vas en juger, – ajouta Bertchramm en s'adressant à l'un de ses hommes. – Que l'on amène les deux chevaux!

– Je suis touché de cette nouvelle preuve de l'affection de Karl, – répondit Amael. – Je me rendrai à ses ordres lorsque j'aurai accompli ma mission.

– Mais il veut que tu ailles le rejoindre sur-le-champ, ainsi que tu vas le lire dans sa lettre que j'ai placée précieusement sous ma cuirasse, – ajouta le guerrier en cherchant le parchemin.

– Karl ne regrettera pas de me voir arriver un jour ou deux plus tard, si je retourne auprès de lui ma mission heureusement accomplie; je retrouverai les chevaux et les présents à l'abbaye où j'irai demain te rejoindre, et de là, je partirai avec mes hommes. Mais, dis-moi, tu as dû faire un long circuit, d'après le chemin que tu as pris?

– Karl m'avait donné le commandement d'une grosse troupe qu'il envoie se cantonner sur les frontières de cette maudite Bretagne.

– Veut-il donc l'attaquer?

– Je ne sais; j'ai laissé ces troupes retranchées dans l'enceinte de deux anciens camps romains, l'un à droite et l'autre à gauche de cette longue route qui y conduit.

– Cette troupe est-elle nombreuse?

– Environ deux mille hommes, répartis dans les deux camps.

– Karl ne peut rien tenter contre la Bretagne avec si peu de soldats.

– Il veut seulement, je crois, observer les frontières de ce pays, et, sa guerre avec les Frisons terminée, venir en personne attaquer et réduire cette maudite Armorique; car, dis, Berthoald, n'est-ce pas une honte pour nous autres Franks que cette province ait résisté à nos armes depuis plus de trois siècles que le glorieux Clovis a conquis la Gaule?

– Oui, l'indépendance de l'Armorique est une honte pour les armes des Franks.

– Tiens, voici la lettre de Karl, – dit Bertchramm en tirant enfin de dessous sa cuirasse un petit rouleau de parchemin et le remettant à Amael; puis voyant amener les chevaux caparaçonnés de riches housses dont les esclaves achevaient de les débarrasser, Bertchramm reprit: – Regarde! est-il au monde de plus nobles, de plus fiers animaux?

– Non, – répondit Amael ne pouvant s'empêcher d'admirer les deux superbes étalons qui, difficilement contenus par les esclaves, tantôt se cabraient violemment, tantôt de leur léger sabot, heurtaient et fouillaient le sol; le premier, d'un noir d'ébène, brillait de reflets bleuâtres; l'autre, d'un blanc de neige, brillait de reflets argentés; leurs naseaux frémissaient, leurs yeux étincelaient sous leur longue crinière, et ils fouettaient l'air de leur queue flottante comme un panache.

– Heim! – reprit Bertchramm, – qu'en dis-tu, Berthoald?

– Ce sont de nobles coursiers! – répondit Amael en étouffant un soupir dont il eut honte; et, faisant signe aux esclaves de couvrir les étalons de leurs housses de pourpre brodée, il murmura: – Adieu, beaux chevaux de bataille! adieu, riches armures! – Puis s'adressant au guerrier frank: – Heureux voyage je te souhaite, Bertchramm… au revoir!

– Mais j'y songe, Berthoald, si tes hommes refusaient de nous recevoir dans l'abbaye en ton absence?

– Ne crains pas cela, et d'ailleurs, fais mieux, garde cette lettre de Karl, tu pourras ainsi donner à mes hommes connaissance de ses volontés, tu briseras toi-même le sceau devant eux.

– Tu as raison; je vais donc, Berthoald, te remplacer à l'abbaye; le logis doit être avantageux? Ces tonsurés font bien leur nid. Et puis, si Karl t'avait octroyé ce monastère, à toi, son favori, c'est que le morceau était bon. Ainsi, à bientôt, Berthoald!

– Un mot encore… ces troupes cantonnées près des frontières de Bretagne, quels chefs les commandent?

– Deux de nos amis, Hermann et Gondulf; ils m'ont prié de te porter leurs saluts.

– Et maintenant au revoir, Bertchramm!

– Au revoir, Berthoald!

Le chef des guerriers franks s'étant remis en marche, suivi de sa troupe et de ses bagages, s'éloigna, et bientôt disparut aux yeux des fugitifs. Amael se rapprocha de l'arbre sous lequel étaient réunis ses compagnons de route. À peine eut-il fait quelques pas au devant de sa mère, qu'elle lui tendit les bras, en disant: – Viens, mon fils! J'ai tout entendu: je sais les nouvelles faveurs que Karl t'offrait. À cette heure du moins, c'est volontairement que tu renonces à un sort brillant qui aurait pu de nouveau t'éblouir.

– M'éblouir? Non, ma mère; vous étiez près de moi… et là-bas, je voyais les frontières de la Bretagne!

– Ah! – s'écria la matrone gauloise en serrant Amael avec un attendrissement ineffable, – ce jour me fait oublier tout ce que j'ai souffert.

– Ma mère, voilà, depuis dix ans, mon seul jour de bonheur pur et sans mélange!

– Vous le voyez, il ne fallait pas douter du cœur de votre fils, – dit Septimine à Rosen-Aër avec une grâce touchante. – Moi, je n'en ai jamais douté.

– Septimine! – reprit Amael en attachant sur sa Coliberte un regard attendri, – ce cœur, dont vous n'avez jamais douté, en douteriez-vous pour l'avenir?

– Non, Amael, – répondit-elle naïvement en regardant le jeune homme d'un air timide et surpris; – mais pourquoi cette question?

– Ma mère, cette douce et courageuse enfant vous a sauvé la vie, la voilà fugitive, à jamais séparée sans doute des siens. Si elle consentait à m'accorder sa main, la prendriez-vous pour votre fille?

– Oh! avec joie! avec reconnaissance! – dit Rosen-Aër. – Mais à cette union consentirais-tu, Septimine?

La Coliberte, rougissant de surprise, de bonheur et de douce confusion, se jeta au cou de la mère d'Amael et cacha son visage dans son sein en murmurant:

– Je l'ai aimé du jour où il s'est montré si généreux pour moi au couvent de Saint-Saturnin.

– O Rosen-Aër! – reprit le vieillard jusqu'alors plongé dans un silencieux recueillement: – les dieux ont béni ma vieillesse, puisqu'ils lui réservaient un tel jour. – Puis, après quelques instants d'une muette émotion que partagèrent les jeunes apprentis, le vieillard reprit: – Mes amis, si vous m'en croyez, nous nous remettrons en route. Il nous faudra rudement marcher pour arriver demain soir aux frontières de Bretagne.

– Ma mère, – dit Amael, – appuyez-vous sur moi; cette fois vous ne refuserez pas l'appui de mon bras?

– Non! oh! non, mon enfant! – répondit tendrement la Gauloise en prenant avec bonheur le bras de son fils.

– Et vous, bon père, – dit Septimine à l'orfévre, – appuyez-vous sur moi.

– Les fugitifs se remirent en marche.

Après avoir marché sans mauvaise rencontre jusqu'à la fin du jour, ainsi que pendant la nuit et la journée suivantes, ils arrivèrent, au lever de la lune, non loin des premières rampes des sauvages et hautes montagnes qui servent de limites et de défense à l'Armorique. La vue du sol natal réveilla, comme par enchantement, chez Bonaïk les souvenirs de sa première jeunesse; ayant autrefois traversé les frontières avec son père pour aller aux vendanges bretonnes, il se rappela que quatre pierres druidiques colossales s'élevaient non loin d'un sentier pratiqué à travers les roches, et si étroitement encaissé, qu'il ne pouvait donner passage qu'à une seule personne de front. Les fugitifs s'engageant les uns après les autres dans ce passage, commencèrent à gravir sa pente escarpée: Amael marchait le premier. Ce chemin, à peine praticable, serpentait à travers d'énormes blocs de granit d'un gris sombre, dont le faîte était vivement éclairé çà et là par la brillante clarté de la lune, que l'on apercevait parfois du fond de cet obscur ravin. Rosen-Aër, Amael et le vieil orfévre, en foulant le sol de l'Armorique, éprouvaient une émotion profonde, religieuse. Bientôt ils arrivèrent à une sorte de petite plate-forme entourée de précipices, d'immenses rochers la surplombaient. Soudain les fugitifs entendirent, à une grande hauteur au-dessus de leur tête, une voix jeune et sonore qui, vibrant au milieu du profond silence de la nuit, chantait mélancoliquement ces paroles: – «Elle était belle, elle était jeune, elle était sainte! – Elle s'appelait Hêna… Hêna, la vierge de l'île de Sên!»

 

Rosen-Aër, Bonaïk et Amael, ces trois descendants de Joël, restèrent un moment stupéfaits; puis, cédant à un mouvement irrésistible, ils s'agenouillèrent pieusement… les larmes coulèrent de leurs yeux. Septimine et les apprentis, partageant une émotion dont ils ne se rendaient pas compte, s'agenouillèrent aussi, et tous écoutèrent, tandis que la voix sonore, semblant descendre du ciel, acheva le vieux bardit gaulois qui datait de huit siècles.

– O Hésus! – dit enfin Rosen-Aër en levant son noble visage baigné de larmes vers le firmament étoilé, où rayonnait l'astre sacré de la Gaule. – O Hésus! je vois un divin présage dans ce chant cher à la mémoire des descendants de Joël… Béni soit ce chant! il nous salue et nous accueille à cette heure solennelle, où touchant enfin cette terre libre, nous revenons à l'antique berceau de notre famille!

Amael, sa mère, Septimine et les apprentis, guidés par le vieil orfévre, arrivèrent près des pierres sacrées de Karnak, et furent tendrement accueillis par le fils du frère de Bonaïk. Amael se fit laboureur, les jeunes apprentis l'imitèrent et s'établirent dans la tribu… À la mort de Bonaïk, la crosse abbatiale fut jointe aux reliques de la famille de Joël, ainsi que cette légende écrite par Amael, peu de temps après son retour en Bretagne.

FIN DE LA CROSSE ABBATIALE

LES PIÈCES DE MONNAIE KAROLINGIENNES
OU
LES FILLES DE CHARLEMAGNE (KARL LE GRAND)

727-814

Les filles de l'empereur Karl l'accompagnaient toujours en voyage dans l'intérieur de la Gaule. Elles étaient fort belles; il les aimait avec passion; il ne voulut jamais les marier et les garda toutes chez lui jusqu'à sa mort. Quoique heureux en toute chose, il éprouva, dans ses filles, la malignité de la mauvaise fortune; mais il dissimula ce chagrin, et se conduisit envers elles comme si elles n'eussent jamais fait naître de soupçons injurieux et qu'aucun bruit ne se fût répandu.

(Chronique d'Éginhard, p. 145, Coll. Hist. Franc.)

… Le cœur de Louis le Pieux (fils de Charlemagne) était, par nature, depuis longtemps indigné de la conduite que ses sœurs tenaient dans la maison paternelle, seule tache dont elle fût souillée; voulant donc porter remède à ces désordres, il envoya devant lui Walla, Warnaire, Lambert et Ingobert, avec ordre, aussitôt qu'ils arriveraient à Aix-la-Chapelle, de veiller prudemment à ce que rien de scandaleux ne se commît de nouveau, et de mettre sous une étroite garde ceux qui auraient offensé la majesté impériale par un commerce criminel (avec les filles de l'empereur). Quelques-uns, coupables de ces crimes, vinrent au devant de Louis le Pieux pour obtenir leur grâce et l'obtinrent; Audoin résista seul, frappa mortellement Warnaire, blessa Lambert à la cuisse et fut tué lui-même d'un coup d'épée… Louis le Pieux résolut ensuite de chasser du palais cette multitude de femmes qui le remplissait du temps de son père.

(L'Astronome, Vie de Louis le Pieux, p. 345, 346, Collect. de l'Hist. Franc.)

SOMMAIRE

La Gaule au huitième siècle. – Charlemagne (Karl le Grand) Karolus magnus. – Amael et Vortigern. – Les otages. – Le palais d'Aix-la-Chapelle. – Une journée chez Charlemagne. – La blonde Thétralde et la brune Hildrude. – Le bouquet de romarin. – L'Ecole. – Les enfants pauvres et les enfants riches. – Le lutrin. – L'évêque et le rat empaillé. – La chasse. – La hutte du bûcheron. —Les pièces de monnaie karolingiennes.– L'esclave et sa fille. – Charlemagne et son empire. – Le pavillon de la forêt. – Mœurs de la cour karolingienne. – Les amoureux de quinze ans. – Vortigern et Thétralde.

Soixante-quatorze ans s'étaient passés depuis qu'Amael avait retrouvé sa mère Rosen-Aër au couvent de Meriadek. L'ambitieuse espérance de Karl-Marteau s'était réalisée. Ce descendant de tant de Maires du palais avait fait souche de rois; onze ans après sa mort, arrivée en 741, Pépin le Bref, son fils aîné, proclamé roi des Franks par ses bandes et par ses Leudes en 752, fut sacré, consacré par l'évêque de Soissons dans la basilique de cette ville.

Et le dernier rejeton du pieux Clovis? ce petit Childéric III, envers qui Septimine la Coliberte s'était si généreusement apitoyée? ce petit Childérik, de qui Amael, qui portait alors le nom frank de Berthoald, refusa d'être le geôlier, qu'était-il devenu, ce roitelet, dernier rejeton du glorieux Clovis, le conquérant des Gaules? Par Ritta-Gaur! ce saint de la vieille Gaule, qui tondait et rasait aussi les rois, mais au profit des peuples, le dernier rejeton de Clovis avait été rasé, tondu, puis enfermé dans le monastère de Fontenelle, en Neustrie, où il mourut, ce dernier fils des rois fainéants mérovingiens! Et l'Église catholique, enrichie par Clovis et par sa race des dépouilles de la Gaule? l'Église catholique a donc consacré l'usurpation du fils de Karl-Marteau? Certes, les prêtres de Rome ne sacrent-ils point toujours qui leur donne pouvoir et argent? De sorte que par l'ordre du pape Zacharie, l'évêque Boniface a sacré Pépin le Bref, de même que saint Rémi consacra, par le baptême, le pieux Clovis; seulement, comme les derniers descendants de ce gracieux roi, abandonnés, méprisés, insultés, déshérités, n'avaient plus un denier à offrir à l'Église, l'Église les a religieusement abandonnés pour le fils du rude Karl, qui l'avait avilie, conspuée, baffouée, larronée, Pépin le Bref, alors tout-puissant, ayant promis aux prêtres de leur rendre les biens dont son père, ce païen de Karl, les avait dépossédés. Aussi, le pape Étienne se donna-t-il la peine de venir en Gaule, afin d'oindre Pépin de l'onction sainte, comme roi des Franks, en retour de quoi ce Pépin s'engageait à soutenir de ses armes l'Église en Italie; oui, car les Italiens, les Lombards, les Bénéventins et autres peuples, commençant à trouver le joug papal d'autant plus affreux qu'il pesait directement sur eux, l'avaient brisé ce joug, puis chassé le pape. Pépin le Bref promit à ce pontife beaucoup d'argent pour l'Église, et le châtiment des Italiens rebelles à la divine puissance des vicaires de Jésus-Christ, comme ils osent s'intituler! Le pape Étienne, en bon compère, promit à son tour au fondateur de la nouvelle dynastie des rois karolingiens que l'Église continuerait d'hébéter saintement le pauvre peuple des Gaules au profit de l'autel et du trône, en montrant à ce peuple, sous des couleurs méritoires pour son salut éternel, l'abjection, la misère et l'esclavage, où, de par l'immuable volonté divine, il devait vivre sous les descendants de Karl-Marteau. Durant le règne de Pépin le Bref, la Gaule fut, ainsi que sous les rois de la race de Clovis, ravagée, ensanglantée par les guerres civiles: Griffon, frère du roi usurpateur, s'arma contre lui et son autre frère, Karloman; les seigneurs franks établis en Aquitaine et en Gascogne s'engagèrent dans cette lutte fratricide, tandis que les Frisons et les Saxons recommencèrent de menacer la Gaule. Les Arabes, un moment contenus, renouvelèrent leurs invasions; les populations, décimées par ces guerres sans fin, suffisaient à peine à cultiver une partie du sol pour leurs seigneurs, comtes, duks, évêques ou abbés. De terribles disettes se manifestèrent; les esclaves des campagnes se virent souvent réduits à manger un mélange d'herbe et de terre; les habitants des villes ruinées, sans commerce, toujours exposées au choc des discussions civiles qui, depuis trois cents ans et plus, désolaient la Gaule, les habitants des villes étaient non moins misérables que ceux des campagnes: tout souffrait, tout gémissait; mais quelques milliers de seigneurs, d'évêques et d'abbés, disséminés dans le pays, dont ils consommaient presque à eux seuls les produits, jouissaient, ripaillaient, chassaient, bataillaient entre eux, et faisaient joyeusement l'amour, tandis que la vieille Gaule, hâve, épuisée, abrutie, saignante sous son joug, nourrissait cette exécrable race de fainéants couronnés, mitrés et casqués, de même que le corps le plus exténué engraisse encore la vermine qui le ronge!

Vers le commencement du mois de novembre de l'année 811, une assez nombreuse chevauchée se dirigeait vers la ville d'Aix-la-Chapelle, alors capitale de l'empire de Karl le Grand, empire si rapidement augmenté par d'incessantes conquêtes sur la Germanie, la Saxe, la Bavière, la Bohême, la Hongrie, l'Italie, l'Espagne, que la Gaule, ainsi qu'aux temps des empereurs de Rome, n'était plus qu'une province de ses immenses États. Huit ou dix soldats de cavalerie devançaient la chevauchée, qui se dirigeait vers Aix-la-Chapelle; à quelque distance de cette escorte venaient quatre cavaliers; deux d'entre eux portaient de brillantes armures à la mode germanique. L'un avait pour compagnon de route un grand vieillard d'une physionomie martiale et ouverte; sa longue barbe, d'un blanc de neige comme sa chevelure, à demi cachée par un bonnet de fourrure, tombait sur sa poitrine. Il portait une saie gauloise en étoffe de laine grise, serrée à la taille par un ceinturon auquel pendait une longue épée à poignée de fer; ses larges braies de grosse toile blanche, tombant un peu au-dessous du genou, laissaient apercevoir des jambards de cuir fauve étroitement lacés le long de la jambe, et rejoignant des bottines au talon desquelles s'attachaient des éperons. Ce vieillard était Amael; il atteignait alors sa centième année; malgré son âge et sa taille un peu voûtée, il semblait encore plein de vigueur; il maniait avec dextérité un fougueux cheval noir, aussi ardent que s'il n'eût pas déjà parcouru beaucoup de chemin. De temps à autre, Amael se retournait sur sa selle afin de jeter un regard de sollicitude paternelle sur son petit-fils Vortigern, jouvenceau de dix-huit ans à peine, que l'autre guerrier frank accompagnait. La figure de Vortigern, d'une beauté rare chez un homme, s'encadrait de longs cheveux châtains, naturellement bouclés, qui, s'échappant de son chaperon de drap écarlate, tombaient jusqu'au bas de son cou, gracieux comme celui d'une femme; ses grands yeux bleus, frangés de cils noirs, comme ses sourcils, hardiment arqués, avaient un regard à la fois ingénu et fier; ses lèvres vermeilles, ombragées d'un duvet naissant, montraient, lorsqu'il souriait, des dents d'émail; un nez légèrement aquilin, un teint frais et pur, quoique un peu bruni par le soleil, complétaient l'harmonieux ensemble du charmant visage de cet adolescent; ses vêtements, coupés comme ceux de son aïeul, en différaient seulement par la couleur et une sorte d'élégance due à la main d'une mère tendrement orgueilleuse de la beauté de son fils: ainsi la saie bleue du jouvenceau était ornée à l'entour du cou, aux épaules et à l'extrémité des manches, de jolies broderies de laine blanche; un ceinturon de buffle où pendait une épée à poignée d'acier poli serrait sa fine et souple taille. Ses braies de toile cachaient à demi ses jambards de peau de daim, étroitement lacés à sa jambe nerveuse, et rejoignaient ses bottines de peau tannée, armées de larges éperons de cuivre, brillants comme de l'or. Vortigern, quoiqu'il eût le bras droit soutenu par une écharpe d'étoffe noire, maniait de la main gauche son cheval avec autant d'aisance que d'habileté; il avait pour compagnon de route un jeune guerrier aux traits agréables, hardis, railleurs, au regard vif et gai; la mobilité de son visage ne rappelait en rien la pesanteur germanique. Il se nommait Octave. Romain de naissance, d'extérieur et de caractère, il savait, par son intarissable verve méridionale, dérider parfois son jeune compagnon; mais bientôt celui-ci retombait dans une sorte de rêverie silencieuse et sombre. Ainsi tristement absorbé depuis quelque temps, il marchait au pas de son cheval, lorsque Octave lui dit gaiement d'un ton de reproche amical: – Par Bacchus!.. te voici encore soucieux et muet…

 

– Je pense à ma mère, – répondit l'adolescent en étouffant un soupir, – je pense à ma mère, à ma sœur, à mon pays!

– Chasse donc, au contraire, ces pensées chagrines!

– Octave… la gaieté sied mal aux prisonniers.

– Tu n'es pas prisonnier, mais otage, tu n'as d'autre lien que ta parole, tandis que l'on conduit le prisonnier, solidement garrotté, au marché d'esclaves; aussi, ton aïeul et toi, vous chevauchez avec nous de compagnie, et nous vous conduisons au palais de l'empereur Karl le Grand, le plus puissant monarque du monde. Enfin, l'on désarme les prisonniers, et ton grand-père, ainsi que toi, vous gardez vos épées.

– À quoi bon maintenant nos épées? – répondit Vortigern avec une douloureuse amertume, – la Bretagne est vaincue!

– C'est la chance de la guerre. Tu as fait bravement ton devoir de soldat; tu t'es battu comme un démon aux côtés de ton aïeul. Il n'a pas été blessé; tu n'as reçu qu'un coup de lance, et, par le vaillant dieu Mars! vous frappiez tous deux si dru dans la mêlée, que vous auriez dû être hachés en morceaux.

– Au moins, nous n'aurions pas survécu à la honte de l'Armorique!

– Il n'y pas de honte à être vaincu lorsqu'on s'est vaillamment défendu, et surtout lorsqu'on a combattu, décimé les vieilles bandes du grand Karl!

– Pas un des soldats de ton empereur n'aurait dû échapper!

– Pas un seul? – reprit gaiement le jeune Romain. – Quoi! pas même moi… qui tâche d'être à ton égard bon compagnon de route et de t'égayer?

– Octave, je ne te hais pas personnellement; je hais ceux de ta race; ils ont porté sans raison la guerre et le ravage dans mon pays.

– D'abord, mon jeune ami, je ne suis pas de race franque, je suis de race romaine… Je t'abandonne ces grossiers Germains, aussi sauvages que les ours de leurs forêts; mais, entre nous, cette guerre de Bretagne ne manquait pas de motifs: voyons, n'avez-vous pas, endiablés que vous êtes, attaqué, exterminé, l'an dernier, la garnison franque établie à Vannes?

– Et de quel droit Karl, il y a vingt-cinq ans, a-t-il fait envahir nos frontières par ses troupes?

L'entretien de Vortigern et d'Octave fut interrompu par la voix d'Amael, qui, se retournant sur sa selle, appela son petit-fils. Celui-ci, pour se rendre auprès de son aïeul, et cédant aussi à un mouvement de colère provoqué par sa discussion avec le jeune Romain, attaqua brusquement de l'éperon les flancs de son cheval; l'animal, surpris, bondit si violemment, qu'en deux ou trois sauts il eut dépassé Amael; mais alors Vortigern, retenant sa monture d'une main ferme, la fit ployer sur ses jarrets, et marcha de front avec son aïeul et l'autre guerrier frank. Celui-ci dit au vieillard: – Je ne m'étonne pas de la supériorité de votre cavalerie bretonne, en voyant un garçon de l'âge de ton petit-fils, malgré la blessure qui le gêne, manier ainsi son cheval; toi-même, pour un centenaire, tu es aussi ferme en selle que ce jouvenceau.

– Il avait à peine cinq ans, que son père et moi nous mettions déjà cet enfant à cheval sur les poulains élevés dans nos prairies, – répondit le centenaire. Et son front s'étant légèrement assombri, sans doute au souvenir de ces temps paisibles, il reprit après un moment de silence, en s'adressant à Vortigern: – Je t'ai appelé pour savoir si tu ne souffrais pas davantage de ta blessure.

– Grand-père, je ne souffre presque plus, et, si vous le vouliez, je débarrasserais mon bras de cette gênante écharpe.

– Non, ta blessure pourrait se rouvrir, pas d'imprudence: pense à ta mère, à ta sœur et à son époux, qui te chérit comme un frère.

– Hélas! cette mère, cette sœur, ce frère tant aimés, les reverrai-je un jour?

– Patience, – reprit Amael à voix basse, de façon à ne pas être entendu du guerrier frank qui marchait à ses côtés, – tu reverras peut-être la Bretagne plus tôt que tu ne le crois… patience!

– Il serait vrai! – s'écria impétueusement l'adolescent. – Oh! grand-père, quel bonheur!

Mais le vieillard fit signe à Vortigern de se modérer, et il ajouta tout haut: – Je crains toujours que la fatigue de la route n'enflamme de nouveau ta blessure. Heureusement nous devons approcher du terme de notre voyage, n'est-ce pas, Hildebrad? – ajouta-t-il en se tournant vers le guerrier.

– Avant le coucher du soleil, nous serons à Aix-la-Chapelle, – répondit le Frank. – Sans cette colline que nous allons gravir, tu verrais au loin la ville.

– Va rejoindre ton compagnon, mon enfant, – dit Amael; – surtout replace ton bras dans son écharpe, et conduis ton cheval sagement; des mouvements trop brusques pourraient rouvrir ta plaie, à peine cicatrisée.

L'adolescent obéit, et alla au pas de sa monture rejoindre Octave. Grâce à la mobilité des impressions de la jeunesse, Vortigern se sentit apaisé, réconforté par les paroles de son aïeul, qui lui faisait espérer de revoir bientôt sa famille et son pays; la douceur de cette pensée se réfléchit si visiblement sur ses traits ingénus, qu'Octave lui dit gaiement: – Quel magicien que ton aïeul!.. Tu étais parti soucieux et irrité, enfonçant de colère tes éperons dans le ventre de ton cheval… te voici revenu calme comme un évêque sur sa mule!

– Tu l'as dit, Octave, la magie de mon grand-père a chassé ma tristesse.

– Tant mieux! je pourrai, sans crainte de blesser ton chagrin, donner libre cours à ma joie croissante à chaque pas.

– Pourquoi ta joie va-t-elle toujours ainsi croissant?

– Pourquoi le plus piètre cheval prend-il une allure de plus en plus vive et allègre à mesure qu'il approche de la maison où il sait trouver sa provende?

– Octave, je ne te savais pas si glouton.

– Ma figure, en ce cas, est fort trompeuse, car glouton je suis… terriblement glouton de ces délicates friandises que l'on ne trouve qu'à la cour, et qui sont ma provende, à moi!

– Quoi! – dit ingénument Vortigern, – ce grand empereur dont le nom remplit, dit-on, le monde, est entouré d'une cour où l'on ne songe qu'aux friandises…

– Certes, – répondit gravement Octave en contenant difficilement son envie de rire causée par la naïveté du jeune Breton, – certes, et plus que pas un de ses comtes, de ses duks, de ses savants ou de ses évêques, l'empereur Karl se montre glouton des friandises dont je te parle… il en a toujours une chambre remplie à côté de la sienne… parce que la nuit…

– Il se relève pour en manger, peut-être? – s'écria dédaigneusement le jouvenceau, pendant qu'Octave riait aux éclats. – Je ne trouve rien, moi, de plus honteux qu'une pareille goinfrerie chez un homme qui gouverne des hommes!

– Que veux-tu, Vortigern! Il faut pardonner quelques travers aux grands princes, et puis, vois-tu, c'est un défaut qui tient de famille… car les filles de l'empereur…

– Ses filles aussi donnent dans cette laide goinfrerie?

– Hélas! non moins gloutonnes que leur père, elles sont là six ou sept friandes… des plus affriolantes et des plus affriandées.

– Ah! fi! – s'écria Vortigern; – fi! elles ont peut-être aussi près de leur chambre à coucher des chambres à friandises?

– Calme ta légitime indignation, mon bouillant ami; des jeunes filles ne se peuvent permettre une commodité pareille, c'est bon pour l'empereur Karl, qui n'est plus ingambe; car il se fait vieux, il boite du pied gauche et son ventre est énorme.

– Je le crois: un pareil glouton!

– Tu comprendras donc qu'étant si peu alerte, ce puissant empereur ne puisse, comme ses filles, voleter à une friande picorée, ni plus ni moins qu'oiselets en plein verger, qui s'en vont becquetant amoureusement, ici, une cerise vermeille, là, une pomme empourprée, ailleurs, une grappe de raisin doré. Non, non, avec son auguste bedaine et son pied boiteux, l'auguste Karl serait incapable de courir ainsi à la picorée, les soins de son empire y perdraient trop. L'empereur a donc sous sa main, à sa portée, une chambre à friandises, où…