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Les mystères du peuple, Tome V

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Pendant ces mots échangés entre le vieux Breton et l'archichapelain, l'empereur avait continué et terminé de s'habiller à l'aide du serviteur de sa chambre. Ce costume, l'antique costume des Franks auquel Karl restait fidèle (sauf les jours de réception et d'apparat), se composait d'abord d'un haut de chausses d'épaisse toile de lin, que des bandelettes de laine rouge, croisées les unes sur les autres, assujettissaient autour des cuisses et des jambes, puis d'une tunique de drap de Frise, bleu saphir, maintenue par une ceinture de soie; l'empereur endossait ensuite, pour la saison d'automne et d'hiver, une large casaque de peau de loutre ou de brebis[N]. Karl, ainsi vêtu, s'assit sur un siége non loin d'un rideau destiné à voiler au besoin une des fenêtres donnant sur le balcon qui lui servait d'observatoire. Le serviteur sortit à un signe de Karl: resté seul avec Eginhard, Vortigern et Amael, il dit à ce dernier: – Vieillard, si j'ai bien écouté mon chapelain… un Frank, nommé Berthoald, a sauvé la vie de mon aïeul… Comment se fait-il que ce Berthoald et toi vous soyez le même personnage?

– En deux mots, voici l'histoire, – dit Amael. – À quinze ans, poussé par l'esprit d'aventure, j'ai quitté ma famille de race gauloise, alors établie en Bourgogne. Après plusieurs traverses, j'ai réuni une bande d'hommes déterminés; j'avais alors vingt ans. J'ai, par un honteux mensonge, pris un nom frank, me disant de cette race afin de gagner la protection de Karl-Martel. Pour l'intéresser davantage à mon sort, je lui ai offert mon épée, celle de mes hommes, peu de jours avant la bataille de Poitiers. À cette bataille, je lui ai sauvé la vie; depuis lors, comblé par lui de faveurs, j'ai combattu sous ses ordres pendant cinq ans.

– Et ensuite?

– Ensuite… honteux de mon mensonge et encore plus honteux de servir avec les Franks, j'ai quitté Karl-Martel pour retourner en Bretagne, mon pays natal… Là, je me suis fait laboureur.

– Et par la chappe de saint Martin, tu t'es fait aussi rebelle! – s'écria l'empereur de sa voix glapissante, qui prit alors un ton de fausset perçant. – Oui, je sais que l'on t'a justement choisi pour otage, toi l'instigateur et l'âme des révoltes, des guerres qui ont éclaté en Bretagne, sous le règne de Pépin, mon père, et sous mon règne, à moi! puisque dans cette dernière guerre tes endiablés compatriotes ont décimé mes vieilles bandes aguerries!

– J'ai combattu de mon mieux dans toutes nos guerres.

– De ton mieux, traître! Quoi! comblé des faveurs de mon aïeul, tu n'as pas craint de te révolter en armes contre son fils et contre moi!

– Je n'ai eu qu'un remords, celui d'avoir mérité la faveur de ton aïeul. Je me reprocherai toujours de m'être battu pour lui… au lieu de m'être battu contre lui.

– Vieillard! – s'écria l'empereur en devenant pourpre de colère, – tu as encore plus d'audace que d'années!

– Karl… brisons là! Tu te regardes comme souverain de la Gaule… nous autres Bretons, nous ne reconnaissons pas tes droits. Ces droits, comme tout conquérant, tu les tiens de…

– Je les tiens de Dieu! – s'écria l'empereur, en frappant du pied et en interrompant Amael. – Oui, mes droits sur la Gaule, je les tiens de Dieu… et de mon épée!

– De ton épée, oui; de la violence, oui; mais de Dieu, non! Le Dieu juste ne consacre pas le vol… qu'il s'agisse d'une bourse ou d'un empire. Clovis s'était emparé de la Gaule; ton père et ton aïeul ont dépouillé de sa couronne le dernier rejeton de Clovis, peu nous importe, à nous autres, qui ne voulons obéir ni à la race de Clovis, ni à celle de Karl-Martel. Tu disposes d'une armée innombrable, tu as déjà ravagé, vaincu la Bretagne, tu pourras la vaincre, la ravager encore, mais la soumettre… non! Maintenant, Karl, j'ai dit. Tu n'entendras plus un mot de moi à ce sujet: je suis ton prisonnier, ton otage. Dispose de moi!

L'empereur, qui plusieurs fois avait failli laisser éclater son indignation, se tourna vers Eginhard, et lui dit d'un ton calme après un moment de silence: – Toi qui écris les faits et gestes de Karl, Auguste Empereur des Gaules, César de Germanie, Patrice des Romains, Protecteur des Suèves, Bulgares et Hongrois, tu écriras ceci: qu'un vieillard a tenu à Karl un langage d'une audace inouïe, et que Karl n'a pu s'empêcher d'estimer la franchise, le courage de l'homme qui lui parlait ainsi. – Et, changeant soudain d'accent, l'empereur, dont les traits un moment courroucés prirent une expression de bonhomie nuancée de finesse, dit au vieillard: – Ainsi donc, seigneurs bretons de l'Armorique, quoi que je fasse, vous ne voulez à aucun prix de moi pour empereur? et pourtant, toi? me connais-tu seulement?

– Karl, nous te connaissons en Bretagne par les maux des guerres que ton père et toi vous nous avez faites. Nous savons aussi tes nombreuses conquêtes en Europe; mais les peuples conquis admirent peu les conquérants.

– Ainsi, pour vous autres hommes de l'Armorique, moi, Karl, je ne suis qu'un homme de conquête? de violence? de bataille?

– Oui.

– Vraiment? eh bien, suis-moi, je te ferai peut-être changer d'avis, – dit l'empereur, après un moment de réflexion. Et se levant, il prit sa canne et son bonnet. Avisant alors Vortigern, qui jusque-là s'était tenu à l'écart: – Qu'est-ce que ce jeune et beau garçon-là?

– C'est mon petit-fils.

– Octave, – dit l'empereur en se retournant vers le Romain, – voici un otage bien jeune?

– Auguste prince, pour plusieurs raisons l'on a dû choisir ce jouvenceau. Sa sœur a épousé Morvan, simple laboureur, mais l'un des chefs bretons les plus intrépides; dans cette dernière guerre, il commandait la cavalerie.

– Mais alors, pourquoi ne l'a-t-on pas amené ici, ce Morvan? c'eût été un excellent otage?

– Prince auguste, pour l'amener ici, il eût fallu d'abord le prendre… et quoique gravement blessé, Morvan, grâce à sa femme, une héroïne, est parvenu à s'échapper avec elle; il a été impossible de les atteindre dans les montagnes inaccessibles où ils se sont tous deux réfugiés. L'on a donc choisi pour otages deux autres chefs de tribu, très-influents, que nous avons laissés en chemin par suite de leurs blessures, puis ce vieillard qui a été l'âme des dernières guerres, et enfin ce jeune homme qui, par sa famille, tient à l'un des chefs les plus dangereux de l'Armorique. L'on a aussi, je l'avoue, cédé aux prières de la mère de ce jeune garçon; car elle désirait vivement le voir accompagner son aïeul durant ce long voyage, fort rude pour un centenaire.

– Et toi? – reprit l'empereur en s'adressant à Vortigern, qu'il avait, pendant le récit d'Octave, regardé avec attention et intérêt, – tu le hais sans doute aussi beaucoup, Karl le conquérant? Karl le batailleur?

– L'empereur Karl a des cheveux blancs; moi, j'ai dix-huit ans, – répondit le jeune Breton en rougissant et baissant les yeux, – je ne saurais répondre.

– Vieillard, – reprit Karl en se tournant vers Amael, – la mère de ton petit-fils doit être une heureuse mère. Mais j'y songe, mon garçon, est-ce qu'hier, peu de temps avant mon arrivée, tu n'as pas failli te casser le cou en tombant de cheval?

– Moi? – s'écria Vortigern en rougissant d'orgueil, – moi, tomber de cheval? Qui a osé dire cela?

– Oh! oh! mon garçon, te voilà rouge jusqu'aux oreilles, – reprit l'empereur en riant. – Allons, rassure-toi, je ne veux point blesser ton amour-propre d'écuyer, loin de là; car avant de te voir, j'avais entendu d'interminables récits sur ta bonne grâce et ta hardiesse à cheval. Mes chères filles, et surtout la petite Thétralde et la grande Hildrude, m'ont dix fois répété pendant le souper, qu'elles avaient vu un sauvage petit Breton, quoique blessé d'un bras, manier son cheval comme le meilleur de mes écuyers.

– Si je mérite quelques éloges, il faut les adresser à mon grand-père, – répondit modestement Vortigern; – c'est lui qui m'a appris à monter à cheval.

– J'aime cette réponse, mon garçon; elle me prouve ta modestie et ton respect pour les vieilles gens. Maintenant, dis-moi, es-tu savant? Sais-tu lire et écrire?

– Oui, grâce aux enseignements de ma mère.

– Sais-tu chanter la messe au lutrin?

– Moi! – reprit Vortigern fort étonné, – moi, chanter la messe! Non, non, l'on ne chante guère la messe chez nous.

– Les voyez-vous, ces païens bretons! – s'écria Karl. – Ah! mes évêques ont raison, c'est un peuple endiablé que ce peuple armoricain! Quel dommage qu'un si beau et si modeste garçon ne sache point chanter au lutrin! – Et, mettant son bonnet de fourrure sur sa grosse tête et s'appuyant sur sa canne, l'empereur dit au vieillard: – Allons, suis-moi, seigneur breton. Ah! tu ne connais que Karl le Batailleur? Je vais t'en faire voir un autre Karl, moi, que tu ne connais pas. Viens, viens! – Et l'empereur, boitant et s'appuyant sur sa canne, se dirigea vers la porte en faisant signe aux assistants de le suivre; mais, s'arrêtant au seuil, il dit à Octave: – Va prévenir Hugh, mon grand veneur, que je chasserai tantôt le cerf dans la forêt d'Oppenheim, qu'il y envoie la meute.

– Auguste prince, vos ordres seront exécutés.

– Tu diras aussi au grand Nomenclateur de ma table[O], que peut-être je dînerai dans le pavillon de la forêt, si la chasse se prolonge. Ma suite dînera aussi; que le festin soit somptueux. Quant à moi, tu diras au Nomenclateur que mon goût n'a pas varié: un bon gros cuisseau de venaison rôti, que l'on m'apporte tout fumant sur la broche, c'est toujours mon régal[P].

Le jeune Romain s'inclina de nouveau; Karl sortit le premier de la chambre, puis Eginhard et Amael. Octave s'approchant alors de Vortigern, lui dit tout bas: – Je vais faire savoir à l'appartement des filles de l'empereur qu'il chasse tantôt. Par Vénus! la mère des amours te protége, mon jeune Breton.

Le jouvenceau rougit de nouveau, et il hésitait à répondre au Romain, lorsque Amael se retournant, l'appela et lui dit: – Viens, mon enfant, l'empereur veut s'appuyer sur ton bras pour descendre l'escalier.

 

Vortigern, de plus en plus troublé, s'approcha de Karl, qui disait à ses chambellans: – Non, personne ne m'accompagnera, sinon Eginhard et ces deux Bretons. – S'adressant alors au jouvenceau: – Ton bras me sera d'un meilleur appui que ma canne, cet escalier est rapide; viens et marche prudemment.

L'empereur, appuyé sur le bras de Vortigern, descendit lentement les degrés d'un escalier qui aboutissait à l'un des portiques d'une cour intérieure; là, Karl abandonna le bras du jeune Breton et lui dit en reprenant sa canne: – Tu as marché fort sagement, tu es un bon guide. Quel dommage que tu ne saches pas chanter au lutrin! – Ce disant, Karl suivit une galerie qui longeait la cour; les personnes dont il était accompagné marchaient à quelques pas derrière lui. Bientôt il aperçut, en dehors de la galerie, un esclave qui traversait la cour et portait sur ses épaules un grand panier: – Eh! là bas! – lui cria l'empereur de sa voix perçante, – l'homme au panier! approche! Qu'as-tu dans ce panier?

– Des œufs, seigneur.

– Où les portes-tu?

– Aux cuisines de l'auguste empereur.

– D'où viennent-ils, ces œufs-là?

– De la métairie de Mulsheim, seigneur.

– De la métairie de Mulsheim? – répéta l'empereur en réfléchissant, et il ajouta presque aussitôt: – il doit y avoir trois cent vingt-cinq œufs dans ce panier?

– Oui, seigneur; c'est la redevance que chaque mois l'on apporte de la ferme.

– Va… et prends garde de casser tes œufs. – L'empereur, s'arrêtant alors un instant, appuyé sur sa canne, se tourna vers Amael, et l'appelant: – Eh! seigneur breton, venez ici, à côté de moi. – Amael obéit; l'empereur, continuant de marcher, ajouta: – Karl le Batailleur, le conquérant, est du moins un bon ménager… qu'en penses-tu? Il sait, à un œuf près, combien pondent les poules de ses métairies[Q]. Si jamais tu retournes en Bretagne, tu raconteras ceci aux ménagères de ton pays.

– Si je revois jamais mon pays, je dirai la vérité sur ce que je vois ici.

En ce moment Karl frappa à une porte donnant sur la galerie. Aussitôt un clerc, vêtu de noir, vint ouvrir, et s'écria, frappé de surprise, en fléchissant le genou: – L'empereur! – Et comme le clerc faisait un mouvement pour courir à la porte d'une salle voisine, dont on voyait l'entrée, Karl lui dit: – Ne bouge pas!.. Maître Clément professe à cette heure, n'est-ce pas?

– Oui, prince Auguste.

– Reste là… – Et s'adressant à Amael: – Seigneur Breton, tu vas visiter une école que j'ai fondée; elle est sous l'enseignement de maître Clément, fameux rhéteur, que j'ai fait venir d'Écosse. Les enfants des plus grands seigneurs de ma cour viennent, d'après ma volonté, étudier dans cette école, avec les enfants des plus pauvres de mes serviteurs.

– Karl, ceci est bien… je t'en félicite!

– C'est pourtant Karl le Batailleur qui a fait cette bonne chose… Enfin, viens, entrons. – Et se tournant vers Vortigern: – Eh! mon jeune homme, vous qui ne savez pas chanter la messe, entrez, entrez, et ouvrez de toutes vos forces les yeux et les oreilles; vous allez voir des écoliers de votre âge.

L'école palatine, dirigée par l'Écossais Clément, et dans laquelle les deux Bretons suivirent l'empereur, était remplie d'environ deux cents écoliers; tous se levèrent de leurs bancs à la vue de Karl; mais lui leur faisant signe de se rasseoir: – Restez assis, mes enfants; j'aime mieux vous voir le nez baissé sur vos cahiers d'étude, que le nez en l'air, sous prétexte de respect à mon égard. – Maître Clément, directeur de l'école palatine, se disposait à descendre de sa chaire; mais Karl s'écria: – Reste sur ton trône de sapience, mon digne maître; je ne suis ici que l'un de tes sujets; je désire seulement jeter un coup d'œil sur les travaux de ces enfants, savoir de toi s'ils te satisfont et s'ils ont progressé en mon absence. Voyons les travaux de ce jour.

L'empereur se piquait fort de belles-lettres; il s'assit sur un siége près de la chaire de Clément, et examina longuement plusieurs cahiers qui lui furent soumis par différents écoliers; mais les élèves appartenant à des parents nobles ou riches ne présentèrent à l'empereur que des travaux médiocres ou détestables, tandis qu'au contraire, les élèves les plus pauvres, ou des conditions les moins élevées, présentèrent des ouvrages tellement distingués, que Karl s'écria en se tournant vers Amael: – Si tu étais plus lettré, seigneur Breton, tu apprécierais comme moi ces lettres et ces vers que je viens de parcourir; les plus douces saveurs de la science se font sentir dans la plupart de ces écrits. – Et Karl, s'adressant aux écoliers: – «Je vous loue beaucoup, mes enfants, de votre zèle à remplir mes intentions; efforcez-vous d'atteindre à la perfection, et je vous donnerai de riches évêchés, de magnifiques abbayes.» – Puis, fronçant le sourcil, en jetant un regard irrité sur les nobles paresseux et sur les riches fainéants, il ajouta: – «Quant à vous, fils des principaux de la nation, quant à vous, enfants délicats et fort gentils, d'ailleurs, qui, vous reposant sur votre naissance et sur votre fortune, avez négligé mes ordres et vos études, préférant le jeu et la paresse… quant à vous! – s'écria-t-il de plus en plus courroucé en frappant le plancher de sa canne, – que d'autres vous admirent; je ne fais, moi, aucun cas de votre naissance et de votre fortune!.. Écoutez et retenez ces paroles: Si vous ne vous hâtez de réparer votre négligence par une constante application, vous n'obtiendrez jamais rien de moi[R]!» – Les riches fainéants baissèrent les yeux, tout tremblants. L'empereur alors se leva et dit à un jeune clerc, nommé Bernard, à peine âgé de vingt ans, l'un des écoliers dont les travaux distingués venaient d'attirer son attention: – Toi, mon garçon, suis-moi, je te fais dès aujourd'hui clerc de ma chapelle[S], et ma protection ne s'arrêtera pas là. – Puis s'adressant à Amael: – Eh bien, seigneur breton? tu le vois, Karl le Batailleur agit dans son humble humanité, comme agit le Seigneur Dieu dans sa divinité; il sépare l'ivraie du bon grain, met les bons à sa droite et les mauvais à sa gauche. Si jamais tu retournes en Bretagne, tu diras aux rhéteurs de ton pays que Karl ne surveille pas trop mal l'école qu'il a fondée.

– Je dirai, Karl, que je t'ai vu agir, en ceci, avec sagesse, justice et bonté.

– Je veux que les belles-lettres et la science illustrent mon règne. Si tu étais moins barbare, je te ferais assister à une séance de notre Académie; nous avons pris des noms de l'antiquité: Eginhard s'appelle Homère, Clément Horace; moi, je suis le roi David[T]. Ces noms immortels nous séient comme des armures de géants à des nains; mais, du moins, nous honorons ces génies de notre mieux. Et maintenant, – ajouta l'empereur en poursuivant sa marche, – allons, en bons catholiques, entendre la messe.

L'empereur, précédant les personnes dont il était accompagné, suivit une longue galerie. À l'angle d'un tournant, endroit assez sombre, Karl, rencontrant une jeune et jolie esclave, l'accosta familièrement, ainsi qu'il en usait avec l'innombrable quantité de femmes de toute condition dont il remplissait son palais, lui prit en riant le menton, puis la taille; il allait même pousser plus loin ses agressions libertines, lorsque se souvenant que malgré l'obscurité de la galerie, il pouvait être aperçu des personnes de sa suite, il fit signe à l'esclave de s'éloigner, et dit en riant à Amael: – Karl aime à se montrer accessible à ses sujets.

– Et surtout à ses sujettes, – reprit le vieillard; – mais, bon! la messe t'absoudra!

– Ah! païen de Breton! païen de Breton! – murmura l'empereur; et peu d'instants après, il entrait dans la basilique d'Aix-la-Chapelle, attenant au palais impérial. Vortigern et son aïeul furent éblouis de l'incroyable magnificence de ce temple, dans lequel s'étaient rendus tous les commensaux du palais impérial. Vortigern vit au loin, près du chœur, parmi les concubines, les filles et petites-filles de Karl, brillamment parées, la blonde et charmante Thétralde, assise à côté de sa sœur Hildrude. L'empereur prit sa place accoutumée, derrière le lutrin, au milieu des chantres, somptueusement vêtus. L'un d'eux offrit respectueusement à l'empereur un bâton d'ébène avec lequel il battit la mesure, et donna, lorsqu'il le fallut, le signal des différents chants indiqués par la liturgie. Un peu avant la fin de chaque verset, Karl, en manière de signal, poussait de sa voix grêle une sorte de cri guttural si étrange[U], que Vortigern, dont le regard venait de rencontrer, par hasard, les grands yeux bleus de la blonde Thétralde obstinément fixés sur lui, faillit éclater de rire au cri de l'empereur, malgré la sainteté du lieu, malgré le trouble croissant où le jetaient les doux regards de Thétralde. La messe terminée, Karl dit à Amael: – Eh bien, seigneur breton, avoue qu'au besoin, tout batailleur que je suis, je ferais un bon clerc et un bon chantre?

– Je ne me connais point à ces choses; je te dirai seulement que comme chantre, tu as poussé un cri cent fois plus discord que le cri des corbeaux de mer de nos grèves. Puis, le chef d'un empire a, ce me semble, mieux à faire que de chanter la messe.

– Tu seras toujours un barbare et un idolâtre! – s'écria l'empereur en sortant de la basilique. Au moment où il se trouvait sous le portail de ce monument, l'un des grands de sa cour qui se pressaient sur son passage, lui dit: – Auguste prince, l'on vient d'apprendre à l'instant même la mort de l'évêque de Limbourg.

– Oh! oh! seulement à l'instant? Cela m'étonne fort; l'on est si âpre à la curée des évêchés, que l'on annonce toujours la mort des évêques au moins deux ou trois jours à l'avance. Est-il du moins mort en bonne odeur de sainteté, ce défunt évêque? S'est-il recommandé dans l'autre monde par de grosses aumônes laissées aux pauvres?

– Auguste prince, il n'a laissé, dit-on, aux pauvres, que deux livres d'argent.

– Quel léger viatique pour un si long voyage[V]! – s'écria une voix; c'était celle de Bernard, le pauvre et savant écolier que Karl avait déjà nommé clerc de sa chapelle, et qui, d'après les ordres de l'empereur, se tenait non loin de lui, depuis sa sortie de l'école palatine. Karl, se tournant vers le jeune homme qui, rouge de confusion, regrettant déjà la hardiesse de son langage, tremblait de tous ses membres, lui dit en se remettant en marche: – Suis-moi; – mais voyant les grands de sa cour se préparer à l'accompagner, Karl ajouta: – Non, non; ces deux Bretons, Eginhard et ce jeune clerc m'accompagneront seuls; vous autres, tenez-vous prêts pour la chasse de tantôt.

La foule brillante s'arrêta, l'empereur regagna les galeries du palais sans autre suite que Vortigern, Amael, Eginhard et le pauvre Bernard; plus mort que vif, le clerc marchait le dernier, craignant d'avoir par son indiscrète échappée, en critiquant l'avarice du défunt évêque, courroucé l'empereur. Aussi quelle fut la surprise de l'écolier, lorsqu'au bout de quelques pas, Karl, se retournant à demi, lui dit: – Approche, approche! Tu trouves donc que l'évêque de Limbourg a laissé trop peu d'argent pour les pauvres?

– Seigneur!..

– Réponds? Si je te donnais cet évêché, serais-tu, au moment de paraître devant Dieu, plus libéral que l'évêque de Limbourg?

– Auguste prince, – répondit le pauvre clerc, abasourdi de cette fortune inouïe, en se jetant aux pieds de l'empereur, – c'est à la volonté de Dieu et à votre toute-puissance de décider de mon sort.

– Relève-toi, je te nomme évêque de Limbourg[X], et suis-moi; il est bon que tu saches avec quelle âpreté l'on se dispute ici les évêchés! On peut juger des richesses qu'ils rapportent par l'ardeur avec laquelle on se les dispute. Et cependant, une fois que l'on tient l'évêché, la cupidité, loin de s'assouvir, s'irrite encore. Te souviens-tu, Eginhard, de cet insolent évêque de Manheim? Lors d'une de mes campagnes contre les Huns, je l'avais laissé près de ma femme Hildegarde; ne voilà-t-il pas que ce compère, se gonflant de la familiarité que lui témoignait ma femme, poussa l'audace jusqu'à lui demander en don la baguette d'or dont je me sers comme symbole de mon autorité, à cette fin, disait l'évêque, de s'en servir comme de canne[Y]! Par le roi des cieux! le sceptre de Karl, empereur, ne servira pas de sitôt de bâton aux évêques de son empire!

– Tu te trompes, Karl! C'est moi qui te le dis, – reprit Amael; – tôt ou tard tes évêques se serviront de ton sceptre comme d'un bâton pour conduire tes peuples à leur guise.

– Par le marteau de mon aïeul! je briserais les mitres des évêques sur leur tête s'ils voulaient usurper mon pouvoir!

– Non, car tu les crains! J'en prends à témoin les grands biens et les flatteries que tu leur prodigues.

 

– Je crains les évêques, moi? – s'écria l'empereur; et s'adressant à Eginhard: – L'affaire du rat est-elle arrangée avec le juif?

– Oui, seigneur, – répondit en souriant Eginhard; – hier l'évêque a conclu le marché.

– Ceci arrive à point pour te prouver si je crains les évêques, seigneur Breton… Les flatter! moi! lorsqu'au contraire je ne manque jamais l'occasion de leur donner de sévères ou plaisantes leçons lorsqu'ils méritent le blâme. Quant aux méritants, je les enrichis, et encore je regarde toujours à deux fois avant de leur donner des terres et des abbayes dépendant du domaine impérial; car, avec telle abbaye ou telle métairie, je suis certain de m'assurer un vassal plus fidèle que tel comte ou tel évêque[Z].

En devisant ainsi, l'empereur avait regagné son palais et était remonté dans son appartement, accompagné d'Éginhard, d'Amael, de son petit-fils et de Bernard, nouvel évêque de Limbourg. À peine Karl fut-il entré dans son observatoire, qu'un de ses chambellans lui dit: – Auguste empereur, plusieurs grands officiers du palais ont sollicité l'honneur d'être admis en votre présence pour vous entretenir d'une demande très-urgente… La noble dame Mathalgarde (c'était une des nombreuses concubines de Karl) est aussi déjà venue deux fois pour le même objet.

– Faites entrer ces demandeurs, – dit Karl au chambellan, qui sortit aussitôt; se tournant ensuite vers le jeune clerc, en lui montrant le rideau de la fenêtre auprès de laquelle était placé son siége habituel, l'empereur ajouta en riant: – Cache-toi derrière ce rideau, mon jeune homme, tu vas connaître le nombre de rivaux que suscite la vacance d'un évêché[AA].

À peine le jeune clerc eut-il disparu derrière le rideau, que la chambre fut envahie par un grand nombre de familiers du palais, officiers ou seigneurs de la cour; chacun d'eux, faisant valoir ses propres droits à l'évêché ou les droits des postulants qu'il recommandait, assourdissait l'empereur de ses sollicitations. Parmi eux se trouvait un évêque magnifiquement vêtu, à l'air hautain et superbe. À son tour, il s'approcha de Karl.

– Voici l'évêque au rat. – dit tout bas Éginhard à l'empereur; – le prix qu'il a payé au juif est de dix mille sous d'argent… le juif m'a scrupuleusement rapporté la somme, d'après vos ordres.

– Évêque de Bergues, n'as-tu pas assez d'un évêché? – dit Karl à ce prélat si magnifique; – viendrais-tu en solliciter un second?

– Prince Auguste… je vous prie de m'accorder, en échange de l'évêché de Bergues, l'évêché de Limbourg.

– Parce que ce dernier évêché est plus riche?

– Oui, seigneur, et, si je l'obtiens, la part des pauvres n'en sera que plus considérable.

– Et maintenant, vous tous, écoutez bien ceci, – s'écria l'empereur d'un air sévère, en montrant l'évêque. – Connaissant le goût passionné du prélat que voilà pour les frivolités curieuses et ruineuses qu'il achète à des prix insensés, j'ai commandé à Salomon, le juif, de prendre un rat dans sa maison… vous entendez, un rat… le plus vulgaire des rats qui ait jamais été pris dans une ratière; puis d'embaumer ce rat avec de précieux aromates, de l'envelopper d'étoffes orientales brodées d'or, de l'offrir à l'évêque de Bergues comme un rarissime rat de Judée rapporté par un vaisseau vénitien, et de le vendre à ce prélat comme le plus prodigieux, le plus miraculeux des rats[BB].

Un immense éclat de rire éclata parmi les témoins de cette scène, tandis que l'évêque, irrité, mais se contraignant, baissait les yeux devant Karl, qui poursuivit: – Or, savez-vous quel prix l'évêque de Bergues l'a payé, ce rat prodigieux? Dix mille sous d'argent! oui, dix mille sous d'argent[CC], tout autant! J'ai la somme ici, le juif me l'a rapportée… elle sera distribuée aux pauvres! – Puis il ajouta d'un air sévère: – «Évêques, évêques, songez-y bien!.. vous devez être les pères, les pourvoyeurs des pauvres, ne point vous montrer avides de vaines frivolités… et voici que, faisant tout le contraire, vous vous adonnez plus que les autres mortels à l'avarice et à de vaines cupidités![DD]» Par le roi des cieux! prenez-y garde!.. la main de l'empereur vous a élevés, elle pourrait vous abaisser. Non, évêque de Bergues, tu n'auras pas l'évêché de Limbourg; conserve le tien, et sache-moi gré de ma clémence. Quant à vous autres, sachez que j'ai promis l'évêché à un jeune homme. Or, je ne veux pas, moi, manquer de parole à mon jeune homme.

À ce moment, les courtisans s'écartèrent pour donner passage à Mathalgarde, une des concubines de l'empereur. Cette femme, d'une grande beauté, s'approcha de Karl d'un air confiant et assuré dans le succès de sa demande, et lui dit gracieusement: – Mon aimable seigneur, l'évêché de Limbourg est vacant; je l'ai promis à un clerc que je protége, ne doutant pas de votre approbation.

– Chère Mathalgarde, je n'ai rien à vous refuser; mais j'ai donné l'évêché à un jeune homme… et je ne saurais le lui reprendre.

Mathalgarde, prenant alors sa voix la plus insinuante, la plus douce, saisit une des mains de l'empereur et ajouta tendrement: – Auguste prince, mon gracieux maître, pourquoi si mal placer cet évêché, en le donnant à un jeune homme, à un enfant, sans doute?.. Je vous en conjure, accordez l'évêché à mon clerc; vous n'avez pas de serviteur plus dévoué.

Soudain une voix lamentable, sortant de derrière le rideau, s'écria au grand étonnement des assistants: – «Seigneur empereur, tenez ferme!.. ne souffrez pas que personne arrache de vos mains la puissance que Dieu vous a donnée… Tenez ferme! auguste prince! tenez ferme[EE]!» C'était la voix du pauvre Bernard, qui, craignant de voir Karl se laisser séduire par les paroles caressantes de Mathalgarde, le rappelait ainsi à ses promesses. Alors l'empereur, écartant le rideau derrière lequel se tenait le clerc, le prit par la main, et dit en le présentant à l'assistance: – Voici le nouvel évêque de Limbourg… – Et s'adressant à Bernard: – N'oublie jamais de distribuer d'abondantes aumônes… ce sera un jour ton viatique pour ce long voyage dont on ne revient pas[FF].

La belle Mathalgarde, ainsi trompée dans son espérance, rougit de dépit et sortit brusquement de l'appartement, bientôt suivie par les courtisans, non moins déçus, et par l'évêque de Bergues, qui, sans le vouloir, avait si chèrement payé au bénéfice des pauvres un humble rat de ratière.

– Seigneur Breton, – dit l'empereur en faisant signe à Amael de s'approcher de la fenêtre qu'il ouvrit, afin de sortir sur le balcon pour y jouir de la douce chaleur du soleil d'automne, – trouves-tu que Karl soit d'humeur à laisser les évêques se servir de son sceptre, en guise de bâton, pour conduire ses peuple?

– Karl, si tu veux, à la fin de cette journée, m'accorder quelques moments d'entretien, je te dirai sincèrement ma pensée sur ce que je vois ici; je louerai le bien… je blâmerai le mal.

– Tu vois du mal ici?

– Ici… et ailleurs.

– Comment, ailleurs?

– Crois-tu que ton palais et ta ville d'Aix-la-Chapelle, ta ville de prédilection… soient la Gaule tout entière?

– Que me parles-tu de la Gaule! Je viens de parcourir le nord de ses contrées… j'ai été jusqu'à Boulogne, où j'ai fait établir un phare pour les vaisseaux, et de plus… – Mais l'empereur, s'interrompant, dit au vieillard en lui désignant un endroit de la cour que le balcon dominait: – Regarde!.. et écoute!

Amael vit auprès d'une des galeries un jeune homme de haute et robuste taille, à barbe noire et touffue, portant les riches habits des évêques; deux de ses esclaves venaient de lui amener un cheval des plus pacifiques, ainsi qu'il convient à un prélat, et de l'approcher d'un banc de pierre, afin qu'il fût plus facile à leur maître d'enfourcher sa monture; mais le jeune évêque, remarquant deux femmes qui, d'une croisée, le regardaient, et voulant, sans doute, faire preuve d'agilité, ordonna impatiemment aux serviteurs d'éloigner le cheval du banc; puis, dédaignant même le secours de l'étrier, il saisit d'une main la crinière de l'animal, et s'élança d'un bond si vigoureux, que, dépassant le but, il faillit tomber de l'autre côté du cheval, et eut assez de peine à se raffermir en selle. Cette espèce de saut périlleux avait attiré l'attention de l'empereur sur le trop agile prélat; aussi lui cria-t-il de sa voix grêle et glapissante en se penchant au balcon: – Eh!.. eh!.. mon alerte évêque… un mot, s'il te plaît? – Le jeune homme releva la tête, et, reconnaissant Karl, s'inclina respectueusement.