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Les mystères du peuple, Tome V

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Les Pièces de monnaie karolingiennes

Épilogue

Le défilé de Glen-Clan. – Le marais de Peulven. – La forêt de Cardik. – Les landes de Kennor. – La vallée de Lokfern.

818-912

L'an 818, sept années après qu'Amael et son petit-fils Vortigern eurent quitté la cour de Karl, empereur des Franks, pour revenir en Bretagne, trois cavaliers et un piéton gravissaient péniblement une des chaînes ardues des Montagnes noires, qui s'étendent vers le sud-ouest de l'Armorique. Lorsque du haut de l'entassement de rochers à travers lesquels serpentait la route, les voyageurs abaissaient leurs regards au-dessous d'eux, ils voyaient à leurs pieds une longue suite de collines et de plaines. Tantôt couvertes de seigles et de blés déjà mûrs, tantôt se déroulant comme d'immenses tapis de bruyères; çà et là, s'étendaient aussi à perte de vue de vastes marais; quelques villages auxquels on arrivait par une chaussée, s'élevaient au milieu de ces marécages impraticables qui leur servaient de défense; ailleurs des troupeaux de moutons noirs paissaient les bruyères roses ou les vertes vallées, qu'arrosaient de nombreux ruisseaux d'eau vive. L'on voyait aussi dans ces herbages des bœufs, des vaches, et surtout grand nombre de chevaux de l'infatigable race bretonne, rude au travail, ardente à la guerre. Les trois cavaliers, précédés du piéton, continuaient de gravir la pente escarpée de la montagne; l'un de ces cavaliers, vêtu du costume ecclésiastique, était Witchaire, l'un des plus riches abbés de la Gaule. Les biens immenses de son abbaye presque royale avoisinaient les frontières de la Bretagne; deux de ses moines, à cheval comme lui, et comme lui vêtus en religieux de l'ordre de Saint-Benoît, le suivaient. Entre eux marchait une mule de bât, chargée des bagages de cet abbé, homme de petite taille, à l'œil fin, au sourire tantôt béat, tantôt rusé; le guide, montagnard dans la force de l'âge, robuste et trapu, portait l'antique costume des Gaulois bretons: larges braies de toile serrées à sa taille par une ceinture de cuir, justaucorps d'étoffe de laine, et sur son épaule pendait du même côté que son bissac sa casaque de peau de chèvre, quoiqu'on fût en été. Ses cheveux, à demi cachés par un bonnet de laine, tombaient jusque sur ses épaules; il s'appuyait de temps à autre sur son penbas, long bâton de houx, terminé par une crosse. Le soleil d'août, en son plein, dardait ses ardents rayons sur le guide, les deux moines et l'abbé Witchaire. Celui-ci, arrêtant son cheval, dit au piéton: – La chaleur est étouffante; ces rochers de granit nous la renvoient brûlante, comme si elle sortait de la bouche d'un four; nos montures sont harassées. Je vois là-bas, à nos pieds, un bois épais; ne pourrais-tu nous y conduire? nous nous y reposerions à l'ombre.

Karouër, le guide, secoua la tête et répondit en indiquant du bout de son pen-bas le massif boisé: – Pour nous rendre là, il faudrait faire un saut de deux cents pieds, ou un circuit de près de trois lieues dans la montagne; choisis.

– Poursuivons donc notre route; mais quand arriverons-nous donc à la vallée de Lokfern?

– Vois-tu là-bas, tout là-bas, à l'horizon, la dernière de ces cimes bleuâtres?

– Je la vois.

– C'est le Menèz-c'Hom, la plus haute des montagnes Noires; cette autre, vers le couchant, un peu moins éloignée, est le Loch-Renan; c'est entre ces deux montagnes que se trouve la vallée de Lokfern où demeure Morvan, le laboureur, chef des chefs de la Bretagne.

– Es-tu certain qu'il soit à sa métairie?

– Un laboureur revient toujours à sa métairie après le soleil couché.

– Le connais-tu ce Morvan?

– Je suis de sa tribu; j'ai guerroyé avec lui lors de nos dernières guerres contre les Franks, du vivant de Karl, leur empereur.

– Ce Morvan est marié, dit-on?

– Sa femme Noblède le vaut par sa vaillance. Elle est de la race de Joël, c'est tout dire.

– Qu'est-ce que Joël?

– Un des plus braves hommes dont l'Armorique ait gardé le souvenir. Sa fille Hêna, la vierge de l'île de Sên, a offert sa vie en sacrifice pour le salut de la Gaule, lorsque les Romains ont envahi ce pays, comme les Franks l'ont envahi, et veulent, dit-on, l'envahir encore.

– Vous vous attendez donc à ce que Louis-le-Pieux, fils du grand Karl, vous déclare la guerre?

– Depuis que tu as passé nos frontières, as-tu vu des préparatifs de bataille?

– J'ai vu les laboureurs aux champs, les bergers conduisant leurs troupeaux, les cités ouvertes et paisibles; mais l'on sait qu'en votre pays, au premier signal, bergers, bûcherons, laboureurs et citadins deviennent soldats.

– Oui, quand on les attaque.

– Ainsi, vous vous attendez à être attaqués?

Karouër regarda fixement l'abbé, sourit d'un air sardonique, ne répondit rien, siffla entre ses dents, et faisant machinalement tournoyer son pen-bas, il devança d'un pied léger les trois moines.

La nuit s'approchait; Karouër et ceux qu'il guidait ayant marché durant tout le jour, arrivèrent à l'un des points culminants de la route montueuse qu'ils suivaient, lorsque soudain l'abbé Witchaire, frappé d'un spectacle étrange, arrêta sa monture. Il remarquait à l'extrême horizon encore distinct malgré le crépuscule, un feu que l'éloignement rendait à peine visible. Presque aussitôt des feux pareils s'allumèrent de proche en proche sur les cimes espacées de la longue chaîne des montagnes Noires. Ces feux apparaissaient de plus en plus éclatants et considérables, à mesure qu'ils étaient plus proches de l'endroit où se trouvait l'abbé Witchaire. Soudain à vingt pas de lui, il vit poindre une lueur rougeâtre à travers une fumée épaisse; bientôt cette lueur se changea en une flamme brillante qui s'élançant vers le ciel étoilé, jeta une clarté si vive, que l'abbé, les moines, le guide, les roches, une partie de la rampe de la montagne furent éclairés comme en plein jour. Quelques moments après, des feux pareils, continuant de s'allumer de colline en colline, semblèrent tracer la route que les voyageurs venaient de parcourir, et se perdirent au loin dans la brume du soir. L'abbé Witchaire restait muet d'étonnement. Karouër poussa par trois fois un cri guttural et retentissant comme celui d'un oiseau de nuit. Un cri semblable s'élevant de derrière le plateau de roches où brillait la flamme, répondit à l'appel de Karouër.

– Quels sont ces feux qui s'allument ainsi de montagne en montagne? – dit vivement l'abbé frank, après un premier moment de surprise; – c'est sans doute un signal?

– À cette heure, – répondit le guide, – des feux pareils brillent sur toutes les cimes de l'Armorique, depuis les montagnes d'Arrès, jusqu'aux montagnes Noires et à l'Océan.

– Réponds, – s'écria l'abbé frank, – de ce signal, quel est le but?

Karouër, selon sa coutume, ne répondit rien, et hâta le pas en faisant tournoyer son pen-bas.

La demeure de Morvan le laboureur, élu chef des chefs de la Bretagne, était située à mi-côte de la vallée de Lokfern, au milieu des derniers chaînons des montagnes Noires; de fortes palissades en troncs de chêne bruts reliés entre eux par de fortes traverses, et placées sur le revers de profonds fossés, défendaient les abords de cette métairie. En dehors de cette clôture fortifiée s'étendaient, au nord et à l'est, des bois séculaires; au midi, de vertes prairies descendaient en pente douce jusqu'aux sinuosités d'une rivière rapide bordée de saules et d'aulnaies. Le logis de Morvan, ses granges, ses écuries, ses étables, avaient l'extérieur agreste des constructions gauloises du vieux temps; une sorte de porche rustique s'étendait devant l'entrée principale de la maison; sous ce porche, et jouissant de la fin de ce beau jour d'été, se tenaient Noblède, femme de Morvan, et Josseline, jeune épouse de Vortigern. Cette toute jeune femme, d'une riante beauté, allaitait son dernier né, ayant à ses côtés ses deux autres enfants, Ewrag et Rosneven, âgés de quatre et cinq ans. Caswallan, druide chrétien, vieillard d'une figure vénérable, et dont la barbe était aussi blanche que sa longue robe, souriait doucement au petit Ewrag, qu'il tenait entre ses genoux. Noblède, femme de Morvan et sœur de Vortigern, âgée d'environ trente ans, était d'une grande beauté, quoique sa physionomie fût empreinte d'une vague tristesse, car, depuis dix années de mariage, Noblède ne connaissait pas encore le bonheur d'être mère. Son grave maintien, sa haute stature, rappelaient ces matrones qui, aux jours de l'indépendance de la Gaule, siégeaient vaillamment, à côté de leurs époux, aux conseils suprêmes de la nation. Noblède et Josseline filaient leur quenouille, tandis que les autres femmes et filles de la famille de Morvan s'occupaient des préparatifs du repas du soir ou de divers travaux domestiques, remplissant de fourrages les râteliers que les troupeaux devaient trouver garnis à leur retour des champs. Le druide chrétien Caswallan tenait sur ses genoux le petit Ewrag, et achevait de lui faire réciter sa leçon religieuse sous cette forme symbolique, lui disant: – «Enfant blanc du druide, réponds-moi; que te dirai-je?

– Dis-moi la division du nombre trois, – reprit l'enfant, – afin que je l'apprenne aujourd'hui.

– Il y a trois parties dans le monde… trois commencements et trois fins pour l'homme comme pour le chêne… trois célestes royaumes, fruits d'or, fleurs brillantes, petits enfants qui rient[A].» Ces trois célestes royaumes où se trouvent les fruits d'or, les fleurs brillantes et les enfants qui rient, mon petit Ewrag, sont les mondes où vont tour à tour renaître et continuer de vivre de plus en plus heureux ceux-là qui, dans ce monde-ci, ont accompli des actions pures et célestes. Pour les accomplir, ces actions, mon enfant, que faut-il être?

 

– Être sage, être bon, être juste… ne pas craindre la mort, car nous renaissons de monde en monde avec un corps toujours nouveau; aimer la Bretagne comme une tendre mère… et la défendre comme on défend sa mère.

– Oui, mon doux enfant, – dit Noblède en attirant à elle le fils de son frère, – souviens-toi toujours de ces mots sacrés: – Défendre la Bretagne comme on défend sa mère; – et l'épouse de Morvan embrassa tendrement Ewrag.

– Mère! mère! – s'écria le petit Rosneven en frappant joyeusement dans ses mains et s'élançant hors du portique, bientôt suivi de son frère Ewrag, – voici notre père!

Caswallan, Noblède et Josseline se levèrent aux cris joyeux des enfants, et s'avancèrent à la rencontre de deux grands chariots lourdement chargés de gerbes dorées, traînés par des bœufs. Morvan et Vortigern se tenaient assis à l'avant-train de l'une de ces voitures, entourées d'un assez grand nombre d'hommes et de jeunes gens de la famille ou de la tribu du chef des chefs, portant la faucille, la fourche et le râteau des moissonneurs. À quelque distance derrière eux, venaient les bergers et leurs troupeaux, dont on entendait au loin tinter les clochettes. Morvan, alors dans la force de l'âge, robuste et trapu comme la plupart des habitants des montagnes Noires, portait leur costume rustique: de larges braies de grosse toile blanche et une chemise de lin qui laissait entrevoir sa large poitrine et son cou hâlés, car, par cette rude et chaude journée de moisson, il avait quitté sa casaque; ses longs cheveux, châtains comme sa barbe touffue, encadraient son mâle visage, au large front, aux regards intrépides et perçants. Chez Vortigern, la mâle gravité de l'homme, de l'époux et du père, avait succédé à la fleur de l'adolescence. Ses traits exprimèrent une douce joie à la vue de ses deux enfants, qui accoururent à lui. Il les embrassa tendrement, cherchant des yeux sa femme et sa sœur, qui, accompagnées de Caswallan, ne tardèrent pas à s'approcher.

– Chère femme, la moisson sera bonne et abondante, – dit Morvan à Noblède. – Et il ajouta en se tournant vers les chariots chargés de gerbes: – As-tu jamais vu plus beaux épis, paille plus dorée?

– Morvan, – reprit Josseline, – vous moissonnez de bonne heure cette année… nous autres, du côté de Karnak, nous laisserons encore nos blés mûrir sur pied pendant quinze ou vingt jours, n'est-ce pas, Vortigern?

– Non, ma douce Josseline, – répondit-il, – j'imiterai Morvan; dès demain, nous retournerons chez nous, afin de commencer au plus vite notre moisson.

– Je vais, de plus, beaucoup vous surprendre, Josseline, – reprit Morvan; – car, au lieu de laisser, selon notre vieille et bonne coutume, les gerbes engrangées pour mûrir le grain… ce blé, moissonné aujourd'hui, sera battu cette nuit; Vortigern et moi, nous ne serons pas les derniers à jouer du fléau sur l'aire de la grange… Ainsi donc, Noblède, donne-nous vite à souper.

– Quoi, Morvan! – reprit Josseline, – vous et Vortigern, après cette rude journée de moisson, vous allez encore passer la nuit au travail?

– Joyeuse nuit, ma Josseline, – reprit Vortigern, – car, pendant que nous battrons le blé, toi et Noblède, vous nous chanterez quelque chanson… Caswallan nous dira quelque vieux bardit, et, de temps à autre, l'on défoncera une tonne d'hydromel pour réconforter les travailleurs.

– Vortigern, – dit en souriant le druide chrétien, – crois-tu donc mes bras tellement affaiblis par l'âge, que je ne puisse plus manier un fléau?

– Et nous donc? – reprit gaiement Josseline, – nous, filles et femmes de laboureurs, avons-nous donc perdu l'habitude d'apporter les gerbes sur l'aire ou d'ensacher le grain?

– Et nous donc? – dirent à leur tour le petit Ewrag et son frère Rosneven, – est-ce qu'à nous deux nous ne pourrons pas traîner une gerbe, dis, père?

– Oh! vous êtes des vaillants, chers petits, – reprit Vortigern en embrassant ses enfants, tandis que Morvan disait à sa femme:

– Noblède, n'oublie pas de faire porter quelques vivres dans la chambre des hôtes.

– Attendez-vous donc des hôtes, Morvan? – demanda gaiement Josseline. – Bien-venus ils seraient; ils nous aideraient à battre le grain.

– Ma douce Josseline, – répondit en souriant le chef des chefs, – les hôtes que j'attends mangent le plus pur froment, mais jamais ils ne se donnent la peine de le semer et de le récolter.

– La chambre des hôtes est préparée, – reprit Noblède, – le sol jonché de feuilles fraîches… Hélas! personne n'y a logé depuis les derniers jours qu'elle a été occupée par notre aïeul Amael.

– Digne grand-père! – reprit Vortigern en soupirant. – Il n'est venu chez vous que pour y languir quelques semaines et s'éteindre.

– Que sa mémoire soit bénie comme sa vie! – dit Josseline. – Je l'ai connu pendant bien peu de temps, mais je l'aimais et je le vénérais comme un père.

Bientôt la famille de Morvan et tous ceux de sa tribu qui cultivaient ses terres avec lui, hommes, femmes et enfants, au nombre de trente personnes environ, s'assirent à une longue table dressée dans une grande salle, servant à la fois de cuisine, de réfectoire et de lieu de réunion pour les veillées d'hiver. Aux murailles étaient suspendus des armes de chasse et de guerre, des filets de pêche, des brides et des selles de chevaux. Quoiqu'on fût en plein été, telle était la fraîcheur de ce pays de bois et de montagnes, que la chaleur du foyer, devant lequel avaient grillé les viandes du souper, agréait fort aux moissonneurs. Sa flamboyante clarté se joignait à celle des torches de bois résineux plantées dans des bras de fer scellés à la muraille. Lorsque les laboureurs eurent pris leur repas, Morvan se leva le premier de table en disant: – Maintenant, mes enfants, au travail!.. La nuit est sereine, nous battrons le blé sur l'aire extérieure de la grange. Deux ou trois torches plantées entre les pierres de la margelle du puits nous éclaireront en attendant le lever de la lune. Nous aurons achevé notre besogne vers une heure de la nuit, nous dormirons jusqu'au point du jour, et nous retournerons aux champs pour achever la moisson.

Les torches, placées au bord du puits, jetèrent leurs vives lueurs sur une partie de la cour et des bâtiments renfermés dans l'enceinte fortifiée. Hommes, femmes, enfants, commencèrent de décharger les chariots remplis de gerbes, tandis que ceux qui devaient battre le grain, et parmi eux Morvan, Vortigern et le vieux Caswallan, attendaient les gerbées le fléau à la main, n'ayant, pour se trouver plus à l'aise, conservé que leurs braies et leurs chemises. Les premières gerbes furent apportées au milieu de l'aire, et aussitôt retentit le bruit sourd et précipité des fléaux, vigoureusement maniés par les robustes bras des laboureurs. Dans l'appréhension d'une guerre prochaine, les Bretons se hâtaient de moissonner et d'engranger, afin de soustraire leur récolte sur pied aux ravages de l'ennemi et aussi de l'affamer, car les grains devaient être enfouis dans des cavités recouvertes de terre. Morvan, dont le front se mouillait déjà de sueur, dit en faisant voltiger rapidement son fléau: – Caswallan, tu nous a promis un bardit; repose-toi un peu et chante, cela nous donnera doublement cœur à l'ouvrage.

Le druide chrétien chanta Lez-Breiz, ce vieux bardit national[B], si doux à l'oreille des Bretons, et qui commence ainsi:

« – Entre un guerrier frank et Lez-Breiz, a été arrêté un combat en règle; – Que Dieu donne la victoire au Breton et de bonnes nouvelles à ceux de son pays! – Lez-Breiz disait à son petit serviteur, ce jour-là: – Éveille-toi, va me fourbir mon casque, ma lance et mon épée, je veux les rougir du sang des Franks; je les ferai encore sauter aujourd'hui!»

– Vieux Caswallan, – dirent les batteurs, lorsqu'il eut achevé son bardit, qui fit bouillonner leur sang d'une ardeur guerrière, – que les Franks maudits viennent nous attaquer encore, et nous dirons comme Lez-Breiz: À l'aide de nos deux bras, faisons-les encore sauter aujourd'hui. – À ce moment, les chiens des bergers, qui depuis quelques instants grondaient sourdement, aboyèrent soudain en se précipitant vers la porte de l'enceinte. Quelques instants après, Karouër parut précédant l'abbé Witchaire et ses deux moines, tous trois à cheval. – C'est ici la demeure de Morvan, – dit le guide à l'abbé, – tu peux mettre pied à terre.

– Quelles sont ces torches que je vois là-bas? – demanda le prêtre, en descendant de sa monture qu'il remit à l'un des deux moines, – quel est ce bruit sourd que j'entends?

– C'est celui des fléaux; sans doute Morvan bat le grain de sa moisson. Viens, je vais te conduire auprès de lui. – L'abbé Witchaire et son guide s'approchèrent du groupe de laboureurs éclairé par les torches; Morvan, occupé à sa besogne et assourdi par le bruit retentissant des fléaux, ne put entendre les pas des nouveaux venus. Karouër ayant frappé sur l'épaule du chef des chefs pour attirer son attention, il se retourna et dit au guide: – Ah! c'est toi; et notre homme?

– Le voici, – répondit Karouër en lui désignant son compagnon de voyage.

– Tu es l'abbé Witchaire? – reprit Morvan d'une voix encore haletante de son rude labeur; puis croisant ses deux robustes bras sur le manche de son fléau et s'y appuyant, il ajouta: – Je t'attendais, veux-tu souper?

– Je préfère m'entretenir d'abord avec toi.

– Noblède, – dit Morvan, en essuyant du revers de sa main la sueur qui baignait son front, – une torche, ma chère femme. – Et se retournant vers l'abbé: – Suis-moi. – Noblède prenant une des torches placées près de la margelle du puits, précéda son mari et l'abbé Witchaire dans la chambre destinée aux hôtes; deux grands lits y étaient préparés, ainsi qu'une table garnie de viande froide, de laitage, de pain et de fruits. Noblède, après avoir placé la torche dans un des bras de fer scellés à la muraille, se préparait à sortir, lorsque Morvan lui dit avec un accent significatif: – Chère femme, tu reviendras me donner le baiser du soir lorsque le battage du grain sera terminé. – Un regard de Noblède répondit à son mari qu'elle l'avait compris; elle quitta la chambre des hôtes, où Morvan resta seul avec l'abbé Witchaire, qui, s'adressant au chef des chefs: – Morvan, je te salue; je t'apporte un message du roi des Franks, Louis-le-Pieux, fils de Karl-le-Grand.

– Quel est ce message?

– Il se compose de peu de mots; les voici. – Et il lut: – «Les Bretons occupent une province de l'empire du roi des Franks et refusent de lui payer tribut en gage de sa royale souveraineté; de plus, le clergé breton, généralement infecté d'un vieux levain d'idolâtrie druidique, méconnaît la suprématie de l'archevêque de Tours. Telles sont les conséquences de cette funeste hérésie, que Lant-bert, comte de Nantes, a écrit ceci au roi Louis-le-Pieux: La nation bretonne est orgueilleuse, indomptable; tout ce qu'elle a de chrétien, c'est le nom; quant à la foi, au culte, aux œuvres, l'on en chercherait en vain en Bretagne[C]. Louis-le-Pieux, voulant mettre terme à une rebellion si outrageante pour l'église catholique et l'autorité royale, ordonne au peuple Breton de payer le tribut qu'il doit au souverain de l'empire des Franks, et de se soumettre aux décisions apostoliques de l'archevêque de Tours; faute de quoi, Louis-le-Pieux, par la force de ses armes invincibles, contraindra le peuple Breton à obéir.»

– Abbé Witchaire, – répondit Morvan, après quelques moments de réflexion, – Amael, aïeul du frère de ma femme, est convenu en 811 avec l'empereur Karl, que si nous ne sortions pas de nos frontières, il n'y aurait jamais guerre entre nous et les Franks. Nous avons tenu notre promesse, Karl la sienne; son fils, que tu appelles le Pieux, ne nous avait point inquiétés jusqu'ici, il veut aujourd'hui nous faire payer tribut: nous le refusons.

– Louis-le-Pieux est roi, souverain et maître de la Gaule, la Bretagne fait partie de la Gaule, donc la Bretagne lui appartient, et lui doit payer tribut.

– Nous ne payerons à ton roi aucun tribut. Quant à ce qui touche les prêtres, moi, je te dirai ceci: Avant leur arrivée en Bretagne, jamais elle n'avait été envahie; depuis un siècle tout a changé: cela devait être. Qui voit la robe noire d'un prêtre, voit bientôt luire l'épée d'un Frank.

– Tu dis vrai dans ton blasphème; tout prêtre catholique est le précurseur de la royauté franque.

– Nous n'avons que trop de ces précurseurs-là. Malgré leurs querelles avec l'archevêque de Tours, les bons prêtres sont rares, les mauvais nombreux. Lors des dernières guerres, plusieurs de vos gens d'église, établis en Bretagne, ont servi de guides aux Franks, d'autres ont amené la trahison de quelques-unes de nos tribus en les persuadant que résister à vos rois, c'était encourir la colère du ciel. Malgré ces trahisons, nous avons défendu notre liberté, nous la défendrons encore.

 

– Morvan, tu es un homme sensé; s'agit-il de vous asservir? non; de vous déposséder de vos terres? non. Que demande Louis-le-Pieux? Que vous lui payiez tribut en hommage de sa souveraineté, rien de plus.

– C'est trop, car c'est inique.

– Écoute-moi; compare les épouvantables malheurs que subira la Bretagne si elle refuse de reconnaître la souveraineté de Louis-le-Pieux. Peux-tu préférer le ravage de tes champs, de tes moissons, la perte de tes bestiaux, la ruine de ta demeure, l'esclavage de tes proches, au payement volontaire de quelques sous d'or versés pour ta part dans le trésor du roi des Franks?

– Certes, je préférerais payer vingt sous d'or et n'être point ruiné, mais…

– Laisse-moi achever; il ne s'agit point seulement des biens de la terre; mais tu as une femme, une famille, des amis? Voudrais-tu, par vain orgueil de rébellion, exposer tant de personnes chères à ton cœur, aux chances horribles de la guerre? d'une guerre sans pitié, je te le déclare! Et cela, au moment où, selon toi, tu ne retrouves plus dans le peuple Breton son indomptable énergie d'autrefois?

– Non, – répondit Morvan d'un air sombre et pensif, les coudes appuyés sur ses genoux et son front caché dans ses deux mains, – non, le peuple Breton n'est plus ce qu'il était jadis!

– À mes yeux, ce changement est une des divines conquêtes de la foi catholique; à tes yeux c'est un mal, soit, ne discutons pas; mais enfin ce mal existe, tu es forcé de l'avouer; la Bretagne, jadis invincible, a été depuis un siècle plusieurs fois envahie par les Franks! Ce qui est arrivé doit arriver encore! Et pourtant, malgré cette défiance de tes forces, malgré la certitude de succomber, tu veux essayer une lutte impitoyable, au lieu de payer librement un tribut qui n'aliène en rien ta liberté et celle des tiens.

Morvan, ébranlé par les insidieuses paroles de l'abbé, garda le silence, puis il dit lentement et avec effort: – Mais enfin, à quelle somme se monterait le tribut que demande ton roi?

Witchaire tressaillit de joie à ces paroles de Morvan, qu'il crut décidé à une lâche soumission. À ce moment Noblède entra pour donner le baiser du soir à son époux; celui-ci rougit et devint de plus en plus sombre à l'aspect de sa femme; il la laissa s'approcher de lui sans aller affectueusement à sa rencontre, ainsi qu'il en avait coutume. La Gauloise devina presque la vérité à l'air embarrassé de Morvan et à la physionomie triomphante de l'abbé frank; mais dissimulant son chagrin, elle s'avança près de son époux toujours assis, et lui baisa les mains, selon son habitude de chaque soir; à ces caresses, le chef Breton tressaillit, sa volonté chancelante se raffermit, et, à la vue de sa femme, il l'étreignit passionnément contre sa poitrine, au grand courroux de Witchaire, qui voyait ainsi détruire en un instant le résultat de son insidieux entretien. Heureuse et fière de sentir répondre aux battements de son cœur les vaillants battements du cœur de son mari, la Gauloise le tenant toujours embrassé, s'écria, en jetant un regard de haine et mépris sur le prêtre: – D'où vient donc cet étranger? que veut-il? Nous apporte-t-il la paix ou la guerre?

Morvan ne répondit rien; de nouvelles incertitudes, ébranlant sa résolution, succédaient en lui à la salutaire influence de la présence de Noblède. Celle-ci, surprise de ce silence, reprit d'un air digne et triste: – Morvan, je t'ai demandé si cet étranger nous apportait la paix ou la guerre?

– Ce moine est envoyé par le roi des Franks; – répondit brusquement le chef Breton; – qu'il apporte la paix ou la guerre, c'est l'affaire des hommes et non la vôtre, femme!

Noblède, douloureusement affectée des paroles de son mari, le regardait avec une surprise croissante, lorsque l'abbé croyant le moment opportun pour obtenir de Morvan une décision favorable, lui dit: – Je repars à l'instant; quelle réponse porterai-je à Louis-le-Pieux?

– Vous ne pouvez vous remettre en route sans avoir pris du repos, – se hâta de dire Noblède, en interrogeant du regard son mari qui semblait retombé dans ses pénibles incertitudes; – il sera temps de partir au lever du soleil.

– Non, non, – reprit vivement l'abbé, redoutant l'influence de la Gauloise sur l'esprit de son mari, – je repars à l'instant. Réponds, Morvan! Porterai-je à Louis-le-Pieux des paroles de paix ou de guerre?

Mais le chef Breton se leva et se dirigeant vers la porte, répondit à Witchaire: – Je veux la nuit pour réfléchir; – et malgré les instances de l'abbé, il sortit de la chambre des hôtes avec Noblède.

Quelques instants après, Morvan, sa femme, Vortigern et Caswallan étaient réunis non loin de la maison sous un chêne immense; la lune se levait radieuse à l'horizon. Le chef Breton tendit la main à Noblède, et lui dit: – Ma bien-aimée femme, mes paroles ont été dures; pardonne-les-moi.

– Elles m'avaient affligée, non blessée. Ce n'est pas à toi que je les reproche, mais à ce prêtre étranger.

– Oui, ébranlé par son langage, ma résolution chancelait, mais à ta vue, chère femme, j'ai ressenti le remords de ma faiblesse.

– Et ce messager du roi des Franks, – reprit Vortigern, – que veut-il?

– Si nous consentons à payer tribut à Louis-le-Pieux et à le reconnaître comme souverain, nous éviterons une guerre implacable. J'ai hésité un moment, et je l'avoue, j'hésite encore devant les désastres d'une lutte nouvelle.

– Hésiter! – s'écria Vortigern, – quoi! céder à la menace?

– Frère, – répondit tristement Morvan, – le peuple Breton n'est plus ce qu'il était jadis!

– Tu dis vrai, – reprit Caswallan, – le souffle catholique, toujours mortel à la liberté des peuples, a passé sur ce pays; le patriotisme d'un grand nombre de nos tribus s'est refroidi; veux-tu l'éteindre? Subissons une paix honteuse, et avant un siècle, la Bretagne sera peuplée d'esclaves!

– Frère, frère! – ajouta Vortigern, en s'adressant au chef des chefs, – prends garde! céder à la menace au lieu de retremper l'énergie bretonne dans cette lutte sainte, trois fois sainte, contre l'étranger, c'est nous perdre par l'avilissement! Aujourd'hui nous payerons tribut au roi des Franks pour éviter la guerre; demain, nous lui concéderons la moitié de nos terres pour qu'il nous laisse maîtres du reste; plus tard nous subirons l'esclavage, ses hontes, ses misères, pour conserver seulement notre vie: la chaîne sera rivée; nous la traînerons durant des siècles!

– O malheur et infamie sur la Bretagne! – s'écria Noblède avec une indignation douloureuse; – sommes-nous donc tombés si bas, que l'on en vienne à mesurer la longueur de notre chaîne? Quoi! voici trois hommes vaillants, sages, éprouvés, perdant leur temps et leurs paroles à discuter l'insolente menace d'un roi frank! et pour lui répondre il ne fallait qu'une minute, qu'un mot: LA GUERRE!

Les trois Bretons bondirent à ce mot de: guerre prononcé par Noblède avec un héroïque enthousiasme; elle poursuivit dans son exaltation croissante: – O Gaulois dégénérés! il y a huit siècles, en ce pays où nous sommes, César, le plus grand capitaine du monde, commandant la plus formidable armée du monde, envoya aussi des messagers sommer la Bretagne de lui payer tribut; on répondit à ces Romains en les chassant honteusement de la cité de Vannes; le soir même, Hêna, notre aïeule, offrait son sang à Hésus pour la délivrance de la Gaule, et le cri de guerre retentissait d'un bout à l'autre du pays, je t'en prends à témoin, astre sacré, toi qui éclairas cette nuit sublime! – s'écria Noblède en levant ses mains vers l'Armorique, – Albinik le marin et sa femme Méroë, accomplissaient un voyage de vingt lieues à travers les plus fertiles contrées de la Bretagne, incendiées par les populations elles-mêmes! César n'avait plus devant lui qu'un désert de ruines fumantes, et le jour de la bataille de Vannes, toute notre famille, femmes, jeunes filles, enfants, vieillards, combattaient ou mouraient vaillamment! Ah! ceux-là s'inquiétaient peu des terribles chances de la bataille! Vivre libres ou périr, telle était leur foi; ils la scellaient de leur sang; et allaient revivre dans les mondes inconnus! – Noblède parlait ainsi, lorsque l'abbé Witchaire, qui s'était adressé aux gens de la ferme pour retrouver Morvan, s'approcha du chêne, autour duquel il vit le chef breton, Caswallan, Noblède et Vortigern. Quoique la lune brillât de tout son éclat au firmament étoilé, les premiers feux de l'aube, hâtive à la fin du mois d'août, rougissaient déjà l'Orient. – Morvan, – dit l'abbé Witchaire, – le jour va bientôt paraître, je ne puis attendre plus longtemps; quelle est ta réponse au message de Louis-le-Pieux?