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Les mystères du peuple, Tome V

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– Prêtre! ma réponse ne te chargera pas la mémoire: «Va dire à ton roi que nous lui payerons tribut… avec du fer[D].»

– Tu veux la guerre! tu l'auras donc sans merci ni pitié! – s'écria l'abbé furieux, et s'élançant sur son cheval, que les moines venaient d'amener, il ajouta en se retournant vers le chef des chefs: – La Bretagne sera ravagée, incendiée! il ne restera pas une maison debout. Tremble! le dernier jour de ce peuple est arrivé! – En prononçant ces derniers mots, le prêtre sembla du geste maudire et anathématiser le chef breton; éperonnant alors son cheval avec rage, et suivi de ses deux moines, il s'éloigna rapidement. Au bout d'un quart d'heure à peine, Witchaire entendit derrière lui le galop d'un cheval; il se retourna et vit venir un cavalier à toute bride: c'était Vortigern. L'abbé s'arrêta, cédant à un dernier espoir; il dit au frère de Noblède: – Puisse ta venue être d'un heureux présage. Morvan regrette sans doute sa résolution insensée?

– Morvan regrette que dans ta précipitation, toi et tes deux moines, vous soyez partis sans guides; vous pourriez vous égarer dans nos montagnes. Je t'accompagnerai jusqu'à la cité de Guenhek; là, je te donnerai un guide sûr, qui te conduira jusqu'aux frontières.

– Jeune homme, écoute-moi. Tu es, m'a-t-on dit, le frère de l'épouse de Morvan; tâche, pour le salut de la Bretagne, de faire revenir cet homme sur sa résolution insensée.

– Moine, les feux allumés sur nos montagnes pendant la dernière nuit de ton voyage étaient un signal d'alarme donné à nos tribus de se préparer à la guerre, et de hâter leurs récoltes; ton roi veut la guerre, il aura la guerre! Pas un mot de plus à ce sujet. Maintenant, réponds, je te prie, à une question: Tu viens de la cour d'Aix-la-Chapelle? Que sont devenues les filles de l'empereur Karl?

L'abbé regarda Vortigern avec surprise et reprit: – Que t'importe le sort des filles de l'empereur?

– Il y a huit ans j'ai accompagné mon aïeul à Aix-la-Chapelle; là, j'ai vu les filles de Karl. Telle est la cause de ma curiosité sur leur sort.

– Les filles de Karl ont été, par l'ordre de leur frère Louis-le-Pieux, reléguées dans des monastères, – répondit brusquement Witchaire. – Puissent-elles par leur repentir mériter le pardon de leur abominable libertinage.

– Thétralde a-t-elle partagé le sort de ses sœurs?

– Thétralde est morte depuis longtemps.

– Elle! – s'écria Vortigern sans pouvoir cacher son émotion. – Pauvre enfant!.. morte si jeune!

– De celle-là, du moins, l'auguste Karl n'a jamais eu à rougir.

– Quelle a été la cause de la mort de cette enfant?

– On l'ignore. Elle avait joui jusqu'à quinze ans d'une santé florissante, soudain elle est devenue languissante, maladive, et à seize ans à peine elle s'est éteinte entre les bras de son père, qui l'a toujours pleurée. Mais assez parlé des filles de Karl-le-Grand; une dernière fois veux-tu, oui ou non, tenter de faire revenir Morvan de sa résolution, qui sera la perte de ce pays? Tu gardes le silence; est-ce un refus? Réponds, réponds donc! – Vortigern, absorbé dans ses pensées, resta muet et triste, songeant à cette enfant morte si jeune, et dont le souvenir touchant avait longtemps rempli son cœur. L'abbé, impatienté du silence prolongé du Breton, lui mit la main sur l'épaule et lui dit: – Je te demande si tu veux, oui ou non, tenter de faire renoncer Morvan à sa résolution insensée?

– Une dernière fois je te dis ceci, moine: Ton roi veut la guerre, il aura la guerre. – Et Vortigern, retombé dans ses réflexions, chemina silencieux à côté de Witchaire jusqu'à ce que les cavaliers eussent atteint la cité de Guenhek. Là, Vortigern confia la conduite de l'abbé à un guide sûr, et tandis que le messager de Louis-le-Pieux se dirigeait vers les frontières de la Bretagne, le frère de Noblède regagna la demeure de Morvan.

LE DÉFILÉ DE GLEN-CLAN

Le défilé de Glen-Clan est le seul passage praticable à travers le dernier chaînon des montagnes Noires, ceinture de granit qui défend le cœur de la Bretagne. Il est si étroit, le défilé de Glen-Clan, qu'un chariot peut à peine y trouver passage; elle est si rapide, la pente du défilé de Glen-Clan, que six paires de bœufs suffisent à peine à traîner un chariot sur sa rampe escarpée, du haut de laquelle une pierre roulerait d'elle-même avec vitesse jusqu'en bas de ce chemin creusé comme le lit d'un torrent, au fond d'immenses rochers à pic de cent pieds de hauteur. Un bruit lointain, d'abord confus, et de plus en plus rapproché, vient troubler le profond silence de cette solitude; on distingue peu à peu le sourd piétinement de la cavalerie, le cliquetis des armes de fer sur des armures de fer, le pas cadencé de nombreuses troupes de piétons, le cri de la roue des chariots cahotant sur un sol pierreux, le hennissement des chevaux, le mugissement des attelages de bœufs; tous ces bruits divers se rapprochent, grandissent, se confondent, ils annoncent l'approche d'un corps d'armée considérable. Soudain le cri lugubre et prolongé d'un oiseau de nuit se fait entendre à la cime des roches qui surplombent les défilés; d'autres cris, de plus en plus éloignés, répondent au premier signal comme un écho de plus en plus affaibli; puis l'on n'entend plus rien… rien que le bruit tumultueux du corps d'armée qui s'avance. Une petite troupe paraît à l'entrée de ce tortueux passage, un moine à cheval la guide; toujours les gens d'église, toujours! lorsqu'il s'agit d'une conquête spoliatrice et sanglante! À côté de ce moine marche un guerrier de grande taille, revêtu d'une riche armure; son bouclier blanc, sur lequel sont peintes trois serres d'aigle, pend à l'arçon de sa selle, une masse de fer pend de l'autre côté; derrière ce chef frank s'avancent quelques cavaliers accompagnés d'une vingtaine d'archers saxons, reconnaissables à leurs larges carquois.

– Hugh, – dit le chef des guerriers à l'un de ses hommes, – prends avec toi deux cavaliers, cinq ou six archers te précéderont pour s'assurer que nous n'avons pas à craindre d'embuscade; à la moindre attaque, repliez-vous sur nous en poussant le cri d'alarme. Je ne veux pas imprudemment engager le gros de ma troupe dans ce défilé. – Hugh obéit à son chef. Cette petite avant-garde, hâtant le pas malgré la pente rapide de la route tortueuse, disparut à l'un de ses tournants.

– Neroweg, la mesure est sage, – dit le moine; – l'on ne saurait s'avancer avec trop de précaution dans ce maudit pays de Bretagne; je l'habite depuis longtemps, je le connais.

– Ainsi, au sortir de ces défilés, nous entrerons dans un pays de plaine?

– Oui, mais auparavant nous aurons à traverser le marais de Peulven et la forêt de Cardik; puis nous arriverons aux vastes landes de Kennor, rendez-vous des deux autres corps d'armée de Louis-le-Pieux qui se dirigent vers ce point en traversant la rivière de la Vilaine et le défilé des monts Oroch, comme nous allons traverser celui-ci. Morvan, attaqué de trois côtés, est perdu.

– Je crains toujours de tomber dans quelque embuscade. Comment un passage aussi important que celui-ci n'est-il pas défendu?

– Tu vas le comprendre. Je t'ai dit le plan de campagne de Morvan, tel qu'il m'a été livré par Kervor, excellent catholique, et chef des tribus du sud que nous venons de traverser sans rencontrer la moindre résistance.

– Il est vrai; ces populations nous apportaient des vivres, et à ta voix s'agenouillaient à notre passage.

– Du temps des autres guerres, tu aurais laissé la moitié de tes troupes dans ce pays entrecoupé de marécages, de haies et de bois; aujourd'hui, tu l'as traversé en maître! D'où vient ce changement? de ce que la foi catholique pénètre peu à peu chez ces peuples jusqu'alors indomptables; nous leur avons prêché la soumission à Louis-le-Pieux, les menaçant du feu éternel s'ils résistaient à vos armes. Ils ont craint l'enfer et nous ont obéi.

– En effet, plusieurs Centeniers de ces vieilles bandes, qui ont guerroyé ici du temps de Karl-le-Grand, me disent chaque jour qu'ils ne reconnaissent plus ce peuple breton, jadis presque invincible. Cependant, moine, malgré tes explications, je ne puis comprendre que le passage de ces défilés soit abandonné.

– Rien de plus simple, cependant; Morvan, d'après son plan de campagne, comptait sur la résistance des tribus que nous venons de traverser, et que cette résistance durerait deux ou trois jours; Kervor, chef de ces tribus, est au contraire venu m'instruire des desseins de Morvan, et m'assurer que ses hommes ne se battraient pas; ces excellents catholiques ont tenu parole; aussi, en un jour, sans tirer l'épée, tu as traversé un pays qui, sans la défection de Kervor, devait te coûter plus de trois jours de bataille et le quart de tes troupes. Morvan, ne se doutant pas de ta prompte arrivée aux défilés de Glen-Clan, ne les enverra occuper que ce soir ou demain; il n'a pas assez de combattants pour les laisser un ou deux jours oisifs, surtout lorsqu'il est attaqué de trois côtés différents par trois corps d'armée.

– Je n'ai rien à répondre à cela, père en Christ; tu connais le pays mieux que moi. Ah! que cette guerre réussisse, j'aurai ma part des terres de la conquête. Selon la promesse de Louis-le-Pieux, je deviendrai aussi puissant seigneur en Bretagne que Gonthram, mon frère aîné, l'est en Auvergne, depuis la conquête de Clovis.

– Et tu n'oublieras pas de doter les églises. Songes-y, sans l'appui des prêtres catholiques, aucune conquête n'est possible!

– Je ne serai pas ingrat, bon père; j'emploierai une partie du butin que nous ferons ici à bâtir une chapelle à saint Martin, pour lequel notre famille a toujours conservé une dévotion particulière; mais, toi, qui sais les usages de ces damnés Bretons, en quels lieux cachent-ils leur argent? L'on dit que lorsqu'ils fuient leurs maisons, ils ne laissent que les quatre murs, et se retirent, avec leurs trésors, au fond de retraites inaccessibles?

 

– Quand nous arriverons au cœur du pays, où s'est concentrée la résistance, je t'indiquerai le moyen de découvrir ces riches cachettes; elles sont presque toujours enfouies au pied de certaines pierres druidiques, pour lesquelles grand nombre de ces païens conservent un culte idolâtre; ils croient ainsi mettre leurs trésors sous la protection de leurs dieux exécrables!

– Mais, ces pierres, où les chercher? À quels signes les reconnaître?

– C'est mon secret, Neroweg; ce sera le nôtre, lorsque nous serons, je te l'ai dit, au cœur du pays. – En devisant ainsi, le moine et le chef frank gravissaient lentement les pentes escarpées du défilé; de temps à autre quelqu'un des cavaliers ou des soldats de pied, détachés en éclaireurs, venaient instruire Neroweg de leurs observations. Enfin, Hugh, de retour, apprit à son chef que rien ne pouvait faire soupçonner une embuscade. Neroweg, complétement rassuré par ces rapports et par les affirmations du moine, donna l'ordre de faire avancer ses troupes, les hommes de pied d'abord, ensuite les cavaliers, après eux les bagages, et enfin un dernier corps de soldats de pied. Le corps d'armée s'ébranlant, s'engagea dans cette passe si resserrée, que quatre hommes pouvaient à peine y marcher de front. Cette longue et tortueuse file d'hommes, couverts de fer, pressés les uns contre les autres, et cheminant lentement, offrait, du sommet des rochers qui dominaient cette route étroite, un aspect étrange; on eût dit un gigantesque serpent à écailles de fer déployant ses replis sinueux dans un ravin creusé entre deux murailles de granit. La confiance des Franks, assez ébranlée au moment où ils s'engagèrent dans ce passage si propice aux embuscades, se raffermit bientôt. Déjà l'avant-garde, que précédaient Neroweg et le moine, approchait de l'issue du défilé de Glen-Clan, tandis que, commençant à peine à y entrer, les chariots de bagages, attelés de bœufs, se mettaient en mouvement suivis de l'arrière-garde, composée de cavaliers Thuringiens et d'archers Saxons. Les derniers chariots et la tête de l'arrière-garde entraient dans le défilé, lorsque soudain le cri lugubre d'un oiseau de nuit, cri semblable à ceux qui avaient salué l'approche des Franks, retentit de loin en loin sur la cime des deux escarpements; aussitôt s'en détachant, poussés par des bras invisibles, plusieurs énormes blocs de rochers roulèrent, bondirent du haut en bas des montagnes avec le fracas de la foudre, tombèrent au milieu des chariots, et en broyèrent un grand nombre, écrasant ou mutilant leurs attelages. Les voitures brisées, les bœufs tués ou furieux de leurs blessures, s'affaissant ou se ruant les uns contre les autres, jetèrent un désordre effroyable dans l'arrière-garde des Franks, hors d'état d'avancer parmi ces obstacles, et ainsi séparée du gros des troupes, elle fut réduite à l'impuissance. Dans toute la longueur du défilé de Glen-Clan, des fragments de rochers roulèrent ainsi du haut des cimes, écrasant, décimant la file compacte des guerriers; ce gigantesque serpent de fer, mutilé, coupé en plusieurs tronçons ensanglantés, grouillait convulsivement au fond du ravin, lorsque ses deux faîtes, se couronnant d'une foule de Bretons, jusqu'alors cachés, ceux-ci firent pleuvoir une grêle de flèches, d'épieux, de pierres, sur les cohortes franques éperdues, épouvantées, impuissantes et enserrées entre ces deux murailles de granit, du sommet desquelles nos rudes hommes envoyaient à l'ennemi une mort prompte et sûre. Vortigern commandait ces vaillants, son arc d'une main, son carquois au côté; pas un de ses traits ne manquait son but. Terrible boucherie! superbe carnage! les cris de guerre et de triomphe des Gaulois armoricains répondaient aux imprécations des Franks! terrible boucherie! superbe carnage! cela dura tant que nos hommes eurent à lancer une pierre, un trait, un épieu. Ses munitions et celles de ses compagnons épuisées, Vortigern s'écria de la cime d'un rocher, en faisant aux Franks un geste de défi: – Nous défendrons ainsi notre sol pied à pied; chacun de vos pas sera marqué par votre sang ou par le nôtre: toutes nos tribus ne sont pas lâches et traîtres comme celles de Kervor, le bon catholique!

– Et Vortigern entonna le chant guerrier laissé par son aïeul Scanvoch, le frère de lait de Victoria la Grande: « – Ce matin nous disions: – Combien sont-ils donc ces Franks? – Combien sont-ils donc ces barbares? – Ce soir nous dirons: – Combien étaient-ils ces Franks? – Combien étaient-ils ces barbares?»

LE MARAIS DE PEULVEN

Le parais de Peulven est immense; il forme, à l'est et au sud, une sorte de baie; ses rives sont bordées par la lisière de l'épaisse forêt de Cardik; au nord et à l'ouest, il baigne la pente adoucie des collines qui succèdent aux derniers chaînons des montagnes Noires dont les cimes apparaissent à l'horizon, empourprées par les derniers rayons du soleil; une jetée, ou langue de terre aboutissant aux confins de la forêt, traverse le marais de Peulven dans toute sa longueur; le silence est profond dans cette solitude; les eaux dormantes réfléchissent les teintes enflammées du couchant; de temps à autres des volées de courlis, de hérons et d'autres oiseaux aquatiques, s'élevant du milieu des roseaux dont le marais est en partie couvert, tournoient ou montent vers le ciel en poussant leurs cris plaintifs. Plusieurs cavaliers franks, après avoir gravi le revers de la colline, arrivent à son faîte, y arrêtent leurs chevaux; leurs regards plongent au loin sur le marais, et après quelques moments d'examen ils tournent bride afin d'aller rejoindre Neroweg et le moine dont les soldats ont été décimés, quelques heures auparavant, au fond des défilés de Glen-Clan, et, ensuite, continuellement harcelés sur leur route par de petites troupes de Bretons qui, embusquées derrière les haies ou dans de profonds fossés à demi couverts de broussailles, attaquaient à l'improviste l'avant-garde ou l'arrière-garde des Franks, et après des engagements acharnés disparaissaient à travers ce terrain coupé d'obstacles de toute nature, impraticable à la cavalerie, et complétement inconnu des soldats de pied qui n'osaient s'éloigner de la colonne principale, craignant de tomber dans de nouvelles embuscades. Neroweg, à cheval, à côté du moine, se tenait au sommet d'une colline peu éloignée de celle que les éclaireurs avaient gravie; il attendait leur retour pour continuer sa route. À quelque distance du chef, l'avant-garde faisait halte; plus loin, le gros de ses troupes faisait halte aussi; une partie de l'arrière-garde avait dû rester à une lieue de là pour garder les bagages, les chariots et les blessés de ce corps d'armée qui auraient ralenti sa marche. Les traits du chef des Franks étaient sombres, abattus; il disait au moine: – Ah! quelle guerre! quelle guerre! J'ai combattu les North-mans, lorsqu'ils ont attaqué nos camps fortifiés à l'embouchure de la Somme et de la Seine; ces damnés pirates sont de terribles ennemis, aussi prompts à l'offensive qu'à la retraite qu'ils trouvent dans ces légers bateaux à bord desquels ils viennent des mers du Nord jusque sur les côtes de la Gaule; mais par saint Martin! ces maudits Bretons sont encore plus endiablés, plus insaisissables que ces pirates, redoutables hommes pourtant que ces North-mans! ils ont été l'inquiétude des dernières années de Karl, le grand empereur! ils sont la désolation de son fils. – Puis Neroweg répéta d'un air sinistre, – Ah! quelle guerre! quelle guerre!

Le moine se retourna sur sa selle, et étendant la main dans la direction que les troupes des Franks venaient de parcourir, il dit à Neroweg: – Regarde vers l'Occident.

Le chef des Franks, suivant l'indication du prêtre, vit derrière lui, de loin en loin, des tourbillons de fumée teintée de feu qui s'élevaient des collines que l'armée laissait derrière elle. Le moine dit alors au Frank:

– Vois! l'incendie signale partout notre passage; les bourgs, les villages abandonnés par leurs habitants en fuite, ont été par nos ordres livrés aux flammes; les Bretons n'ont pas, comme les pirates North-mans, la ressource de leurs bateaux pour fuir sur l'Océan avec leurs richesses. Nous poussons devant nous ces populations fuyardes, les deux autres corps d'armée de Louis-le-Pieux font de leur côté une pareille manœuvre, aussi devons-nous comme eux arriver demain matin dans la vallée de Lokfern; là se trouveront refoulées, acculées, les populations attaquées depuis plusieurs jours au sud, à l'est et au nord; là, entourées d'un cercle de fer, elles seront anéanties ou emmenées en esclavage. Ah! cette fois la Bretagne à jamais domptée sera soumise enfin à la foi catholique et à la puissance des Franks! Qu'importe que tes soldats aient été décimés pour le triomphe de la foi et de la royauté franque! les troupes qui te restent, jointes aux autres corps de l'armée, ne suffiront-elles pas pour exterminer les Bretons?

– Moine, – répondit brusquement Neroweg, – tes paroles ne me consolent pas de la mort de tant de vaillants guerriers, dont les os blanchiront au fond du défilé de Glen-clan et dans les bruyères de ce maudit pays!

– Envie plutôt leur sort; ils sont morts pour la religion, le paradis leur est assuré.

Neroweg hocha la tête et reprit après un assez long silence: – Tu m'as promis de m'indiquer les lieux où ces païens Bretons enfouissent leurs richesses?

– Écoute: au delà du marais de Peulven que nous devons traverser, est une forêt profonde, où se trouvent grand nombre de pierres druidiques; je suis certain qu'en fouillant à leurs pieds, nous trouverons de grosses sommes d'argent enfouies là depuis le commencement de la guerre.

– Et à cette forêt, quand arriverons-nous?

– Ce soir, avant la tombée de la nuit.

– Engager mes troupes si tard dans cette, forêt, et tomber dans quelque embuscade pareille à celle du défilé, non! non! – s'écria Neroweg; – le jour touche à sa fin, nous camperons cette nuit au milieu des collines nues où nous sommes; l'on n'a point à redouter ici de surprises.

– Tes éclaireurs sont de retour, – dit le prêtre au chef des Franks, – interroge-les avant de prendre une résolution.

– Neroweg, – dit l'un des cavaliers qui venaient de descendre le versant de la colline opposée, – aussi loin que la vue peut s'étendre, l'on n'aperçoit rien sur le marais, pas un homme, pas un bateau et sur ses rives aucune hutte, aucun retranchement. La lisière d'une grande forêt borne ce marais à l'horizon.

Le chef frank, impatient de juger de la disposition du terrain, eut bientôt, suivi du moine, atteint le faîte de la colline; de là il vit l'incommensurable nappe d'eau dont la morne surface miroitait aux derniers feux du soleil couchant; la chaussée verdoyante, coupant de grands massifs de roseaux, allait rejoindre la lisière de la forêt. – Il n'y a pas du moins à craindre d'embûches durant la traversée de cette solitude, – dit Neroweg; – cette marche peut durer une demi-heure au plus.

– Et il reste environ une heure de jour, – reprit le moine. – La forêt que tu aperçois là-bas s'appelle la forêt de Cardik; elle s'étend très-loin à droite et à gauche du marais, puisque à l'ouest elle atteint le rivage de la mer armoricaine; mais la partie qui fait face à la jetée a tout au plus un demi-quart de lieue de largeur; nous pourrons l'avoir traversée avant la fin du jour, et nous arriverons alors aux landes de Kennor, plaine immense où tu pourras camper en toute sécurité. Demain à l'aube, nous retournerons dans la forêt fouiller au pied des pierres druidiques où doivent être enfouies les richesses des Bretons.

Neroweg, après quelques moments d'hésitation, tenté par la cupidité, envoya un homme de son escorte donner l'ordre à ses troupes de se mettre en marche afin de traverser la chaussée, large d'environ trente pieds, parfaitement plane, recouverte d'herbe fine et accessible aux regards d'un bout à l'autre. Neroweg se sentit rassuré; néanmoins se souvenant des rochers de Glen-Clan, il ordonna prudemment à plusieurs cavaliers de précéder de cent pas les troupes. Celles-ci, à la suite de leur chef, commençant de défiler sur la chaussée, elle fut bientôt couverte de troupes dans toute sa longueur; au loin l'on voyait massées depuis le pied jusqu'au sommet de la colline les dernières cohortes de l'armée, s'ébranlant à mesure qu'arrivait leur tour de passage. Soudain, de loin en loin et du milieu de plusieurs massifs de roseaux, disséminés le long de la langue de terre, s'élevèrent des cris d'oiseaux de nuit, cris semblables à ceux qui avaient déjà retenti sur la cime des rochers de Glen-clan. À ce signal les coups sourds et réitérés de plusieurs cognées semblèrent répondre, puis la chaussée, en différents endroits, s'effondra sous les pieds des soldats; malheur à ceux qui se trouvèrent sur ces espèces de trappes, construites de poutres et de fortes claies cachées sous une couche de terre gazonnée; cette invention, due à Vortigern, qui durant ses longues veillées d'hiver s'amusait au charronnage; cette invention fort simple était d'un succès certain; ces ponts mobiles pouvaient ou supporter le poids des troupes qui les traversaient, ou basculer sous leurs pas, si l'on coupait à coups de hache certaines énormes chevilles de bois, seul point d'appui de ces planchers volants. Vortigern et bon nombre d'hommes de sa tribu, plongés dans l'eau jusqu'au cou, s'étaient tenus immobiles, muets, invisibles au milieu des roseaux qui à l'endroit des trappes bordaient la jetée. Lorsqu'elle fut entièrement couverte de soldats Franks, les haches jouèrent, les chevilles, tombèrent, et elle se trouva soudain coupée par plusieurs tranchées de vingt pieds de largeur au fond desquelles s'entassèrent pêle-mêle piétons, cavaliers et chevaux, reçus dans leur chute sur la pointe aiguë d'une grande quantité de pieux enfoncés à fleur d'eau. À l'aspect de ces terribles piéges s'ouvrant sous leurs pas, aux cris féroces des blessés, un effroyable désordre suivi d'une terreur panique se répand parmi les Franks; croyant la chaussée partout minée, ils refluent éperdus les uns sur les autres, soit en avant, soit en arrière des tranchées; les chevaux épouvantés se cabrent, se renversent, ou furieux s'élancent dans le marais où ils disparaissent avec leurs cavaliers. Au plus fort de la déroute, Vortigern et ses Bretons, choisis parmi les meilleurs archers, se dressent du milieu des roseaux et font pleuvoir une grêle de traits sur cet amoncellement de guerriers éperdus de frayeur, se foulant aux pieds ou écrasés par les chevaux; d'autres cris de guerre lointains répondent à l'appel de Vortigern, et une foule de Bretons sortis de la lisière de la forêt se rangent en bataille sur la rive du marais, prêts à disputer aux Franks le passage, s'ils osaient le tenter. La vue de ces nouveaux ennemis porte à son comble la panique des troupes de Neroweg; au lieu de marcher vers la lisière de la forêt, elles tournent casaque afin de rejoindre le gros de l'armée encore massée sur la colline, et se ruent de ce côté avec une telle furie que la profondeur des tranchées est bientôt comblée par les corps d'une foule de guerriers blessés, mourants ou morts, et cet entassement de cadavres sert de pont aux fuyards criblés de traits par les Bretons. Alors Vortigern et ses vaillants répètent ce chant de guerre dont avaient déjà retenti les défilés de Glen-Clan: « – Ce matin, nous disions: – Combien sont-ils ces Franks? – Combien sont-ils ces barbares? – Ce soir, nous disons: – Combien étaient-ils ces Franks? – Combien donc étaient-ils ces barbares?»

 
LA FORÊT DE CARDIK

– Quelle guerre! quelle guerre! – disaient les guerriers de Louis-le-Pieux, laissant à chaque pas les ossements de leurs compagnons au milieu des rochers et des marais de l'Armorique. Quelle guerre! chaque haie des champs, chaque fossé des prairies cache un Breton au coup d'œil sûr, à la main ferme: la pierre de la fronde, la flèche de l'arc sifflent et ne manquent jamais le but… Quelle guerre! Le creux des précipices, la vase des eaux dormantes, engloutissent les cadavres des soldats franks; pénètrent-ils dans les forêts, le danger redouble; chaque taillis, chaque cime d'arbre recèle un ennemi. Aussi la veille, n'osant pénétrer dans la forêt de Cardik, soudain environnée d'une ceinture de braves, Neroweg, échappé au désastre du marais de Peulven, Neroweg a fui en disant: – Quelle guerre! quelle guerre! – La nuit, il l'a passée, ainsi que son armée, de plus en plus amoindrie, la nuit il l'a passée sur les collines, où il ne redoutait pas d'embuscades. Voici l'aube; la honte, la rage au cœur, songeant à sa déroute de la veille, le chef frank fait sonner trompettes et clairons. À la tête de ses guerriers il traverse de nouveau la jetée du marais; il veut pénétrer de vive force dans la forêt de Cardik. Piétons et cavaliers foulent de nouveau les cadavres entassés dans la profondeur des tranchées; aucune embuscade n'a retardé le passage des Franks. Au lever du soleil les dernières phalanges ont traversé le marais, toutes les troupes de Neroweg sont développées sur la lisière de la forêt; elle sert de retraite aux Gaulois armoricains; ils s'y sont retirés la veille. Ces bois séculaires s'étendent à l'ouest jusqu'aux bords escarpés d'une rivière qui se jette dans la mer, et à l'est, jusqu'à d'insondables précipices. Furieux de sa défaite de la veille, espérant piller les richesses enfouies au pied des pierres druidiques, le chef frank peut à peine contenir son ardeur farouche; toujours accompagné du moine, grièvement blessé la veille, il s'avance vers la forêt: les chênes, les ormes, les frênes, les bouleaux pressent leurs troncs gigantesques, entrelacent leurs branchages; entre ces troncs, ce ne sont que taillis, ronces, broussailles; une seule route tortueuse s'offre à la vue de Neroweg; il s'y engage; c'est à peine si le jour peut pénétrer cette voûte de verdure, formée par les cimes touffues des grands arbres. Des fourrés de houx de sept à huit pieds d'élévation bordent le chemin, leurs feuilles épineuses rendent ces retraites impénétrables. Les soldats, ne pouvant s'écarter ni à droite ni à gauche, sont forcés de suivre ce défilé de verdure, encore frappés du souvenir de leurs désastres récents, ils s'avancent avec défiance à travers la sombre forêt de Cardik, se parlant à voix basse, et de temps à autre interrogeant d'un regard inquiet la cime touffue des arbres ou les taillis des bords de la route. Cependant rien n'a jusqu'alors justifié la crainte des cohortes; le bruit sourd et cadencé de leur marche, le cliquetis de leurs armures, troublent seuls le silence de la forêt. Ce silence même redouble le vague effroi des Franks; ils étaient d'abord silencieux aussi les défilés de Glen-Clan et le marais de Peulven! Déjà plus de la moitié de l'armée est engagée dans ces grands bois lorsqu'à l'un des détours de la route, Neroweg, qui marchait en tête, accompagné du moine, s'arrête tout à coup… Aussi loin que sa vue peut s'étendre, devant lui, à gauche, à droite, il voit un immense abattis d'arbres; des chênes, des ormes de cent pieds de hauteur et quinze ou vingt pieds de tour, tombés sous la cognée des bûcherons, couvraient le sol, tellement enchevêtrés dans leur chute, que leurs branches énormes, leurs troncs gigantesques, formaient une barrière infranchissable à la cavalerie; les gens de pieds seuls auraient pu, après des peines inouïes, escalader ces obstacles et s'y frayer un passage à coups de hache. – Ah! quelle guerre! – s'écria de nouveau Neroweg en fermant les poings. – Après le défilé, le marais! après le marais, la forêt! À peine me restera-t-il le tiers de mes troupes lorsque je rejoindrai les autres chefs… Oh! Gaulois indomptables! Bretons endiablés! que les flammes de l'enfer vous soient ardentes!

– Ils y brûleront, les idolâtres! jusqu'au jour du dernier jugement, car ils méprisent la foi catholique! – s'écria le moine. – Courage, Neroweg! courage! ce dernier obstacle surmonté, nous arriverons aux landes de Kennor. Là nous rallierons les deux corps de l'armée de Louis-le-Pieux, et nous pénétrerons dans la vallée de Lokfern, où nous exterminerons, jusqu'au dernier, ces maudits Armoricains.

– Est-ce le courage qui me manque, moine insensé? – s'écria Neroweg furieux. – M'as-tu vu manquer de vaillance? Toi qui nous conduis, tu nous as déjà fait tomber deux fois dans des embuscades. Par le grand saint Martin! tu serais d'accord avec l'ennemi que tu ne nous aurais pas autrement guidés!