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Les mystères du peuple, Tome V

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CHAPITRE III

Camp de Clotaire II. – Le village de Ryonne. – Sigebert, Corbe et Mérovée, petits-fils de Brunehaut. – Entretien d'un roi et d'une reine. – Trois jours de supplice. – Loysik. – Entrevue. – Le chameau et le cheval indompté. – Le bûcher. – La charte de l'évêque de Châlons. – Fête dans la vallée de Charolles.

Le village de Ryonne, situé sur les bords de la petite rivière de la Vigenne, est éloigné d'environ trois jours de marche de Châlons. Autour de ce village sont campées une partie des troupes de Clotaire II, fils de Frédégonde. La tente de ce roi a été dressée sous des arbres plantés au milieu du village. Le soleil vient de se lever; on voit, non loin de ce royal abri, une masure un peu plus grande et moins délabrée que les autres; sa porte fermée est gardée par deux guerriers franks; une seule petite fenêtre donne jour dans l'intérieur de cette masure; de temps en temps l'un des guerriers postés au dehors, écoute ou regarde par cette fenêtre; un coffre vermoulu, deux ou trois escabeaux, quelques ustensiles de ménage, une sorte de caisse remplie de bruyères desséchées; tel est l'ameublement de la hutte; sur le lit de bruyères sont trois enfants vêtus de leurs habits de soie brodés d'or ou d'argent. Quels sont ces enfants si magnifiquement habillés et couchés comme des fils d'esclaves sur ce grabat? Ce sont les fils de Thierry, défunt roi de Bourgogne, ce sont les arrière-petits de la reine Brunehaut; ces enfants dorment tous trois enlacés. Sigebert, l'aîné, est couché au milieu de ses deux frères; appuyée sur sa poitrine est la tête de Mérovée, le plus jeune; Corbe, le second, a un bras passé autour du cou de Sigebert. Les traits de ces petits princes, plongés dans un sommeil profond, sont à demi cachés par leurs longs cheveux, symbole de race royale; ils semblent paisibles, presque souriants; la douce figure de l'aîné surtout a une expression d'angélique sérénité… Le soleil montant de plus en plus à l'horizon darda bientôt en plein ses vifs rayons sur le groupe des enfants endormis. Sigebert, éveillé le premier par l'ardeur de cette vive lumière, passa ses mains blanches et fluettes sur ses grands yeux encore demi-clos, les ouvrit, regarda autour de lui d'un air surpris, se dressa presque sur son séant, puis, sans doute, se souvenant de la triste réalité, il retomba sur son grabat; bientôt les larmes inondèrent son pâle visage, et il appuya sa main sur ses lèvres afin de comprimer ses sanglots convulsifs; le pauvre enfant craignait d'éveiller ses frères; ils dormaient toujours, et, malgré le mouvement de Sigebert, qui, en se dressant, avait un peu dérangé la tête du petit Mérovée, son sommeil profond ne fut pas interrompu. Mais Corbe, à demi éveillé par l'ardeur des rayons du soleil, se frotta les yeux et murmura: – Crotechilde… je veux… mon lait et mes gâteaux… j'ai faim…

– Corbe, – reprit Sigebert la figure baignée de pleurs et les lèvres encore palpitantes, – mon frère… éveille-toi donc… Hélas! nous ne sommes plus dans notre palais, à Châlons…

Corbe, à ces mots de son frère, s'étant éveillé tout à fait, répondit avec un soupir: – C'est vrai… je me croyais encore dans notre palais…

– Nous n'y sommes plus, mon frère… pour notre malheur…

– Pourquoi dis-tu: Pour notre malheur? est-ce que nous ne sommes pas fils de roi… nous?

– Pauvres fils de roi… car nous sommes en prison, et notre grand'mère, où est-elle? et notre frère Childebert! où est-il?.. Tous deux peut-être sont aussi prisonniers.

– Et à qui la faute? À l'armée qui a trahi notre grand'mère, – s'écria Corbe avec colère. – On le disait autour de nous… les troupes ont fui sans combattre. Le duc Warnachaire… le chien qu'il est, avait préparé cette trahison!

– Plus bas, Corbe… plus bas, – reprit Sigebert d'une voix étouffée, – tu vas éveiller Mérovée… cher petit! je voudrais dormir comme lui, je ne penserais à rien.

– Tu pleures toujours, toi, Sigebert… que veux-tu qu'on nous fasse?

– Ne sommes-nous pas entre les mains de l'ennemi de notre grand'mère?

– Ne crains rien, elle va venir nous délivrer avec une autre armée, et elle tuera Clotaire… Tu n'as pas faim, toi?

– Non… oh! non!

– Le soleil est levé depuis longtemps; on va sans doute nous apporter à manger. Ah! elle disait vrai, notre grand'mère: c'est fatigant et ennuyeux la guerre, même quand on n'est pas prisonnier… Mais comme il dort, ce Mérovée; éveille-le donc.

– Oh! mon frère, laissons-le dormir; il se croit peut-être, comme toi tout à l'heure, dans notre palais de Châlons.

– Tant pis! nous sommes éveillés nous autres. Je ne veux plus qu'il dorme, lui…

– Corbe… ce que tu dis là n'est pas d'un bon cœur.

– Sigebert! Sigebert! la porte s'ouvre… on nous apporte à manger.

La porte s'ouvrit en effet; quatre personnages entrèrent dans l'intérieur de la masure; deux étaient vêtus de casaques de peaux de bête, et l'un tenait à la main un paquet de cordes. Clotaire II et Warnachaire accompagnaient ces deux hommes: le duk portait son armure de bataille, le roi une longue robe de soie de couleur claire, bordée de fourrure.

– Seigneur roi, – lui dit à demi-voix le duc Warnachaire, – vous ne voulez décidément pas attendre le retour du connétable Herpon?..

– Qui sait s'il sera seulement de retour aujourd'hui?

– Songez qu'il a des chevaux frais, que ceux de Brunehaut sont épuisés de fatigue. Il est impossible qu'il n'ait pas atteint la reine au pied des montagnes du Jura, où elle n'aura pas osé s'aventurer. Le connétable peut d'un moment à l'autre arriver avec elle.

– Warnachaire, j'ai hâte d'en finir; ce coup ne serait que peu sensible à Brunehaut, pourquoi l'attendre? Cela doit être fait… Allons!..

Et le jeune roi ayant fait un signe aux deux hommes, ils s'approchèrent des enfants. Le sommeil du premier âge est si profond, que le petit Mérovée, de qui Sigebert avait doucement déposé la tête sur la bruyère, continuait de dormir. Ses deux frères, interdits, effrayés surtout par la figure sinistre des deux hommes portant des casaques de peau de bête, se reculèrent jusqu'à l'extrémité de leur couche; là ils se serrèrent l'un contre l'autre, tout tremblants et sans mot dire. Au signe de Clotaire II, l'un des hommes, celui qui portait un paquet de cordes, le déroula, et s'avança vers les petits princes, tandis que son compagnon tirait de sa ceinture un couteau, large, long, droit et aigu comme celui d'un boucher; il tâta légèrement du bout du doigt le fil de la lame fraîchement aiguisée, tandis que le fils de Frédégonde lui disait:

– Et surtout, hâte-toi.

Le bourreau répondit au roi par un signe de la main qui semblait signifier: – Soyez tranquille, j'irai vite. – L'autre homme s'était approché des deux enfants livides et muets d'épouvante, tremblant si fort que l'on entendait leurs dents se choquer; le bourreau mit sur chacun d'eux sa large main, et dit sans retourner la tête.

– Roi… par qui commencer?.. Le plus grand, le plus petit, ou celui qui dort?

– Commence par l'aîné, – dit Clotaire II d'une voix sourde et brève; – dépêchons, dépêchons…

Les deux enfants se rencognèrent dans l'angle du mur où était appuyé le grabat, et s'enlacèrent étroitement dans les bras l'un de l'autre. – Grâce! – criait Sigebert d'une voix plaintive et étouffée, – grâce pour mon frère! grâce pour moi!

– Nous sommes fils de roi! – criait Corbe avec plus de colère encore que d'épouvante. – Si vous nous faites du mal, ma grand'mère vous tuera tous!..

À ce moment le petit Mérovée, enfin éveillé par le bruit, s'assit sur son séant et regarda autour de lui avec surprise, mais sans terreur… Cet enfant de six ans ne pouvait comprendre ce dont il s'agissait, et, se frottant les yeux, il tournait de-ci, de-là, sa petite tête aux yeux encore bouffis par le sommeil, regardant tour à tour les quatre nouveaux venus et ses frères, comme pour leur demander ce que cela signifiait. L'un des bourreaux, à ces mots du roi: – Commence par l'aîné, – s'était emparé de Sigebert… La pauvre créature, plus morte que vive, ne fit aucune résistance; il se laissa garrotter les pieds et les mains ainsi que l'agneau se laisse garrotter par le boucher; il murmurait seulement d'une voix dolente, en tâchant de tourner la tête vers Clotaire II: – Seigneur roi! bon seigneur roi, ne nous faites pas mourir… Pourquoi nous tuer? nous serons esclaves si vous voulez… Envoyez-nous garder vos troupeaux bien loin d'ici; nous vous obéirons en tout; seulement, grâce, bon seigneur roi! grâce de la vie pour mes petits frères et pour moi!..

Clotaire II, digne petit-fils du tueur d'enfants, resta impassible aux prières de sa victime, il dit seulement au bourreau: – Hâtons-nous…

Sigebert passa des mains de l'un des bourreaux dans celles de l'autre: l'enfant avait les bras liés derrière le dos et les jambes aussi attachées; sa défaillance l'empêchait de se tenir debout. Il tomba sur ses deux genoux aux pieds de l'égorgeur… Celui-ci prit l'enfant par sa longue chevelure, avança l'un de ses genoux, y appuya fortement la nuque de l'enfant, de sorte que sa gorge bien tendue s'offrait à son couteau. Sigebert murmurait cependant encore d'une voix étouffée, en jetant un regard agonisant sur le maire du palais: – Warnachaire, vous qui m'appeliez en voyage votre cher enfant, vous ne demandez pas ma grâce…

Ce furent les derniers mots de l'innocente créature. Clotaire II fit un signe d'impatience. Le bourreau approcha son couteau du cou de l'enfant; mais, éprouvant sans doute malgré lui un ressentiment de pitié éphémère, l'égorgeur détourna, pendant un instant, la tête en fermant les yeux, comme pour échapper au regard mourant de Sigebert; puis cessant de s'apitoyer, il plongea son large couteau dans la gorge de l'enfant en imprimant à la lame un mouvement de scie jusqu'à ce qu'il eût rencontré les vertèbres du cou… Deux jets de sang vermeil jaillirent de cette large plaie béante, et allèrent tomber çà et là comme une rosée rouge sur l'un des pans de la robe du fils de Frédégonde et sur les jambards de fer du duk Warnachaire… L'enfant avait cessé de vivre. Le bourreau, retirant son genou, qui lui avait servi de billot, abandonna le petit corps à son propre poids; il tomba à la renverse; la tête inerte rebondit sur la sol: quelques tressaillements convulsifs agitèrent les épaules et les jambes, puis le cadavre resta immobile au milieu d'une mare de sang[A]. Pendant ce premier meurtre, Mérovée, toujours assis sur la bruyère, avait pleuré à chaudes larmes parce qu'il voyait bien que l'on faisait du mal à son frère; mais l'idée de la mort ne pouvait apparaître clairement à la pensée d'un enfant de cet âge; son frère Corbe, d'un caractère violent, vindicatif, n'avait pas imité la douce résignation de Sigebert; il s'était débattu en poussant des cris aigus, tâchant d'égratigner ou de mordre le bourreau chargé de le lier… aussi celui-ci terminait-il de serrer les derniers nœuds lorsque l'égorgement de l'autre enfant s'achevait. – Chiens! meurtriers! – s'écria Corbe de sa petite voix grêle, tandis que ses yeux flamboyaient au milieu de son pâle visage, et il se roidissait, se tordait si convulsivement dans ses liens, que le bourreau pouvait à peine le contenir. – Oh! – ajoutait-il en grinçant des dents tout haletant de cette lutte, – oh! ma grand'mère vous fera tous torturer… tous… par Pog, son bourreau… vous verrez… vous verrez…

 

Clotaire II, se retournant vers le maire du palais de Bourgogne, lui désigna Corbe du geste et lui dit: – Warnachaire, il eût été impolitique de laisser vivre cet enfant haineux et vindicatif! il serait devenu un homme dangereux, quoique détrôné.

Les deux bourreaux franks eurent facilement raison de Corbe, malgré ses cris et ses soubresauts; mais comme il s'agitait violemment dans ses liens, l'un des deux tueurs, afin de contenir l'enfant, s'agenouilla sur sa poitrine, tandis que l'autre, enroulant autour de son poignet gauche la longue chevelure du petit prince, attira ainsi fortement la tête à lui, de sorte que le cou très-tendu offrit toute facilité au couteau. Une seconde fois la lame joua, une seconde fois le sang jaillit… et le cadavre de Corbe tomba sur celui de son frère[B]. Il restait à égorger le petit Mérovée, toujours assis sur la bruyère; soit ignorance du danger, soit insouciance du premier âge, lorsqu'il vit le bourreau s'approcher, il se leva, vint à lui d'un air soumis, et voulant parler sans doute de la résistance de Corbe, il dit de sa voix enfantine, en tâchant de contenir ses pleurs: – Mon frère Sigebert ne s'est pas débattu… moi, je serai doux comme Sigebert…

Et l'enfant, renversant sa petite tête blonde en arrière, tendit de lui-même le cou.

Soudain un cavalier couvert de poussière entra en criant d'une voix à demi étouffée par la joie: – Grand roi! je précède de peu le connétable Herpon; il ramène la reine Brunehaut prisonnière… Après deux jours de poursuite acharnée, il a pu la joindre à Orbe, au delà des premières montagnes du Jura…

– Oh! ma mère! tu vas tressaillir de joie dans ton sépulcre… La voici enfin entre mes mains, cette femme que tu n'as pu frapper! – s'écria le fils de Frédégonde. Et s'adressant aux bourreaux qui tenaient entre leurs mains le petit Mérovée: – Ne tuez pas cet enfant… qu'on le conduise dans ma tente… Vous attendrez mes ordres… vous ne savez pas la gloire qui vous attend, – ajouta Clotaire II avec une expression de férocité sardonique. Puis, se tournant vers Warnachaire: – Viens, allons recevoir dignement cette fille de roi, cette femme de roi, cette aïeule et bisaïeule de rois, Brunehaut, reine de Bourgogne et d'Austrasie… Viens… viens…

Quel est ce bruit? on dirait les pas sourds et les cris lointains d'une grande multitude… Grande est la multitude en effet qui s'avance vers le village de Ryonne, où sont campés les guerriers de Clotaire II. Cette multitude, d'où vient-elle? Oh! elle vient de loin, des montagnes du Jura d'abord; puis en route elle s'est grossie d'un grand nombre d'habitants des lieux qu'elle traversait; des esclaves, des colons, des hommes des cités, des femmes, des enfants, des vieillards, tous ont quitté leurs champs, leurs huttes, leurs villes; colons et esclaves, au risque de la mutilation, de la prison et du fouet au retour; citadins, au risque de la fatigue de ce voyage rapide, qui, pour les uns, durait depuis deux jours, pour les autres, depuis un jour, un demi-jour, deux heures, une heure, selon qu'ils s'étaient joints à la foule depuis plus ou moins longtemps. Mais cette foule si empressée, qui l'attirait ainsi? Ces mots répétés de proche en proche: – C'est la reine Brunehaut qui passe… on l'emmène prisonnière pour la livrer au fils de Frédégonde… – Oui, telle était la haine, le dégoût, l'horreur, l'épouvante qu'inspiraient en Gaule ces deux noms, Frédégonde et Brunehaut, qu'un grand nombre de gens n'avaient pu résister à la curiosité terrible de voir et de savoir ce qu'il allait advenir de la capture de Brunehaut par le fils de Frédégonde. Cette multitude s'avançait donc vers le village de Ryonne… Une cinquantaine de guerriers à cheval ouvraient la marche, puis venait le connétable Herpon, armé de toutes pièces, derrière lui, entre deux cavaliers qui tenaient la bride de sa haquenée, on voyait Brunehaut; cette vieille reine, garrottée sur sa selle, avait les mains liées derrière le dos, sa longue robe pourpre brodée d'or, couverte de poussière et de boue, tombait presque en lambeaux, par suite de la résistance désespérée de cette femme indomptable lorsqu'elle fut atteinte par le connétable Herpon et par ses hommes; une des manches et la moitié de son corsage arrachés, laissaient nus un des bras de la reine, ainsi que son cou et ses épaules couvertes de meurtrissures livides, bleuâtres, à demi cachées par ses longs cheveux blancs, dénoués, hérissés, emmêlés; on voyait sur sa chevelure des débris d'ordures et de fumier, que le peuple lui avait jetés sur la route en l'accablant d'injures. De temps à autre elle tâchait, par un mouvement de tête convulsif, de dégager son front voilé par son épaisse chevelure… alors apparaissait son visage, hideux, horrible. Avant de se laisser prendre, elle s'était défendue comme une lionne; on voulait surtout l'amener vivante au fils de Frédégonde. Dans la lutte brutale et acharnée du connétable Herpon et de ses hommes contre Brunehaut, on lui avait donné des coups de poing, des coups de pied; on lui avait meurtri les bras, les épaules, le sein, le visage; un de ses yeux portait encore l'empreinte d'une atteinte violente; les paupières et une partie de la joue disparaissaient sous une large contusion noirâtre; sa lèvre supérieure, fendue et gonflée, par suite d'un coup qui lui avait cassé deux dents, était couverte de sang desséché; cependant, telle était l'énergie sauvage de cette créature, que son front restait altier, son regard étincelant d'un orgueil farouche… Chargée de liens, meurtrie, déguenillée, couverte de poussière, de boue, Brunehaut semblait encore redoutable: cris, huées, menaces, rien, durant cette longue route, n'avait pu ébranler cette âme inflexible…

Bientôt Clotaire II, sortant du village dans sa hâte de jouir de la vue de sa victime, accourut à sa rencontre, accompagné de Warnachaire; d'autres seigneurs de Bourgogne et d'Austrasie, qui avaient pris parti pour Clotaire, l'accompagnaient; c'étaient les duks Pépin, Arnolf, Alethée, Eudelan, Roccon, Sigowald, l'évêque de Troyes, et d'autres encore. Le connétable Herpon, à la vue du roi, voulut se rapprocher de lui; il fit un signe aux deux cavaliers qui conduisaient la monture de Brunehaut, et partit au galop; les deux guerriers, se guidant sur son allure, emmenèrent la vieille reine; celle-ci, non garrottée, se fût tenue en selle comme une amazone; mais gênée par les liens qui l'assujettissaient, elle ne pouvait suivre avec souplesse les mouvements de sa monture, de sorte que le galop de sa haquenée imprimait au corps de Brunehaut des soubresauts ridicules. La foule et les guerriers de l'escorte, la suivant en courant, l'accablèrent de railleries et de huées. Enfin, le connétable Herpon rejoignit le roi, sauta à bas de son cheval, et dit à ses hommes en leur montrant la reine: – Mettez-la par terre… laissez-lui seulement les mains attachées derrière le dos.

Les cavaliers obéirent, et dénouèrent les cordes qui garrottaient la reine sur sa selle; mais la rude pression des liens avait tellement endolori ses jambes, que, ne pouvant se tenir debout, elle tomba d'abord sur ses genoux. Craignant que l'on n'attribuât sa chute à la faiblesse ou à la crainte, elle s'écria: – J'ai les membres engourdis, sans cela je resterais debout… Brunehaut ne s'agenouille pas!..

Les guerriers franks ayant relevé la reine, la soutinrent. Sa haquenée de prédilection, qu'elle montait le jour de la bataille, et dont elle venait de descendre, allongea sa tête intelligente et lécha doucement les mains de la reine attachées derrière son dos… Pour la première fois, et pendant un moment, les traits de Brunehaut exprimèrent autre chose qu'un orgueil farouche ou une rage concentrée; elle tourna comme elle put la tête par-dessus son épaule et dit à sa haquenée d'une voix presque attendrie: – Pauvre animal! tu as tâché de me sauver par la rapidité de ta course… tes forces ont trahi ton courage; maintenant tu me dis adieu à ta manière… Toi seul tu n'éprouves pas de haine contre Brunehaut; mais Brunehaut est fière d'être haïe par tous… car elle est redoutée par tous…

Clotaire II s'approcha lentement de la vieille reine. Un cercle immense, composé des seigneurs franks, des guerriers de l'armée et de la foule qui l'avait suivie, se forma autour du fils de Frédégonde et de sa mortelle ennemie. La vue de ce roi, la volonté de ne pas défaillir devant lui, donnèrent à Brunehaut une énergie, une force surhumaines. Elle s'écria d'un air farouche en s'adressant aux guerriers qui la soutenaient par-dessous les bras: – Arrière! je saurai me tenir debout!..

Elle se tint debout en effet, et fit deux pas à l'encontre du roi, comme pour lui prouver qu'elle ne ressentait ni faiblesse ni crainte. Clotaire et Brunehaut se trouvèrent ainsi tous deux face à face au milieu du cercle qui se rétrécit de plus en plus. Un grand silence se fit dans cette foule; toutes les respirations étaient suspendues, on attendait avec anxiété le résultat de cette terrible entrevue. Le fils de Frédégonde, les deux bras croisés sur sa poitrine palpitante d'un triomphe farouche, contemplait silencieusement sa victime. Celle-ci, le front superbe, le regard intrépide, dit de sa voix mordante, sonore, qui retentit au loin:

– Et d'abord, bonjour, duk Warnachaire, lâche soldat… toi qui as commandé à mon armée de fuir sans combattre; ton infâme trahison m'a perdue… Gloire à toi! tu as vaincu mes soupçons, tu m'as livrée à mon ennemi… me voici donc moi, moi, fille, femme, mère de rois… me voici garrottée, me voici la figure meurtrie de coups de poing que l'on m'a donnés… me voici souillée de fumier, de boue et d'ordures que les populations m'ont jetés sur la route… Triomphe, fils de Frédégonde! triomphe, jeune homme! depuis deux jours le peuple couvre de huées, de mépris et de fange, non-seulement moi, mais en ma personne la royauté franque! la tienne, celle de ta race! Triomphe! la royauté ne se relèvera pas du coup que tu m'as porté!

– Glorieux roi! – dit tout bas l'évêque de Troyes à Clotaire II, – si vous m'en croyez, vous ne laisserez point parler cette femme diabolique; sa langue est plus venimeuse que celle d'un aspic…

– Non, non; je veux d'abord la torturer dans son orgueil, je veux la rendre l'horreur et la risée de cette populace!

Pendant ces quelques mots, échangés entre le prélat et le roi, Brunehaut avait continué d'une voix de plus en plus retentissante en se tournant vers la foule des guerriers:

– Et le peuple stupide! le peuple hébété nous respecte… nous craint, nous autres de race royale, qui nous traitons si royalement entre nous… C'est pourtant une face royale et couronnée que ma figure meurtrie à coups de poing, comme celle d'une vile esclave! Tenez, guerriers, la mère de votre roi que voilà, devait me ressembler lorsqu'elle avait été battue par quelque goujat, son amant! vous savez, Frédégonde… cette infâme créature, prostituée à tous les valets du palais de Chilpérik, avant d'être la concubine, puis l'épouse de ce glorieux roi, lorsqu'il eut, de ses propres mains, étranglé ma sœur Galeswinthe!..

– Oses-tu parler de prostitution, vieille louve blanchie dans la débauche! – s'écria Clotaire d'une voix non moins retentissante que celle de Brunehaut, – toi qui, rebutante et ridée, ne pouvais avoir d'amants qu'en les payant avec les fonctions du palais…

 

– Et ta mère Frédégonde! la chaste femme!.. avec sa cour de jeunes pages qui, tout chauds de ses baisers lubriques, ont poignardé mon mari Sigebert et mon fils Childebert!..

– Et toi, vieille chienne altérée de carnage! tu irais dans ta soif de meurtre lécher le sang corrompu des charniers!.. N'as-tu pas fait égorger Lupence, évêque de Saint-Privat, par le comte Gabale, un de tes amants!..

– Que veux-tu… je suis un monstre, moi! un monstre couronné! c'est tout dire, entendez-vous, guerriers? apprenez en un jour à juger vos rois! Mais, écoute, Clotaire; évêque pour évêque, ta mère Frédégonde n'a-t-elle pas fait poignarder Prétextat dans sa basilique de Rouen, parce que, après le meurtre de mon mari, Prétextat m'avait mariée à Mérovée, ton frère…

– Si mon frère t'a épousée, c'est grâce à tes maléfices, abominable sorcière! car après avoir abusé de sa jeunesse, tu as poussé Mérovée au parricide… tu l'as armé contre son père, qui était aussi le mien.

– Quel tendre père! Écoutez, guerriers, et admirez la paternité de vos rois. Ce Chilpérik, non content de faire égorger son fils Mérovée à Noisy, a livré au poignard ou au poison de Frédégonde tous les enfants qu'il avait eus de ses autres femmes!..

– Te tairas-tu! – s'écria Clotaire grinçant les dents de rage. – Tu mens, monstre! tu mens!..

– Seigneur roi, que ne m'avez-vous écouté? – dit à demi-voix l'évêque de Troyes. – Cette femme est un véritable basilic!..

– Il restait à ton père Chilpérik, parmi ses épouses répudiées, une seule femme vivante, Audowère, – reprit Brunehaut; – Audowère avait deux enfants, Clodwig et Basine: la mère est étranglée, le fils poignardé, la fille, livrée aux pages de Frédégonde qui la violent sous ses yeux à elle[C]… l'auteur de ces meurtres!.. Hein! vaillants guerriers! ces reines! comme elles sont raffinées dans leurs sanglantes débauches!..

– Et toi! – s'écria Clotaire II, ne voulant pas laisser sans réplique ces effroyables accusations contre la mémoire de sa mère, – et toi, infâme entremetteuse! qui mets des concubines dans le lit de tes petits-fils pour les énerver et régner à leur place; toi qui fais égorger les honnêtes gens que ces monstruosités révoltent: témoin Berthoald, maire du palais de Bourgogne, poignardé par tes ordres; l'évêque Didier, écrasé à coups de pierre aux bords de la Chalaronne.

– C'est vrai… je ne recule devant aucune monstruosité, moi. J'aime à voir torturer mes ennemis: je suis de bon sang royal… comme ton père. Jugez-en, guerriers. Chilpérik, après avoir fait assassiner mon mari, s'empare de mon parent Sigila et lui fait brûler les jointures des membres avec des fers ardents, arracher les narines et les yeux, enfoncer des fers entre les ongles, après quoi on coupe à la victime les mains, les bras, les jambes et les cuisses… Hein! ces rois, quels fins bourreaux de naissance!..

– Warnachaire, – dit Clotaire II, rugissant de fureur, – rappelle-toi ces supplices; n'oublie rien… ils trouveront leur place. – Puis s'adressant à Brunehaut: – Et toi, n'as-tu pas rougi tes mains du sang de ton petit-fils Theudebert, après la bataille de Tolbiac? Son fils, un enfant de cinq ans, n'a-t-il pas eu, par tes ordres, la tête brisée sur une pierre?..

– C'est vrai. Mais, réponds, toi qui avais mes petits-fils en ton pouvoir, réponds, quel est ce sang tout frais dont ta robe est rougie? c'est le sang innocent de trois enfants, dont tu viens d'usurper les royaumes! Voilà comme nous agissons, nous autres de race royale. Nous voulons régner à la place de nos enfants, nous les énervons; des héritiers nous gênent, nous les tuons; des parents nous gênent, nous les tuons; notre époux nous gêné, nous le tuons. Ton père Chilpérik gênait ta mère Frédégonde dans ses crapuleuses débauches, elle le fait poignarder!

– C'est toi, monstre, qui as fait assassiner mon père!

– Tu veux rire… c'est ta mère…

– C'est toi, bête féroce!..

– C'est ta mère… Tu ne me crois pas? Tiens, interroge Landri, que je vois là derrière toi, Landri, un de tes fidèles, et l'un des anciens amants de ta mère, il te le dira comme moi, qu'elle a fait poignarder ton père!

– C'est l'enfer que cette femme! – s'écria Clotaire. – Qu'on l'entraîne! qu'on la bâillonne!..

– Ô mes chers fils en Christ! – s'écria l'évêque de Troyes, afin de couvrir la voix haletante de Brunehaut, – comment pourriez-vous croire les paroles de cette femme exécrable, qui accuse de forfaits inouïs, impossibles, la vénérable famille de notre glorieux roi Clotaire…

– Guerriers, écoutez-moi! – s'écria Brunehaut. – Je vais mourir… mais je veux…

– Tais-toi, démon! Belzébuth femelle!.. – reprit l'évêque de Troyes d'une voix tonnante. Puis il dit tout bas à Clotaire: – Glorieux roi! faites-la donc bâillonner… Il est temps, plus que temps…

Deux leudes, qui sur le premier ordre de Clotaire s'étaient mis en quête d'une écharpe, la mirent sur la bouche de Brunehaut et la nouèrent derrière sa tête.

– Oh! monstre sorti de l'enfer! – lui dit alors l'évêque de Troyes, – si cette glorieuse race de rois franks, à qui le Seigneur a octroyé la possession de la Gaule en récompense de leur foi catholique et de leur soumission à l'Église; si ces rois avaient commis les crimes dont tu as l'audace de les accuser par tes impostures diaboliques, seraient-ils, comme le prouve le visible appui que Dieu leur prête en terrassant leurs ennemis, seraient-ils les fils chéris de notre sainte Église? Est-ce que nous, les pères en Christ du peuple des Gaules, nous lui ordonnerions l'obéissance, la résignation devant ses maîtres, s'ils n'étaient pas les élus du Seigneur? Va, rechercheuse de maléfices! tu es l'effroi du monde; il te revomit en enfer d'où tu es sortie. Retournes-y, monstre, qui t'es faite l'entremetteuse de tes petits-enfants pour les énerver. Dites, ô mes frères en Christ! qui de vous ne frémira d'épouvante à la pensée de ce crime inouï, dont ce monstre, vous l'avez entendu, s'est glorifié?..

L'évêque toucha le but… Ce crime, le plus exécrable de tous ceux de cette reine infâme, révoltait si profondément la nature humaine, que les âmes les plus grossières s'émurent d'horreur, et un seul cri vengeur sortit de la foule: – À mort, le monstre! qu'il périsse dans les supplices!..

Trois jours se sont passés depuis que Brunehaut est tombée au pouvoir de Clotaire II, le soleil de midi commence à décliner. Un homme à longue barbe blanche, vêtu d'un froc brun à capuchon, et monté sur une mule, suit la route par laquelle Brunehaut, accompagnée de son escorte et de la foule, est arrivée au village. Cet homme est Loysik; il a échappé à la mort que lui destinait Brunehaut, oublié par cette reine lorsqu'elle fut obligée de quitter précipitamment Châlons pour marcher à la tête de son armée à la rencontre de Clotaire II; un des jeunes frères de la communauté accompagne à pied le vieux moine et guide sa mule par la bride. Venant à la rencontre du moine, un guerrier, armé de toutes pièces, gravissait au pas de son cheval la route ardue que Loysik descendait au pas de sa mule. Lorsque ce Frank fut à quelques pas du vieillard, celui-ci lui dit: – Vous êtes de la suite du roi Clotaire?

– Oui, saint patron.

– Est-il encore dans le village de Ryonne?

– Jusqu'à ce soir… Je vais faire préparer ses logements sur la route.

– Le duk Roccon n'est-il pas parmi les seigneurs qui accompagnent le roi?

– Oui… Tu le connais?

– Je le connais… la reine Brunehaut a été, dit-on, menée prisonnière au roi Clotaire, qui s'est aussi emparé de ses petits-fils.

– C'est une vieille nouvelle… D'où viens-tu donc?