Tasuta

Les mystères du peuple, Tome V

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Qui sait, Karl? peut-être si tu fais souche de rois, leur race s'abâtardira-t-elle comme cette race de Clovis, dont tu veux confier à ma garde le dernier rejeton…

– Par le diable! est-ce que nous nous sommes abâtardis, nous autres fils de Pépin l'Ancien, maires du palais, héréditaires dès avant le règne de Brunehaut!

– Vous n'étiez pas rois, Karl, et la royauté porte en soi un poison qui à la longue énerve et tue les races les plus viriles…

Berthoald achevait à peine ces paroles, dont le chef des Franks parut fort surpris, lorsque le père Clément, abbé du monastère, entra précipitamment dans la salle, et s'adressant à Karl: – Seigneur, je viens de découvrir un terrible complot! mais le jeune prince s'est obstinément refusé à m'accompagner ici…

– Un complot? ah! ah! l'on complote donc dans ton abbaye?

– Grâce au ciel, seigneur, moi et mes frères nous sommes étrangers à cette indigne trahison; les coupables sont de misérables esclaves qui seront châtiés selon leurs mérites.

– Explique-toi, dépêchons!

– D'abord, seigneur, je dois vous apprendre qu'à l'arrivée du jeune prince en ce couvent, le comte Hugh, qui l'avait amené, me recommanda de mettre auprès de l'enfant une jeune esclave, jolie s'il était possible, et surtout provoquante… à cette fin que…

– Oui, oui, une éducation à la façon de celle que la vieille Brunehaut donnait à ses petits-fils… Le comte Hugh a dépassé mes ordres, et toi, saint homme, tu n'as pas rougi de te faire l'entremetteur de cette infamie?..

– Ah! seigneur! quelle abomination! les deux enfants sont restés purs comme des anges…

– Et cela malgré toi… mais ce complot?

– L'on avait donc placé, seigneur, une jeune esclave auprès du petit prince; cette fille, innocente créature jusqu'à son crime d'aujourd'hui, je dois l'avouer, s'est, ainsi que son père et sa mère, apitoyée sur le sort de Chilpérik; ils ont ouvert l'oreille à des propositions détestables, et cette nuit même, au moyen de cette corde (le moine la tira de dessous son froc), l'enfant devait s'évader de sa chambre, grâce à la complicité de l'esclave-portier, puis rejoindre des fidèles du feu roi Thierry, cachés dans les environs du couvent.

– Ah! ah!.. le vieux parti royal se remue? On me croyait pour longtemps occupé à la guerre contre les Arabes! l'on voulait rétablir la royauté en mon absence? Mais Karl va vite, fait vite et revient vite… Continue.

– Tout à l'heure, en entrant chez le jeune prince, mes soupçons ont été éveillés; son trouble, sa rougeur, m'ont frappé; il ne quittait pas son lit du regard; une idée subite me vient, je cours au lit, je soulève le matelas, je trouve cette corde, puis je presse l'enfant de questions, et il m'avoue tout…

Le chef des Franks s'écria en affectant plus de courroux qu'il n'en ressentait: – Trahison! voilà ce que c'est que d'avoir confié cet enfant à la garde de ces moines, traîtres ou incapables de défendre leurs prisonniers.

– Ah! seigneur!.. nous des traîtres!..

– Ces paroles t'offensent? Or donc, réponds… Combien cette abbaye a-t-elle envoyé d'hommes à l'armée?

– Seigneur… nos colons et nos esclaves suffisent à peine à cultiver nos terres, nous n'avons pu envoyer personne à l'armée.

– Combien avez-vous payé au fisc pour les frais de la guerre?..

– Seigneur… nous avons employé tous nos revenus en bonnes œuvres…

– Oui, vous vous faisiez de grasses charités à vous-mêmes. Les voilà bien ces gens d'église! toujours recevoir ou prendre, jamais donner ou rendre.

– Seigneur…

– De qui cette abbaye tient-elle ses terres?

– Des libéralités du pieux roi Dagobert; notre charte de donation est de l'an 640 de notre Seigneur Jésus-Christ.

– Et crois-tu, moine, que les rois franks vous aient fait ces donations, à vous autres tonsurés, à cette seule fin de vous voir engraisser dans la fainéantise et l'abondance, sans jamais concourir aux frais de guerre en hommes et en argent?..

– Seigneur…

– Quoi! je vous confie un prisonnier important, et vous ne pouvez le garder sûrement…

– Seigneur, nous sommes innocents et incapables de…

– Oui, incapables… tu as dit le mot; aussi je veux établir ici des hommes de guerre… capables de garder le prisonnier, et, au besoin, de défendre cette abbaye, si les gens du parti royal tentaient d'enlever le petit prince; – Karl ajouta, s'adressant au jeune chef: – Toi et tes hommes, vous prendrez possession de cette abbaye, je te la donne!

L'abbé leva les mains au ciel, en signe de muette désolation, tandis que Berthoald, jusqu'alors pensif, dit au chef des Franks:

– Karl… après mûre réflexion, cet emploi de geôlier me répugne, et, quoiqu'il puisse y avoir pour moi une sorte de plaisir vengeur à être le gardien du dernier rejeton de Clovis… je refuse.

– Ton refus m'afflige. N'as-tu pas entendu ce moine? ne vois-tu pas qu'il faut ici un gardien vigilant? ne t'ai-je pas dit que cette abbaye devait devenir, par sa position, un poste militaire important?

– Karl, d'autres guerriers de ton armée mieux que moi garderont cet enfant, et aussi bien que moi défendront ce poste. Je te le répète, le métier de geôlier me répugne.

Le chef des Franks resta quelques moments muet, soucieux, puis il reprit: – Moine, combien as-tu de terres, de colons et d'esclaves ici?

– Seigneur, nous possédons cinq mille huit cents arpents de terre, sept cents colons et dix-neuf cents esclaves…

– Berthoald… tu entends, voilà ce que tu refuses pour toi et pour tes hommes, et, en outre, je t'aurais fait comte en ce pays?

– Je ne saurais être geôlier. Réserve pour d'autres que pour moi la faveur que tu voulais m'accorder; je t'en saurai autant de gré.

– Seigneur, – reprit le père Clément avec une sainte résignation qui cachait mal son courroux contre Karl, – vous êtes chef des Franks et tout-puissant. Si vous établissez vos hommes de guerre en ce lieu et leur donnez nos terres, il nous faudra obéir, mais que deviendrons-nous?

– Et que deviendront mes compagnons d'armes, qui m'ont si vaillamment servi durant tant de guerres, pendant que vous disiez ici vos patenôtres? Dis, qui les nourrira mes hommes? qui les logera? qui les vêtira? qui les servira? Ne veux-tu pas, moine, qu'ils aillent, ces vaillants, voler ou mendier sur les routes?

– Seigneur… il y aurait moyen de satisfaire vos compagnons d'armes et nous-mêmes.

– Comment cela?

– Vous voulez changer cette abbaye en un poste militaire; je l'avoue, vos hommes de guerre seront meilleurs gardiens du jeune prince que nous autres, pauvres moines. Mais puisque vous disposez de cette abbaye, daignez, illustre seigneur, vous qui pouvez tout, nous en donner une autre.

– Laquelle?

– Il existe près de Nantes l'abbaye de Meriadek; un de nos frères, mort depuis peu, y était resté plusieurs années comme intendant; il nous a même laissé ici un Polyptique renfermant la désignation exacte des biens et des personnes de l'abbaye. Elle était alors sous la règle de saint Benoît. L'on nous a dit que plus tard elle avait été changée en une communauté de femmes; mais nous n'avons, à ce sujet, aucune certitude…

– Et cette abbaye, – reprit Karl en se frottant la barbe d'un air sournois et narquois, – tu me la demandes charitablement pour toi et pour tes moines?

– Oui, seigneur, puisque vous nous dépossédez de celle-ci.

– Et les possesseurs actuels de l'abbaye que tu sollicites… que deviendront-ils?

– Hélas! ce que nous serions devenus nous-mêmes. La volonté de Dieu soit faite en toute chose!

– Oui, pourvu que cette volonté soit faite en ta faveur. Et cette abbaye est-elle riche?

– Seigneur, avec l'aide de Dieu, nous y pourrons vivre humblement dans la retraite et la prière.

– Moine, pas de mensonge! Cette abbaye vaut-elle plus ou moins que celle-ci?.. ne me trompe pas; je veux savoir si je donne un bœuf ou un chevreau. Or, si tu me trompes, je pourrai revenir un jour sur cette donation; d'ailleurs tu m'as appris tout à l'heure que tu avais ici une exacte désignation des biens.

– Oui, seigneur, – reprit l'abbé en se mordant les lèvres et allant chercher plusieurs rouleaux de parchemin formant le Polyptique. – Vous verrez par ces pièces que les biens et revenus de l'abbaye de Meriadek valent au moins ceux dont nous jouissons ici… nous pourrions même, en réduisant, hélas! le nombre de nos bonnes œuvres, payer deux cents sous d'or par année à votre fisc.

– Tu dis cela un peu tard, – reprit Karl en feuilletant les pièces du Polyptique qui désignaient parfaitement l'étendue et les limites de la donation. – As-tu ici des parchemins pour écrire?..

– Oui, seigneur, – s'écria joyeusement le moine en courant à son coffre, et croyant déjà tenir l'abbaye de Meriadek; – voici, gracieux seigneur, un parchemin; veuillez dicter… à moins que vous ne préfériez la formule ordinaire. Je la sais, et vais l'écrire à l'instant.

L'abbé se mettait en devoir de s'asseoir et de prendre la plume, lorsque Karl lui dit, en l'écartant de la table: – Moine, je ne suis point comme les rois fainéants et ignorants, moi, je sais écrire, j'aime fort à faire mes affaires…

Karl, consultant les parchemins que venait de lui remettre l'abbé, se mit à écrire, jetant parfois un regard sur Berthoald, qui demeurait pensif et presque étranger à ce qui se passait autour de lui; le moine, à quelques pas de la table, suivant d'un œil avide la main de Karl, se félicitait de s'être souvenu si à propos de l'abbaye de Meriadek, supputant déjà, sans doute, l'avantage qui résulterait pour lui de cet échange; aussi, s'adressant au chef des Franks, qui, silencieux, écrivait toujours, il lui dit avec une expression de bonheur contenu: – Puissant seigneur, voici mes noms: Bonaventure Clément, prêtre indigne et moine selon la règle de saint Benoît.

Karl releva la tête, regarda fixement l'abbé, sourit d'une façon singulière; puis, s'étant remis à écrire, il dit au bout de quelques instants: – De la cire!.. que j'appose mon sceau à cette charte.

 

L'abbé s'empressa d'apporter ce qu'on lui demandait; Karl tira de son doigt un large anneau d'or, l'apposa sur la cire brûlante, et dit: – Voici la charte de donation bien en règle.

– Gracieux seigneur, – s'écria l'abbé en tendant les mains, – nous appellerons chaque jour sur vous la protection du ciel.

– Grâces te soient rendues, moine; les prières désintéressées doivent être particulièrement agréables au Tout-Puissant; – et se tournant vers le jeune chef, Karl lui dit: – Berthoald, par cette charte, je te fais comte au pays de Nantes, et te fais don à toi, à les hommes, de l'abbaye de Meriadek…

L'abbé resta pétrifié, Berthoald tressaillit de joie, et s'écria avec l'accent d'une profonde reconnaissance: – Karl, ta générosité ne se lasse donc pas?

– Non, mon vaillant! pas plus que ton bras ne se lasse à la bataille… Et maintenant à cheval, à cheval! mon noble comte. Si l'abbaye de Meriadek est un couvent de tonsurés et qu'il se trouve à sa tête quelque abbé batailleur qui refuse de te faire place, tu as ton épée, tes hommes ont leurs lances; si c'est un couvent de femmes, et que les nonnaines soient jeunes et jolies, tes braves et toi, vous pourrez, de par le diable… – Karl n'acheva pas, car, à ce moment, des pas précipités se firent entendre derrière la porte; elle s'ouvrit brusquement, et Septimine, entrant, pâle, épouvantée, le visage baigné de larmes, les cheveux dénoués, se jeta aux pieds de l'abbé en criant: – Grâce! mon père, grâce!..

Presque aussitôt deux esclaves, armés de fouets et portant à la main des trousseaux de corde, arrivèrent, en courant, sur les pas de la jeune fille; mais ils s'arrêtèrent respectueusement à la porte. Septimine était si belle, si touchante, ainsi éplorée, suppliante, que Berthoald resta frappé d'admiration, et ressentit soudain pour cette infortunée un intérêt inexprimable; Karl lui-même ne put s'empêcher de s'écrier: – Foi de Marteau! la jolie fille! moine, tu choisis tes esclaves en connaisseur!

– Que viens-tu faire ici? – s'écria brutalement le père Clément, furieux d'avoir vu la donation lui échapper; puis, se retournant vers les deux esclaves, immobiles au seuil de la porte: – Pourquoi ne l'avez-vous pas encore châtiée, cette misérable?

– Mon père… nous allions la dépouiller de ses vêtements pour l'attacher au chevalet malgré sa résistance, lorsqu'elle nous a échappé.

– Oh! mon père, – s'écria Septimine d'une voix suffoquée par les sanglots, et tendant vers l'abbé ses mains suppliantes, – faites-moi mourir, mais épargnez-moi tant de honte…

– Seigneur, – s'écria le père Clément, – c'est cette esclave qui voulait faire évader le jeune prince! Double scélérate!.. c'est toi qui es cause de tous nos maux! c'est nous que l'on punit de ton complot! tu le payeras cher. Qu'on l'emmène, – ajouta-t-il, de plus en plus courroucé, en se tournant vers les esclaves, – qu'on la châtie sur l'heure!

Les esclaves firent un pas dans la chambre; mais Berthoald, les arrêtant d'un geste menaçant, s'approcha de Septimine, et, lui tendant la main: – Ne crains rien, pauvre enfant; Karl, le chef des Franks, ne souffrira pas que tu sois châtiée.

La jeune fille, n'osant encore se relever, tourna son charmant sage vers Berthoald, et resta non moins frappée de la générosité du jeune homme que de sa beauté. En ce moment, leurs regards se rencontrèrent; Berthoald ressentit une émotion profonde, tandis que Karl disait à la Coliberte: – Allons, je te fais grâce… mais pour quoi diable, ma fille, te mêles-tu de faire évader ce royal marmot?

– Hélas! seigneur, il est si malheureux! Mon père et ma mère ont été, comme moi, apitoyés: voilà tout notre crime… Seigneur, je vous le jure sur le salut de mon âme… – Et les sanglots étouffèrent la voix de la jeune fille; elle ne put qu'ajouter en joignant les mains: – Grâce! grâce! pour mon père, pour ma mère!

– Voilà que tu pleures encore à suffoquer, – dit Karl, touché, malgré sa rudesse, de tant de jeunesse, de douleur et de beauté. – Si l'on veut aussi châtier ton père et ta mère, je le défends.

– Seigneur… on veut me vendre et me séparer d'eux…

– Qu'est-ce à dire, moine? – demanda Karl à l'abbé, tandis que Berthoald, sentant à chaque instant s'augmenter son trouble, son admiration et sa pitié, ne pouvait détacher ses regards de Septimine.

– Seigneur, voici le fait, – reprit le père Clément: – j'ai ordonné qu'après avoir été châtiés, ces trois esclaves, le père, la mère et la fille, seraient vendus et emmenés hors de ce couvent; un de ces marchands d'esclaves qui courent le pays est venu justement ce matin me proposer deux charpentiers dont nous avons besoin; je lui ai offert en troc cette jeune fille, ainsi que son père et sa mère; mais Mardochée a refusé l'échange.

– Mardochée! – s'écria involontairement Berthoald, dont les traits, soudain pâlissants, exprimèrent autant de crainte que d'anxiété, – ce juif ici!..

– Que diable as-tu? – dit Karl au jeune homme, – te voilà blanc comme ton manteau.

Berthoald tâcha de vaincre l'émotion qui le trahissait, baissa les yeux, et répondit d'une voix altérée: – L'horreur que m'inspirent ces juifs maudits est si grande… que je ne peux les voir, ou seulement entendre prononcer leur nom sans frissonner malgré moi. – En disant ces mots, Berthoald prit vivement son casque, qu'il avait déposé sur la table, et le remit sur sa tête, l'enfonçant le plus possible, afin que la visière cachât, du moins, le haut de son visage.

– Je comprends ton horreur des juifs, – reprit Karl; – les araignées me causent le même dégoût; pourtant je ne suis point une femmelette… Mais continue, moine!

– Mardochée consent à s'accommoder de la Coliberte, dont il a le placement; mais il ne veut ni du père ni de la mère: je lui ai donc vendu cette fille, me réservant le droit de la faire châtier avant de la livrer; je vendrai ses parents à un autre marchand.

– Seigneur! – s'écria Septimine en fondant de nouveau en larmes, – c'est une cruelle condition que l'esclavage; mais il semble moins dur lorsqu'on le subit avec ceux qu'on aime…

– Le marché est conclu, – dit l'abbé; – Mardochée m'a donné des arrhes, il a ma parole, il attend ici la Coliberte.

En entendant dire que le juif se trouvait près de là, Berthoald tressaillit de nouveau, et ramena le capuchon de son long manteau blanc arabe par-dessus son casque, de sorte que ses traits étaient entièrement cachés; puis, s'adressant au chef des Franks d'une voix précipitée, comme s'il avait hâte de sortir de l'abbaye: – Karl, avant que je te quitte, pour longtemps peut-être, mets le comble à ta générosité envers moi; rends la liberté au père et à la mère de cette pauvre enfant, rachète-la au juif, qu'elle ne soit plus séparée de sa famille. Si elle a été coupable, la pitié seule l'a égarée. Tu vas placer ici des guerriers vigilants; l'évasion du petit prince ne sera plus à craindre. Pardonne à ces pauvres gens et rends-les libres…

Septimine, entendant les paroles compatissantes et émues de Berthoald, leva vers lui son visage, empreint d'une reconnaissance ineffable.

– Sois satisfait; Berthoald, – dit Karl, – relève-toi, ma fille; cette abbaye, où je veux établir mes guerriers, comptera trois esclaves de moins; mais je n'aurai rien refusé à l'un de mes plus vaillants chefs.

– Tiens, mon enfant, – dit le jeune homme en mettant plusieurs pièces d'or arabes dans la main de la Coliberte: – Voilà pour vous aider à vivre, toi, ton père et ta mère. Sois heureuse! bénis la générosité de Karl, et souviens-toi quelquefois de moi.

Septimine, par un mouvement supérieur à sa volonté, saisit la main que lui tendait Berthoald, et, sans prendre les pièces d'or qu'il lui offrait et qui roulèrent sur le plancher, elle baisa la main du jeune homme avec une reconnaissance si passionnée, qu'il sentit ses yeux, malgré lui, mouillés de larmes. Karl s'en aperçut, et cria en riant de son gros rire germanique: – Foi de Marteau! je crois qu'il pleure!.. quelle femmelette!

Berthoald profita de ces paroles de Karl pour rabaisser davantage encore le capuchon de son manteau, et cacher ainsi presque entièrement ses traits. Aussi Karl lui dit: – Tu as raison de rabattre ton capuchon sur ton nez: c'est sans doute pour cacher tes larmes?

– Je ne te donnerai pas longtemps le spectacle de ma faiblesse, Karl… Tu m'as dit tout à l'heure: à cheval! Permets-moi de me mettre en route à l'instant avec mes hommes pour l'abbaye de Meriadek.

– Va… mon bon compagnon de guerre, j'excuse ton impatience. Sois vigilant! exerce journellement tes hommes; qu'ils soient prêts, ainsi que toi, à se rendre à mon premier appel, ou peut-être à aller, sous tes ordres, attaquer et dompter enfin ces damnés Bretons, qui, depuis Clovis, résistent à nos armes… Te voilà comte au pays de Nantes, près des frontières de cette Armorique endiablée. Là, ta loyale et brave épée pourra me rendre de tels services, que ce soit moi, Karl, qui devienne ton obligé… Au revoir! Heureux voyage et grasse abbaye je te souhaite, mon vaillant!

Berthoald, grâce au capuchon qui voilait presque entièrement ses traits, put cacher sa cruelle angoisse lorsqu'il entendit Karl lui dire qu'un jour peut-être il lui donnerait l'ordre d'aller combattre les Bretons, toujours indomptés; il fléchit le genou devant le chef des Franks, et sortit en proie à une telle anxiété, qu'il n'eut pas un dernier regard pour Septimine la Coliberte, qui, toujours agenouillée au milieu des pièces d'or sarrasines éparses autour d'elle, ne quittait pas des yeux son libérateur, qui sortit précipitamment.

Le jeune chef traversait la cour de l'abbaye pour aller reprendre son cheval, lorsqu'à l'angle d'un mur il se trouva face à face avec un petit homme à barbe grise et pointue. C'était le juif Mardochée. Berthoald tressaillit, passa rapidement; mais, quoiqu'il eût autant que possible caché ses traits sous le capuchon de son manteau, ses yeux rencontrèrent le regard perçant du juif qui, ne semblant nullement surpris, sourit d'un air sardonique, tandis que le jeune chef s'éloigna rapidement, de plus en plus désireux de quitter l'abbaye de Saint-Saturnin.

CHAPITRE II

L'abbaye de Meriadek. – Les esclaves orfévres. – Vie d'une abbesse au huitième siècle. – Etat et redevance des colons et des esclaves. – Punitions. – La chair vive et l'épervier. – Broute-Saule. – L'atelier. – Le meurtre et le souper. – L'inondation. – Les fugitifs. – Les frontières de l'Armorique.

Un atelier d'orfévrerie est agréable à voir pour l'artisan, libre ou esclave, qui a vieilli dans la pratique de ce bel art, illustré par Éloi, le plus célèbre des orfévres gaulois. L'œil se repose avec plaisir sur le fourneau incandescent, sur le creuset où bouillonne le métal en fusion, sur l'enclume qui semble être d'argent veinée d'or, tant on a battu sur elle de l'argent et de l'or; l'établi, garni de ses limes, de ses marteaux, de ses doloires, de ses burins, de ses polissoirs de sanguine et d'agate, n'est pas moins agréable à l'œil; ce sont encore les moules d'argile où se verse le métal fondu, et çà et là, sur des tablettes, quelques modèles en cire, empruntés aux débris de l'art antique, retrouvés parmi les ruines de la Gaule romaine; il n'est pas jusqu'au choc des marteaux, jusqu'au grincement des limes, jusqu'au bruit haletant du soufflet de la forge, qui ne soit une musique douce à l'oreille de l'artisan qui a vieilli dans le métier. Telle est la passion de l'art, que parfois l'esclave oublie sa servitude pour ne songer qu'aux merveilles qu'il fabrique pour ses maîtres.

L'abbaye de Meriadek avait, ainsi que les riches couvents de la Gaule, son petit atelier d'orfévrerie; un vieillard de quatre-vingts ans et plus surveillait les travaux de quatre jeunes apprentis, esclaves comme lui, et réunis dans une salle basse voûtée, éclairée par une fenêtre cintrée, garnie de barreaux de fer, qui s'ouvrait sur un fossé rempli d'eau, le couvent ayant été bâti au milieu d'une espèce de presqu'île, entourée d'étangs immenses. La forge s'adossait à l'un des murs dans l'épaisseur duquel était creusé une sorte de petit caveau; l'on y descendait par plusieurs marches, il contenait la provision de charbon nécessaire aux travaux. Le vieil orfévre, à la figure et aux mains noircies par la fumée de la forge, portait une souquenille à demi cachée par un large tablier de cuir, et ciselait avec amour une crosse abbatiale en argent:

– Père Bonaïk, – dit un des jeunes esclaves au vieillard, – voici le huitième jour que notre camarade Éleuthère ne vient pas à l'atelier… où peut-il être?

 

– Dieu le sait, mes enfants… mais, croyez-moi, parlons d'autre chose.

– Je suis à moitié de votre avis, vieux père, car, à propos d'Éleuthère, j'ai autant envie de parler que de me taire. Je sais un secret; il me brûle la langue, et je crains qu'on me la coupe, si je bavarde.

– Alors, mon garçon, – reprit le vieillard en ciselant toujours son orfévrerie, – garde ton secret, c'est prudent.

Mais les jeunes gens, plus curieux que le vieillard, firent tant d'instances auprès de leur compagnon que, vaincu par leurs prières, il leur dit: – Avant-hier… c'était le septième jour de la disparition d'Éleuthère, j'étais allé reporter, par ordre du père Bonaïk, un bassin d'argent dans l'intérieur de l'abbaye. La tourière me dit d'attendre pendant qu'elle va s'enquérir s'il n'y a pas de pièces d'argent à nettoyer. Resté seul, pendant l'absence de la tourière, j'ai la curiosité de monter sur un escabeau afin de regarder par une petite fenêtre très-élevée donnant sur le jardin, du monastère. Là, qu'est-ce que je vois? ou plutôt qu'est-ce que je crois voir? car il y a de ces ressemblances si frappantes…

– Eh bien! – dirent les jeunes gens, – qu'as-tu vu dans ce jardin?

– J'ai vu l'abbesse, reconnaissable à sa taille élevée, marchant entre deux nonnes, l'un de ses bras appuyé sur l'épaule de chacune d'elles.

– Ne dirait-on pas qu'elle a près de cent ans, comme le père Bonaïk, notre abbesse? elle qui monte à cheval comme un guerrier! elle qui chasse au faucon, elle dont la lèvre est ombragée d'une petite moustache rousse, ni plus ni moins que celle d'un jouvenceau de dix-huit ans.

– Ce n'était point par faiblesse, mais sans doute par tendresse que l'abbesse s'appuyait ainsi sur ses deux nonnes: l'une d'elles ayant marché sur sa robe, au moment où je traversais la cour, fait un faux pas, trébuche, se retourne, et je reconnais, ou je crois reconnaître, devinez qui… Éleuthère…

– Habillé en nonne?

– Habillé en nonne…

– Allons donc… tu rêvais.

– Pourtant, – reprit un autre esclave moins incrédule, – il faut dire que notre camarade n'a pas encore dix-huit-ans, et que son menton est aussi imberbe que celui d'une jeune fille.

– Et je soutiens, moi, que si cette nonne n'est pas Éleuthère, c'est sa sœur… s'il a une sœur.

– Et je vous dis, moi, – ajouta le vieil orfévre avec une impatiente anxiété, – je vous dis, moi, que vous êtes des oisons, et que si vous voulez aller au chevalet faire de nouveau connaissance avec les lanières du fouet, vous n'avez qu'à tenir des propos pareils.

– Mais, père Bonaïk…

– Je comprends qu'en travaillant l'on jase; mais quand les paroles se peuvent traduire en coups de fouet sur l'échine, l'entretien me semble mal choisi. Ne savez-vous pas, comme moi, que l'abbesse…

– Est endiablée, père Bonaïk.

– Encore! Mais vous voulez donc qu'il ne vous reste pas un morceau de peau sur le dos!

– Et de quoi jaser, père Bonaïk, sinon de ses maîtres?

– Tenez, – dit le vieillard, voulant détourner l'entretien qu'il trouvait, avec raison, dangereux pour ces jeunes gens, – je vous ai souvent promis de vous parler de mon illustre maître en orfévrerie, la gloire des artisans de la Gaule, une bonne gloire, celle-là… car elle n'a coûté de sang ni de larmes à personne…

– Il s'agit du bon Éloi, père Bonaïk, l'ami du bon roi Dagobert?

– Dites le bon Éloi, mes enfants, car jamais homme n'a été meilleur; mais ne dites pas le bon roi Dagobert, car ce roi faisait égorger ceux qui lui déplaisaient, et avait un sérail comme en ont maintenant les kalifes des Arabes. Donc, mes enfants, le bon Éloi était né, vers 588, à Catalacte, petite ville des environs de Limoges. Ses parents étaient libres, mais d'une condition obscure et pauvre.

– Père Bonaïk, si Éloi est né en 588, sa naissance date donc d'environ cent cinquante ans?

– Oui, mes enfants, puisque nous sommes bientôt en 738.

– Et vous l'avez connu? – dit un des jeunes gens avec un sourire d'incrédulité, – vous l'avez connu, le bon Éloi?

– Certes, je l'ai connu, puisque j'ai bientôt quatre-vingt-seize ans et qu'il est mort le siècle dernier, en 659, il y a près de quatre-vingts ans de cela.

– Vous étiez tout jeune alors?

– J'avais seize ans et demi la dernière fois que je l'ai vu, et mes souvenirs me sont encore présents… Mais, pour revenir au bon Éloi, son père s'appelait Eucher et sa mère Terragie. Eucher, remarquant que son fils, tout enfant, machinait toujours de petites figures ou de petits ustensiles en bois d'un joli dessin, l'envoya comme apprenti chez un habile orfévre de Limoges, nommé maître Abbon, qui, à cette époque, dirigeait aussi pour le fisc l'atelier des monnaies dans la ville de Limoges. Après s'être tellement perfectionné dans son art, qu'il dépassa son maître en quelques années, Éloi quitta son pays et sa famille, laissant après lui de grands regrets, car tout le monde l'aimait pour sa gaieté, sa douceur, et son excellent cœur, il alla chercher fortune à Paris, l'un des séjours des rois franks. Éloi était recommandé par son ancien maître à un certain Bobbon, orfévre et trésorier de Clotaire II. Ce Bobbon ayant pris notre Éloi comme ouvrier, remarqua bientôt son talent. Un jour, le roi Clotaire II voulut avoir un siége d'or massif, travaillé avec art, et enrichi de pierres précieuses.

– Un siége d'or massif, père Bonaïk! quelle magnificence!

– Hélas! mes enfants, l'or ne coûtait aux rois franks que la peine de le prendre en Gaule, et ils ne s'en faisaient point faute. Clotaire II eut donc la fantaisie de posséder un siége d'or; mais personne, dans les ateliers du palais, n'était capable d'accomplir une pareille œuvre. Le trésorier Bobbon, connaissant l'habileté d'Éloi, lui proposa de se charger de ce travail. Éloi accepta, se mit à la forge, au creuset, et avec la grande quantité d'or qu'on lui avait donnée pour orner un seul siége, il en fit deux. Portant alors au palais le siége qu'il a achevé, il cache l'autre…

– Ah! ah! – dit en riant l'un des jeunes esclaves, – le bon Éloi faisait comme les meuniers, il tirait de son sac deux moutures…

– Attendez, mes enfants, attendez, avant de porter votre jugement. Clotaire II, émerveillé de l'élégance et de la délicatesse du travail de l'artisan, ordonne aussitôt de le récompenser largement… Alors Éloi montre à Bobbon le second siége qu'il avait ouvragé, en disant: «Voici à quoi, afin de ne rien perdre, j'ai employé le restant de ton or.»

– Vous aviez raison, père Bonaïk, nous nous étions trop hâtés de juger le bon Éloi.

– Ce trait de probité, si honorable pour le pauvre artisan, mes enfants, fut l'origine de sa fortune. Clotaire II voulut se l'attacher comme orfévre. Alors Éloi fit ses plus beaux ouvrages: c'étaient des vases d'or ciselés, enrichis de rubis, de perles et de diamants; des meubles d'argent massif d'un dessin admirable, rehaussés de pierres dures; c'étaient encore des reliquaires, des patères, des boîtes à Évangile, travaillées à jour et incrustées d'escarboucles… J'ai vu le calice d'or émaillé, de plus d'un pied de haut, qu'il fit pour l'abbaye de Chelles: c'était un miracle d'émail et d'or.

– Cela éblouit, rien que de vous entendre parler de ces beaux ouvrages, père Bonaïk.

– Ah! mes enfants! cette salle ne contiendrait pas les chefs-d'œuvre de cet artisan, la gloire de l'orfévrerie gauloise; les monnaies qu'il a frappées comme monétaire de Clotaire II, de Dagobert et de Clovis II, sont admirables de relief: ce sont des tiers de sou d'or d'une superbe empreinte… Enfin, que vous dirai-je, mes enfants? Éloi réussissait dans tous les genres d'orfévrerie; il excellait, comme les orfévres de Limoges, dans l'incrustation des émaux et l'enchâssement des pierres fines; il excellait encore, comme les orfévres de Paris, dans la statuaire d'or et d'argent au marteau; il ciselait les bijoux aussi délicatement que les orfévres de Metz, et les étoffes tissées de fils d'or, que l'on fabriquait sous ses yeux, d'après ses dessins, étaient non moins magnifiques que celles de Lyon. Mais aussi, mes enfants, quel rude travailleur que le bon Éloi! toujours à sa forge au point du jour, toujours le tablier de cuir aux reins, la lime, le marteau ou le burin à la main, souvent il ne quittait son atelier qu'à une heure avancée de la nuit, aidé surtout par l'un de ses apprentis de prédilection, Saxon d'origine, et nommé Thil. Je l'ai connu ce Thil, il était bien vieux alors.