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Mathilde

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– Assez, monsieur, assez! – m'écriai-je, transportée d'indignation, car je souffrais cruellement de ce que devait ressentir Gontran. – C'est moi, moi seule, qui dois répondre ici… Au lieu de me taire le passé, que vous lui reprochez avec tant d'amertume… M. de Lancry, plein de franchise et de loyauté, a été au-devant des informations que je ne pouvais prendre; il m'a dit: Je ne veux pas vous tromper; ma jeunesse a été dissipée, j'ai joué, j'ai été prodigue. Mais lorsque M. de Lancry a voulu me parler de sa fortune, du peu qu'il possédait encore, c'est moi qui n'ai pas voulu l'entendre… Je n'ai donc pas été trompée en accordant ma main à M. de Lancry; j'ai une foi profonde, absolue dans les assurances qu'il m'a données, dans les promesses qu'il m'a faites, dans l'avenir que j'attends de lui; et, tout en regrettant amèrement cette triste discussion, je suis heureuse, oui, bien heureuse de pouvoir déclarer ici hautement, solennellement, que je suis fière du choix que j'ai fait…

M. de Mortagne me regardait avec un étonnement douloureux.

– Mathilde… Mathilde… Pauvre enfant… on vous abuse… vous ne savez pas ce qui vous attend.

– Monsieur, je respecterai toujours le sentiment qui a dicté votre conduite, et j'espère qu'un jour vous reviendrez de vos injustes préventions contre M. de Lancry.

Puis, allant vers la table où était posé le contrat, je le signai vivement et je dis à M. de Mortagne:

– Voici ma réponse, monsieur; – et je donnai la plume à Gontran.

M. de Mortagne se précipita vers lui, et lui dit d'une voix émue, presque suppliante:

– Ayez pitié d'elle! Vous êtes jeune, tout bon sentiment ne peut pas être éteint dans votre cœur… grâce pour Mathilde, grâce pour tant de candeur, pour tant de confiance, pour tant de générosité! N'abusez pas de votre influence sur elle… vous savez bien que vous ne pouvez pas la rendre heureuse… Est-ce sa fortune que vous convoitez?.. eh! monsieur, parlez… je suis riche…

A cette dernière offre, qui était un outrage, Gontran devint pâle de rage.

– Signez… oh! signez, dis-je à M. de Lancry d'une voix défaillante.

– Oui, oui, je signerai, – dit-il avec une fureur contenue. – Ne pas signer serait m'avouer coupable, serait mériter les outrages de cet homme; ne pas signer serait m'avouer indigne de vous… mademoiselle; – et Gontran signa.

– Dites donc que ne pas signer serait renoncer à la fortune que vous convoitez, car vous êtes indigne de comprendre et d'apprécier les qualités de cet ange… Dans deux mois vous la traiterez aussi brutalement que vos maîtresses… si l'on n'y met ordre…

– Gontran, – dis-je tout bas à M. de Lancry, – je suis votre femme, accordez-moi la première chose que je vous demande… pas un mot à M. de Mortagne… je vous en supplie… terminez cette scène qui me tue.

Gontran réfléchit pendant quelques moments et me dit d'un air sombre:

– Soit, Mathilde… vous me demandez beaucoup… je vous l'accorde.

– Le sacrifice est consommé, dit M. de Mortagne; – cela devait être ainsi… Allons, maintenant, courage… plus que jamais il me reste à veiller sur vous, Mathilde… Si je le puis, je dois rendre les suites de votre fatale imprudence moins funestes pour vous… et empêcher les malheurs que je prévois… Soyez tranquille… partout où vous serez… je serai… partout où vous irez… j'irai… Ce monstre – et il montra mademoiselle de Maran – a été votre mauvais génie; je serai, moi, votre génie tutélaire… Et ici je déclare une guerre acharnée, sans merci ni pitié, à tous vos ennemis, quels qu'ils soient… Mes cheveux sont blancs, mon front est ridé, mais Dieu m'a laissé l'énergie du cœur et du dévouement. Hélas! pauvre enfant, je viens bien tard dans votre vie; mais, je l'espère, je ne viens pas trop tard… Adieu, mon enfant, adieu… Je vais signer ce contrat… j'assisterai à votre mariage, c'est mon droit, c'est mon devoir… En ce moment plus que jamais je tiens à remplir ce devoir et ce droit.

En allant à la table, il signa le contrat d'une main ferme. La voix, la figure de M. de Mortagne avaient un tel caractère d'autorité, que personne ne dit mot; lorsqu'il eut signé, il dit:

– M. d'Orbeval, M. de Versac, M. de Lancry… je ne rétracte rien de ce que j'ai dit… cela est vrai, je le maintiens et je le maintiendrai pour vrai, ici et partout. Il y a dix ans, j'aurais ajouté que je le soutiendrais l'épée à la main, monsieur de Lancry! Aujourd'hui je ne le dirai plus, ma vie appartient à cette enfant, qui, je le vois, n'a plus que moi au monde; ne souriez pas avec dédain, jeune homme; vous savez bien que M. de Mortagne n'a pas peur! – Puis, étendant son bras droit, il fit de son index un geste menaçant et impérieux, et dit à M. de Lancry:

– Si vous ne réparez pas votre vie passée; si par la tendresse la plus reconnaissante, si par une adoration de tous les instants vous ne vous rendez pas digne de cet ange, c'est vous qui aurez à trembler devant moi, monsieur! Oh! les regards furieux ne m'imposent pas, j'en ai dompté de plus farouches que vous. – Et M. de Mortagne se retira d'un pas lent.

A peine fut-il parti, que l'espèce de stupeur qu'avait causée cet homme singulier se dissipa. Chacun l'attaqua, le déprisa, l'accusa de folie. On se rappela qu'environ neuf ans auparavant, il avait fait des sorties tout aussi incroyables et tout aussi sauvages. L'intérêt qu'il avait un moment excité en racontant la perfidie de mademoiselle de Maran se refroidit bientôt; presque tous nos parents se rallièrent à ma tante et lui déclarèrent qu'ils ne croyaient pas un mot de la fable de M. de Mortagne au sujet des causes de sa captivité à Venise.

Quelques instants après son départ, nous nous rendîmes à la mairie.

Malgré la scène cruelle qui venait de se passer, ma confiance aveugle dans M. de Lancry ne faiblit pas. M. de Mortagne et madame de Richeville l'accusaient de fautes qu'il m'avait avouées et dont il avait trouvé l'excuse et presque la justification dans son amour pour moi; je l'avais cru, et je n'éprouvais que de l'irritation contre M. de Mortagne et un redoublement de tendresse pour Gontran; je m'accusais avec amertume d'avoir été cause de cette scène si douloureuse pour lui, et je me promettais de la lui faire oublier à force de dévouement.

Si l'on s'étonne d'une telle persistance à conclure ce mariage malgré tant d'avertissements vagues ou précis, c'est que l'on ne connaît pas cette aveugle et intraitable opiniâtreté de l'amour, qui augmente presque en raison de l'opposition qu'elle rencontre.

Ce fut avec un religieux ravissement que je répondis oui, lorsqu'on me demanda si je prenais Gontran pour époux. La cérémonie terminée, nous revînmes à l'hôtel de Maran.

Le lendemain matin, nous nous rendîmes à la chapelle de la chambre des pairs, où le mariage devait avoir lieu à neuf heures. En entrant, la première personne que j'aperçus fut M. de Mortagne. N'ayant pas été prévenu la veille, il n'avait pu assister au mariage civil.

Monseigneur l'évêque d'Amiens nous unit. Son allocution à Gontran fut grave, sérieuse, presque sévère; je pensai qu'on jugeait mon mari sur sa conduite passée; je fus presque orgueilleuse de l'espèce de conversion que son amour pour moi allait opérer dans l'avenir. En sortant de la chapelle, nous rentrâmes dans un salon que M. le chancelier avait bien voulu mettre à notre disposition. J'étais près de la fenêtre avec Gontran et mademoiselle de Maran, attendant le retour de M. de Versac pour partir avec lui.

M. de Mortagne s'avança près de nous.

Je vis les yeux de Gontran étinceler de colère.

Effrayée, je lui pris le bras en lui disant: – Gontran, rappelez-vous votre promesse; mais il me repoussa presque durement en me disant: – C'est bon… je sais ce que j'ai à faire; puis, s'avançant près de M. de Mortagne, il lui dit d'une voix sourde:

– J'ai enduré vos outrages et vos menaces, monsieur… tant que j'ai eu des raisons pour les endurer; ces raisons n'existent plus, et il faudra bien que vous me donniez satisfaction, maintenant que mademoiselle Mathilde est ma femme.

Mademoiselle de Maran prit Gontran par la main; son regard brilla d'une méchanceté infernale! Elle dit à M. de Lancry, en lui montrant M. de Mortagne:

– Désormais monsieur doit être sacré, inviolable à vos yeux, entendez-vous? Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, vous devez tout endurer de lui.

– Je dois tout endurer! – dit Gontran, – et pourquoi cela?

– Pourquoi cela?.. – et mademoiselle de Maran, jetant sur moi et sur M. de Mortagne un regard de vipère, dit avec son affreux sourire: – Vous devez tout endurer de M. de Mortagne, mon pauvre Gontran, par une raison toute simple… c'est qu'on ne peut pas se battre avec le père de sa femme.

M. de Mortagne resta foudroyé… Gontran le regardait avec stupeur. Moi… je fus quelques moments sans comprendre l'épouvantable portée des exécrables paroles de mademoiselle de Maran… Puis, lorsqu'elles traversèrent ma pensée, brûlante comme un trait de feu, je ne pus que m'écrier: O ma mère! et je m'évanouis.

Bien des années se sont écoulées depuis cette horrible scène; mon ami, bien des fois j'ai amèrement pleuré en y songeant; maintenant encore je pleure en la retraçant. O ma mère! ma mère, la plus sainte des femmes! ô vous dont l'angélique vertu rayonnait d'un éclat si pur, que le monstre qui causait votre lente agonie n'avait pas même osé tenter de vous calomnier pendant votre vie! ô ma mère! il a fallu que vos cendres fussent depuis longtemps refroidies pour qu'une haine sacrilége osât profaner votre mémoire!

Telle fut mon enfance, telle fut ma première jeunesse jusqu'à l'époque de mon mariage.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

LE MARIAGE

CHAPITRE PREMIER.
LA RETRAITE

Après la célébration de mon mariage avec M. de Lancry, en sortant de la chapelle du Luxembourg, quel fut mon étonnement de voir une voiture attelée de chevaux de poste! madame Blondeau était assise sur le siége de derrière. Le valet du chambre de M. de Lancry ouvrit la portière.

 

– Où allons-nous donc? – demandai-je à Gontran.

– Voulez-vous vous confier à moi? – me répondit-il en souriant.

Je montai, heureuse de penser que, sans doute, je ne reverrais plus mademoiselle de Maran; sa calomnie atroce et insensée contre ma mère avait mis le comble à mon aversion pour elle.

En vain Gontran m'avait fait observer que ce n'était plus de la méchanceté, mais de la folie, que de si odieux soupçons tombaient d'eux-mêmes; je sentais qu'il me serait désormais impossible de me rencontrer avec mademoiselle de Maran.

La voiture partit rapidement.

Pendant trois heures que dura le voyage, Gontran fut pour moi rempli d'attentions, de gracieuses prévenances, il me parla peu; ses paroles furent d'une bonté touchante, presque grave et recueillie.

Il sentait comme moi, sans doute, qu'on ne peut s'initier aux grandes félicités que par une sorte de méditation rêveuse et mélancolique.

Il n'y a rien de plus sérieux, de plus pensif que le bonheur, lorsqu'il arrive à l'idéal.

Je fus émue jusqu'aux larmes de l'expression de tendresse protectrice avec laquelle Gontran me regarda souvent. Jamais, je crois, je ne me sentis l'âme plus élevée; jamais je n'eus d'aspirations plus généreuses.

Je songeais avec enchantement à tous les grands, à tous les pieux devoirs que j'allais remplir. Je contemplais l'avenir avec une sérénité calme et fière; j'attendais avec une religieuse impatience le moment de prouver à M. de Lancry tout ce que valait mon cœur.

En pensant enfin que peut-être, à force d'amour, je deviendrais indispensable au bonheur de la vie de Gontran, un moment j'éprouvai la folle ardeur, le glorieux enivrement, le magnifique orgueil que l'ambition doit causer aux hommes…

Nous arrivâmes à Chantilly.

Nous étions à la fin d'avril. Le soleil à demi voilé répandait une lumière douce et tiède. A mon grand étonnement, notre voiture entra dans la forêt, côtoya les étangs si pittoresques de la Reine Blanche, et atteignit la lisière des bois qui bordent le désert.

M. de Lancry me fit descendre de voiture, il la renvoya avec son valet de chambre; madame Blondeau restait seule près de nous.

Gontran, souriant de ma surprise, m'offrit son bras.

Nous suivîmes un petit sentier déjà tout parfumé de violettes et de primevères. Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes devant une haie d'aubépine fleurie, très-haute, très-épaisse, au milieu de laquelle était une porte de bois rustique.

Blondeau l'ouvrit, nous entrâmes.

Je vis une maisonnette et un jardin qui auraient tenu dans le grand salon de l'hôtel de Maran.

Jamais chalet ne fut plus coquettement orné que cette maisonnette; son toit disposé en gradins était couvert de pots de fleurs cachés dans la mousse; les massifs du jardin étaient tellement encombrés de rosiers, d'héliotropes, de jasmins, de gérofliers, de petits lilas de Perse, que ce parterre ressemblait à une immense jardinière ou à un gigantesque bouquet.

Notre maisonnette se composait d'un rez-de-chaussée; en entrant, un petit salon où je vis, avec une douce surprise, mon piano, ma harpe, mes livres, que j'avais laissés la veille à l'hôtel de Maran. Cela tenait du prodige.

A droite, deux petites chambres pour moi; à gauche, celle de Gontran; au fond du jardin, une chaumière en bois rustique renfermant la chambre de Blondeau et la cuisine.

Dire l'élégance incroyable, presque féerique, de ce petit Éden, serait aussi impossible que de peindre ma reconnaissance envers Gontran, ou ma folle joie d'enfant en songeant que nous allions vivre là pendant quelque temps.

M. de Lancry demanda en riant à Blondeau si elle serait capable de nous faire chaque jour à dîner.

Ma gouvernante répondit très-fièrement qu'elle nous étonnerait par son savoir-faire; car elle seule devait nous servir pendant notre séjour dans ce chalet.

Ai-je besoin de vous dire combien j'appréciai cette délicate attention de Gontran?

Il était trois heures à peine; je pris le bras de mon mari pour faire une longue promenade dans la forêt.

Le soleil avait peu a peu dissipé les nuages qui le voilaient; l'air était embaumé, saturé des mille floraisons du printemps; les feuilles, encore d'un vert tendre, frémissaient au léger souffle de la brise; des oiseaux de toute espèce gazouillaient, voltigeaient, se cherchaient dans ces arbres magnifiques, et troublaient seuls de leurs petits cris joyeux le profond silence de la forêt.

Mon cœur se dilatait avec force. J'aspirais avec une ineffable avidité tous les parfums, toutes les suaves émanations de la nature.

Je m'appuyai davantage sur le bras du Gontran… nous marchions lentement… A peine nous échangions de temps à autre quelques rares et distraites paroles.

Un moment, je voulus me rappeler quelques impressions de ma première jeunesse: chose étrange! cela me fut presque impossible.

Le passé m'apparaissait comme vague, voilé; mes souvenirs m'échappaient. Je n'ai jamais pu m'expliquer cette bizarre sensation. Était-ce donc que le bonheur présent envahissait, absorbait assez mes facultés pour m'ôter même la mémoire des anciens jours?

Bientôt ces ressentiments devinrent si vifs, que je fermai à demi les yeux, je ne pus faire un pas; malgré moi, ma tête appesantie s'appuya sur l'épaule de Gontran, et je joignis mes deux mains sur son bras…

Gontran, sans doute aussi ému que moi, s'arrêta, et ne troubla pas cet accablement ineffable.

– Pardon, – lui dis-je, après quelques minutes de silence; – je suis bien faible et bien enfant, n'est-ce pas? mais que voulez-vous? tant de bonheur est au-dessus de mes forces… Oh! que vous devez être heureux d'inspirer autant d'amour!..

– Vous avez raison, Mathilde, car l'inspirer, c'est le ressentir! C'est à moi de vous demander pardon de mon silence… et pourtant non… car c'est aussi un langage que le silence… il exprime tant de choses que la parole est impuissante à rendre!.. Dites, Mathilde, quels mots pourraient peindre ce que nous éprouvons?

– Oh! cela est vrai; il me semble aussi que la parole doit se taire lorsque la pensée s'entretient avec l'âme… Mais, mon Dieu! – ajoutai-je en souriant, – vous allez trouver cela bien métaphysique, bien ridicule. Voyez combien vous avez raison… Je veux expliquer ces adorables impressions, et je dis des folies. Continuons notre promenade, et laissons nos deux cœurs s'entretenir silencieusement.

Le soleil commençait à s'abaisser lorsque nous rentrâmes au chalet, déjà presque noyé dans les ombres du soir, tant les arbres qui l'environnaient étaient touffus.

Nous trouvâmes avec plaisir, dans le salon, un feu de pommes de pin bien pétillant, que madame Blondeau nous avait allumé, car les soirées du printemps étaient encore froides. Un charmant petit couvert était mis près de la cheminée.

Gontran m'avoua naïvement qu'il était très-disposé à faire honneur au talent de ma gouvernante: elle s'était surpassée. Notre dîner fut très-gai; nous nous servions nous-mêmes. Je voulais prévenir les désirs de Gontran, lui les miens; de là, de folles discussions dans lesquelles il finissait toujours par céder.

Après dîner, il ouvrit la porte du salon; il y avança un grand fauteuil où je m'assis.

– Voyez donc quelle belle soirée, – me dit-il.

Un clair de lune admirable jetait des flots de lumière argentée sur notre petit jardin et sur la cime des grands arbres qui l'entouraient.

Le silence le plus solennel régnait dans la forêt… Au-dessus de nous les étoiles brillaient dans les profondeurs du firmament; autour de nous les fleurs épandaient leurs parfums.

Gontran s'assit à mes pieds. Son noble et beau visage était tourné vers moi; un pâle rayon de la lune se jouait sur son front et sur ses cheveux. Il tenait une de mes mains dans les siennes et me contemplait avec une sorte d'extase…

Étrange contraste de notre nature! A ce moment, je crois, j'atteignis l'apogée du bonheur: l'homme que j'aimais de toutes les forces de mon âme était à mes pieds. Le calme mystérieux d'une belle nuit ajoutait encore à mes ravissements. A ce moment pourtant, une indéfinissable tristesse s'empara de mon cœur… je pleurai.

Gontran vit mes larmes; bientôt ses yeux se mouillèrent aussi. Je penchai mon front accablé sur le sien, et nos pleurs se confondirent.

Hélas! hélas!.. pourquoi ces larmes? Sommes-nous donc si malheureusement doués, que la grandeur de certaines félicités nous écrase? ou bien la tristesse involontaire qu'elles nous inspirent est-elle un pressentiment de leur peu de durée?..

Que dirai-je de ces jours fortunés, si beaux, si rapides, de cette vie d'amour et de solitude que Dieu voulut environner de toutes ses splendeurs, car le temps fut toujours admirable?

Un crayon de notre journée fera comprendre l'amertume de mes regrets lorsqu'il fallut abandonner cette existence enchanteresse.

Chaque matin, après avoir admiré ma corbeille de jasmin et d'héliotropes, qui ne m'avait jamais manqué à mon réveil, et que Gontran se plaisait à cueillir lui-même dans notre parterre, chaque matin nous allions de très-bonne heure nous promener à pied dans la forêt, fouler avec joie les grandes herbes trempées de rosée, savourer les parfums des plantes aromatiques, et voir les cerfs et les biches se retirer dans l'épaisseur des taillis.

Lorsque le soleil commençait à s'élever, nous revenions déjeuner; puis, après les stores de notre petit salon baissés, jouissant de la fraîcheur et de l'ombre, nous nous reposions de notre promenade du matin en faisant quelquefois une sieste pendant la chaleur du jour.

Ensuite, je me mettais souvent au piano; je chantais avec Gontran certains duos, certains airs auxquels nous attachions de tendres souvenirs. D'autres fois nous lisions. Le timbre de la voix de Gontran était charmant; c'était pour moi un bonheur toujours nouveau que de lui entendre lire un de mes poëtes favoris. Ces douces occupations étaient mêlées de longues causeries, de projets d'avenir, de doux regards déjà jetés sur le passé. Puis, à l'heure du dîner, nous allions nous habiller avec autant de coquetterie et de recherche que si nous eussions habité un château rempli de monde.

J'attachais un prix infini aux louanges, aux flatteries de Gontran; je prenais plaisir à me coiffer moi-même, afin de ne devoir qu'à moi tous les succès que je voulais obtenir auprès de lui.

Malgré l'essai des talents de madame Blondeau, M. de Lancry, qui avouait franchement son goût pour la bonne chère, avait fait venir son cuisinier à Chantilly; au moyen d'une cantine de chasse parfaitement organisée, notre dîner nous arrivait chaque jour avec de la glace, des fruits; Blondeau n'avait qu'à nous servir.

Gontran avait aussi des chevaux à Chantilly. Après dîner, notre calèche venait nous prendre, et nous partions pour de longues promenades dans les magnifiques allées de la forêt. Nous revenions quelquefois à la nuit au clair de lune, bercés par les plus adorables rêveries, puis nous rentrions. La voiture s'en allait, et Blondeau nous servait le thé.

Oh! que de longues soirées ainsi passées! la porte de notre salon ouverte, et nous… jouissant de toutes les beautés de ces nuits de printemps, dont le silence n'était interrompu que par le léger bruissement du feuillage!

Oh! que d'heures ainsi passées, pendant lesquelles j'écoutais Gontran me raconter sa vie, sa première jeunesse, les combats de son père, un des héros de la Vendée, bravement mort dans les landes sauvages de la Bretagne pour sa foi, pour son roi!

Avec quelle insatiable curiosité j'interrogeais Gontran sur la guerre qu'il avait faite, lui, sur les dangers qu'il avait courus! Plus je pénétrais dans le passé, grâce à sa confiance, plus je reconnaissais la vanité, l'injustice des accusations de madame de Richeville et de M. de Mortagne.

Ils m'avaient dépeint Gontran comme un homme d'un caractère inégal, égoïste, dur, profondément blasé, incapable de comprendre les délicatesses d'un amour élevé…

Quels étaient ma joie, mon orgueil! je trouvais au contraire Gontran rempli de douceur, de prévenances, de tendresse, et doué surtout du tact le plus parfait, le plus exquis.

Ce bonheur durait depuis trois semaines.

Un soir, en prenant le thé, Gontran me dit en souriant:

– Mathilde, j'ai une grave proposition à vous faire.

– Oh! dites… dites, mon ami.

– C'est de prolonger encore quelque temps notre séjour ici… si cette solitude ne vous déplaît pas.

 

– Gontran… Gontran.

– Vous acceptez donc?..

– Si j'accepte? mais avec joie, mais avec ivresse!.. Mais vous me gâtez ainsi la vie, Gontran; une fois rentrée dans le monde… que de regrets!.. quels sacrifices!.. Et pour qui? et pourquoi? mon Dieu!

– Vous avez raison, Mathilde, – dit Gontran en soupirant. – Pourquoi? pour qui? Il y a tant de charmes dans cette existence! et il faut la quitter pour aller se rejeter dans ce gouffre étincelant qu'on appelle le monde.

– Mais qui nous y force, mon ami? A quoi bon la fortune, si ce n'est à vivre librement à sa guise… Mais non, vous dites cela par bonté pour moi, Gontran… Vous êtes trop jeune encore, trop brillant pour renoncer au monde…

– Pauvre enfant, – dit Gontran en souriant doucement, – c'est vous au contraire qui êtes trop jeune pour vous priver des plaisirs que vous connaissez à peine… Longtemps prolongée, cette vie que vous trouvez charmante, vous semblerait monotone.

– Ah! Gontran, vous dites que je suis belle… vous vous lasserez donc de ma beauté?

– Mathilde, quelle différence!

Un bruit de pas et de voix inaccoutumé interrompit Gontran.

On parlait de l'autre côté de la haie. On frappa bientôt à la porte du jardin.

Il était onze heures du soir. Cela m'inquiéta.

– Je vais ouvrir, – me dit Gontran.

– Grand Dieu! mon ami, prenez garde.

– Il n'y a rien à craindre: cette forêt est toute la nuit parcourue par les gardes de M. le duc de Bourbon.

– Qui est là? – dit Gontran.

– Moi, Germain, monsieur le vicomte.

C'était un palefrenier de M. de Lancry. Mon mari ouvrit la porte.

– Que veux-tu?

– C'est le chasseur de M. le comte de Lugarto qui apporte une lettre à M. le vicomte; il est venu en courrier. Il savait où nous étions logés avec les chevaux à Chantilly, il est venu nous trouver, et nous a dit de le conduire à monsieur, ayant une lettre pressée à lui remettre.

– Où est cet homme?

– Là, derrière la porte, monsieur le vicomte.

– Fais-le entrer.

A la clarté que jetait la lampe du salon, je vis un homme de grande taille vêtu en courrier. Je ne sais pourquoi sa physionomie me sembla sinistre…

Il ôta sa casquette et remit une lettre à Gontran.

M. de Lancry, depuis l'arrivée de cet homme, semblait vivement contrarié… presque abattu.

Il s'approcha de la lampe, prit la lettre et la lut rapidement.

Par deux fois Gontran fronça les sourcils; il me parut réprimer un mouvement d'impatience ou de colère.

Après avoir lu, il déchira la lettre et dit au courrier:

– C'est bon, vous direz à votre maître que je le verrai demain à Paris. Puis, s'adressant à son palefrenier, M. de Lancry ajouta: – Tu donneras l'ordre à Pierre d'amener demain matin ici la voiture de voyage. Vous autres, vous partirez ce soir pour Paris avec les chevaux et la calèche. En arrivant à l'hôtel, vous direz que tout soit prêt, car j'arriverai dans la journée.

Les deux domestiques partis, je dis à Gontran avec inquiétude:

– Vous semblez contrarié, mon ami… Qu'avez-vous?..

– Rien, je vous assure… rien… un service assez important… que me demande un de mes amis qui arrive d'Angleterre. Cela m'oblige de me rendre à Paris plutôt que je ne le pensais.

– Quel dommage de quitter cette retraite! – dis-je à Gontran, sans pouvoir retenir mes larmes.

– Allons… allons… – me dit-il doucement, – Mathilde, vous êtes une enfant.

– Mais nous y reviendrons. Oh! n'est-ce pas? Cette petite maison sera pour nous un souvenir vivant et sacré!

– Sans doute, sans doute, Mathilde; mais je vous laisse. Il faudra que nous partions demain de très-bonne heure; j'ai hâte d'arriver à Paris… Vous devez avoir quelques ordres à donner à madame Blondeau. Je vais me promener; j'ai un peu de migraine.

– Mon ami, permettez-moi de vous accompagner.

– Non, non, restez.

– Je vous en prie, Gontran, puisque vous souffrez.

– Encore une fois, je préfère être seul… – dit M. de Lancry avec une légère impatience. – Et il se dirigea vers la porte du jardin.

– Je versai des larmes… larmes amères cette fois…

Retirée chez moi, j'attendis le retour de Gontran.

Il revint une heure après, se promena longtemps encore dans le jardin d'un air agité, et rentra chez lui.