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Mathilde

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– Cela est vrai, Gontran, une fois toutes mes illusions détruites, je m'arrangerai parfaitement dans la réalité qui me restera, comme vous le dites, seulement ce sera pour l'éternité.

– Allons, des menaces de mort maintenant; comme c'est gai! quelle conversation agréable!.. Et puis vous vous plaignez après cela de me trouver maussade! Je rentre; au lieu de vous voir une figure avenante, souriante, heureuse, je vous vois triste et sombre; avouez au moins que ce n'est pas fait pour me mettre en train d'être aimable.

– Il est vrai, mon âme est désolée… je ne puis vous le taire plus longtemps, – dis-je avec amertume; car le ton persifleur, ironique, que Gontran affectait, me blessait encore plus que ses duretés. – Il n'y a rien de plus impatientant, je le conçois, repris-je, – que de voir tomber les pleurs qu'on fait verser… Mais ce n'est pas ma faute… je ne puis plus, comme autrefois, sourire à chaque blessure.

– Eh bien! soit, je me résignerai à vous voir toujours en larmes; que voulez-vous que j'y fasse? Puis-je vous empêcher de vous trouver la plus malheureuse des femmes?

– Gontran, soyez juste, mon Dieu… Voyons, quelle est ma vie? Qu'êtes-vous pour moi?.. ou plutôt, que suis-je pour vous? Bonjour, bonsoir… Ma chasse a été bonne ou mauvaise… Jouez-moi cet air sur votre piano… Faites écrire à nos fermiers en retard… Voilà pourtant ma vie, Gontran, voilà ma vie; et vous voulez que je vous égaye, que je sois riante, que je sois joyeuse… Est-ce possible? Hélas… c'était votre bonté, votre amour, qui faisaient ma gaieté d'autrefois.

– Enfin voilà le dîner, – dit Gontran en entendant la cloche, – j'aime beaucoup mieux aller me mettre à table que de vous répondre, car vous finiriez par me mettre hors de moi, et j'en serais désolé; discuter avec vous à ce sujet, c'est se battre contre des moulins à vent.

On annonça que nous étions servis.

– Venez-vous? – me dit Gontran.

– Excusez-moi, mon ami, je n'ai pas faim, je suis souffrante.

– C'est agréable, et surtout d'un excellent effet pour vos gens, – me dit Gontran. – A votre aise… ma chère amie…

Il sortit pour aller se mettre à table…

Après le départ de mon mari, je rentrai dans ma chambre, et je fondis en larmes.

Rien n'avait pu le toucher; j'en avais la certitude. Il ne soupçonnait même pas l'étendue des chagrins qu'il me causait. Dans mes plaintes, il ne voyait qu'une exaltation vague, romanesque; tout espoir de l'apitoyer était à jamais perdu pour moi.

Malgré son égoïsme, malgré sa personnalité, il n'eut pas été absolument insensible à mes souffrances, s'il les eût comprises.

– Si je ne vous parle plus le tendre langage d'autrefois, c'est que vous ne me l'inspirez plus, – m'avait-il répondu.

C'était là une de ces révélations écrasantes qui se dressaient entre moi et l'espérance comme un mur d'airain.

Dans mon abattement je ne savais que répondre; hélas! j'avais dix-huit ans à peine… et devant moi la vie… la vie tout entière…

Et encore je me disais que je n'étais peut-être qu'au commencement de mes chagrins. Je pouvais déjà les comparer… en me souvenant des tortures de la jalousie… j'avais peut-être tort de me plaindre.

L'existence morne, froide, que je menais à Maran… était presque négative, je n'avais au moins à regretter que le bonheur dont j'aurais pu jouir. Hélas!.. peut-être fallait-il compter ces tristes jours parmi les meilleurs que me réservait l'avenir.

Je descendis alors dans mon cœur, je me demandai si, après tant de cruelles épreuves, mon amour pour Gontran était diminué.

Ce dernier entretien avec lui venait de me blesser tellement, que je me sentais dans un rare accès de franchise envers moi-même.

Hélas! je m'aperçus avec une sorte de joie amère que je l'aimais toujours… toujours autant que par le passé.

J'ai maintenant peine à comprendre cette aveugle opiniâtreté d'affection.

Elle devait naître de cette conviction que Gontran pouvait encore, s'il le voulait, me rendre heureuse comme autrefois.

Ce dernier espoir, auquel je m'attachais de toutes mes forces, suffisait pour entretenir, pour aviver ce fatal amour. Un mélange d'orgueil et de défiance me persuadait que j'étais encore capable d'inspirer à Gontran l'adorable tendresse qu'il avait ressentie, mais que je manquais d'adresse de cœur, si cela peut se dire.

Je m'expliquais de la sorte ces passions indomptables qui survivent chez les femmes aux dédains les plus barbares… D'enivrants souvenirs vous disent que le bonheur est là, dans un regard, dans un sourire, dans une parole de l'homme que l'on chérit… et l'on ne peut croire que tantôt, que demain, il ne nous adresse encore ce sourire, ce regard, cette parole, auxquels notre vie nous semble attachée.

Lorsque l'amour arrive à cet état d'exaltation fébrile, d'opiniâtreté désespérée, il a, ce me semble, tous les caractères de la fureur du jeu, telle que je l'ai entendu analyser…

Un gain passé vous donne une confiance aveugle dans l'avenir… malgré vous, votre espérance s'augmente de chacune de vos déceptions, chaque pas fait dans cette voie brûlante, douloureuse, semble vous rapprocher du but insaisissable que vous poursuivez: plus vos pertes se multiplient, dites-vous, plus vos chances de gain s'accroissent.

Le sort se lassera, – dit-on, – et l'on rassemble ses dernières pièces d'or… et le gouffre du hasard les engloutit encore… et l'on a tout perdu…

Il se lassera de me dédaigner, – dit-on, – et l'on redouble de persévérance; l'on épuise ses dernières preuves d'affection, ses derniers dévouements… l'on tente une dernière, une terrible épreuve… et comme le joueur s'est brisé contre un hasard stupide… vous vous brisez contre une stupide indifférence.

Alors vous n'avez plus rien… plus rien… alors votre cœur est vide, alors vous avez usé toute votre puissance d'aimer, alors il ne vous reste, comme au prodigue, que le regret éternel d'avoir honteusement dissipé de si magnifiques trésors…

Je n'en étais pas encore là… Tout en l'accusant, j'aimais toujours Gontran.

Quelquefois je le croyais occupé du souvenir d'Ursule, je concevais alors que la jalousie redoublât pour ainsi dire mon amour au lieu de l'attiédir.

La jalousie met en jeu les sentiments les plus violents, l'amour-propre, l'orgueil, la crainte, l'espérance… et l'amour vit surtout d'agitations.

La jalousie ne diminue pas la passion, elle l'augmente; plus celui qu'on aime charme et plaît, plus on vous dispute son cœur, plus sa valeur augmente à vos yeux.

Je voulus tenter une dernière épreuve et voir jusqu'à quel point j'étais encore éprise de Gontran.

Plusieurs fois, pensant au dévouement de M. de Mortagne, j'avais aussi songé à M. de Rochegune, à son affection si fervente… La sérénité même avec laquelle j'allais au-devant de ces souvenirs me prouvait combien ils étaient peu coupables.

J'éprouvais pour M. de Rochegune de l'admiration, du respect, un sentiment analogue à celui que m'inspirait M. de Mortagne, sentiment rempli de calme, de douceur. Quoique ses traits ne fussent pas d'une régularité parfaite, je leur trouvais une expression pleine de noblesse et de dignité. Quand je pensais à l'intérêt qu'il me portait à mon insu, depuis si longtemps, et dont il m'avait donné tant de preuves, quand je me rappelais toutes les belles actions qu'il avait faites, quand je réfléchissais qu'à cette compatissante bonté il joignait un courage à toute épreuve, un caractère ardent, chevaleresque, je reconnaissais que M. de Rochegune réunissait toutes les rares qualités qui doivent inspirer la passion la plus vive…

Et pourtant, loin d'éprouver du regret en pensant que j'aurais pu l'épouser, je le sentais, à cette heure encore j'aurais pu choisir entre lui et Gontran, que mon cœur eût toujours été pour Gontran.

Hélas! cet aveu me coûte, il est sans doute le signe d'une nature mauvaise.

Aux yeux de la raison, de l'équité, il n'y avait pas de comparaison à faire entre M. de Lancry et M. de Rochegune quant aux qualités essentielles, et même quant à l'état qu'on faisait de chacun dans le monde.

Je ne m'abusais pas; Gontran plaisait aux jeunes gens et aux femmes par ses grâces, par son élégance, par son esprit, par sa gaieté; mais on comptait sérieusement avec M. de Rochegune: il commandait cette déférence, cette grave considération qu'on n'accorde jamais qu'aux hommes d'une haute position ou d'un très-grand caractère; je ne parle pas même de sa naissance illustre, de sa brillante fortune, quoique ces avantages, joints à ceux qu'il possédait déjà, donnassent plus de poids à la place qu'il occupait dans le monde.

Eh bien! à ma honte, je le répète, cette comparaison ne faisait rien perdre à Gontran dans mon cœur. Oui, je le dis… à ma honte… parce que je crois qu'un amour indigne est le fait d'une nature ou mauvaise ou pervertie.

Les amours qu'on est forcé d'excuser en disant que la passion est aveugle sont presque toujours des amours bassement placés; en persistant dans mon adoration pour un homme dont je subissais les mépris, les insultes, j'étais, je le sens, coupable d'un de ces amours sans nom.

CHAPITRE XIII.
UNE BONNE ŒUVRE

Les réflexions que je fis après cette triste conversation avec mon mari ne furent pas stériles; je pensai que peut-être le manque d'une occupation attachante, sérieuse, me rendait si susceptible, si impressionnable.

Je renonçai pour jamais, et avec des larmes amères, je l'avoue, à cette conviction, que mon amour pouvait être la seule, la constante occupation de ma vie.

Bientôt j'allai plus loin; par suite de mon habitude de m'accuser pour excuser Gontran, je me fis un reproche d'avoir jusqu'alors concentré mon existence dans cette affection; je me dis que Dieu me punissait peut-être ainsi de ma personnalité.

 

Dès que cette pensée me fut venue, je me crus sauvée; le passé m'apparut sous un jour tout nouveau, je compris que l'exagération de mes sentiments romanesques avait dû mécontenter Gontran. Je compris qu'une femme avait sur la terre une autre mission à remplir que celle d'aimer, ou plutôt que, tout en brûlant pour un être unique et adoré, l'amour immense dont notre cœur est consumé devait jeter de généreux reflets sur tous ceux qui souffrent… de même que notre religion pour l'être unique et infini qui a créé les mondes doit se manifester par notre bonté et par notre pitié pour tous…

Le jour où cette pensée m'avait éclairée comme une révélation divine, j'attendis le retour de Gontran avec impatience.

Sans doute ma physionomie trahissait ma joie, mes espérances, car en me voyant, il me dit:

– Mon Dieu! vous avez l'air bien joyeux…

– Mon ami, j'ai fait aujourd'hui une précieuse découverte.

– Comment cela?

– J'ai découvert que vous aviez raison de me gronder, que j'avais tort d'être exagérée, romanesque, comme vous me reprochiez de l'être; en un mot, que mon amour pour vous était mal employé; j'ai découvert enfin qu'il ne devait pas me suffire de vous dire: Gontran, je suis digne de vous, mais qu'il fallait vous le prouver autrement que par des protestations de chaque jour.

– Que voulez-vous dire, Mathilde?

– Oui… mes plaintes continuelles devaient vous impatienter, je ne me plaindrai plus; aussi désormais, vous ne me trouverez plus triste et morose à votre retour; je serai toujours, comme aujourd'hui, heureuse, souriante.

– Tant mieux, mille fois tant mieux; pour quelle raison changeriez-vous ainsi?

– Oh! j'ai de grands projets.

– De grands projets qui vous rendront heureuse et souriante? voyons vite, qu'est-ce que c'est?

– Vous savez bien le petit château? (c'était une assez grande maison qui dépendait du château de Maran, et qui touchait aux Communs; du temps de mon grand'père on logeait dans cette succursale les hôtes qui survenaient, lorsqu'il n'y avait plus de place pour eux au château); – vous savez bien le petit château? – dis-je à Gontran.

– Oui, ensuite…

– Il nous est complétement inutile.

– Comment inutile? c'est là où est mon chenil, ma sellerie et le logement de mes gens d'équipage!..

– Lorsque vous saurez à quoi je destine le petit château, – dis-je en souriant, – je suis sûre que vous conviendrez comme moi que votre chenil, votre sellerie et vos gens peuvent parfaitement s'établir aux Communs, dont une partie est inoccupée.

M. de Lancry me regarda avec étonnement et me dit:

– Comment… vous pensez à déloger mes gens du petit château!.. Ah çà! c'est une plaisanterie.

– Mais non, je vous assure…

– Allons, allons, ne parlons plus de cela, ma chère amie; il est impossible de mettre mon chenil ailleurs qu'au petit château, le jardin qui en dépend est enclos et excellent pour l'ébat des jeunes chiens et des lices pleines. L'ancien chenil est d'ailleurs très-humide, et n'a qu'une petite cour obscure: vous voyez donc bien qu'il ne faut pas songer à ce changement.

– Savez-vous, mon ami, que je suis presque contente de ce que vous tenez à ce petit château pour vos amusements? votre part sera encore plus méritoire que la mienne dans la bonne œuvre que je médite; car vous aurez fait un léger sacrifice, et moi je n'aurai eu que du plaisir.

Mon mari me parut fort surpris.

– Une bonne œuvre… un sacrifice… Ah çà! ma chère amie, ne me parlez pas en énigmes; qu'est-ce que tout cela signifie?

– Cela signifie que j'ai une excellente idée dont vous allez tout à l'heure me remercier; je veux fonder, au petit château, une école pour les jeunes filles; au rez-de-chaussée, au premier étage, je ferai disposer quelques lits pour les pauvres femmes malades. Trois ou quatre bonnes sœurs suffiront pour ce petit établissement, qui sera sous ma haute surveillance et qui nous vaudra les bénédictions de tous les malheureux du pays; je ferai moi-même la leçon aux enfants, ils auront une moitié du jardin pour jouer, l'autre moitié sera consacrée aux pauvres femmes convalescentes. Eh bien! maintenant, direz-vous encore que vos chiens seront trop mal aux Communs?

M. de Lancry partit d'un éclat de rire qui me déconcerta, et s'écria en s'interrompant pour rire de nouveau:

– Je trouve, en vérité, cette idée fort originale; il n'y a que vous, ma chère amie, pour en avoir de pareilles…

– Comment!..

– Ah çà! sérieusement, vous vous imaginez que je vais m'empâter ici d'un tas de mendiants et d'enfants? pour avoir la tête rompue des criailleries des marmots et la vue choquée par un ramassis de vieilles femmes infirmes!

– Mais, mon ami, le petit château est éloigné d'ici, et l'on ne peut ni voir ni entendre…

– Allons, allons, vous êtes un enfant gâté… une petite folle, – me dit mon mari avec un sang-froid moqueur qui me navra. – Ne parlons plus de cet enfantillage. Comment! pour le plaisir de jouer à la maîtresse d'école et à la dame de charité, pouvez-vous penser sérieusement à déranger mes gens et mes chiens, qui sont là parfaitement établis?

– Mais, mon ami…

– Voyons, chère petite capricieuse, comment des projets si étranges peuvent-ils vous venir dans la tête? Dites-moi cela bien franchement.

– Comment, Gontran? – dis-je en sentant les larmes me venir aux yeux, car j'étais loin de m'attendre à cet accueil et à ces sarcasmes; – je vais vous dire comment cela m'est venu à l'esprit. J'ai reconnu que vous aviez raison, que je devais faire autre chose que de vous parler sans cesse de ma tendresse; j'ai senti qu'il était presque impie de ne songer qu'à mon amour pour vous, et que, sans vous aimer moins, je devais faire tout le bien que je pourrais faire. J'ai songé que ce serait encore un moyen de vous témoigner mon affection, car c'est le désir de vous paraître encore plus digne de vous qui m'a inspiré cette résolution… Voilà comment cette idée m'est venue à l'esprit, Gontran.

– Sans doute le but est fort louable, ma chère amie, et je comprends que vous ayez ici besoin de distractions. Mais je vous avoue qu'il en est que je préférerais à celle que vous méditez, quoique je doive retirer une partie du profit des bonnes œuvres auxquelles vous m'associez si généreusement. Entre nous, je suis fort le serviteur de vos intentions philanthropiques, mais je choisirai plus tard une autre voie de faire mon salut.

– Mais, mon ami.

– Voyons, je vous en prie, Mathilde, ne parlons plus de cela. Si vous étiez d'un autre caractère, je croirais que vous plaisantez.

– Je parle sérieusement, Gontran, et c'est sérieusement que je vous supplie de m'accorder ce que je vous demande.

– Ah çà! sérieusement, Mathilde, est-ce que vous prétendez vous moquer de moi?

– Gontran, quel langage, quel accueil, et pourquoi? Parce que je vous prie de vous associer à une œuvre bonne et utile!

M. de Lancry haussa les épaules avec impatience et me dit sèchement:

– J'ai fait tout ce que j'ai pu pour ne voir qu'une plaisanterie dans cette imagination; mais, puisque vous me forcez enfin de vous parler nettement, je vous dirai une dernière fois que ce que vous me demandez est impossible. Vous m'entendez, complétement et absolument impossible. J'espère que c'est assez clair, et que vous m'éviterez de revenir sur un pareil sujet.

Pour la première fois de ma vie je me révoltai contre la volonté de M. de Lancry, je lui dis très-fermement: – Je regrette beaucoup de n'être pas d'accord avec vous à ce sujet, mon ami, mais ce projet est praticable, je tiens beaucoup à ce qu'il soit exécuté, et il le sera.

Mon mari me regarda d'un air peut-être encore plus surpris que courroucé, et me dit en souriant avec ironie:

– Ah çà! suis-je ici le maître, ou ne le suis-je pas?

– Vous êtes le maître, mon ami: je ne contrarie pas vos goûts; de grâce, laissez-moi la même liberté.

– Peste! comme vous y allez! Comment, que je vous laisse la liberté de gaspiller huit ou dix mille francs par an, et même davantage, pour une fantaisie qui vous passe par la tête, car vous ne savez pas dans quelles dépenses vous jetterait cette belle manie de charité qui vous prend si subitement… Mais, tenez, je suis fou de vous répondre, seulement.

– Si la question d'argent vous préoccupe, mon ami, ne vous en embarrassez pas; j'économiserai sur ce que vous me donnez par mois, et…

– Mais je n'entends pas cela du tout, ma chère amie; je veux que vous soyez mise avec l'élégance que comportent notre fortune et notre position. Voyons franchement: croyez-vous que pour vous laisser enseigner l'A, B, C, D, à des marmots, ou pour vous donner l'agrément de fournir des drogues à des vieilles femmes, je souffrirai que vous soyez mise avec une mesquinerie ridicule? Allons donc… ma chère Mathilde… je veux qu'on dise que madame de Lancry est une des femmes les plus élégantes de Paris; vous êtes un de mes luxes les plus charmants…

Il y avait tant d'égoïsme, tant de sécheresse dans les objections que me fit mon mari, il y avait si peu de pitié pour le pieux et noble sentiment auquel j'obéissais, que j'en fus indignée.

Pour la première fois aussi, je songeai qu'après tout j'étais chez moi, dans la maison de mon père, et que sans injustice je pouvais vouloir dépenser en bonnes œuvres une partie bien minime de cette fortune que mon mari dissipait en prodigalités.

Je répondis donc à M. de Lancry après un assez long silence:

– Vous m'excuserez de ne pouvoir pas partager votre opinion au sujet de cette école et de…

Gontran frappa du pied avec colère, ne me laissa pas continuer et s'écria:

– Comment, encore! comment! après tout ce que je vous ai dit! Ah çà! vous avez donc décidément juré de me mettre hors de moi? vous ne m'avez donc pas entendu? je vous dis que je ne le veux pas, que je ne le veux pas!.. Combien de fois faudra-t-il vous le répéter?

Je ne pus me contenir davantage, et je m'écriai: – Eh bien! moi… je le veux.

– Vous le voulez! voilà du nouveau. Dieu me pardonne, vous dites vous le voulez, je crois.

– Oui, car je me lasse à la fin de souffrir et de me résigner toujours. Ce langage est nouveau. Il vous étonne, je le conçois, Gontran; mais cette fois je ne céderai pas; ce que je demande est juste et raisonnable, et je l'obtiendrai.

– Ah! ah!.. vous! vous l'obtiendrez? et comment cela, s'il vous plaît? Voyons, par quel moyen? A qui vous adresserez-vous pour me forcer à faire ce que je ne veux pas faire? Voyons, répondez… Avant d'en venir à ces extrémités, à ces menaces, vous vous êtes sans doute assurée des moyens d'arriver à vos fins; encore une fois, répondez donc!

J'étais atterrée… je ne trouvais pas un mot à dire à mon mari… Non-seulement une lutte contre lui m'épouvantait, mais elle me paraissait impossible. Mon instinct me disait que la loi, que les usages donnaient raison à M. de Lancry contre moi.

Avant que de renoncer à cet espoir, je voulus tenter un dernier effort, en m'adressant au cœur, à la générosité de Gontran.

– Sans doute, je ne puis pas vous forcer à faire ce que je désire, mon ami, mais je puis vous le demander comme une grâce… N'interprétez pas mal les paroles que je vais vous dire, mais votre refus me force à vous parler ainsi; et j'ajoutai, je l'avoue, en tremblant et rougissant de honte: – Cette maison appartenait à mon père, et…

– Si c'est une manière indirecte de me faire sentir que vous m'avez apporté une grande partie de la fortune dont nous jouissons, – répondit M. de Lancry avec le plus grand sang froid, – le reproche est délicat et de bon goût assurément; mais il m'affecte peu. Depuis longtemps je l'attendais, cela devait arriver un jour ou un autre, c'est le refrain habituel des femmes, lorsqu'un mari prudent et ferme s'oppose à leurs fantaisies. Eh bien! madame, que cette maison ait ou non appartenu à votre père; que la fortune dont nous jouissons soit venue de votre côté et non pas du mien, il n'importe; une fois pour toutes, rappelez-vous bien que nous sommes mariés, de telle sorte que vous m'avez donné des pouvoirs tels, qu'à moi seul, vous entendez, à moi seul, appartiennent l'emploi et la gestion de ces biens; moi seul j'autorise ou non les dépenses que vous voulez faire; je vous demande mille pardons d'entrer dans ces détails de ménage, mais j'espère que ce sera bien entendu une fois pour toutes; cela vous évitera à vous le désagrément de demander désormais des choses impossibles, et à moi le désagrément de vous les refuser. En vérité, si l'on n'y mettait pas ordre, vous feriez un joli emploi de vos biens… Il y a six mois, c'était une maison que vous vouliez acheter à Chantilly, sous le prétexte que nous y avions passé quelques jours heureux.

 

– Ah! Gontran, m'écriai-je, ne pouvant contenir plus longtemps mes larmes, tenez, c'est affreux; vous êtes devenu impitoyable! Au moins autrefois, à vos duretés succédaient parfois des retours de tendresse et de bonté, au moins vous aviez pitié du mal que vous me faisiez… Mais maintenant, rien, rien, pas un seul mot de consolation… Hélas! je le comprends, autrefois vous étiez malheureux, l'avenir vous inquiétait; vous aussi vous saviez alors ce que c'était que le chagrin, cela vous rendait meilleur.

– Des reproches, toujours des reproches! – dit Gontran en levant les yeux au ciel.

Sa voix me parut moins menaçante, j'espérais l'avoir touché.

– Gontran, – m'écriai-je, – peut-être mes reproches sont amers… Pourtant, soyez juste; à part ces jours de bonheur rapides, dites… dites… n'ai-je pus été la plus malheureuse des femmes?.. Songez à mon enfance, à ma jeunesse si triste et si pénible. Tenez, je ne vous demande qu'une chose: oubliez ce que je vous suis, considérez-moi seulement comme une étrangère, et dites, là, dites… si je ne fais pas pitié.

Et je tombai assise dans un fauteuil, en cachant ma tête dans mes mains, ne pouvant plus trouver une parole.

– Allons, voyons, calmez-vous, – me dit M. de Lancry en s'approchant et en s'asseyant à côté de moi. – Vous êtes une petite folle, vous avez un caractère si exalté, que vous vous exagérez tout en noir… Parce que par intérêt pour vous je refuse de sanctionner vos projets bizarres… allons… généreux si vous voulez… mais inexécutables… vous vous emportez… vous mettez les choses au pis.

– Mon Dieu, si vous saviez par suite de quelles pensées j'en suis venue à désirer fonder cette bonne œuvre, – dis-je à Gontran, – vous comprendriez mon insistance à ce sujet.

– Je comprends tout, ma chère amie. Mais voyons, parlons raison. Vous allez dépenser beaucoup d'argent pour établir votre école et votre hospice… C'est une noble et pieuse distraction que vous voulez vous donner, rien de mieux; mais est-il sage, est-il même humain d'accoutumer de pauvres gens à jouir de bienfaits qui peuvent être très-éphémères?

– Je vous assure, mon ami, que je ne me lasserais jamais de faire le bien.

– Il y a mille circonstances pourtant où cela pourrait vous devenir impossible. Ainsi, par exemple, pour ne vous en citer qu'une, il n'y aurait rien d'étonnant à ce que je vendisse cette terre un jour ou un autre.

– Vendre cette terre… mon Dieu! Et pourquoi cela?

– Elle vaut plus d'un million et ne me rapporte pas vingt mille livres de rente net d'impôts et de réparations; l'habitation est incommode, les terres sont divisées; somme toute, c'est un séjour très-maussade; eh bien! en vendant Maran un million et en plaçant l'argent sur l'État ou sur la banque de France, cela nous ferait cinquante mille livres de rente, au lieu du vingt à peine que rapporte cette terre.

– Vendre Maran! mais vous n'y pensez pas… ce domaine est dans notre famille depuis si longtemps, ma mère l'a habité, je…

– Tous ces avantages chimériques ne valent pas le sacrifice de trente mille livres de rente, convenez-en.

– Mais qu'avons-nous besoin de tant d'argent? ne pouvons-nous pas vivre avec ce que nous possédons déjà?

– Enfant… dit Gontran avec une compassion railleuse, – vous n'entendez rien aux affaires; on n'a jamais trop de revenus; vous ne savez ce que coûte une maison, et d'ailleurs je veux que cet hiver à Paris nous recevions beaucoup et avec magnificence; je tiens à prouver que la révolution de juillet ne nous a pas abattus comme on le croit.

– Mais sérieusement, mon ami, vous ne songez pas à vendre Maran? Je vous supplie en grâce, ne faites pas cela; je suis déjà attachée à cet endroit…

– C'est pour cela qu'il vaudra mieux nous en défaire avant que vous y soyez attachée davantage.

– Mais, mon ami, je ne voudrais pas…

– Allons-nous encore recommencer nos querelles? écoutez donc la raison… Combien de fois faut-il vous dire que la loi me donne absolument, vous entendez, absolument, la gestion de vos biens; que je puis vendre, acheter, placer comme bon me semble; si je crois utile à nos intérêts de vendre cette terre, je la vendrai… et je suis tellement près d'avoir cette conviction-là, que je ne puis consentir à vous laisser fonder ici des établissements de bienfaisance qui pourraient avoir à peine six mois d'avenir… Ceci est bien entendu. Je vous quitte; je vais voir comment mes chiens d'arrêt ont mangé, car j'ai fait une chasse rude aujourd'hui.

Et M. de Lancry me laissa seule.