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L'Anticléricalisme

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Mais les orateurs de gauche répondirent par l'argument irrésistible des «deux jeunesses», des «deux Frances», par cette affirmation de Danton et probablement de Lycurgue, que les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à leurs parents, et par cette raison sans réplique que «la tolérance n'est pas due aux intolérants». D'où il suit que la tolérance ne doit exister nulle part sur la terre, les intolérants étant intolérants et les tolérants devant être intolérants pour réprimer ceux qui le sont ou qui le seraient s'ils pouvaient l'être. On a vu du reste plus haut que cette idée est de Jean-Jacques Rousseau lui-même.

L'article était absurde en soi; mais comme il était despotique, il passa très facilement.

De quelle façon cette loi sur les associations fut appliquée, c'est une chose que le cabinet Waldeck-Rousseau aurait pu prévoir et que peut-être il prévoyait; car lorsque l'arbitraire est déjà dans la loi il se déchaîne dans l'application de la loi beaucoup plus violemment encore. Les élections de 1902 ayant renforcé quelque peu la partie antireligieuse de la Chambre des députés, M. Waldeck-Rousseau, fatigué et peut-être voyant qu'après l'avoir mené déjà plus loin qu'il ne lui plaisait d'aller, on le mènerait encore beaucoup plus outre, se retira volontairement du ministère.

Mais ce qui laisse à soupçonner qu'il n'était point fâché que les iniquités qu'il ne voulait pas commettre, fussent commises pourvu qu'elles le fussent par un autre – et on trouvera toujours du «je ne sais quoi» dans la conduite de M. Waldeck-Rousseau, et l'on ne saura jamais s'il fut plus ingénu ou plus perfide, – c'est qu'il désigna pour lui succéder le plus borné et le plus violent des hommes politiques, M. Combes, à qui M. Loubet, qui ne pouvait pas le souffrir, mais qui a passé sa vie à faire ce qu'il désapprouvait et à blâmer dans ses discours la politique qu'il signait au bas de tous ses décrets, s'empressa de confier la présidence du conseil et la direction du gouvernement.

Ce fut un gouvernement de combat. Les établissements congréganistes furent fermés par décrets, précipitamment, comme au hasard, sans respect des délais spécifiés par la loi, contrairement à des jugements de la magistrature, qui, dans les commencements, fit quelque résistance au gouvernement et désira que la loi fût exécutée au moins comme elle était rédigée. – Des exécutions furent faites contre des établissements religieux, même ne comprenant qu'un seul membre d'une congrégation et encore d'une congrégation autorisée. Les tribunaux furent matés par l'intimidation et surtout par ce fait que tout jugement émané d'eux, non conforme au bon plaisir du gouvernement, était annulé par un «arrêté de conflit» qui leur enlevait le droit de s'occuper de l'affaire dont s'agissait.

Le gouvernement, sûr de la Chambre et encore plus, s'il était possible, du Sénat, allait droit de l'avant, ne gardant aucune mesure dans les actes, comme aucune forme, même hypocrite, dans les paroles.

Il y eut une insurrection, oratoire du moins, des républicains libéraux et même des républicains les plus authentiquement radicaux. Non seulement M. Charles Benoist, mais M. Gabriel Monod, M. René Goblet protestèrent. M. Gabriel Monod écrivit: «Ceux qui, comme moi, sont partisans d'une liberté absolue d'association et en même temps de la séparation de l'Église et de l'État, persuadés qu'alors c'est l'Église même qui imposerait des limites au développement indéfini des ordres religieux, sont effrayés et navrés de voir les anticléricaux d'aujourd'hui manifester à l'égard de l'Église catholique des sentiments et des doctrines identiques à ceux que les catholiques ont manifestés naguère à l'égard des protestants et des hérétiques de tout ordre. On lit aujourd'hui dans certains journaux qu'il n'est pas possible de laisser l'Église continuer à élever la jeunesse française dans l'erreur; j'ai même lu «qu'il n'était pas possible d'admettre la liberté de l'erreur». Comme si la liberté de l'erreur n'était pas l'essence même de la liberté! Et dire que ceux qui écrivent ces phrases protestent contre le Syllabus, tout en le copiant! Sommes-nous condamnés à être éternellement ballottés entre deux incohérences? et le cri de «Vive la liberté!» ne sera-t-il jamais que le cri des oppositions persécutées, au lieu d'être la devise des majorités triomphantes?»

De son côté, M. Goblet écrivait: «… Je ne souhaite même pas la suppression complète des congrégations enseignantes, non seulement parce qu'il n'existe pas actuellement assez d'écoles et de maîtres laïques pour recueillir tous les enfants qui reçoivent l'instruction congréganiste; mais parce que je suis un partisan déterminé de la liberté d'enseignement et que, tout en demandant que l'État ouvre aussi largement que possible ses établissements à tous les enfants, je ne lui reconnais pas le droit d'empêcher les parents de faire donner, s'ils le préfèrent, l'instruction à leurs enfants dans des établissements privés, même tenus par des religieux… Comment donc est-ce que j'entends qu'on peut combattre le cléricalisme? D'abord en faisant ce qui a toujours été un des articles essentiels du programme républicain: la séparation des Églises et de l'État; en enlevant aux Églises la force qu'elles tirent de leur union avec l'État et les ressources qu'elles puisent dans le budget, et en laissant aux associations le soin de subvenir aux besoins des différents cultes… En second lieu, je voudrais qu'on laissât les congrégations libres de se former moyennant une simple déclaration; mais en réservant le droit d'inspection de l'État et en limitant strictement leur faculté d'acquérir et de posséder… Et je persiste à penser que le régime de liberté, joint à l'exacte application des lois scolaires, servirait infiniment mieux la cause de la République et de la laïcité que le système de contrainte, je ne veux pas dire de persécution, irritant autant qu'inefficace, dans lequel je vois avec regret le parti républicain s'engager.»

Ces avertissements, comme il arrive quand on a affaire à de certaines gens, ne servirent qu'à pousser plus vivement le parti despotiste dans le «système de contrainte» et dans la «manière forte». Les fermetures de couvents se multiplièrent pendant toute l'année 1902; et M. Combes, dans ses discours-manifestes, étalait avec orgueil les chiffres de 22.000 ou 23.000 couvents mis sous scellés et annonçait le jour prochain où il n'y aurait plus un moine en France, ce qui ferait de la France la première nation du monde.

Cependant restait la question des demandes d'autorisation. D'après la loi de 1901, il fallait une disposition législative pour décider de l'autorisation à accorder ou à refuser à une congrégation qui l'aurait demandée. M. Combes, qui avait déjà montré par ses actes qu'il estimait la loi de 1901 beaucoup trop libérale, trouva que discuter chaque demande d'autorisation, alors qu'on voulait n'autoriser personne, était une grande perte de temps. Il fit donc décider par le Parlement qu'on n'examinerait point du tout les demandes d'autorisation, je veux dire qu'on ne les examinerait point séparément, ce qui était sans doute la seule manière de les examiner, mais qu'on répartirait en trois groupes les congrégations demandant à être autorisées: congrégations enseignantes, congrégations prédicantes, congrégations commerçantes; puis que, sur chacun de ces groupes, pris en bloc, on prendrait une détermination. C'était les trois charrettes, et à la façon dont on les aménageait et attelait, il n'était pas difficile de voir où l'on voulait qu'elles conduisissent.

Cette application de la loi de 1901 parut une violation de la loi de 1901 à l'auteur de la loi de 1901. M. Waldeck-Rousseau protesta contre la manière de sa créature, M. Combes. Il dit au Sénat: «L'application de la loi de 1901 soulève, à l'égard de toutes les congrégations en instance d'autorisation, une même question. Il faut considérer les garanties qu'elles présentent, leur utilité au point de vue matériel et moral. C'est là un examen individuel dont aucune ne doit être dispensée et dont aucune ne peut être exclue. La loi de 1901, étant une loi de procédure en même temps qu'une loi de principe, ce serait la méconnaître que d'opposer à une demande d'autorisation une sorte de question préalable. Ce serait la méconnaître aussi que d'admettre l'autorisation sans examiner, comme on n'a jamais manqué de le faire sous le régime antérieur à 1901, quel est le véritable caractère de la congrégation et si elle est en mesure de réaliser son objet…»

Mais M. Waldeck-Rousseau était depuis longtemps dépassé; il n'avait plus qu'une faible autorité; il avait ouvert les outres; et si M. Combes effrayait M. Waldeck —patrem suus conterruit infans– la majorité du parti républicain ne suivait plus que M. Combes, que méconnaissait l'œil de son père. Successivement le Sénat et la Chambre adoptèrent la «manière forte» de M. Combes.

A la Chambre ce fut surtout M. Ferdinand Buisson qui exposa en toute sa précision la théorie despotiste. Pour lui, au fond, la loi de 1901 n'existait pas. Ce qui était toujours en vigueur c'était la législation de 1792, qui avait supprimé toutes les congrégations, quelles qu'elles fussent. La loi de 1901 avait supposé, sans doute, que des congrégations pouvaient être autorisées; mais elle n'obligeait nullement à en autoriser une seule. Et, de fait, il n'en fallait pas autoriser une seule, parce que toutes étaient «en dehors de la vie familiale et de la vie sociale».

Et c'était un argument à faire frémir les célibataires, lesquels, vivant en dehors de la vie familiale, pouvaient s'attendre à être chassés du territoire français pour cause de conduite antisociale.

Pour ce qui est de la liberté du père de famille, M. Buisson répondait, en bon platonicien, que «l'enfant n'appartient pas aux parents; mais à l'État, que l'État est son tuteur et doit le défendre comme il doit défendre tous les faibles.»

 

M. Buisson était ainsi, en bon éclectique, familial dans la première partie de son argumentation et antifamilial dans la seconde. Dans la première partie il disait aux religieux: «Vous ne pouvez pas enseigner, parce que vous n'êtes pas pères». Dans la seconde il disait aux pères de famille: «Vous ne pouvez pas choisir l'enseignement à donner à vos enfants, parce que vous êtes pères». Dans la première partie de l'argumentation, n'être pas père ôtait un droit; dans la seconde, être père n'en donnait aucun.

Logique au fond, malgré les contradictions formelles, était cette théorie; puisque, selon les démocrates, personne n'a aucun droit, personne, excepté le gouvernement.

M. Combes reproduisit cette argumentation avec moins d'éclat, mais non moins de force. Il assura, chose peut-être étonnante au premier abord, qu'interdire l'enseignement à un congréganiste ou l'interdire à un homme n'ayant pas de grades universitaires, c'était absolument la même chose: «Du moment qu'on admet la légitimité des garanties, ne fût-ce que celle des grades, et des précautions, ne fût-ce que celle de la surveillance de l'État, il n'y a pas de raison pour que l'État, à certaines époques, ne puisse interdire l'enseignement à certaines catégories de personnes… Les motifs dont l'État peut étayer cette interdiction sont de même nature que ceux en vertu desquels il interdit l'enseignement à ceux qui ne remplissent pas les conditions voulues de grades, de stage, de moralité…»

Il eût été plus simple de dire: «Nous n'admettons à enseigner que ceux qui ont des grades, une moralité reconnue et qui nous plaisent.» Et M. Combes ne disait pas autre chose; seulement il s'efforçait d'établir une identité singulière entre le fait d'être bachelier et le fait de plaire au gouvernement, choses qui semblent bien n'être pas tout à fait «de même nature».

Ces puissantes argumentations convainquirent parfaitement la majorité, qui refusa en bloc toutes les autorisations demandées. Les trois charrettes étaient arrivées à destination.

Parallèlement le gouvernement atteignait encore la liberté d'enseignement en faisant supprimer par le Sénat la loi Falloux, la loi de 1850. A la vérité, de cette loi il ne restait que peu de chose, après un certain nombre de modifications de détail antérieures même à l'année 1900, et après la loi de 1901, et particulièrement après l'article de cette loi qui interdisait l'enseignement à tout membre d'une congrégation même dissoute. Mais il importait, sans doute pour le principe, que la liberté d'enseignement fût attaquée directement et de face; et que la charte de la liberté d'enseignement en France fût déchirée avec une certaine solennité; et que les républicains de 1903 déclarassent très nettement qu'ils n'avaient rien de commun avec ceux de 1850.

Une proposition déposée par M. Béraud traînait au Sénat depuis 1901, sur le sujet de l'abrogation de l'article de la loi Falloux, subsistant encore, qui reconnaissait la liberté de l'enseignement secondaire. Ce projet Béraud exigeait le vote d'une loi spéciale pour autoriser à l'avenir l'ouverture de quelque établissement d'enseignement privé que ce fût. Le gouvernement ne fit pas sien ce projet. Il en apporta un autre, moins liberticide, quoique très restrictif encore de la liberté d'enseignement. Ce projet maintenait comme de droit général la liberté de fonder un établissement d'enseignement privé. Mais il exigeait un certificat d'aptitude qui laissait à qui devait le donner une singulière et inquiétante latitude d'arbitraire et la quasi liberté de le refuser par bon plaisir. Il organisait du reste l'inspection des établissements d'enseignement privé, et la réglementation des petits séminaires, et la surveillance de l'enseignement secondaire, etc.

C'était ce projet, extrêmement défiant à l'égard de l'enseignement libre, qui révoltait la gauche, parce qu'au moins en principe il maintenait ou paraissait maintenir la liberté d'enseignement.

La commission sénatoriale fut pour le projet Béraud, et la droite, faute de mieux, pour le projet du gouvernement, dit projet Chaumié. M. Charles Dupuy fit un discours général, très chaleureux, en faveur de la liberté d'enseignement. Il n'y avait pas selon lui péril du côté de l'enseignement congréganiste, puisque la loi de 1901, avec «application» de 1903, venait de supprimer les congrégations. Donc ce que voulait la commission, c'était le régime antérieur à 1850, c'est-à-dire le monopole de l'État. Pourquoi? Pour établir la fameuse «unité morale» du pays. Mais cette unité morale est une chimère qui inspirait autrefois la révocation de l'Édit de Nantes, qui a inspiré quelques autres sottises nationales et dont on devrait bien abandonner la poursuite.

M. Béraud répondit que Rome était l'unique objet de son ressentiment et qu'il s'agissait d'arracher la jeunesse française à l'étreinte jésuitique.

M. Eugène Lintilhac, avec citation d'Aristote, reproduisit l'argumentation de M. Ferdinand Buisson, affirma que l'État avait tous les droits, que le libéralisme était une utopie dangereuse et que le père de famille n'avait pas le droit monstrueux de mettre son fils en travers de la route que suit l'humanité.

M. Thézard, rapporteur de la commission, mit une fois de plus en avant «l'unité morale», en affirmant qu'avant 1850 l'unité morale existait en France; mais que depuis 1850 elle n'existait plus, ce qui était d'un généralisateur hardi et d'un artiste amoureux de la symétrie, mais d'un historien peut-être insuffisamment informé.

M. Clémenceau osa se moquer de M. Lintilhac, dire que la citation d'Aristote, rapportée du reste sous forme de rébus, lui avait paru être de Loyola. Il osa peut-être plus, c'est à savoir qu'il se permit de dire que les anticléricaux ne faisaient que «transférer la puissance spirituelle du pape à l'État». Et ainsi, «pour éviter la Congrégation, nous faisons de la France une immense congrégation… Nos pères ont cru qu'ils faisaient la Révolution pour s'affranchir; nullement: c'était pour changer de maîtres… Aujourd'hui, quand nous avons détrôné les rois et les papes, on veut que nous fassions l'État roi et pape. Je ne suis ni de cette politique ni de cette philosophie.» —En conséquence, et cette logique particulière n'étonnera aucun de ceux qui sont familiers avec la mentalité anticléricale, M. Clémenceau concluait à interdire l'enseignement à tout congréganiste, tout congréganiste étant un «morceau de la société romaine et non de la société française».

M. Waldeck-Rousseau vint une fois de plus, peut-être avec je ne sais quoi qui ressemblait un peu à du ridicule, gémir sur l'éclosion de l'oiseau qu'il avait couvé. L'intention (que venait de manifester le président du conseil) d'interdire l'enseignement à tout congréganiste était contraire au texte et à l'esprit de la loi de 1901. Celle-ci n'avait pas indiqué ni entendu que certaines congrégations fussent autorisées sauf déduction du droit d'enseigner. On s'appuyait sur la loi de 1901 pour en tirer des conséquences qui allaient contre elle.

Cruellement, M. Clémenceau répliqua que M. Waldeck-Rousseau avait tort de s'en prendre aux autres quand il n'avait à s'en prendre qu'à lui-même: qu'il avait ouvert la voie de telle sorte qu'il était difficile qu'on n'allât point jusqu'au bout du chemin, et au delà des prévisions que M. Waldeck-Rousseau avait eu le tort de ne point avoir; que, si M. Combes avait mal appliqué la loi de M. Waldeck, la faute en était à M. Waldeck qui avait confié à M. Combes le soin d'appliquer la loi de M. Waldeck, alors que rien ni personne n'avait empêché M. Waldeck de l'appliquer lui-même. – A quoi M. Waldeck trouva certainement quelque chose à répondre, mais ne répondit rien.

Finalement le projet Chaumié, très transformé et très aggravé, contenant notamment un paragraphe exigeant que tout Français voulant ouvrir un établissement libre d'instruction doit produire la déclaration qu'il n'appartient pas à une congrégation, fut voté par le Sénat. La question de savoir si le droit d'enseigner serait accordé ou refusé aux membres du clergé séculier était réservée.

Du reste, ce qui restait de liberté dans la loi votée par le Sénat en première lecture en 1903 n'était garanti par rien, puisqu'il avait été stipulé par cette loi même que le gouvernement peut fermer toute école libre, même contre l'avis du conseil supérieur, si l'enseignement de cette école lui paraît contraire à la morale, à la constitution et aux lois. Or aucun homme sensé ne veut qu'une école puisse donner un enseignement contraire à la constitution, à la morale et aux lois; mais tout homme sensé veut que ce soit un tribunal ou un arbitre quelconque, indépendant du gouvernement, et non le gouvernement lui-même, qui soit juge en cette question.

La loi revint en seconde lecture au Sénat en 1904. Le débat fut court. Il porta sur l'interdiction d'enseigner faite à tout congréganiste, et cette interdiction fut maintenue. M. Chaumié, s'appropriant les idées philosophiques de M. Buisson, assura que les congréganistes n'étaient point mis hors la loi à cause de leurs sentiments religieux, ce qui serait contraire à la liberté de conscience, laquelle est sacrée; ni à cause de leur incapacité, car il y en a de bien intelligents; mais parce qu'ils sont dociles et qu'ils obéissent à leurs chefs et qu'ils ne sont pas «des êtres d'évolution». Qu'ils cessent d'être congréganistes et alors ils seront des êtres d'évolution et pourront enseigner. – La capacité d'enseigner se mesurant à l'indocilité, on peut espérer que le gouvernement républicain donnera un avancement rapide à tout professeur de l'Université enseignant des choses désagréables au gouvernement.

Le débat porta encore sur l'article qui permettait au gouvernement de fermer les établissements d'enseignement libre, même contre l'avis du conseil supérieur, en cas d'enseignement contraire à la morale, à la constitution et aux lois. Cet article donnait pleine faculté d'arbitraire et de bon plaisir au gouvernement. Mais M. Thézard ayant déclaré, comme s'il l'avait su, que le gouvernement ne fermerait qu'exceptionnellement un établissement contrairement à l'avis du conseil supérieur, le Sénat fut pleinement rassuré et l'article fut maintenu. Bref, la loi fut votée en seconde lecture telle qu'elle l'avait été en première.

En 1904, nouveau progrès. M. Combes, au cours de la discussion devant le Sénat de la loi abrogatrice de la loi Falloux, s'était engagé à déposer un projet global et définitif supprimant décidément tout enseignement congréganiste de quelque ordre et de quelque nature qu'il fût, et si autorisée qu'eût été et que fût encore la congrégation à laquelle il appartenait. C'était le dernier tour de vis. Cette loi fut immédiatement déposée à la Chambre des députés, et l'ouverture de la discussion eut lieu fin février et la discussion se prolongea jusqu'au 28 mars.

Elle ne pouvait que rééditer toutes les argumentations qui s'étaient produites depuis quatre ans. M. Buisson ne manqua pas de dire qu'il était permis d'être moine isolé, mais non d'être moine associé, parce que, quand une association est religieuse, elle perd tout droit à la liberté d'association.

M. Combes ne manqua point d'affirmer que les moines ne sont pas des citoyens et ne peuvent revendiquer les droits de l'homme, ni celui d'enseigner ni celui de s'associer.

M. Ribot, mieux placé que ne l'avait été M. Waldeck-Rousseau lui-même, pour montrer combien les lois de 1903 et 1904 étaient contraires à la loi de 1901, mesura les pas de géant que l'anticléricalisme avait faits depuis trois ou quatre ans et montra que ce qu'il avait reconstitué de toutes pièces, c'était le pur et simple arbitraire, et que rien de pareil n'avait été rêvé ni par M. Waldeck-Rousseau ni par ceux qui l'avaient suivi.

Élargissant la question, il s'en prit à la formule «sécularisation complète de l'État» et demanda si les États-Unis étaient un État sécularisé, eux qui accordent la liberté la plus complète à tous les citoyens sans leur demander quelle robe ils portent ni quels vœux ils ont faits. Il fit remarquer spirituellement qu'il y a en France, sinon une grande science théologique, du moins un sentiment théologique poussé à une singulière véhémence, à savoir la haine théologique, invidia theologica, et que «beaucoup de libres penseurs n'ont pas d'autre conception de la libre pensée que de prendre l'envers du cléricalisme qu'ils combattent avec tant d'énergie, si bien que, gardant toutes les habitudes d'esprit qu'ils reprochent à leurs adversaires, ils ne sont que des cléricaux à rebours».

Il termina ainsi, en donnant comme le programme, non seulement du libéralisme français, mais de la politique religieuse de tout État moderne et civilisé: «Je m'inquiète et je m'attriste de voir que dans notre pays il y ait cette tendance à revenir toujours vers le passé, à ne pouvoir sortir des ornières où nous nous sommes traînés, à ne pouvoir renouveler nos idées et nos conceptions de la liberté moderne. Nous retardons singulièrement sur beaucoup d'autres peuples, et je ne sais pas s'il y a deux parlements en Europe où des discussions comme celles auxquelles nous avons assisté puissent s'ouvrir. Ce qui m'inquiète et m'attriste aussi, c'est qu'à mesure que ces vieilles idées reparaissent et que se renouvellent ces vieilles pratiques si souvent condamnées par nos chefs, chaque jour déclinent ces grandes idées libérales qui sont l'essence même de cette République française qui n'est rien si elle n'est pas la liberté organisée. On commence à aimer dans ce pays l'usage de la force, même et surtout quand elle est accompagnée d'un peu de brutalité: on aime les coups de majorité. Permettez-moi de vous dire que cela, c'est l'affaiblissement, l'oubli du véritable esprit républicain et que, sous prétexte de défendre la République, on aboutit à abolir ce qui est notre honneur et ce qui est notre force: l'esprit de large tolérance, l'esprit d'équité, le respect de tous les droits… Quant à nous, libéraux, nous n'avons pas à dire ce que nous sommes et ce que nous voulons. Nous avons toujours, et dès la première heure, défendu nos idées à cette tribune. Nous y restons fidèles. Nous savons, parce que nous avons étudié l'histoire, parce que nous avons jeté les yeux en dehors de chez nous, vers les pays qui marchent, qui progressent, – tandis que nous nous attardons dans les luttes, dans les querelles stériles, – nous savons où va le progrès humain et nous avons la conviction que nous sommes dans la bonne voie. Le présent peut nous réserver encore quelques tristesses et quelques déceptions; mais l'avenir nous donnera raison.»

 

La loi fut votée. Elle décidait, en somme, que toute congrégation enseignante, qu'elle eût été autorisée ou qu'elle n'eût pas été autorisée, devait avoir disparu dans le délai de dix années.

Ce qui résume peut-être le mieux l'œuvre de cette dernière loi et de toutes les lois précédentes, c'est cette déclaration que M. Henri Maret lut avant le vote définitif de la loi: «Je ne voterai pas cette loi pour plusieurs raisons. La première, c'est que la loi est une loi contre la liberté. C'est une loi de combat, et toutes les lois de ce genre finissent toujours par se retourner contre leurs auteurs. Ensuite vous faites une loi un peu jésuitique. Vous faites une loi contre les personnes, puisque vous laissez subsister l'enseignement; vous ne l'interdisez qu'à une certaine catégorie de personnes. En troisième lieu, vous faites une loi inutile; car l'enseignement congréganiste subsistera sans les congrégations. Enfin la loi que vous avez votée porte une telle atteinte à la liberté d'enseignement que cette liberté ne sera plus qu'un leurre, surtout pour les pauvres.»

Mais déjà (commencement de 1904), une autre campagne anticléricale d'un tout autre genre avait commencé. Pendant quelques années, le parti anticlérical s'était tenu très ferme sur le terrain du Concordat, en tirant même des arguments du Concordat contre «l'Église latérale», l'Église régulière, l'Église congréganiste, ainsi que nous avons vu. A partir de 1904, il aiguilla vers la suppression du Concordat, vers la séparation de l'Église et de l'État. Il n'y eut du reste que contradiction apparente entre ces deux démarches, puisqu'au fond le dessein du parti anticlérical était de combattre et de détruire en France la religion chrétienne elle-même, et puisque, l'Église latérale détruite ou muselée, ce qui restait, c'était de foudroyer et pulvériser l'Église séculière elle-même.

C'est ici que les républicains despotistes se séparaient de Napoléon Ier, celui-ci ayant tenu au maintien d'une Église asservie à son gouvernement et les républicains despotistes voulant la suppression de l'Église quelle qu'elle fût et, du reste, de la religion chrétienne elle-même.

C'est ce dessein que n'avait point caché M. Jaurès dans un discours qui à première vue avait pu paraître étrange, mais qui, intentionnellement ou non, livrait le secret, lequel, du reste, n'était un mystère pour personne. Dans la discussion sur la loi interdisant l'enseignement à tout congréganiste, M. Jaurès, pour conclure simplement contre la capacité éducatrice du moine, avait fait son procès au christianisme tout entier depuis ses origines jusqu'à nos jours: «Au moment où le christianisme est apparu à la surface du monde, au moment où l'idée divine a tenu, selon la religion catholique, à se manifester dans une personne humaine, à ce moment la face du monde a changé. Un double et contradictoire effet allait naître de cet événement historique; il allait en résulter, à la fin, une concentration, un assainissement de la pensée humaine et l'exaltation même de cette pensée; et ce contraste montre combien court et misérable doit rester, dans le prolongement des événements, un effort, si puissant soit-il, de la logique abstraite. Un Dieu était venu sauver les hommes; l'infini divin s'était mêlé un instant aux contingences humaines; la loi qu'il avait dictée à quelques disciples allait être et devait rester l'intangible enseignement qu'aucune autre doctrine ne pourrait venir remplacer, qu'aucune autre leçon ne devait même atténuer ou expliquer. Le Syllabus est en germe dans l'Évangile: il fallait que l'homme aveugle recueillît la clarté révélée un jour par le Dieu qui était venu la lui apporter et ne la perdît jamais de vue, dût-on la lui imposer de force, dût-on proscrire tout autre enseignement. Il fallait répandre cette vérité de cerveau à cerveau; et pour cela se réclamer de la liberté, puisque seule elle permettait de la propager. Mais il fallait aussi refuser cette liberté aux autres, puisque le cerveau qui en était un jour tout éclairé [de cette vérité] ne devait plus jamais rechercher d'autre lumière. Voilà comment le christianisme devait asservir la pensée humaine; et en même temps il allait l'exalter en lui donnant de son origine, puisqu'un Dieu était venu pour le sauver, en lui donnant de son but dans une autre existence, la plus haute idée. L'homme avait le droit de s'exalter, et c'est cette double loi, condensée dans le christianisme naissant, qui allait se développer au cours de l'histoire. C'est elle qui explique l'élan passionné du fidèle agenouillé dans la ferveur mystique – et les abominables crimes de l'Inquisition. C'est elle qui fait comprendre toute une longue période de notre histoire qui resterait incompréhensible. C'est elle qui nous montre, dans les nuits éloignées et troubles du moyen âge, la douce lueur de l'étoile du matin vers laquelle on prie et les flammes sinistres des bûchers autour desquels on tue. Mais par l'accomplissement de cette double loi le christianisme a épuisé sa force. Il a ruiné le droit de la personne humaine, et c'est la personne humaine qui, affranchie aujourd'hui, veut d'autres enseignements. C'est ainsi que la communauté laïque a été conduite à intervenir pour inculquer à la jeunesse les principes de la raison. Ces principes, nous avons le devoir d'en faire une réalité, et c'est dans cet esprit que nous voterons la loi.»

Ce discours était d'une clarté douteuse et il semblait dépasser singulièrement son objet, si attaquer tout le christianisme, attaquer l'Évangile – et y trouver le Syllabus– pour aboutir à écarter de l'enseignement les frères des Écoles chrétiennes, est d'une dialectique disproportionnée à son objet. Mais, au fond, le discours était pertinent, et s'il était nébuleux dans l'exposition, il était clair en son dessein. Il était même très loyal. Il voulait dire: «Point de surprise! Soyez prévenus. Ceci n'est qu'un épisode. Nous frappons aujourd'hui les congréganistes parce qu'à chaque jour suffit sa proscription; mais c'est au christianisme tout entier que nous en voulons et même à toute religion, puisque, ce que nous voulons qui disparaisse, c'est l'exaltation religieuse, c'est le sentiment religieux.»

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