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L'Anticléricalisme

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Quoi qu'il en soit de cette hypothèse psychologique, le travers existe, et je me résumerai en disant: le Français n'est pas immoral; mais il tient infiniment et il prend un plaisir infini à passer pour l'être.

Or, au point de vue des choses religieuses, être immoral ou en jouer le rôle a exactement les mêmes effets. L'homme immoral ou l'homme qui tient à passer pour l'être s'écarte naturellement d'une religion qui recommande la chasteté et qui la considère comme une grande force et une grande vertu. Il fait partie du rôle du jeune homme qui se flatte de mépriser la chasteté, tout comme un autre, de s'écarter avec grand soin de la société des prêtres et de toute pratique religieuse. Toute l'économie du rôle qu'il joue devant ses amis et devant lui-même serait ruinée par cette contradiction déplorable et ridicule. M. Homais, qui est la raison même en ces matières, ne manque pas de dire, à propos d'un jeune homme de province qui va faire son droit à Paris: «Il ne fera pas de sottises; c'est un jeune homme sérieux. Il faudra bien pourtant qu'il fréquente un peu les filles pour n'avoir pas l'air d'un jésuite.» Voilà la vérité. Le Français affiche l'immoralité par amour-propre et s'écarte de la religion pour soutenir son bon renom d'homme immoral; et, réciproquement, il est immoral, sans en avoir la moindre envie, pour ne point passer pour être clérical. Ces choses sont cause et effet, et une fois l'engrenage en mouvement, le Français devient d'autant plus anticlérical qu'il tient plus à passer pour libertin, et d'autant plus libertin, au moins en apparence et d'enseigne, qu'il s'efforce d'être anticlérical.

La langue ne s'y est pas trompée, et c'est comme un contrôle. Elle a appelé libertin: d'abord «l'esprit fort», et ensuite le débauché et, du reste, concurremment l'un et l'autre; mais d'abord surtout «l'esprit fort», et ensuite surtout le débauché. Cela est naturel. Ce qui a frappé d'abord, c'est l'affranchissement qu'affichaient certains philosophes à l'égard des dogmes religieux; de là libertin dans le sens de libre penseur. Ce qui a frappé ensuite, c'est l'attitude arrogante des débauchés se faisant gloire de leurs mauvaises mœurs. Le peuple s'est dit, très finement: «Ceux-ci sont surtout des hommes qui sont fiers de ne subir aucune règle et qui veulent le montrer par leur genre de vie. Ce sont des libertins en acte. Ce sont essentiellement des libertins. Le nom leur en restera.»

Et cela veut dire, non pas que la libre pensée mène à l'immoralité; mais que l'affectation de l'immoralité mène à l'affectation de la libre pensée et se couvre de la libre pensée comme d'un beau manteau philosophique.

Molière non plus ne s'y est pas trompé et il a fait de son Don Juan à la fois un débauché et un athée: d'abord pour peindre un homme d'une certaine classe de son temps; ensuite, comme toujours, pour peindre un homme éternel en France. Don Juan est dédaigneux de morale et dédaigneux de religion en même temps, également, et l'un et l'autre surtout par vanité et «par air», à la française. Une de ses joies, car il en a d'autres, et je n'oublie pas qu'il est très complexe, est de scandaliser le peuple, les simples, représentés par Sganarelle. C'est ce qu'il a de particulièrement français.

Le Français fait tout, ou il s'en faut de peu, par vanité. La vanité est son grand ressort. Toute l'immoralité qu'il peut avoir ou qu'il peut affecter tient à cela. L'étranger ne déteste pas être libertin sans qu'on le sache; le Français aimerait mieux se priver de voluptés de toute sa vie et passer pour un mauvais sujet, que posséder toutes les femmes et être aimé d'elles et être tenu pour coquebin. – Il y aurait un joli sujet de comédie: Don Juan blanc. Ce Don Juan-là, pour une raison qu'il faudrait trouver, ou même sans raison, n'aurait jamais aucun succès de galanterie; mais il aurait la réputation, habilement entretenue, soit par lui-même, soit par un autre qui aurait intérêt à cela, d'être logé à l'enseigne du «grand vainqueur» et de tenir toutes les promesses de son affiche. Cet homme-là, né français, serait le plus heureux des hommes.

Dans ces conditions, on comprend assez que la moralité, encore qu'elle soit en usage chez les Français, n'y soit pas en honneur, et peut-être y soit aussi peu en honneur qu'elle y est en usage. Peut-être y a-t-il proportion juste, et s'il était ainsi, on ne saurait croire à quel point les Français seraient moraux; ils le seraient presque avec excès.

Toujours est-il que l'affectation d'immoralité et toutes les habitudes d'esprit, de conduite et d'attitude que cette affectation entraîne détachent les Français de la religion, du sentiment religieux et de l'état d'esprit religieux. De très bonne heure et comme tout de suite, longtemps avant d'être devenu formellement catholique, l'illustre philosophe M. Brunetière avait horreur de la grivoiserie française, de la gauloiserie, et la considérait comme une plaie honteuse de la littérature française. C'était comme d'instinct, et celui qui avait en lui comme les germes et les semences de l'esprit religieux sentait bien que grivoiserie et gauloiserie n'étaient pas autre chose qu'à la fois les effets et les causes de l'irréligion et devaient être traitées non comme un travers désobligeant, mais comme une maladie profonde et d'autant plus funeste qu'elle est endémique.

Telles sont, à ma connaissance, les causes psychologiques les plus générales de l'anticléricalisme en France. Sans atteindre la nation tout entière, elles sont répandues, et depuis très longtemps, inégalement, du reste, mais universellement, dans toutes les classes de la nation et dans toutes les régions du pays.

Il peut être utile maintenant de considérer l'anticléricalisme français dans la suite de son histoire.

CHAPITRE II
L'ANTICLÉRICALISME AU XVIIe SIÈCLE

D'une part, l'anticléricalisme a existé en France au XVIIe siècle; mais il y a été très faible et très peu répandu; d'autre part, aucun siècle n'a plus préparé l'anticléricalisme en France que le XVIIe siècle.

Ce sont ces trois propositions que nous examinerons dans ce chapitre.

L'anticléricalisme a existé en France au XVIIe siècle, surtout dans le premier tiers de ce siècle et dans le troisième. Dans le premier tiers il était représenté par un certain nombre d'écrivains, et c'étaient les Théophile de Viau et les Cyrano de Bergerac, nourris de Montaigne, mais plus audacieux que Montaigne; nourris de Lucrèce, mais moins systématiques que lui et se plaisant dans la négation pure et simple; qui, pour se plaire à eux-mêmes d'abord et pour plaire ensuite à quelques grands seigneurs licencieux, leurs protecteurs, faisaient comme marcher de pair le licencieux et l'incrédulité et flattaient ainsi deux passions basses assez répandues alors dans les hautes classes.

Il ne faut pas oublier qu'à cette époque, le gouvernement étant aux mains de prêtres, Richelieu, Père Joseph, si peu prêtre, du reste, que fût l'un d'eux, c'était faire acte d'opposition ou d'indépendance ou de taquinerie, choses très chères aux Français, que d'affecter l'incrédulité et le libertinage. L'anticléricalisme a été, vers 1630, une attitude aristocratique; l'anticléricalisme a été, vers 1630, très grand seigneur.

Il était grossier, du reste, et impudent. Il était immonde. Il se roulait dans les fanges des Parnasses satyriques. Il était, en très parfaite exactitude, à pieds de satyre. Il conduisait à la place de Grève en réalité ou en effigie. Il était en horreur à la majorité de la nation.

Il fut à la fois plus décent et plus scientifique, un peu, dans le troisième tiers du XVIIe siècle, plus prudent aussi. L'influence de Gassendi fut très faible, je crois, et je ne serais pas très éloigné de penser qu'elle fut nulle, parce qu'elle ne trouva pas un homme de talent pour se mettre à son service et pour illustrer de littérature les idées du philosophe provençal. En France le génie réussit peu, ou tardivement; la force de pensée ne réussit pas sans le talent; mais la moindre chose réussit quand le talent s'y joint et se mêle de lui faire un succès. Gassendi est, toutes proportions gardées, du reste, un Auguste Comte qui n'a pas trouvé d'Hippolyte Taine.

Mais trois influences, dans cette fin du XVIIe siècle, ont eu une certaine importance au point de vue de l'anticléricalisme, celle de Descartes, celle de Bayle et celle de Molière.

Je place l'influence antireligieuse de Descartes au troisième tiers du XVIIe siècle, et je crois que je ne me trompe pas extrêmement. Dans le milieu du XVIIe siècle Descartes tout entier est trop présent aux esprits pour qu'il ait une influence antireligieuse. Il n'est pas assez loin pour qu'on ne se rappelle point que personnellement il est chrétien, très chrétien, aussi chrétien que possible, homme qui fait des vœux et des pèlerinages; que, comme philosophe, il a un système qui est tout plein de Dieu, jusque-là qu'on peut dire et, pour mon compte, c'est ce que j'ai dit, que Dieu est la pierre de fondation et la pierre clef de voûte de tout son édifice et que sans l'idée de Dieu le système de Descartes n'existe absolument pas. Descartes, en 1660, n'est pas assez loin pour qu'on ne se rappelle pas tout cela.

Mais à mesure qu'il s'éloigne et recule dans le passé, ce qu'on se rappelle plus distinctement et peu à peu uniquement; d'abord parce que c'est en quoi il se distingue nettement de l'enseignement religieux traditionnel, et ce à quoi il a attaché son nom; ensuite parce que c'est une idée très simple, très précise et très accessible au moindre esprit; ce qu'on se rappelle plus distinctement et peu à peu uniquement, c'est sa méthode et le premier principe de sa méthode: il ne faut croire qu'à ce qui est absolument évident à l'esprit et ensuite à ce qui, par raisonnements justes, s'appuie sur cette première évidence.

Peu à peu l'on ne se souvient plus que de cela. Or cela est le rationalisme pur et simple. Cela écarte et élimine le merveilleux, le mystérieux et le miraculeux. Cela est positiviste au premier chef. Et cela est cartésien et se revêt en quelque sorte de l'immense autorité de Descartes. Ce principe et l'autorité dont il se pare sont des éléments considérables d'incrédulité. La destinée curieuse de ce philosophe consiste en ceci qu'on a oublié son système pour ne se souvenir que de sa méthode et qu'on a pris sa méthode pour son système.

 

Cela s'est passé surtout au XIXe siècle; mais cela n'a pas laissé, ce me semble, de commencer au XVIIe siècle, vers 1680. Remarquez que le très pieux Malebranche en est déjà, malgré sa piété, à affirmer très énergiquement, à maintes reprises, que Dieu n'agit jamais par des volontés particulières. Il trouve le moyen, ou il croit le trouver, de concilier cela avec la croyance aux miracles, de sauver le miracle, par je ne sais plus quel tour de force de dialectique; mais enfin il affirme et proclame que Dieu ne peut pas agir par volontés particulières.

Or c'est un cartésien, et un cartésien fieffé, qui pose ce principe, et, à vrai dire, c'est bien un principe cartésien, si l'on veut; car le miracle n'est jamais évident, et il faut toujours de la foi pour y croire; et que Dieu n'agisse point par des volontés particulières, c'est une idée assez évidente aux yeux de la raison, aux yeux du moins de la raison systématique.

On voit la pente. Descartes se transforme, vers 1680, en philosophe rationaliste, et le cartésianisme se fait rationalisme d'après le premier principe, non de lui-même, mais de la méthode qu'il a prétendu suivre et que, du reste, il n'a pas suivie du tout.

Mais il est bien vrai qu'il avait ouvert cette avenue, et qu'il était naturel, le souvenir du cartésianisme en son ensemble un peu effacé, qu'on passât par elle et qu'on allât peu à peu où elle menait. Je tiens l'influence de Descartes, à partir de 1680 environ, pour antireligieuse. Sic vos, adversus vos. Il est rare, comme a dit à peu près Bossuet, avec une hautaine et belle mélancolie, que la pensée humaine ne travaille pas pour des fins qui non seulement la dépassent, mais qui sont le contraire même de son dessein.

Je n'ai pas besoin de dire longuement que l'influence antireligieuse de Bayle se fit sentir dès le troisième tiers du XVIIe siècle avec une certaine force. Le scepticisme insinuant de Bayle a dû même avoir plus d'effets que le rationalisme latent de Descartes. Il convenait à merveille au tempérament modéré (surtout à cette époque) des Français et à leur façon souriante et moqueuse, non renfrognée ou grimaçante, d'être incrédules. La discrète irréligion de Bayle est éminemment accommodée à la complexion française.

Je ferai remarquer seulement ici, parce que j'ai oublié de le dire ailleurs, qu'une des forces de Bayle a été de continuer quelqu'un qui n'avait pas cessé d'occuper l'esprit des Français. Montaigne avait été adoré des Français du XVIIe siècle. Il n'avait pas quitté leurs mains. Bossuet le savait bien et sentait bien qu'il y avait là pour la religion un péril extrême, et c'est pourquoi il est revenu si souvent, par allusions épigrammatiques ou éloquentes, à attaquer ou réfuter ce très vivant adversaire. Malebranche aussi le sentait bien, et c'est la raison de la spirituelle, incisive et prolongée mauvaise humeur qu'il a montrée à l'égard de l'auteur des Essais.

Or Bayle continuait Montaigne, et à la fois bénéficiait de la fortune de son prédécesseur et aussi lui donnait comme une nouveauté, comme un renouvellement et un regain. Il continuait Montaigne, avec moins de talent, avec plus de connaissances variées, avec plus d'études et de recherches fureteuses dans les anciens philosophes, les anciennes croyances et les anciennes superstitions. Il répandait le scepticisme absolument de la même manière, à petits coups mesurés et goutte à goutte, par prétéritions et par sous-entendus, par échappées et par inadvertances très calculées, avec tous les agréments nouveaux, du reste, des faits du jour et des actualités intéressantes, amusantes ou instructives. Il renouvelait Montaigne en mettant comme des notes en marge des Essais.

Bayle ramenait à Montaigne ou y aurait ramené s'il eût été besoin de cela, et aussi Montaigne introduisait Bayle. A eux deux, ils entretenaient très proprement le scepticisme dans les esprits, malgré les parties dogmatiques de Montaigne et malgré le mépris de Bayle pour la négation affirmative à son tour et arrogante. Montaigne renouvelé par Bayle et Bayle introduit et comme soutenu de dessous par Montaigne ont dû avoir quelque influence sur les esprits dans le troisième tiers du XVIIe siècle, puisque, aussi bien, ils ont eu un succès de lecture, l'un persistant, l'autre conquérant, pour ainsi parler, en cette époque de notre histoire intellectuelle.

Et enfin, pour ce qui est de Molière, je ne saurais dire à quel point je le considère comme un des pères de l'anticléricalisme français.

Qu'il l'ait été consciemment et volontairement, il n'est rien moins que certain, et la question sera, je crois, toujours débattue. Nous ne savons rien et sommes, ce me semble, destinés à ne savoir jamais rien des opinions personnelles de Molière sur la religion. D'abord il n'en a rien dit personnellement. C'est un auteur dramatique et il reste toujours caché derrière ses personnages, qu'il fait parler chacun selon son caractère, et il n'est responsable de rien de ce qu'il dit, puisque ce n'est pas lui qui parle. C'est le privilège de l'auteur dramatique qu'on ne puisse jamais lui faire qu'un procès de tendances.

Ensuite, à vouloir saisir et surprendre sa pensée personnelle dans le langage de tel de ses personnages qu'il semble bien être et qui vraiment est donné évidemment comme le truchement de l'auteur lui-même, on peut se tromper encore, ce personnage, le Cléante de Tartuffe par exemple, pouvant bien n'être qu'une précaution prise par l'auteur, et, non un drapeau, mais un paratonnerre.

Cherche-t-on quelque lumière dans l'esprit général de l'œuvre? D'abord ce sont toujours des lumières douteuses que celles qu'on tire de l'examen de «l'esprit général», et il ne faudrait s'y lier que sur un bon garant qui ici nous manque.

Ensuite l'esprit général de l'œuvre de Molière c'est, il me semble bien, l'esprit modéré, l'esprit tempéré, l'esprit moyen terme et, en un mot, l'esprit bourgeois.

Molière est le plus grand bourgeois de notre littérature. Toutes les idées chères au bourgeois français du XVIIe siècle et un peu des siècles suivants, il les a eues, il les a chéries et il les a recommandées en les illustrant: supériorité de l'homme sur la femme, subordination de la femme, instruction sommaire et rudimentaire de la femme; se tenir dans sa sphère et ne pas aspirer à en sortir; ne guère croire à la science, se défier des médecins et se soigner soi-même; mépriser les hommes de lettres, excepté ceux qui tiennent à la cour et qui ont reçu comme une estampille officielle; respect du gouvernement et conviction que rien ne lui échappe et que c'est sur lui qu'il faut compter comme Deus ex machina qui tire les honnêtes gens des filets des coquins; mépris des vieillards ou tout au moins tendance à ne les considérer que comme maniaques et figures à nasardes.

La plupart au moins des idées chères au bourgeois français et des sentiments qui lui sont familiers forment l'esprit général du théâtre de Molière, et ici encore nous ne pouvons guère savoir si cet esprit général est son esprit à lui ou s'il se le donne pour plaire à son public et pour le servir selon son goût; car, plus que tout écrivain, beaucoup plus, l'auteur dramatique a le public pour principal collaborateur et pour inspirateur essentiel; mais encore l'esprit général du théâtre de Molière est bien celui-là.

Or à supposer, pour faire court, que cet esprit fût celui de Molière lui-même, qu'en faudrait-il conclure relativement au cléricalisme ou à l'anticléricalisme de Molière?

Rien du tout; car, au XVIIe siècle, le bourgeois est en général religieux, et aussi au XVIIe siècle le bourgeois est souvent à tendances anticléricales. Personnellement à quel groupe appartenait Molière? A celui des bourgeois d'esprit religieux, à celui des bourgeois très tièdes sur la religion et déjà frondeurs? On ne peut rien en savoir. Tout au plus pourrait-on dire que, comme comédien, il ne pouvait pas avoir grande tendresse pour l'Église, qui n'en avait aucune pour sa corporation; mais personnellement il n'avait nullement à se plaindre de l'Église, qui ne lui a jamais cherché querelle, qui baptisait ses enfants très honorablement; et il n'est pas probable qu'il ait prévu qu'elle lui refuserait les honneurs suprêmes. Non, on ne peut vraiment rien savoir et l'on ne peut honnêtement rien affirmer sur les idées et sentiments religieux de Molière. On ne peut pas assurer qu'il ait été consciemment et volontairement un des pères de l'anticléricalisme.

Mais qu'il l'ait été en fait et le plus illustre et peut-être le plus puissant, je crois que c'est une tout autre affaire et je crois que c'est incontestable.

On peut d'abord faire remarquer, quoique je ne considère pas cette considération comme très importante, que l'œuvre de Molière en son ensemble est étrangère essentiellement à toute idée religieuse. On se moquera de moi là-dessus et l'on me demandera comment je voudrais que des comédies et farces fussent empreintes de sentiment religieux et révélassent des préoccupations religieuses chez leur auteur. Ce n'est point cela que je veux dire, mais seulement que, si l'œuvre de Molière en son ensemble ne révèle aucun principe religieux, ce qui est assez naturel, elle ne laisse pas d'en indiquer d'autres, qui sont contraires au sentiment religieux.

Très évidemment Molière a confiance, je ne dirai pas en la nature et en l'instinct naturel, ce qui a été beaucoup trop affirmé, et ce que, vraiment, je ne crois pas du tout, mais confiance dans le bon sens purement humain. Il est rationaliste à sa manière, et c'est-à-dire qu'il croit que la raison moyenne, la raison de Chrysale et de Cléante, constatant les faits avec sang-froid et tranquillité et raisonnant un peu sur ces faits, sans subtilité et sans profondeur, suffit très bien à l'humanité, assure son bonheur relatif et est enfin ce à quoi elle doit se tenir, sans voir plus loin ni plus haut.

C'est cela Molière, c'est précisément cela, à mon avis.

Or rien n'est plus contraire, sans hostilité, sans la moindre hostilité, peut-être, mais cependant rien n'est plus contraire au sentiment religieux et en général et particulièrement à l'influence de l'Église, en ce que cela donne l'habitude de penser, de sentir et de vivre sans avoir le moindre besoin de religion, de métaphysique, de philosophie ni même de morale un peu élevée.

Et cela fait illusion; car les honnêtes gens de Molière sont assez honnêtes gens en effet pour donner suffisamment envie de les prendre pour modèles; et, à les prendre pour modèles, on se passera de tout ce que je viens de dire le plus aisément du monde et avec l'approbation pleine et entière de son bon sens et en se tenant pour un sage et pour un homme honnête autant qu'on peut l'être; et cela mène très bien à l'élimination de toute préoccupation religieuse et de toute religion.

Ne vous paraîtrait-il pas naturel qu'un honnête homme, comme Chrysale, eût, à un moment donné, et je dis en passant, sans une insistance qui serait parfaitement mal à propos, un mot qui indiquerait qu'il a reçu une éducation religieuse et qu'il en a gardé des traces? Ce serait très naturel. Ce mot, il ne l'a jamais.

Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants.

«Aux bonnes mœurs», c'est tout. «Leur faire craindre Dieu» ou «leur faire aimer Dieu», ce qui serait si naturel dans la bouche d'un bourgeois du XVIIe siècle, non. «Les bonnes mœurs»; c'est tout. Le bon Chrysale est, par prétérition, tenant de la morale laïque.

Ne vous paraîtrait-il pas naturel et même d'observation juste qu'un honnête homme distingué, comme Philinte ou comme Alceste, eût, à un moment donné et en passant, un mot point du tout de dévot, mais d'homme ayant un fond religieux, soit Philinte pour consoler Alceste, soit Alceste pour se consoler dans son infortune? Il n'y aurait rien de plus juste, qui fût plus du temps et en vérité qui fût plus attendu. Ils n'ont jamais, ni l'un ni l'autre, un seul mot, un seul petit mot de ce genre. «De mon temps, on avait Dieu», dit le marquis d'Auberive à sa femme. On dirait, dans Molière, qu'au XVIIe siècle on n'avait pas Dieu.

Encore une fois, je n'attache pas une grande importance à une observation si générale et d'ordre, pour ainsi parler, négatif; mais enfin que Dieu, qui pouvait y tenir une place, si petite qu'elle fût et qu'elle dût être, soit absolument absent du théâtre courant de Molière, du théâtre de Molière, les deux pièces où la question religieuse est abordée mises à part; et que tout ce théâtre courant soit dominé par la seule idée du bon sens humain se suffisant à lui-même et seul appui et seul recours: c'est une chose qui ne laisse pas d'avoir peut-être un peu de signification et qu'il fallait considérer un instant.

 

Et maintenant, venons aux deux pièces où Molière a abordé la question religieuse. J'ai fait remarquer plus haut que Molière, qui voit très juste, qui sait son siècle et qui sait l'humanité, n'a pas manqué de faire son Don Juan à la fois athée et immoral et débauché, et il faut lui rendre cette justice qu'il a très bien vu ainsi les rapports qui existent entre le libertinage dans un sens de ce mot et le libertinage dans l'autre sens de ce terme. Et il faut certainement remarquer que ceci aurait pu et pourrait passer pour être à tendances religieuses. Molière semble dire: «Voyez que le libertinage de la croyance mène au libertinage des mœurs, ou celui-ci à celui-là, et qu'en tout cas l'un et l'autre ont ensemble étroit parentage, connexion intime, lien naturel et lien rationnel. Don Juan est débauché parce qu'il ne croit pas, et il ne croit pas, aussi, parce qu'étant débauché, il a intérêt à ne pas croire.»

Et si Molière ne dit pas cela, si sa pièce ne le dit pas, (et, en vérité, que dit-elle, sinon cela?) encore est-il que certainement Molière nous présente un athée débauché et qu'il ne l'aime pas. Oh! pour cela, c'est certain. Don Juan n'est pas personnage sympathique. Molière le déteste bien d'une haine très probablement personnelle et où il entre de la rancune. «Le grand seigneur méchant homme» et corrupteur de femmes est franchement détesté par Molière. – La pièce, au premier regard, serait donc plutôt à tendances religieuses.

Il est vrai; mais remarquez deux choses assez significatives en sens contraire à ce qui précède. D'abord ils n'avaient pas tout le tort, les ennemis de Molière qui faisaient observer que Don Juan, quand il attaque Dieu, a le beau rôle; que Don Juan, en tant qu'athée, a les rieurs de son côté, sans les y mettre à la vérité, mais tout naturellement, d'après le texte, ce qui est peut-être encore plus grave; que Don Juan nie Dieu et que le défenseur de Dieu, l'avocat de Dieu, est un imbécile qui ne dit rien qui vaille, qui est ridicule, qui fait rire en effet, qui tombe par terre en voulant plaider et dont «l'argument se casse le nez».

Sophisme de polémique, dira-t-on. Il en reste cependant quelque chose comme observation, et l'observation est juste. Don Juan ne fait pas de profession irréligieuse, et celui qui lui reproche son irréligion est ridicule. Qu'est-ce à dire, sinon que Molière semble avoir voulu épargner à Don Juan l'odieux qu'une profession de foi irréligieuse aurait attiré sur lui et n'a pas voulu épargner au croyant imbécile le ridicule de son imbécillité largement étalée? Il y a apparence au moins. Molière ménage singulièrement Don Juan en tant qu'athée: cela me paraît difficile à contester.

Je ne tirerai aucun parti de la fameuse «scène du pauvre», qui fit scandale à l'époque. Je ne puis voir dans cette scène qu'une chose vraie, où chacun parle et agit selon son naturel, l'homme du peuple étant religieux avec héroïsme; Don Juan étant corrupteur à son ordinaire; puis, je ne dirai pas généreux, mais homme ne tenant pas à l'argent, comme il est naturel qu'il le soit; puis disant: «Je te le donne par amour de l'humanité», sans grand dessein philosophique, tout simplement parce qu'il ne peut pas dire: «pour l'amour de Dieu» et que cependant il veut dire: «je te le donne gratis». – Non, je ne tirerai aucun parti de la «scène du pauvre» dont on a abusé, ce me semble, dans un sens ou dans un autre et dans laquelle je ne vois qu'un incident ressortissant à l'idée la plus générale de l'ouvrage: montrer qu'un pauvre diable de mendiant peut se trouver bien au-dessus d'un grand seigneur, quand ce grand seigneur est méchant homme, et avoir en quelque sorte, relativement à celui-ci, les honneurs de la scène. Je ne vois pas autre chose dans la «scène du pauvre».

Mais songez à la fin de Don Juan selon Molière. La fin de Don Juan consiste à devenir hypocrite de religion. Ceci est très significatif. Qu'est-ce qu'il signifie, sinon, d'une part, que la méchanceté, le libertinage, la débauche, mènent premièrement à l'athéisme et secondement à l'hypocrisie religieuse; sinon, d'autre part, que le parti religieux se recrute parmi les Tartuffe, ce qui sera démontré plus tard, parmi les imbéciles comme Sganarelle, et aussi parmi les athées débauchés, corrupteurs et scélérats quand ils sont devenus prudents?

N'est-ce point cela? N'est-ce point cela, je ne veux pas dire que Molière a voulu faire entendre; car je n'en sais rien; mais que le public de Molière peut comprendre, doit sans doute comprendre et est presque forcé de conclure? Il me semble ainsi, ou j'en ai peur.

Un paradoxal ou un malintentionné dirait sans doute: «Molière est tellement irréligieux qu'ayant à présenter un personnage profondément immoral il le donne comme athée, ne pouvant pas faire autrement, puisque c'est la vérité et que Molière est parfaitement esclave de la vérité; mais qu'en même temps, en tant qu'athée, il le ménage et lui donne ou lui laisse presque le beau rôle; et qu'en même temps, il trouve le moyen de le faire entrer encore dans le parti religieux; tant il est impossible à Molière de concevoir un coquin qui ne soit pas religieux par quelque côté et qui ne ressortisse pas, en fin de compte, d'une manière ou d'une autre, au parti que Molière déteste; et plus il a, comme forcé par la vérité, par l'observation, par l'expérience, représenté son scélérat comme athée, d'autant plus, comme s'il prenait sa revanche, il l'a fait plus noir et plus hideux dans le rôle de clérical que dans le rôle d'athée, et c'est seulement quand il le considère sous ce nouvel aspect que Molière fait éclater toute la haine qu'il professe à son endroit.»

Voilà ce que dirait un paradoxal ou un malintentionné. Et ce n'est pas ce que je dis; et si l'on me crie: «Eh! que dis-tu donc, traître?» je ferai observer que c'est seulement de l'effet possible et probable du Don Juan sur le public que je m'occupe, et qu'examinant cet effet possible et probable, j'estime que Don Juan a été pour le public une pièce antiathéistique un peu, mais une pièce anticléricale beaucoup, et que le public a dû y puiser des sentiments peu sympathiques à la religion et au monde religieux, quelque intention, dessein ou tendance involontaire que, du reste, Molière ait pu y mettre.

Pour ce qui est de Tartuffe, la tendance anticléricale est encore plus forte et sans mélange, ou – encore une fois – l'effet produit en ce sens est encore plus certain. Ceux-là ont très bien jugé de Tartuffe qui en ont dit: «Ce n'est pas une pièce contre Tartuffe, c'est une pièce contre Orgon, puisque Tartuffe n'y est qu'odieux et qu'Orgon y est ridicule. C'est une pièce destinée à tourner en ridicule le dévot, l'homme entêté de religion et à qui la religion fait faire sottise sur sottise, et à qui la religion ôte toute sensibilité et toute humanité, qu'en un mot la religion rend bête et méchant. Toute l'essence de Tartuffe est dans ces vers, qui sont, à tout égard, dignes de Lucrèce:

 
Il m'enseigne à n'avoir d'affection pour rien;
De tout attachement il détache mon âme,
Et je verrais mourir mère, enfants, frère, femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
 

«Tantum relligio potuit suadere malorum.»

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