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L'Anticléricalisme

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Dieu a donc été inventé, très habilement, par ceux qui prétendaient améliorer l'homme et voulaient qu'il s'améliorât. Mais celui qui trouve que les hommes, en se modifiant, ne se sont pas améliorés, d'abord n'a pas besoin de Dieu; et ensuite il le rencontre comme un adversaire, comme le collaborateur très puissant, quoique n'existant pas, de ceux qui veulent dénaturer l'homme; et donc à la fois il n'a aucun besoin d'y croire et il a un très grand intérêt à dire qu'il n'y croit point et qu'il n'existe pas.

C'est ainsi que le naturisme de Diderot rejoint son athéisme et le confirme, ce que, du reste, il n'était pas très nécessaire de démontrer si longuement.

Enfin Diderot est immoraliste, ce qui n'est qu'un nouvel aspect, mais très important, des idées précédentes. Il croit que la morale elle-même, comme la religion, comme le déisme, est une invention de politiques habiles qui ont voulu dénaturer l'homme pour l'améliorer, peut-être, mais surtout pour l'asservir. Il existait, dit-il, «un homme naturel» qui était excellent; on a créé un homme «artificiel» qui est comme garrotté d'obligations et de devoirs et qui ne sait plus qu'obéir. Secouez l'homme artificiel et marchez dans votre liberté primitive. L'homme artificiel, c'est l'homme moral. Diderot dénonce la morale comme il a dénoncé la croyance en Dieu, pour les mêmes raisons et au même titre. C'est ici qu'il se distingue et se sépare plus qu'ailleurs de Voltaire et de Rousseau. Voltaire, du reste déiste, on a vu comment et pourquoi, tient extrêmement à la morale et la fonde, comme il peut, sur l'idée de solidarité, sur cette idée que l'homme ne doit chercher que le bonheur, mais ne peut le trouver que par le dévouement de l'homme à l'homme. Le moyen de bonheur pour l'humanité, c'est l'humanité. Il faut être juste, modéré, tempérant et charitable par seul amour du bonheur; mais bien savoir que le bonheur ne s'atteint pas autrement. Toute la morale de Voltaire est eudémonique; mais encore il y a une morale de Voltaire.

Rousseau, du reste déiste, on a vu comment et pourquoi, est plus près de Diderot, en ce sens que, comme je l'ai dit, il croit très bien que l'humanité s'est trompée de chemin et que c'est l'homme primitif et naturel qui était dans le vrai; mais il sauve la morale en la retrouvant dans l'homme primitif et naturel, en prétendant l'y retrouver et en assurant qu'elle y est. Il croit qu'on a changé l'homme et créé un homme artificiel; mais il ne met pas la morale au nombre des choses qu'on lui a apprises, qu'on a introduites en lui pour le changer; et, tout au contraire, il considère la morale comme la chose qui est la plus naturelle à l'homme et comme une des choses dont la civilisation le dépouille et le vide. L'homme est né moral et il est devenu corrompu. Rousseau, tout en croyant à «l'homme artificiel», est donc moraliste très convaincu et, du reste, comme on sait, très passionné et très éloquent.

Diderot, non; et la morale, «cette Circé des philosophes», comme dit Nietzsche, ne l'a pas enchanté. Il a été jusqu'au bout, devançant d'Holbach, devançant Stirner, devançant Nietzsche, et il a rangé la morale au nombre des préjugés. C'est qu'il a bien vu, comme Nietzsche l'a vu plus tard, qu'il est très probable qu'on ne vient à bout de la religion, des religions, de l'esprit religieux, qu'en venant à bout de la morale, et que si l'on n'a pas fait cela, il n'y a rien de fait, nil actum reputans si quid superesset agendum.

Car enfin, selon les cas, la religion crée la morale, ou la morale crée la religion, et quand ce n'est pas l'une qui crée l'autre, c'est celle-ci qui crée celle-là, et il paraît quelquefois qu'elles se créent réciproquement l'une l'autre, et il semble, à certains moments, qu'elles ne sont pas autre chose que le même aspect de la même idée ou du même sentiment ou du même besoin.

La religion enfante la morale. Les hommes, inquiets, émus et effrayés des grandes forces de la nature qui les entourent, prennent ses forces pour des êtres puissants et redoutables. Ils cherchent à se les concilier. Ils les apaisent par des sacrifices et des dons et des offrandes. Puis ils s'imaginent que ces êtres exigent quelque chose d'eux, leur donnent des ordres qu'il s'agit de comprendre. Et cela est assez naturel, puisqu'eux-mêmes commandent certaines choses à ceux qui sont au-dessous d'eux, à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs animaux domestiques. Ils se voient naturellement, relativement aux dieux, comme leurs femmes, leurs enfants, leurs serviteurs, leurs animaux domestiques sont relativement à eux. Ils se persuadent donc qu'ils doivent, non seulement plaire aux dieux, comme tout à l'heure, mais leur obéir, et que leur obéir est sans doute la meilleure façon de leur plaire.

Mais ces dieux, que commandent-ils? Probablement et sûrement ce que les hommes commandent à ceux qui sont sous leur pouvoir. Fidélité, loyauté, ne pas mentir, ne pas dérober, ne pas frapper, ne pas tuer, concourir à l'ordre de la maison, ne pas avoir de passions égoïstes ou les réprimer. Et voilà toute la morale qui est constituée. Elle est née de la terreur des dieux. Elle est née de la croyance aux dieux, de la crainte des dieux, et de cette tendance bien naturelle d'imaginer les dieux semblables à des hommes, et de ce raisonnement élémentaire qu'ils doivent commander aux hommes ce que les hommes commandent à ceux qu'ils dominent et qui les craignent. La religion enfante la morale.

D'autre part, la morale enfante la religion. L'homme veut qu'on lui obéisse autour de lui; il veut maintenir le bon ordre autour de lui. Rien de plus jusqu'à présent. Pour cela il a recours d'abord à la force, puis à la persuasion, puis à l'exemple, et ce sont peut-être trois stades, très longs, de l'humanité primitive. – La force ne suffit pas, elle s'épuise; elle rencontre des résistances dans les faiblesses coalisées qui sont des forces à leur tour; elle ne suffit pas.

La persuasion vient au secours. L'homme s'efforce de démontrer que ce qu'il commande est le bien général et que non seulement lui, mais tous en profitent. Cela ne laisse pas de réussir: mais cela s'épuise aussi, rencontre des résistances dans le sophisme ou l'ironie ou l'indifférence; la persuasion ne suffit pas.

L'homme s'avise que l'exemple est d'une grande force et même est la seule force morale un peu sérieuse. Il plie les autres à l'obéissance en obéissant lui-même, c'est-à-dire, ce qu'il veut qui soit fait il en fait une règle permanente à laquelle il obéit le premier. Cela a une très grande influence; mais ne suffit pas; d abord parce que la force de l'exemple est combattue par l'individualisme, par les passions personnelles; ensuite parce qu'aucun homme ou presque aucun ne peut donner un bon exemple permanent, indéfectible, auquel il soit lui-même absolument et éternellement fidèle. Ni la force, ni la persuasion, ni l'exemple ne suffisent.

Alors l'homme s'avise de chercher une autorité en dehors de lui. Ces règles qu'il a prescrites, il les donne comme venant de plus grand et de plus fort et de plus haut que lui. Il s'appuie d'une autorité supérieure. Il dit: «Ce que je commande, ce sont ces forces qui vous entourent et qui sont si redoutables, qui vous l'ordonnent et qui l'ordonnent à moi-même; car s'il n'en était pas ainsi, pourquoi obéirais-je moi-même à ce que je vous prescris? L'ordre du père de famille, du chef de tribu, c'est l'ordre du ciel.»

Et remarquez qu'en disant cela, il n'est pas fourbe. Ce n'est pas un mensonge diplomatique. Ce serait un mensonge diplomatique s'il n'avait, pour se faire obéir, employé que la force. Mais il a employé la persuasion et le bon exemple, c'est-à-dire qu'il est entré dans l'ordre des forces morales et c'est-à-dire des forces mystiques. Il a été éloquent et il a été consciencieux. Il s'est fait un instrument d'argumentation et il s'est fait une conscience. Dès que l'homme emploie autre chose que la force, il sent un Dieu en lui. Habitat Deus. Il sent en lui quelque chose qui ne se mesure pas, dont il ne connaît pas les limites, qui est spirituel et qu'il ne sent pas absolument à lui comme son poing ou son bras. Il se sent inspiré. Il croît l'être. Et ce Dieu qu'il invoque comme autorité appuyant sa parole et sa pensée, il y croit comme à l'inspirateur secret qui a dicté sa pensée et sa parole.

La religion est née. Elle est née de la morale. Elle est née de la nécessité de l'ordre ici-bas. Cet ordre, pour se faire respecter, a pris toutes les armes: il a pris la force, il a pris la persuasion, il a pris le bon exemple. Dès qu'il a pris le bon exemple pour arme, il est devenu conscience. Dès qu'il est devenu conscience, Dieu est né, car la conscience s'appuie sur Dieu comme sur son autorité et le suppose comme son auteur, et la divinité est pour elle comme une conscience universelle. La morale enfante la religion.

Et rien ne dit que ces choses soient chronologiques, qu'elles se soient succédé dans le temps, que: ou la religion primitive ait peu à peu créé la morale; ou la morale primitive, de par la nécessité de l'ordre, se soit peu à peu formée elle-même et ait enfin créé la religion. Ces choses peuvent avoir coexisté et s'être créées l'une l'autre réciproquement, la morale créant la religion pour ses besoins et la religion en même temps créant la morale par son seul développement; la religion n'ayant pas besoin de la morale mais la suggérant, comme on a vu plus haut, et la morale sentant le besoin de la religion pour s'assurer, mais, du reste, la supposant presque nécessairement, comme je l'ai montré; et toutes les deux s'enfantant l'une l'autre dès le commencement et se complétant l'une l'autre à travers les siècles; et ces deux suites d'événements que je décrivais séparément pour la clarté de l'analyse, on peut les considérer comme jointes et s'entrelaçant, et, de tout temps, non seulement parallèles, mais comme engrenées. C'est même ce que je suis porté à croire comme étant le vrai.

 

En tout cas, la religion et la morale ont de tels liens, de telles connexions qu'il est très difficile et d'atteindre l'une sans toucher à l'autre et, détruisant l'une, de sauver l'autre, et, maintenant l'une, de ne pas donner à l'autre un involontaire mais puissant secours. Le péril est donc grand, pour qui veut détruire Dieu, de prétendre garder la morale; comme il serait grand pour qui voudrait détruire la morale de prétendre garder Dieu; et les religions qui ont été immorales et qui n'ont pas suivi la morale dans son développement et dans son progrès ont dû périr et ont péri.

Au fond, la religion et la morale n'ont pas toujours été, et il s'en est fallu, les deux aspects de la même idée; mais elles sont devenues les deux aspects de la même idée. La preuve, c'est qu'elles se convertissent l'une en l'autre. La religion devient une morale et la morale devient une religion. – La religion devient une morale. Avez-vous remarqué que le croyant passionné, exalté, n'a point de morale? A proprement parler, il n'en a pas; car il ne se croit obligé qu'envers Dieu, et cela, c'est de la religion et non pas de la morale. Il ne se croit obligé qu'envers Dieu, ne respire que Dieu, ne vit que par Dieu et pour Dieu. Mais ce Dieu, que naturellement il imagine sur le modèle perfectionné de l'homme, il le croit bon, juste, miséricordieux, secourable, aimé des hommes, et il croit qu'il faut l'imiter; et, à cause de cela, il agit comme s'il avait une morale proprement dite.

Chez cet homme la religion est devenue une morale. Dans un cerveau mal fait et qui se figurerait, qui s'imaginerait un Dieu méchant, la religion ne deviendrait pas une morale, il est vrai, et cela n'a pas laissé de se produire quelquefois; mais dans un cerveau normal, ressortissant à la moyenne de l'humanité, la quantité d'humain que nous sommes comme forcés de mettre dans notre conception de Dieu, fait que, par cela seul que nous aimons Dieu, nous sommes moraux sans avoir de morale et en n'ayant que de la religion. C'est la religion qui est devenue une morale ou qui en tient lieu, et c'est la même chose.

A l'inverse, la morale devient une religion chez celui qui sent fortement la morale, sans avoir, du reste, de la religion. L'homme qui se croit obligé, qui est et qui veut être esclave de sa conscience, qui a le scrupuleux respect du devoir, qui s'y sacrifie; c'est un homme qui obéit à un Dieu, à un Dieu intérieur, mais à un Dieu; à un Dieu qu'il n'extériorise pas, mais à un Dieu. Il obéit à quelque chose qui n'exerce pas de contrainte physique; il obéit à quelque chose de spirituel, il obéit, sans autre raison que la vénération dont il est rempli à l'égard de cela, à quelque chose de mystique qui ne dit point ses raisons et qui s'impose.

Ce quelque chose qu'est-ce donc, sinon un Dieu? Cet homme est parfaitement en état religieux. Se sentir obligé, c'est adorer. L'impératif catégorique de Kant, la conscience, le devoir, sont des dieux.

Il ne s'en faut que de rien; à savoir il ne s'en faut que d'une métaphore. Impératif, conscience, devoir, sont des dieux sur lesquels n'a point passé l'opération métaphorique qui d'une idée fait un être. Ce sont des dieux, on pourrait même dire, qui n'ont pas été dégradés par une matérialisation que l'on peut juger grossière ou enfantine. A cela près, et c'est-à-dire à rien près, ce sont des dieux. Il n'y a pas d'homme plus religieux que l'homme qui, sans religion, est passionné de morale.

– Mais il peut y avoir une morale sans obligation, et, dans ce cas, point d'assimilation possible entre moralité et religion, et la morale sans obligation ne peut pas devenir une religion. Le raisonnement est juste; mais c'est précisément qu'il puisse y avoir une morale sans idée d'obligation que je ne crois point. J'espère le démontrer un jour et que la morale sans obligation est un pur rien, parce qu'elle n'a aucune force et que la théorie de la morale sans obligation n'est qu'un détour prudent ou une illusion honnête de ceux qui n'ont pas osé nier tout simplement la morale et l'attaquer de front; mais c'est une démonstration que je n'ai pas à faire pour le moment, ne voulant que montrer que jusqu'à présent l'humanité n'a pas trouvé le moyen d'être religieuse sans être en même temps morale, ni d'être morale sans être en même temps religieuse; ne voulant que montrer que la religion se métamorphose en morale et la morale en religion, l'une et l'autre comme naturellement; ne voulant que montrer qu'il y a eu jusqu'à présent entre elles des liens intimes de création réciproque et de substitution et même d'identité, sinon primitive, du moins acquise; ne voulant que montrer enfin que qui veut détruire l'une doit s'attacher à détruire les deux.

C'est ce que n'avaient fait, ni voulu faire, ni Montesquieu, ni Voltaire, ni Rousseau. C'est ce que, prudemment encore, obliquement le plus souvent, mais non sans adresse et non sans force, s'est attaché à faire Diderot. De tous ceux qui s'attelaient à l'œuvre anticléricale, c'est lui qui avait l'œil le plus juste.

Il a eu beaucoup d'influence, non pas au XVIIIe siècle, ses œuvres les plus athéistiques et immorales n'ayant du reste été connues qu'au XIXe; et d'autre part le XVIIIe siècle, comme la première moitié du XIXe, étant resté assez fermement «déiste»; mais il a eu une assez forte influence sur le XIXe siècle et particulièrement sur la génération qui est venue au jour vers 1850. Il s'est rencontré alors avec les athées et les immoralistes modernes dont il a semblé être le précurseur et dont, au fait, il avait prévu et devancé les idées et les démarches générales. On doit le compter parmi les plus importants facteurs de l'anticléricalisme contemporain.

En résumé, car je néglige les d'Holbach, les Helvétius et autres disciples et hommes à la suite, le XVIIIe siècle, à le considérer dans ses écrivains et dans ses directeurs d'esprit, a été, à divers titres, très antireligieux; mais, comme j'en ai prévenu, on se tromperait à croire que l'esprit irréligieux, que même la répulsion à l'endroit du catholicisme aient été très répandus dans les masses. A la veille même de la Révolution la France était travaillée de passions antireligieuses et particulièrement anticatholiques; mais elle était très religieuse et très catholique encore dans son ensemble.

CHAPITRE IV
L'ANTICLÉRICALISME PENDANT LA PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE

En immense majorité, d'après tout ce que l'on en connaît, les cahiers de 1789 furent très favorables à la religion catholique. Ils ne réclamèrent que la tolérance, c'est-à-dire le droit pour les protestants et les juifs d'exercer librement leurs cultes et d'être les égaux des catholiques devant l'État civil. Mais la religion catholique, maintenue comme religion d'État, était encore l'idée dominante et presque universelle. A la vérité, la Constituante n'en eut pas une autre; et même elle eut cette pensée-là à l'état d'idée maîtresse et d'idée fixe. Elle voulut tellement que la religion catholique fût une religion d'État qu'elle voulut que la religion catholique fût une religion nationale.

La Constituante était catholique gallicane. C'était un contresens dans les termes mêmes; mais c'était son principe, dont aucune observation ne put la détacher. Selon elle, il devait y avoir une Église catholique de France, professant les dogmes catholiques, mais autonome, indépendante, séparée entièrement ou presque entièrement de Rome, n'en relevant pas, ne lui obéissant pas et n'en recevant qu'une inspiration générale2.

Cette Église catholique particulariste devait être organisée démocratiquement. Les évêques et les curés devaient être élus par la population et, chose remarquable, par les mêmes électeurs que ceux qui nommaient les membres de l'assemblée départementale et les membres de l'assemblée du district, c'est-à-dire par des catholiques, des protestants, des juifs et des athées.

Il n'y a rien de plus logique et de plus naturel, quand on y réfléchit, que cette absurdité. Elle montre précisément le fond de la pensée de l'Assemblée constituante. Les Constituants considéraient tellement l'Église qu'ils établissaient comme une Église nationale et comme une Église d'État qu'ils trouvaient tout juste et tout rationnel d'appeler à la constituer tous les citoyens actifs de France sans aucune distinction. C'est la France entière qui choisit, parmi les catholiques, ceux en qui elle a confiance pour diriger religieusement les catholiques. L'Église n'a un caractère véritablement national que précisément à cette condition.

Ce qui présidait à cette constitution civile du clergé, ce n'était ni l'idée de Montesquieu, ni l'idée de Voltaire, ni l'idée de Rousseau. C'était une idée confusément janséniste. D'après les idées de Montesquieu, il me semble qu'on aurait séparé l'Église de l'État et fait de l'Église un de ces corps intermédiaires autonomes destinés à servir de barrières à la souveraineté du gouvernement central. Il me semble ainsi, et il ne faudrait pas beaucoup me pousser pour me faire dire que j'en suis sûr. Cependant il n'est pas impossible que, magistrat à tendances jansénistes et semi-protestantes, il ne se fût rallié à la constitution civile du clergé en demandant seulement qu'évêques et curés ne fussent nommés que par les catholiques et surtout que les évêques fussent nommés par les curés; car c'est seulement ainsi que se peut constituer un «corps» autonome. Il est possible.

D'après les idées de Voltaire, on aurait tout simplement fait nommer les évêques et les curés par le ministre de l'intérieur, avec, pour le ministre de l'intérieur, droit de révocation ad nutum.

Enfin, d'après Rousseau, on aurait tout simplement exilé tous les catholiques.

L'idée de la Constituante était donc une idée janséniste mêlée d'idée démocratique: l'Église de France est autonome; elle est élue par tous les Français à quelque confession qu'ils appartiennent et quelques idées qu'ils professent, comme les assemblées politiques. C'est bien une constitution civile de l'Église.

Je n'ai pas besoin de dire que cette invention, en son principe même, choquait les catholiques français de telle sorte qu'il leur était impossible de l'accepter. De là sont venus tous les désordres intérieurs et aussi toutes les fureurs qui suivirent. Le monde catholique français, qui avait été en majorité très favorable à la Révolution de 1789, se retourna tout entier contre elle, beaucoup moins à cause de la confiscation des biens du clergé qu'à cause d'une constitution de l'Église qui obligeait celle-ci à renoncer à son chef et à n'entretenir avec lui que des rapports de politesse. Ce n'est pas, comme le croyaient les Constituants, une mesure sans importance à l'égard de catholiques que de prétendre en faire des protestants.

La guerre du catholicisme contre la Révolution était déclarée, à dater du 24 août 1790.

Mon intention n'est point du tout d'en retracer les épisodes tragiques; mais, faisant surtout l'histoire des idées, j'attirerai l'attention sur ce point qu'en dehors de la guerre au couteau faite par les catholiques contre les hommes qui détruisaient leur Église et par les parlementaires contre des hommes qui étaient devenus leurs adversaires électoraux, la pensée philosophique de la Convention à l'égard de l'Église catholique était toujours la même que celle de la Constituante.

La Convention complétait l'invention de la Constituante par une série de mesures, vexatoires aussi; mais – c'est à cela que je m'attache pour le moment – qui montraient encore très bien l'état d'esprit des parlementaires sur ce sujet. Elle voulait si bien, elle encore, que l'Église fût nationale, que l'Église fût «d'État», qu'elle légiférait dans l'Église, qu'elle faisait des lois religieuses et ecclésiastiques que curés et évêques devaient appliquer.

Par exemple, elle prétendait forcer les curés à marier des gens qui n'étaient pas baptisés, qui ne s'étaient pas confessés, qui avaient divorcé, qui étaient prêtres. Elle tenait surtout à ce dernier point et décrétait (juillet 1793) que «les évêques qui apporteraient, soit directement, soit indirectement, quelque obstacle au mariage des prêtres seraient déportés ou remplacés».

 

On conçoit très bien que de semblables prétentions révoltassent les prêtres assermentés, les prêtres constitutionnels eux-mêmes. Ce n'était cependant que la suite très logique de l'idée qui avait présidé à la Constitution civile elle-même. L'Église est d'État, elle est, comme nous-mêmes, nommée par le corps de la nation. Donc ce ne sont pas ses idées, ses principes et ses dogmes qu'elle doit appliquer, mais ceux de la nation, c'est-à-dire les nôtres. La Constitution civile du clergé était, dans l'esprit des révolutionnaires, en apparence, une libération, en réalité un transfert d'obéissance. L'Église catholique obéissait autrefois au concile et au pape; en la faisant nationale, les révolutionnaires n'entendaient qu'une chose, c'est que désormais elle leur obéît et que, relativement à l'Église, l'assemblée des députés français fût le concile.

C'était la religion catholique elle-même qui était supprimée, sans qu'ils eussent l'air de s'en douter.

Ce malentendu formidable amena peu à peu, assez vite du reste, à l'idée de la séparation de l'Église et de l'État. Cette séparation fut accomplie par le décret du 29 septembre 1795, qui peut être résumé ainsi: l'État n'empêche l'exercice d'aucun culte; il n'en salarie aucun; il empêche que qui que ce soit trouble l'exercice des cultes; il défend qu'on célèbre aucun culte en dehors des locaux déclarés comme affectés à l'exercice d'un culte; il croit devoir punir d'une façon particulièrement sévère les attaques au gouvernement qui seraient faites par les ministres d'un culte dans l'enceinte affectée aux cérémonies religieuses; il exige des ministres de tous les cultes la déclaration qu'ils reconnaissent la souveraineté du peuple et qu'ils se soumettent aux lois de l'État.

C'était la séparation absolue, et c'était, à mon avis, la loi la plus sensée qu'on ait jamais faite sur cet objet. Mais c'était une loi qui, libérant l'Église catholique, la faisait très forte; qui, laissant à l'Église catholique strictement l'autorité qu'elle pourrait tirer d'elle-même, lui en donnait une immense et très redoutable pour le gouvernement d'alors; car l'Église, en 1795, était forte de toute l'autorité qu'elle avait gardée sur les consciences catholiques et, en outre, de tout le prestige que les persécutions récentes lui avaient donné et de toute l'horreur qu'une partie de la France éprouvait pour les terroristes.

Aussi la loi de séparation, ou, en d'autres termes, la loi de neutralité ne fut nullement appliquée, ni en sa lettre ni en son esprit, par le gouvernement du Directoire. La persécution des catholiques et particulièrement des prêtres catholiques, plus ou moins déguisée, plus ou moins violente aussi, il faut le noter, fut continuelle de 1795 à 1800. En 1796, armé des lois très compréhensives sur les rebelles et insurgés, armé d'une loi aussi élastique que possible contre «toute provocation à la dissolution du gouvernement républicain et tout crime attentatoire à la sûreté publique», le Directoire faisait fusiller par ses «colonnes mobiles» de l'Ouest les prêtres estimés complices des «brigands», ou il les faisait juger et guillotiner. Une trentaine, à ce qu'estime M. Debidour3, périrent ainsi en 1796. C'était bien peu, comme le fait remarquer l'auteur, «si l'on compare ce chiffre à celui des prêtres exécutés pendant la Terreur», et certainement le Directoire était un gouvernement trop modéré; mais enfin il continuait la tradition, un peu gêné par les deux Conseils où l'esprit de 1793 n'était presque plus représenté. Il usait des lois en vigueur contre les prêtres insermentés qui s'obstinaient à célébrer le culte, et il ne cessait pas d'en déporter autant qu'il pouvait.

Cela traîna ainsi jusqu'au 18 fructidor; mais, à partir de cette date, la persécution, qui n'avait jamais cessé, reprit avec une vigueur toute nouvelle. Le gouvernement dictatorial de Fructidor s'était, dès le premier jour (19 fructidor), accordé par loi spéciale le droit de déporter sans jugement et par simples arrêtés individuels les ecclésiastiques «qui troubleraient la tranquillité publique». C'était purement et simplement mettre hors la loi tous les prêtres de France et faire dépendre leur liberté et leur vie (car la déportation était le plus souvent la mort, et on l'appelait «la guillotine sèche») du seul caprice d'un gouvernement qui les détestait.

Le gouvernement ne se priva point d'appliquer cette loi de proscription. Il décréta la déportation en masse de six mille prêtres de Belgique. Il déporta, surtout à partir de prairial (1799), un nombre difficile à calculer de prêtres français. Dans l'Ouest, dans la Normandie, dans le Midi, les catholiques, très approuvés, même par les évêques constitutionnels et républicains, répondirent par la guerre civile. On peut dire sans exagération qu'à la veille du coup d'État de Bonaparte quiconque en France était catholique pratiquant était, non seulement un suspect, mais un proscrit. C'était, à peu près, le rêve de Jean-Jacques Rousseau réalisé.

Il ne faut pas s'y tromper: c'était le résultat naturel et presque forcé, je dis en France, de la loi de séparation de l'Église et de l'État. Il n'y a rien de plus sensé et de plus juste que la séparation de l'Église et de l'État. Dans le monde moderne c'est la solution vraie, c'est la vérité. Ni le gouvernement, dans un pays partagé entre protestants, juifs, catholiques et libres penseurs, ne peut avoir une religion d'État; ni il ne peut, sans de grands inconvénients, partager le gouvernement de l'Église catholique avec un chef spirituel qui est un étranger; ni il ne peut se mêler de légiférer ecclésiastiquement et imposer à l'Église catholique des lois religieuses selon son goût à lui et contre son goût à elle. Il doit considérer l'Église comme une association spirituelle indépendante où il n'a rien à voir et à l'égard de laquelle il n'a que des fonctions de simple police à l'effet de maintenir l'ordre matériel. L'État n'empêche la célébration d'aucun culte, il n'en salarie aucun, il n'en gouverne ni en réglemente aucun: voilà la vérité, laquelle avait été lumineusement définie par la loi de séparation, c'est-à-dire par la loi de liberté de 1795.

Mais précisément la loi de séparation est une loi de liberté. Et d'abord une idée de liberté entre très difficilement dans l'esprit d'un Français; et ensuite une loi de liberté donne à une Église aussi ancienne que l'Église catholique en France et aussi enracinée, une puissance énorme, une puissance qu'il est difficile de mesurer, mais que je ne serais pas étonné qui fût plus grande ou devînt plus grande que celle dont l'Église jouissait sous l'ancien régime, sous le régime des concordats.

A cela un catholique dit: «Tant mieux!» A cela un libéral dit: «Soit! Il n'y a rien à dire. On n'a pas le droit d'empêcher une force toute spirituelle d'être forte; on n'a pas le droit d'empêcher une idée d'avoir de l'influence. Combattez l'idée par l'idée. Faites une association de libres penseurs et d'athées qui recrute autant de partisans que l'Église catholique. Le gouvernement n'a pas à s'occuper de cela.»

Mais le Français raisonne rarement ainsi, et dès qu'il s'est aperçu que par une loi de liberté il a fortifié l'Église ou l'a mise en état de se fortifier, il prend peur. Il voudrait d'une loi de séparation qui fût contre l'Église et qui ne contînt rien qui fût pour elle. Il voudrait les bénéfices pour lui d'une loi de séparation, sans aucun bénéfice, pour l'Église, de cette même séparation.

Dès lors, ou il maintient la séparation, mais en compensant tout ce qu'elle peut avoir d'avantageux pour l'Église par des mesures de persécution et d'oppression contre l'Église, et c'est ce qui est arrivé de 1795 à 1800; ou il se remet à rêver d'un retour en arrière, d'un nouveau concordat, par exemple, disposé de telle sorte qu'il replace l'Église sous la main du pouvoir central, et c'est ce qui est arrivé de 1800 à 1804.

Dans les dispositions d'esprit où étaient les révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, la séparation de l'Église et de l'État ne pouvait être qu'une occasion de persécuter plus que jamais les catholiques et qu'un motif de les opprimer plus que jamais. Il est probable que toute séparation de l'Église et de l'État aura toujours en France les mêmes effets. Mais n'anticipons pas et voyons comment le Consulat et l'Empire ont compris le problème.

2Il est défendu à toute église ou paroisse de France et à tout citoyen français de reconnaître en aucun cas et sous quelque prétexte que ce soit l'autorité d'un évêque dont le siège serait établi sous la domination d'une puissance étrangère… le tout sans préjudice de l'unité de foi et de communion qui sera entretenue avec le chef visible de l'Église universelle. (Constitution civile du clergé, I, 4.) – Le nouvel évêque ne pourra s'adresser au pape pour en obtenir aucune confirmation; mais il lui écrira comme au chef visible de l'Église universelle en témoignage de l'unité de foi et de la communion qu'il doit entretenir avec lui (II, 19).
3Histoire des rapports de l'Église et de l'État en France de 1789 à 1870.

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