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La petite comtesse

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– Faut-il absolument avoir sans cesse à la bouche les extases de l'âme, les cimetières et la Vénus de Milo pour prendre dans votre opinion le rang d'une femme sérieuse et d'une femme de goût?.. Au surplus, vous avez raison, – je ne pense jamais; si je pensais une seule minute, il me semble que je deviendrais folle, que ma tête craquerait… Et à quoi pensiez-vous, vous, dans la cellule de ce vieux couvent?

– J'y ai beaucoup pensé à vous, dis-je gaiement, le soir de ce jour où vous m'aviez si rudement pourchassé, et je vous y ai maudite de tout mon coeur.

– Cela se comprend.

Elle se mit à rire, regarda un peu autour d'elle et reprit:

– Quel joli vallon! quelle charmante soirée!.. Et maintenant me maudissez-vous?

– Maintenant, je voudrais, du fond de l'âme pouvoir quelque chose pour votre bonheur.

– Et moi pour le vôtre, dit-elle simplement.

Je m'inclinai pour toute réponse, et il s'ensuivit un court silence.

– Si j'étais homme, reprit tout à coup madame de Palme, je crois que je me ferais ermite.

– Oh! quel dommage!

– Ca ne vous étonne pas, cette idée?

– Non, madame.

– Rien de nous étonnerait de ma part, avouez-le. Vous me croyez capable de tout, – de tout, peut-être même de vous aimer?..

– Pourquoi pas? On revient de loin! Je vous aime bien, moi, à l'heure qu'il est! C'est un bel exemple à suivre.

– Vous me permettrez d'y réfléchir.

– Pas longtemps!

– Le temps qu'il faudra… Nous sommes amis en attendant.

– Si nous sommes amis, il n'y a plus rien à attendre, dis-je en présentant franchement ma main à la petite comtesse.

Je sentis qu'elle la serrait avec un peu de réserve, et la conversation finit là. Nous étions au haut des collines, la nuit était tout à fait tombée, nous ne fîmes plus qu'une course jusqu'au château.

Comme je descendais de ma chambre pour le dîner, je rencontrai madame de Malouet dans le vestibule:

– Eh bien, me dit-elle en riant, vous êtes-vous conformé à l'ordonnance?

– Religieusement, madame.

– Vous vous êtes montré subjugué?

– Oui, madame.

– C'est parfait. La voilà tranquille, et vous aussi.

– Ainsi soit-il! dis-je.

La soirée se passa sans autre incident. Je me plus à rendre à madame de Palme quelques petits services qu'elle ne me demandait plus. Elle quitta deux ou trois fois la danse pour m'adresser des plaisanteries bienveillantes qui lui traversaient la cervelle, et, quand je me retirai, elle me suivit jusqu'à la porte d'un regard souriant et cordial.

Je te demande maintenant, ami Paul, de dégager le sens précis et la moralité de cette histoire. Tu jugeras peut-être, et je le désire, qu'une imagination chimérique peut seule donner les proportions d'un événement à cet épisode vulgaire de la vie mondaine; mais, si tu vois dans les faits que je t'ai racontés le moindre germe d'un danger, le moindre élément d'une complication sérieuse, dis-le-moi; je romps les engagements qui me devaient encore retenir ici une dizaine de jours, et je pars.

Je n'aime point madame de Palme; je ne puis ni ne veux l'aimer. Mon opinion sur son compte s'est évidemment transformée; je la regarde désormais comme une bonne petite femme. Sa tête est légère et le sera toujours; sa conduite veut mieux qu'on ne le dit, quoique moins peut-être qu'elle ne le dit de son côté; enfin, son coeur a du poids et du prix. J'ai pour elle de l'amitié, une affection qui a quelque chose de paternel; mais, de moi à elle, rien de plus n'est vraisemblable; l'étendue des cieux nous sépare. La pensée d'être son mari me fait éclater de rire, et, par un sentiment que tu apprécieras, la pensée d'être son amant me fait horreur. – Chez elle, je crois à l'ombre d'un caprice, et pas même à la pénombre d'une passion. Me voilà sur son étagère avec les autres magots, et je pense, comme madame de Malouet, que cela lui suffira. Toutefois, qu'en penses-tu, toi?

Je crois nécessaire de te rappeler, Paul, en terminant cette consultation dont certains passages exhalent un parfum si suspect, de te rappeler, mon ami, que je ne suis pas un fat. Je t'ai dit la vérité stricte. La fatuité ne consiste pas, je suppose, à s'apercevoir qu'une femme vous serre la main quand elle vous la tord, mais à tirer vanité d'un genre de succès si commun et si rarement réservé au mérite. Je me rappelle toujours ce vieux comédien de province ridé, couturé, craquelé, hideux et bête, qui me contait qu'une femme superbe lui disait un soir: "Oh! tu n'es pas un homme, tu es un dieu!" Je suis convaincu que c'était vrai. Oui, par la merci du ciel, le plus laid des mortels, et c'est notre ami G… de l'Institut, a le plaisir de s'entendre dire au moins une fois en sa vie par une bouche de femme qu'il est beau comme un ange. Cela a été de tout temps, et c'est pourquoi, de tout temps, fat a été synonyme de sot. Tout aveugle trouve un chien qui le suit et n'en est pas plus fier.

Bonsoir.

VII

7 octobre.

Cher Paul, je prends part du fond du coeur à ton chagrin. Permets-moi seulement de t'affirmer, d'après les détails mêmes de ta lettre, que la maladie de ton excellente mère n'offre aucun symptôme inquiétant. C'est une de ces crises douloureuses, mais sans danger, que l'approche de l'hiver lui ramène presque invariablement chaque année, tu le sais. Patience donc, et courage, je t'en prie.

Il me faut, mon ami, l'expression formelle de ton désir pour que j'ose mêler mes petites misères à tes sérieuses sollicitudes. – Comme tu le prévoyais dans ta sagesse et dans ta bonne amitié, je devais avoir besoin, quand je recevrais ta lettre, non de conseils, mais de consolations. Je n'ai pas le coeur tranquille, et, ce qui est pire pour moi, ma conscience ne l'est pas davantage: cependant, j'ai cru faire mon devoir. L'ai-je bien ou mal compris? Tu en jugeras. Mon Dieu, je porte quelquefois une stupide envie à ceux que je vois céder sans scrupule, sans combat, avec le pur instinct de la brute, à ce qui les attire ou à ce qui les repousse! Que de tourments donne la conscience à une âme naturellement honnête, qui n'est point guidée par des principes certains et soutenue par une foi positive!

Je reprends ma situation vis-à-vis de madame de Palme où je l'avais laissée dans ma dernière lettre. – Le lendemain de notre explication, je mis tous mes soins à maintenir nos relations sur le pied de bonne camaraderie où elles me paraissaient établies, et qui constituaient, selon moi, le seul genre d'intelligence qui fût désirable, et même possible entre nous. Il me sembla, ce jour-là, qu'elle se montrait animée de la même vivacité et du même entrain qu'à l'ordinaire; seulement, je crus remarquer que son regard et sa voix, lorsqu'elle s'adressait à moi, prenaient une douceur sérieuse qui n'est point de son caractère habituel; mais, les jours suivants, quoique je n'eusse point dévié de la ligne de conduite que je m'étais tracée, il me fut impossible de ne pas m'apercevoir que madame de Palme avait perdu quelque chose de sa gaieté, et qu'une vague préoccupation altérait la sérénité de son front. Je la voyais étonner ses danseurs par ses distractions: elle continuait de suivre le tourbillon, mais elle ne le dirigeait plus. Elle prétextait brusquement de la fatigue au milieu d'une valse, quittait sans autre cérémonie le bras de son cavalier, et s'asseyait dans un coin d'un air boudeur et pensif. S'il y avait un fauteuil vide près du mien, elle s'y jetait, et commençait à travers son éventail une conversation bizarre et à bâtons rompus, comme celle-ci:

– Si je ne puis me faire ermite, je puis me faire religieuse… Que diriez-vous, si vous me voyiez demain entrer dans un couvent?

– Je dirais que vous en sortiriez après-demain.

– Vous m'avez aucune confiance dans mes résolutions?

– Quand elles sont folles, non.

– Je ne puis en concevoir que de folles, selon vous!

– Selon moi, vous valsez à merveille. Quand on valse comme vous, c'est un art, et presque une vertu.

– Est-ce qu'on flatte ses amis?

– Je ne vous flatte pas. Je ne vous dis jamais un mot que je n'aie pesé et qui ne soit l'expression la plus grave de ma pensée. Je suis un homme sérieux, madame.

– Il n'y paraît guère avec moi. Je crois que vous avez entrepris de me faire détester le rire autant que je l'ai aimé.

– Je ne vous comprends pas.

– Comment me trouvez-vous ce soir?

– Eblouissante.

– C'est trop. Je sais que je ne suis point belle.

– Je ne dis pas que vous soyez belle, mais vous êtes très-gracieuse.

– A la bonne heure. Ce doit être vrai, car je le sens. La veuve du Malabar est vraiment belle.

– Oui; je voudrais la voir au bûcher.

– Pour vous y jeter avec elle?

– Précisément.

– Partez-vous bientôt?

– La semaine prochaine, je crois.

– Viendrez-vous me voir à Paris?

– Si vous me le permettez…

– Non, je ne vous le permets pas.

– Et pourquoi, grand Dieu?

– D'abord, je ne crois pas que j'y retourne, à Paris.

– C'est une raison. Et où irez-vous, madame?

– Je ne sais pas. Voulez-vous faire un voyage à pied quelque part, nous deux?

– Je crois bien! Partons-nous?

Et coetera. Je ne te fatiguerai pas, mon ami, du détail d'une dizaine de dialogues semblables dont madame de Palme rechercha manifestement l'occasion pendant quatre jours: c'était de sa part un effort de plus en plus marqué pour sortir du lieu commun et imprimer à nos entretiens un caractère plus intime; c'était de la mienne une égale obstination à les renfermer dans les limites du jargon et à demeurer inébranlable sur le terrain de la futilité mondaine. Elle s'en apercevait, en riait souvent et s'en fâchait quelquefois, s'étonnant qu'entre nous le sérieux eût passé subitement de son côté.

 

Un manège si nouveau n'avait aucune chance d'échapper au public envieux ou jaloux qui surveille tous les pas de la petite comtesse, d'autant plus qu'elle s'y abandonnait avec une franchise et une naïveté vraiment enfantines. Elle ne laissait pas de remarquer parfois la gêne et l'espèce d'ennui que me causait l'attention curieuse qu'elle attirait sur nous. "Je vous compromets, disait-elle; je m'en vais!" Tout en me récriant vivement, je ne faisais rien pour la retenir, car tu me connais assez, mon ami, pour ne pas douter que ma réserve ne fût de bon aloi et de bonne foi: j'avais pour système d'éloigner autant que possible madame de Palme, sans la blesser jamais. Maintenant encore, je ne saurais concevoir quelle meilleure conduite j'aurais pu tenir, quoique celle-là n'ait pas eu le succès que je m'en étais promis. Si j'avais à subir sur ce fait un autre jugement que le tien, je pourrais dire, pour ma défense, qu'il m'a fallu quelquefois un effort de courage méritoire, non pour repousser la pauvre gloriole que le monde attache à l'espèce de triomphe qui semblait m'être offert, mais pour comprimer les mouvements secrets que le charme, la grâce et la bienveillance de cette jeune femme soulevaient dans un coeur moins ferme que mon esprit.

J'arrive à la scène qui devait terminer cette lutte pénible, et m'en prouver malheureusement toute la vanité. – Pour faire leurs adieux à leur fille, dont le mari est rappelé à son poste, M. et madame de Malouet donnaient hier un grand bal de gala, auquel tous les environs, à dix lieues à la ronde, avaient été convoqués. Vers dix heures, la foule inondait l'immense rez-de-chaussée du château, où les toilettes, les lumières et les fleurs se confondaient dans un pêle-mêle éblouissant. – Comme j'essayais de pénétrer dans le salon principal, je me trouvai vis-à-vis de madame de Malouet, qui me tira un peu à l'écart.

– Eh bien, mon cher monsieur, me dit-elle, cela va mal.

– Mon Dieu! qu'y a-t-il de nouveau?

– Je ne sais trop, mais soyez sur vos gardes. Ah! cela ne va pas bien… Mon Dieu, j'ai en vous une confiance bien singulière, monsieur; vous ne la tromperez pas, n'est-ce pas?

Sa voix était attendrie et son regard humide.

– Madame, comptez sur moi… mais j'aurais bien dû partir il y a huit jours.

– Eh mon Dieu! qui pouvait prévoir pareille chose?.. Silence!

Je me retournai et je vis madame de Palme qui sortait du salon, et devant laquelle la cohue ouvrait ses rangs avec cet empressement craintif et cette espèce de terreur qu'inspire généralement à notre sexe la suprême élégance d'une royauté féminine. Il y a dans ces jeunes reines d'une nuit, lorsqu'elles nous apparaissent environnées de toute la pompe mondaine, et traversant d'un pied vainqueur leur empire étroit et charmant, il y a sur leur front hautain, dans leurs regards radieux et enivrés, une magie qui pénètre les âmes les plus fières. – Pour la première fois, madame de Palme me parut belle: une expression étrange et que je ne lui avais jamais vue, une vive exaltation rayonnait dans ses yeux et transfigurait ses traits.

– Suis-je à votre goût? me dit-elle.

Je lui témoignai par je ne sais quel murmure un assentiment qui n'était, d'ailleurs, que trop visible pour l'oeil perçant d'une femme.

– Je vous cherchais, reprit-elle, pour vous faire voir la serre; c'est une vraie féerie; venez!

Elle prit mon bras, et nous nous dirigeâmes vers la porte de la serre, qui s'ouvrait à l'autre extrémité du salon, prolongeant jusqu'au parc, à travers les lianes et les parfums de mille plantes exotiques, toutes les splendeurs de la fête. Pendant que nous admirions l'effet des girandoles qui scintillaient au milieu de la puissante flore tropicale comme les constellations brillantes d'un autre hémisphère, plusieurs cavaliers vinrent réclamer pour une valse la main de madame de Palme: elle les refusa, quoique j'eusse l'abnégation de joindre mes instances aux leurs.

– Nos rôles me semblent un peu intervertis, me dit-elle. C'est moi qui vous retiens, et c'est vous qui me renvoyez.

– Dieu m'en garde! mais je crains que vous ne vous priviez, par bonté pour moi, d'un plaisir que vous aimez – et qui vous aime.

– Non! je sais fort bien que je vous recherche et que vous me fuyez. C'est assez absurde aux yeux du monde, mais cela m'est fort égal. Pour ce soir, du moins, j'entends m'amuser comme je le voudrai. Je vous défends de troubler mon bonheur. Je suis vraiment très-heureuse. J'ai tout ce qu'il me faut: de belles fleurs, de bonne musique autour de moi, et un ami à mon bras. Seulement, et c'est un point noir dans mon ciel bleu, je suis beaucoup plus sûre de la musique et des fleurs que de l'ami.

– Vous avez grand tort.

– Expliquez-moi donc votre conduite, une fois pour toutes. Pourquoi ne voulez-vous jamais causer sérieusement avec moi? pourquoi refusez-vous obstinément de me dire un seul mot qui sente la confiance, l'intimité, l'amitié enfin?

– Veuillez y réfléchir une minute, madame: où cela nous mène-t-il?

– Qu'est-ce que cela vous fait? Cela nous mène où cela peut.

Il est plaisant que vous vous en préoccupiez plus que moi!

– Voyons, quelle idée auriez-vous de moi si je vous faisais la cour?

– Je ne vous demande pas de me faire la cour, dit-elle vivement.

– Non, madame; mais c'est pourtant la tournure que prendrait infailliblement mon langage, s'il cessait un instant d'être frivole et banal. Eh bien, avouez qu'il y a un homme au monde qui ne pourrait vous faire la cour sans s'attirer votre mépris, et que je suis cet homme-là. Je ne vous dirai pas que je sois très-satisfait de m'être mis dans une telle situation vis-à-vis de vous; mais enfin j'y suis, et je ne saurais l'oublier.

– C'est beaucoup de raison!

– Madame, c'est beaucoup de courage.

Elle secoua la tête d'un air de doute, et reprit après un moment de silence:

– Savez-vous que vous venez de me parler comme à une femme perdue?

– Madame!

– Certainement. Vous croyez que je ne puis jamais supposer à un homme qui me fait la cour une autre intention que celle de m'avoir pour maîtresse. Ce serait le fait d'une femme perdue, et je ne le suis pas; vous avez beau ne pas le croire, c'est la pure vérité du bon Dieu… Oui, du bon Dieu. Dieu me connaît, et je le prie plus souvent qu'on ne pense. Il m'a préservée de mal faire jusqu'ici, et j'espère qu'il m'en préservera toujours; mais c'est une chose dont il n'est pas seul maître…

Elle s'arrêta un moment, et ajouta d'un ton ferme:

– Vous y pouvez beaucoup.

– Moi, madame?

– Je vous au laissé prendre, je ne sais comment… non, je ne le sais en vérité pas!.. un grand empire sur ma destinée… Voudrez-vous en user? Voilà la question.

– Et à quel titre… en quelle qualité le pourrais-je, madame? dis-je lentement, sur le ton d'une froide réserve.

– Ah! s'écria-t-elle d'un accent sourd et énergique, vous me demandez cela?.. Ah! c'est trop dur! vous m'humiliez trop!

Elle quitta mon bras aussitôt, et rentra brusquement dans le salon.

Je demeurai quelque temps incertain du parti que je devais prendre. Je voulus d'abord suivre madame de Palme et lui faire entendre qu'elle s'était méprise, – ce qui était la vérité, – sur la portée de la réponse sous forme d'interrogation dont elle s'était offensée. Elle avait apparemment appliqué cette réponse à quelque pensée qui la dominait, que je connaissais mal, que ses paroles, du moins, m'avaient révélée beaucoup moins clairement qu'elle ne se l'imaginait; mais, après y avoir réfléchi, je reculai devant l'explication nouvelle et redoutable que j'allais inévitablement provoquer. Je résolus de demeurer sous le coup des imputations les plus fâcheuses auxquelles mon attitude et mon langage avaient pu donner lieu, et de dévorer en silence l'amertume dont cette scène m'avait empli le coeur.

Je quittai la serre et j'entrai dans les jardins pour échapper aux rumeurs du bal, qui importunaient mon oreille. La nuit était froide mais belle. Un instinct douloureux m'entraîna hors de la zone lumineuse que projetaient autour du château les baies des fenêtres resplendissantes. Je me dirigeai à grands pas vers un épais massif d'ombre, formé par une double avenue de sapins qui sépare le jardin du parc, et que traverse un pont rustique jeté sur un ruisseau. J'entrais sous la voûte de cette sombre allée, quand une main toucha mon bras et m'arrêta; en même temps, une voix brève et troublée, que je ne pus méconnaître, me dit:

– Il faut que je vous parle!

– Madame, par grâce! au nom du ciel!.. que faites-vous! vous vous perdez!.. Retournez… venez! Je vais vous reconduire, voyons!

Je voulus saisir son bras; elle se dégagea.

– Je veux vous parler… j'y suis décidée… Oh mon Dieu! que je m'y prends mal, n'est-ce pas? Que vous devez le croire plus que jamais une misérable créature! Et pourtant il n'y a rien… rien! c'est la vérité même, mon Dieu! Vous êtes le premier pour qui j'aie oublié… tout ce que j'oublie!.. Oui, le premier!.. Jamais homme n'a entendu de ma bouche une parole de tendresse, jamais! et vous ne me croyez pas!

Je pris ses deux mains dans les miennes.

– Je vous crois, je vous le jure… Je vous jure que je vous estime… que je vous respecte comme ma fille chérie… Mais écoutez-moi, daignez m'écouter! ne bravez pas ouvertement ce monde impitoyable… rentrez au bal… Je vais vous y retrouver bientôt, je vous le promets;… mais, au nom du ciel! ne vous perdez pas!

La malheureuse enfant fondit en larmes, et je sentis qu'elle chancelait; je la soutins et je la fis asseoir sur un banc qui se trouvait là. – Je demeurai debout devant elle, tenant une de ses mains. Les ténèbres étaient profondes autour de nous; je regardais le vide et j'écoutais, dans une vague stupeur, le murmure clair et régulier du ruisseau qui coule sous les sapins, le sanglot convulsif qui soulevait le sein de la jeune femme, et l'odieux bruit de fête que l'orchestre nous envoyait de loin par intervalles. C'est un de ces instants dont on se souvient toujours.

Elle se remit enfin, et parut reprendre, après cette explosion de douleur, toute sa fermeté.

– Monsieur, me dit-elle en se levant et en retirant sa main, ne vous inquiétez pas de ma réputation. Le monde est habitué à mes folies. J'ai pris, d'ailleurs, mes mesures pour que celle-ci ne fût pas remarquée. Peu m'importerait, du reste. Vous êtes le seul homme dont j'aie désiré l'estime et le seul aussi, malheureusement, dont j'aie encouru le mépris… Cela est bien cruel… Quelque chose doit vous dire pourtant que je ne le mérite pas!

– Madame!..

– Ecoutez-moi! Ah! que Dieu veuille vous convaincre! c'est une heure solennelle dans ma vie. Monsieur, depuis le premier regard que vous avez attaché sur moi, ce jour où je me suis approchée de vous pendant que vous dessiniez cette vieille église… depuis ce regard, je vous appartiens. Je n'ai aimé, je n'aimerai jamais que vous… Voulez-vous que je sois votre femme? J'en suis digne… je vous l'atteste, je vous l'atteste devant ce ciel qui nous voit!

– Chère madame… chère enfant… votre bonté… votre tendresse… me troublent jusqu'au fond de l'âme!.. De grâce, un peu de calme… laissez-moi une lueur de raison!

– Ah! si votre coeur vous parle, écoutez-le, monsieur! Ce n'est pas avec la raison qu'il faut me juger!.. Hélas! je le sens, vous doutez encore de moi, de mon passé… Oh Dieu! cette opinion du monde, que j'ai dédaignée, que j'ai foulée aux pieds, comme elle se venge! comme elle me tue!

– Mon, madame, vous vous trompez;… mais que pourrais-je vous offrir en échange de ce que vous voulez me sacrifier… des habitudes, des goûts, des plaisirs de toute votre vie?

– Mais cette vie me fait horreur! Vous croyez que je la regretterais? Vous croyez qu'un jour je redeviendrais la femme que j'ai été… la folle que vous avez connue?.. Vous le croyez! Et comment vous empêcher de le croire? Pourtant, je sais bien que je ne vous donnerais jamais ce chagrin, ni aucun autre… Jamais! J'ai lu dans vos yeux un monde nouveau que j'ignorais, un monde plus digne, plus élevé, dont je n'avais jamais eu l'idée… et hors duquel je ne puis plus vivre!.. Ah! vous devez pourtant bien sentir que je vous dis la vérité!

– Oui, madame, vous me dites la vérité… la vérité de l'heure présente… d'une heure de fièvre et d'exaltation;… mais ce monde nouveau qui vous apparaît vaguement, ce monde idéal auquel vous voulez demander un refuge éternel contre quelques dégoûts passagers ne vous donnerait jamais ce qu'il semble vous promettre… La déception, le regret, le malheur, vous y attendent… et ne vous y attendent pas seule. Je ne sais s'il existe un homme d'un assez noble esprit, d'une âme assez belle pour vous faire aimer l'existence nouvelle que vous rêvez, pour lui conserver dans la réalité le caractère presque divin que votre imagination lui prête; mais je sais que cette tâche… qui serait si douce… est au-dessus de moi; je serais un fou, – et je serais aussi un misérable si je l'acceptais.

 

– Est-ce votre détermination dernière? La réflexion n'y peut-elle rien changer?

– Rien.

– Adieu donc, monsieur… Ah! malheureuse que je suis!.. Adieu!

Elle saisit ma main, qu'elle serra convulsivement, puis elle s'éloigna.

Quand elle eut disparu, je m'assis sur le banc où elle était assise. Là, mon pauvre Paul, toute force m'abandonna. Je cachai ma tête dans mes mains, et je pleurai comme un enfant. – Dieu merci, elle ne revint pas!

Je dus enfin rassembler tout mon courage pour reparaître un instant au bal. Aucun signe ne m'indiqua qu'on y eût remarqué mon absence ou qu'on l'eût interprétée d'une manière fâcheuse. Madame de Palme dansait, et laissait voir une gaieté qui tenait du délire. On passa bientôt dans la salle où le souper était servi, et je profitai du tumulte de ce moment pour me retirer.

Dès ce matin, j'ai demandé à madame de Malouet un entretien particulier. Il m'a semblé que je lui devais mon entière confidence. Elle l'a reçue avec une profonde tristesse, mais sans montrer de surprise.

– J'avais deviné, m'a-t-elle dit, quelque chose de semblable… Je n'ai pas dormi de la nuit. Je crois que vous avez fait le devoir d'un homme sage, – et d'un honnête homme. Oui, vous l'avez fait. Cependant, cela paraît bien dur! La vie du monde a cela de détestable qu'elle crée des caractères et des passions factices, des situations imprévues, des nuances insaisissables, qui compliquent étrangement la pratique du devoir et obscurcissent la voie droite, qui devrait toujours être simple et facile à reconnaître… Et maintenant, vous voulez partir, n'est-ce pas?

– Oui, madame.

– Soit; mais restez encore deux ou trois jours. Vous ôterez ainsi à votre départ l'apparence d'une fuite, qui, après ce qu'on a pu observer, aurait je ne sais quoi de ridicule et en même temps d'injurieux. C'est un sacrifice que je vous demande. Aujourd'hui, nous devons tous dîner chez madame de Breuilly: je me charge de vous excuser. De la sorte, cette journée du moins vous sera légère. Demain, nous ferons pour le mieux. Après-demain, vous partirez.

J'ai accepté cette convention. A bientôt donc, cher Paul… Que je me sens seul et abandonné! que j'ai besoin de serrer ta main ferme et loyale… de t'entendre dire: "Tu as bien agi!"