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Annette Laïs

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VI

L'atelier de M. Bread ne se distingue en rien des autres, quoique l'art qu'il y exerce soit bien étrange.

On y voit quelques plâtres d'après les statues célèbres que nous a transmises l'antiquité, autre: le Faune de Praxitèle, l'Apollon du Belvédère, la Vénus du Capitole, la Vénus Callipyge du musée de Naples, l'Antinoüs, le Discobole du Braccio nuovo au Vatican, et quelques modernes d'après Canova.

J'admirais ces chefs-d'œuvre que j'avais déjà admirés en Italie, lorsque M. Bread entra: vêtu de la manière la plus simple, en vrai bonhomme: vous n'auriez jamais dit d'un magicien. Vous eussiez dit d'un vieux notaire venant jeter un coup d'œil sur ses petits clercs.

– Eh bien! fit-il d'un air narquois, ai-je eu raison de vous donner mon nom et mon adresse? Que seriez-vous devenu sans cela, jeune capricieux? Vous auriez gardé une tête impossible toute votre vie.

– Il ne fallait pas, répondis-je, commencer par la rendre impossible, car, avant d'avoir été manipulée par vous, elle était encore présentable.

– Alors vous m'en voulez?.. Songez donc que je vais vous en faire une qui fera tourner celle de toutes les femmes.

– Une tête grecque, n'est-ce pas?

– Oui, tout ce qu'il y a de plus grec; et je vous arrangerai le corps à l'avenant.

– Merci, lui dis-je, je préfère rester ce que la nature a voulu que je fusse; si je devenais si beau que vous le désirez, je ne me reconnaîtrais plus; mais expliquez moi donc pourquoi vous qui avez le pouvoir extraordinaire d'embellir les gens, vous gardez votre laideur?

– Hélas! c'est que je puis embellir tout le monde, excepté moi.

Cette exclamation douloureuse de M. Bread motiva de ma part certaines réflexions philosophiques qu'il serait trop long de rapporter ici, que je laisse au lecteur perspicace le soin de faire à son tour, et qui plurent beaucoup à M. Bread.

Je lui en devins particulièrement sympathique.

Aussi me dit-il:

– Tenez, vous êtes l'homme du monde auquel il me serait le plus agréable de donner ce que je ne saurais donner à moi-même… la beauté! Laissez-vous faire. Je vais chauffer le poële suffisamment, vous vous déshabillerez et vous vous placerez tout debout sur ce coussin de velours grenat. Si, au bout d'une demi-heure (je ne vous demande qu'une demi-heure), vous ne ressemblez pas au Faune de Praxitèle que vous voyez là… que je perde à l'instant mon nom de John Bread!

– Non, non, lui dis-je, rétablissez-moi seulement le visage comme il était, je vous eu prie.

– Ceci est une chose bien simple, je n'ai qu'à le tirer un peu en longueur. Mettons-nous devant cette glace, et vous m'arrêterez quand il sera à son ancien point, car je ne me souviens pas de sa longueur précise.

En moins de temps qu'il n'en faut au dentiste le plus expéditif pour arracher une dent, M. Bread m'eut rétabli le visage.

Je le remerciai avec effusion; je lui dis qu'il était l'homme le plus étonnant que j'eusse rencontré, que j'étais parfaitement convaincu de son pouvoir extraordinaire, et que j'éprouverais même un vrai plaisir à le voir opérer.

– Qu'à cela ne tienne, dit-il! Vous allez avoir ce spectacle, et peut-être ensuite vous déciderez-vous pour votre propre compte.. Ah! s'il y avait moyen que je devinsse beau, moi, je vous garantis que je ne me ferais pas prier.

Puis ouvrant la porte de l'atelier, il appela;

– Jenny! Jenny!

VII

La très belle personne qui était venue m'ouvrir, et qui n'était autre que Mme Bread, comme on sait, parut alors, et elle me dit avec une aisance toute parisienne:

– A la bonne heure, monsieur, vous voilà déjà mieux, mais vous avez encore de la marge pour être joli homme, et j'espère que vous n'allez pas en rester là.

Je m'inclinai sans répondre, très préoccupé du motif pour lequel M. Bread avait appelé sa femme à l'atelier.

Il y eut entre eux un court dialogue en anglais auquel, en ma qualité de Français ignorant, je ne compris rien; puis, Mme Bread s'approcha du poële, y mit quelques bûches, ôta ses bottines et ses bas, se plaça debout sur le coussin grenat, et dégrafa sa robe de l'air le plus simple et le plus naturel.

J'ouvrais de grands yeux, et je ne les en croyais pas.

– Ma femme, me dit M. Bread, veut bien consentir à ce que je refasse sur elle, devant vous, une double expérience que j'ai déjà faite plusieurs fois pour l'édification des incrédules. Je vous ai dit, je crois, hier, que la Nature avait affligé Mme Bread d'une difformité assez grave, et que c'était à moi qu'elle devait d'être aujourd'hui une fort belle femme, une femme tellement belle qu'elle soutient la comparaison, vous pourrez vous en convaincre, avec la Vénus du Capitole. Eh bien! je vais dans une première opération la ramener à son ancienne difformité, puis, dans une seconde, lui rendre sa beauté actuelle.

Et M. Bread étendit la main vers sa femme qui, dépouillée du dernier voile, les bras dirigés comme ceux de la Vénus du Capitole, le regard placide, livrait à mon admiration ses formes exquises.

Ensuite, il roula la Vénus du Capitole près de Mme Bread, et il me dit:

– Maintenant, comparez et jugez.

C'était merveilleux!

Le plâtre paraissait avoir été exécuté d'après Mme Bread, elle-même.

Et je me demandais par quel privilége, moi, pauvre poète, je voyais réunies en une femme vivante ces perfections que les plus grands sculpteurs de l'antiquité, pour les réunir dans leur œuvre, empruntaient à vingt femmes.

Je contai à M. Bread l'impression que je ressentais.

Mme Bread sourit.

– Hélas! dit-elle, ma coquetterie va être soumise à une rude épreuve; car cette magnificence que vous admirez, monsieur, je la perdrai tout à l'heure et je deviendrai bien affreuse.

– Es-tu prête? lui demanda son mari.

– Quand il te plaira, John, répondit-elle avec douceur.

VIII

Alors M. Bread, posant une main sur l'épaule droite et l'autre sur la hanche gauche, fit dévier la colonne vertébrale; puis il renfonça la poitrine de telle manière qu'une gibbosité se manifesta à l'épaule gauche, gibbosité qu'il accrut considérablement au préjudice des bras et des membres inférieurs, qu'il dépouilla de leur ampleur harmonieuse et réduisit à un état de maigreur rachitique.

Les surfaces polies et comme marmoréennes de ce beau corps se distendirent et se plissèrent.

Il fit pitié à voir.

Restait le visage.

M. Bread le bouffit en prenant au cou son étoffe onduleuse, il changea l'arcature des mâchoires, il agrandit et déforma le nez et les oreilles; il altéra singulièrement les yeux, enfin, il repétrit le front et le crâne de manière à leur donner un aspect tout nouveau.

Pauvre Mme Bread!

Sa besogne finie, M. Bread me dit:

– Vous voyez ce qu'était Mme Bread avant que je me fusse avisé de la transformer.

– Mon ami, ajouta Mme Bread d'une voix toute nouvelle, ne fatigue pas trop monsieur d'un spectacle aussi désagréable.

– Je vous avoue, madame, repris-je, que le précédent était beaucoup plus de mon goût; et surtout quand je pense que M. Bread, par une fatalité qu'il faut prévoir, venant à mourir subitement, vous resteriez ainsi contrefaite… J'en frémis.

– Mais c'est vrai ce que vous dites-là, s'écria Mme Bread… Et moi qui n'y avais jamais songé; tu m'entends, John, il ne faudra plus recommencer ces expériences.

– Bien, bien, dit M. Bread… puis se tournant vers moi… Vous avez suffisamment vu, ajouta-t-il. Je puis opérer en sens contraire.

– Je vous en prie, lui dis-je, il ne faut pas faire languir madame.

Et aussitôt il se mit à modeler sa femme d'après la Vénus du Capitole, avec une sûreté de main et une promptitude merveilleuses.

Pendant cette seconde opération, qui dura tout au plus un quart d'heure, et dans laquelle les belles formes de Mme Bread réapparurent une à une, le statuaire, l'œuvre élaborée, et moi, nous causions sur le ton de la plus parfaite intimité.

– Ah! madame, disais-je à l'œuvre élaborée, si j'étais votre mari et si j'avais le talent de M. Bread, je voudrais que tout le monde vous vît bossue; mais quand nous serions bien seuls et que notre porte serait bien verrouillée, alors je vous rendrais splendidement belle… Ce n'est pas un conseil que je donne à M. Bread, car je perdrais trop à ce qu'il le suivît.

– Vraiment? Comme vous êtes égoïstes, messieurs; vous voudriez qu'une femme ne plût qu'à vous; et vous trouveriez tout naturel qu'elle dégoûtât les autres… bien obligée!

Nous discutâmes sur la jalousie.

M. Bread souriait.

L'on eût parié que c'était un homme complétement étranger aux passions du cœur humain, et qui n'envisageait l'amour qu'au point de vue de la sensation plastique.

Il possédait à discrétion une femme admirablement belle et belle par lui. Cela lui suffisait.

Quant aux questions de savoir si elle lui était fidèle, si elle l'aimait exclusivement, si elle dissimulait avec lui, il y voyait du romantisme pur et il ne se les posait seulement pas.

D'ailleurs, il était d'avis qu'une beauté bien équilibrée produisait comme des fruits naturels un tempérament modéré et de bons instincts.

Et, à ce propos, je me souviens qu'il me dit:

– Avez-vous remarqué la différence radicale qui existe entre la voix de ma femme contrefaite et la voix de ma femme bien faite? Oui, n'est-ce pas? Eh bien! de même, et à plus forte raison, la structure du crâne variant d'un état à l'autre de la manière la plus notable, les appétits doivent forcement changer. Ce ne sont plus les mêmes. Ils sont beaucoup meilleurs lorsque ma femme est belle qu'ils ne le sont lorsqu'elle est difforme.

– Vous croyez au système de Gall?

– Si j'y crois!.. Tous les jours je l'applique et je le vérifie.

– Comment cela?

 

M. Bread me fit un clignement d'œil et un petit signe du doigt m'indiquant qu'il ne voulait point me répondre à cela devant sa femme, puis il rompit les chiens.

IX

En ce moment, Mme Bread ayant recouvré sa beauté des pieds à la tête, était en train de se rhabiller.

Dès qu'elle eut mis la dernière agrafe:

– A présent, ma chère Jenny, lui dit son mari, monsieur et moi, nous te remercions. Tu peux vaquer à tes affaires.

– Monsieur, me dit-elle en me faisant une gracieuse révérence, j'espère que vous allez prendre ma place sur le coussin grenat, et que vous sortirez d'ici beau comme Endymion.

– Ma foi, non, madame! c'est évidemment une idée absurde, mais je reste comme je suis. Autrement personne ne me reconnaîtrait plus.

Elle se retira.

Comment, dis-je au statuaire américain, appliquez-vous et vérifiez-vous tous les jours le système de Gall?

– Ma femme est partie; je puis vous le dire. Vous savez que Gall divise les forces fondamentales, les penchants, les sentiments en vingt-sept catégories, toutes palpables sur un crâne humain.

– Oui, dis-je, un peu présomptueusement.

– Et bien! reprit-il, puisque je puis pétrir le crâne humain à ma fantaisie, vous comprenez qu'il m'est très facile de développer ou de déprimer les proéminences répondant à ces catégories. Je le fais aussi aisément que vous mettez votre montre à l'avance ou au retard. Il est une proéminence que je modifie presque quotidiennement chez ma femme, à son insu: c'est la première dans la classification de Gall; vous savez, celle qui est située derrière le cou… Tantôt je la déprime; tantôt je la développe. Quand je pars pour un voyage, vous comprenez que je ne manque point de l'annuler…

– Je voudrais bien avoir votre secret, monsieur Bread, dis-je en riant, mais vous n'êtes pas, il me semble, aussi étranger aux passions de l'âme que je l'avais supposé, et je constate que la jalousie vous mord tout comme un autre.

– Ah! bah! dit M. Bread, ne parlons pas de la jalousie.

X

– Ecoutez, repris-je, je connais une petite femme qui n'est pas jolie, mais qui est charmante. Jusqu'à ses imperfections me plaisent. Ainsi elle a sur le devant de la bouche une dent un peu entamée par une carie blanche qui est pour moi un point de mire, un attrait; elle a sur le visage de légères taches de rousseur que je ne me consolerais pas de voir disparaître.

Elle a une main trop fluette dont je raffole. Tout cela n'est pas le moins du monde grec; et pourtant tout cela fait mon bonheur. Je vous amènerai cette petit femme. … Vous ne me la changerez en rien; seulement, sans qu'elle soupçonne le pourquoi et le comment, vous tâterez son crâne, et s'il s'y trouve, comme je le crains, des bosses regrettables, vous les détruirez; s'il en manque de désirables, vous les ferez saillir.

– Très volontiers, dit M. Bread… Mais voyons, donnez-moi un aperçu sur son caractère, vous rendrez ma besogne plus courte, car j'irai droit aux bosses à remanier… La croyez-vous dévouée?

– Je la crois-plutôt égoïste.

– Bon! c'est que la bosse de l'amitié, rangée par Gall sous le no 3, est déprimée. Je la relèverai, et dorénavant votre petite femme poussera le dévouement jusqu'au sublime… A-t-elle l'instinct de la défense de soi-même?

– Hélas! j'ai peur qu'elle ne l'ait point et qu'elle ne cède trop vite à de certaines attaques.

– Nous lui donnerons cet instinct-là. C'est encore une bosse à produire, la bosse no 4… Est-elle franche?

– Voilà ce que je n'ai jamais su!.. Elle pourrait bien être dissimulée, hypocrite et menteuse.

– A merveille!.. Je chercherai la bosse rangée par Gall sous le no 6, et, si je la rencontre, je l'effacerai net… Est-elle docile?

– Pas trop.

– Alors nous atténuerons un peu la bosse no 27 dite: de la fermeté, de la persévérance, de l'opiniâtreté.

– Je vous en serai obligé, monsieur Bread… Mais surtout, n'avertissez de rien la personne en question, car elle serait capable de ne vouloir pas être corrigée de ses défauts.

– Soyez tranquille!.. Vous n'avez pas autre chose à lui reprocher?

– Elle a bien une manie qui me désespère actuellement, parce que mes ressources n'y pourraient faire face… la manie de voyager; mais qu'y pouvez-vous?

– J'y puis beaucoup, répondit M. Bread, et je vous assure que je vais la lui enlever en aplatissant la bosse no 12, celle des voyages.

XI

– Décidément, m'écriai-je, vous êtes un homme admirable, monsieur Bread, et vous méritez que vos louanges soient chantées dans les cinq parties du monde; en attendant elles vont l'être par moi, je vous le promets, dans la capitale des cinq parties du monde.

– Je vous prie de n'en rien faire, me dit M. Bread; j'aurais peur que ma clientèle ne s'augmentât outre mesure; car il y a peu de personnes qui, comme vous, préféreraient rester ce que la nature les a faites, quand il ne tiendrait qu'à elles d'être plus belles.

– Et quels sont vos prix, lui dis-je, combien prenez-vous pour transformer votre homme ou votre femme?

– C'est selon le sexe, le sujet, et la fortune du sujet. Pour un homme je prends le double de ce que je prends pour une femme, car le travail est moins attrayant; et si le sujet est très difforme, naturellement ma peine étant plus grande, mon salaire doit être aussi plus grand; enfin, je tâche d'appliquer ce précepte de l'Evangile que le souffle du vent se proportionne à la toison des brebis, et mes prix varient toujours à ce point de vue entre vingt mille francs et cent francs. Je ne prends pas moins de cent francs ou je ne prends rien, ce qui m'arrive assez souvent. J'ai déjà gagné à mon métier de correcteur de la Nature une véritable richesse en Amérique et en Angleterre. Mais, comme je n'ai pas d'enfants, comme j'ai horreur du luxe, comme je suis, Dieu merci, doué d'assez de bon sens pour ne trouver aucun plaisir à thésauriser, je n'ai pas gardé cette richesse-là, et je ne me repens point de la manière dont je l'ai employée.

Avec l'argent que les uns me donnaient pour devenir beaux, j'ai rendu les autres heureux.

Là-dessus, je pris respectueusement congé de M. Bread en fixant avec lui le jour de jeudi prochain pour la reconstruction du crâne de Rosa.

– A jeudi, donc.

– A jeudi, monsieur Bread.

* * * * * * * * * * *

Et puis, je me réveillai.

Edmond Thiaudière.
FIN