Бесплатно

Annette Laïs

Текст
Автор:
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

– Rue du Regard, 5, répliqua mon beau-frère placidement.

– Notre nigaud ne connaît pas Paris. Le cocher le promène par des rues du diable, et le conduit dans un coupe-gorge où il est assassiné parfaitement. Est-ce vrai?

– J'ai pris beaucoup de fiacres, en ma vie, répondit mon beau-frère.

– Et vous n'avez jamais été assassiné? On ne l'est qu'une fois.

– Et Dieu sait, ajouta Bel-Œil, qui approuvait rarement l'oncle Bélébon, qu'un malheur est vite arrivé. Voyez Ethelred! Quand l'inconnue lui eut dit: Je suis Emeriska de Ludolphi, un trouble étrange s'empara de ses sens. Il contempla cette femme voilée comme on regarde des fantômes. Suivez-moi, Ethelred, comte de Bergenstein, lui dit-elle. Et le jeune homme, entraîné par une force qui dominait sa raison et sa volonté, la suivit. Les douze coups de minuit sonnaient lentement à l'horloge d'une église voisine, dont les vieilles tours étaient habitées par l'orfraie et le hibou. L'inconnue ouvrit la porte d'une maison de sombre apparence et la referma sur Ethelred qui lui demandait avec des larmes dans la voix:

«Emeriska, est-ce bien vous que le ciel rend à mes vœux?..»

Pour la seconde fois, ma tante Bel-Œil captivait une sorte d'attention, lorsque l'oncle Bélébon, qui avait vidé son sac au sujet des inconvénients de Paris, proposa de chanter une chanson. Il prenait déjà son couteau pour s'accompagner sur son verre.

«Hé! là-bas! cria tout à coup ma tante Renotte qui amassait toujours des trésors de colère avant d'éclater, ce n'est pas des sornettes qu'il faut, encore moins des vieilleries de chansons pour établir ce garçon-là à Paris. A-t-on juré de ne parler raison! Vivra-t-il avec les calembours du vieux? Tiens, chevalier, ajouta-t-elle en mettant un rouleau de louis sur mon assiette avec un peu trop d'ostentation, je ne fais pas de calembours, moi; et voilà qui vient de Landevan!»

Ma sœur la marquise regarda le rouleau d'un air triste. Elle en avait tant besoin pour sa jeune famille! Le petit zieu de Bel-Œil caracola, et Nougat caressa Gérard sur sa tabatière.

«Voilà qui est parlé!» dit le bon abbé Raffroy.

Mon beau-frère aussi me fit un signe de tête amical. Ce don Juan dégommé avait un excellent cœur et sa décadence le rendait compatissant.

«Renotte, prononça dignement mon père, tu fais tes cadeaux comme on fait l'aumône, ma bonne femme. Nous avons des charges, et chacun ici le sait bien, mais, à Paris comme à Vannes, le chevalier de Kervigné aura de quoi soutenir son nom, saperbleure!

– Charlot demande si le poulet est du poisson! s'écria ma mère extasiée. Ah! quel enfant!»

L'oncle Bélébon grommelait:

«Je ne suis pas fortuné, mais en dévoilant à mon neveu les mystères de la capitale, j'ai fait pour lui plus peut-être que si je lui avais prodigué de l'or!»

Mon père tira de son portefeuille une lettre qui passa de main en main jusqu'à moi. C'était un ordre signé Kersosinec, Kerbonel et Cie, de Vannes, qui me constituait un crédit de trois cents francs par mois chez Mallet frères, à Paris. M. Raffroy cria bravo! Nougat fit la grimace, ma sœur la marquise changea de couleur, l'oncle Bélébon haussa les épaules, et Vincent dit franchement:

«Foi de Dieu! pour cent écus on en aurait quatre comme lui au marché!

– Ce n'est pas trop,» déclara le marquis.

La tante Renotte se leva pour aller embrasser mon père. Moi j'avais le cœur gros et je me demandais ce que je pourrais faire jamais de tant d'argent.

C'était un événement. Il y eut un silence autour de la table; car je ne trouvais pas les mots qu'il fallait pour remercier mon père. Au milieu de ce silence, la voix profonde de ma tante Kerfily Bel-Œil gronda:

«Ne jugez pas Ethelred avec sévérité, dit-elle. Son enfance et sa jeunesse s'étaient écoulées dans les vertes forêts de la Thuringe. La nature seule avait présidé à son éducation. Il ignorait la corruption des villes et ne soupçonnait même pas les infâmes mystères de nos sociétés modernes. Ah! plaignez-le plutôt. Plaignez cette âme tendre et vertueuse dont la candeur…

– Charlot s'embête!» déclara mon neveu, qui n'avait point oublié son succès de la veille.

Les toasts furent courts et tous en mon honneur. On se leva de table plus tôt qu'à l'ordinaire, et, malgré tous les efforts de l'oncle Bélébon, l'après-dîner se passa tristement. Chacun vint tour à tour me faire des recommandations. Ma sœur me dit:

«Maintenant que te voilà si riche, ne va pas faire de folies pour tes neveux! Ils n'ont besoin de rien. Ecris-nous un peu les toilettes de la présidente, et fais-toi un sort.

– J'espère que nous n'abandonnerons pas nos devoirs religieux, glissa l'abbé Raffroy à mon oreille en me donnant un baiser paternel. Va voir de ma part le père Kernuault aux Lazaristes. Il t'aimera pour toi, et il est de bon conseil.»

L'oncle Bélébon me prit à part pour me dire très haut:

«N'invente pas la poudre sans nous en prévenir.»

Mais cela ne fit rire que ce rustre de Vincent.

Nougat me mit dans la main ostensiblement un rouleau de grosses pièces de cent sous.

«Sois sobre, me dit-elle. Et si tu entends parler de bonnes liqueurs pour la digestion, fais-moi payer un port de lettre.»

La diligence partait le lendemain à quatre heures, et j'avais un mal de tête à faire pitié. J'annonçai l'intention de me retirer: les adieux et les embrassades commencèrent. En moi, le souvenir de cet instant est à la fois très profond et très vague. Je vois une larme dans les yeux de ma mère, qui, certes, m'aurait fait plus de caresses si Charlot avait voulu le permettre. Bel-Œil me tint longtemps pressé contre sa poitrine pour me dire:

«Tu as un cœur sensible, que l'exemple d'Ethelred te profite. Il était de ton âge. L'inconnue, loin d'être Emeriska de Ludolphi, appartenait à la classe de ces malheureuses dont on ne peut prononcer le nom sans rougir. Il y avait là des assassins qui poignardèrent le malheureux Ethelred, dont le dernier soupir s'exhala avec le nom de sa bien-aimée.»

Ma tante Bel-Œil fondait en larmes, mais c'était pour Ethelred.

«Tu es meilleure que je ne croyais, lui dit Renotte en me prenant par le bras. Toi, marche droit, et tu iras loin!»

Le dernier mot fut de mon père:

«Souviens-toi, chevalier, qu'il n'y a jamais eu de mésalliance dans la maison de Kervigné.»

Ce fut tout. J'aurais tort d'oublier, cependant, que cet odieux Vincent me fit des cornes au moment où je me retirais.

V.
L'ARRIVEE

Le lendemain, au petit jour, Joson Michais vint cogner à ma porte au moment où je commençais à m'assoupir après une nuit sans sommeil. Une chose me revenait, je m'en souviens, pendant mon insomnie; tout le monde m'avait dit adieu, excepté le marquis de Tréfontaines, mon beau-frère, qui s'était toujours montré affectueux et bon à mon égard.

«Quoique çâ, monsié el chevâlier, me dit Joson de sa voix qui grasseyait comme un tombereau de cailloux qu'on décharge, vous voilâ pârti tout de même, pour sûr et pour vrai, je ne mens point. C'est mâme Renotte qu'â fait vos bagâges hier ad sâ (au soir), Mâme la mârquise est venue voir comme çâ si c'est qu'on n'y mettait rien ed'trop. Quoique çâ, ils ont resoupé par dessus pour trinquer à vot' bon voyâge. Et Tonton Bélébon a chanté les noces ed'Thétis et tout son sac ed'gaudriettes. A c't'heure, y dorment comme une brassée d'bois môrt; je ne mens point, pour sûr et pour vrai.»

Ma toilette ne fut pas longue, mes bagages n'étaient pas lourds. J'envoyai un baiser à la porte fermée de ma mère, et je fus bientôt dans la rue, suivi par Joson Michais qui ne tarissait pas. Nous remontâmes la ville pour gagner la place du marché, au coin de laquelle stationnait la diligence de Paris à Brest. Derrière la cathédrale, au détour d'une petite rue, je me trouvai face à face avec le marquis de Tréfontaines, mon beau-frère. Il passa son bras sous le mien sans mot dire et, désormais, nous marchâmes silencieusement.

La diligence de Brest n'était pas encore arrivée. Je voulus remercier le marquis, il m'entraîna sous les arbres de la place et me dit avec des inflexions de voix que je ne lui connaissais pas:

«Il y a tantôt vingt ans, René, que je partis aussi un beau matin. Ah! le beau matin, en effet, et les belles cartes qu'on a dans la main en commençant cette partie! Pourquoi perd-on toujours?

– L'avez-vous donc perdue? demandai-je vivement, car je me sentais offensé en songeant à ma sœur.

– René, me répondit-il, Julie aurait été un ange avec les trente mille livres de rente qui ont glissé, à Paris, entre mes doigts. Toutes les femmes qui sont heureuses sont des anges. Nous avons deux enfants. Il faut songer dès aujourd'hui aux enfants que tu auras. Le grand tort, quand on part de Bretagne ou d'ailleurs, c'est de penser qu'on est ici bas pour se divertir. J'aime ma femme, j'aime mon beau père et ma belle mère, j'aime tout le monde chez nous, excepté ce parfait idiot, l'oncle Bélébon, qui a tout l'esprit de la famille. Tout le monde est bon pour moi, c'est atroce, d'avoir besoin des bontés de tout le monde. Je dépense plus de sang-froid à ne rien faire, plus de résignation, plus de diplomatie qu'il n'en faudrait pour bâtir une splendide fortune. Je suis noyé, je le sens, je ne me plains pas. Je te défie de dire que tu m'as vu bâiller à table ou au salon! René, si tu prenais mes paroles en mauvaise part, c'est que tu n'aurais ni intelligence ni cœur. Je me suis levé de grand matin tout exprès pour te dire: Ne joue jamais, n'aime pas trop vite, apprends à supporter l'ennui comme la sobriété antique ordonnait de souffrir la soif et la faim. Chaque jouissance hâtive fait un anneau de cette chaîne mystérieuse qui plus tard garrotte l'âge mûr; chaque effort, au contraire et chaque abstinence apportent un peu de terre ou une pierre à ce piédestal où les heureux assoient leur indépendance. Tu ne seras pas riche, car Gérard d'un côté, moi de l'autre, nous te prendrons une grosse part de ton héritage: sois fort. Paris est un gouffre comme toutes les mines. Les forts y tiennent le filon, pendant que les faibles tombent asphyxiés. Travaille, c'est-à-dire: regarde autour de toi pour savoir où mettre le pied, sois sans besoins pour inspirer confiance, sers-toi des femmes qui peuvent tout pour ceux qui n'ont point d'amour, parle peu et toujours à coup sûr, ne baille jamais, surtout jamais ne raille. On est jeune à tout âge, figure-toi bien cela, et mieux plus tard que plus tôt. Je me sens mille fois capable d'être jeune encore. Il n'y a qu'une vieillesse, c'est l'éteignoir sous lequel j'étouffe. Tu me comprendras demain. Je te répète que j'aime ta sœur, et que je respecte ta famille.

 

– Quoique çâ, v'là la diligence!» s'écria Joson Michais.

Et, de l'autre bout de la place, la tante Renotte agitant son parapluie de coton bleu:

«Hé! là-bas! me voici! C'est bien, ce que vous faites là, neveu Tréfontaines! Vous valez mieux que les autres, malgré tout!

– J'ai dit, murmura le marquis à mon oreille. Mets ça dans un coin de ton cerveau et rumine là dessus quand tu seras tout seul. Bonjour, ma tante. Julie serait venue, sans les petits.

– En voiture!» ordonna le conducteur.

Mon beau-frère m'embrassa; la tante Renotte avait la larme à l'œil.

«Ecris à Landevan pour moi toute seule, dit-elle, et bien des choses aux Kervigné de Paris. Bon voyage.

– Quoique çâ, bon voyage itout, monsié el chevâlier!»

La diligence se mit à cahoter sur l'abominable pavé du faubourg. Je n'avais plus conscience de ce qui ce passait autour de moi: je fus emporté comme en un rêve.

A mon réveil, j'étais déjà sur la haute colline d'où l'on découvre pour la première fois, en venant de Paris, ce lac prodigieux, semé d'îles innombrables, mélange inouï de terre et d'eau qui se nomme «la petite mer» (Mor-bihan). J'occupais la place du milieu, dans le coupé, entre un officier de marine très coquet, mais très maltraité par la petite vérole, qui fumait abondamment, et un vieux monsieur qui dormait mieux qu'un juste. Le vieux monsieur ne cessa de dormir, et l'officier de marine de fumer qu'à Ploërmel, où chacun d'eux prit sa part d'un dîner, qu'aucune épithète ne saurait assez flétrir. Pendant le repas, le vieux monsieur ne dit rien, mais l'officier de marine nous apprit qu'il allait avoir le grade supérieur et la décoration. Il se nomma: c'était un de mes cousins; nous sommes tous cousins en Basse Bretagne. Je gardai l'incognito, afin qu'il ne m'écrasât point de ses succès.

Brest, d'où il venait, est une glorieuse ville, entièrement habitée par des officiers de marine et par des dames qui sont folles des officiers de marine. A Brest, un citoyen qui n'a pas l'honneur d'être officier de marine s'attire dans les rues des regards pénibles, comme s'il était boiteux ou bossu, les enfants de Brest voient dans l'absence de l'épaulette une véritable difformité. On n'y connaît que le ministre de la marine; Paris n'y a d'autre raison d'être que les bureaux de ce même ministre. Volontiers y crierait-on, dans les fêtes nationales, selon les divers régimes: vive le roi, ou vive l'empereur, ou vive la république, qui nomme les officiers de la marine!

Notre officier de marine du coupé allait à Paris pour voir le seul prince de la famille royale qui eût à Brest quelque notoriété, non parce qu'il était prince, mais parce qu'il était officier de marine. J'appris ici que les cendres de Napoléon avaient fait beaucoup d'effet à Paris, par la raison que la marine les y avait apportées. En arrivant à Rennes, le mot marine me battait le crâne comme un marteau de couvreur. J'avais encore pourtant deux jours et deux nuits à passer en tête à tête avec la marine.

Le vieux monsieur ronflait, l'heureux mortel. Toute cette marine passait sur lui sans l'offenser. Aux portes d'Alençon, j'avais une migraine furieuse; à Chartres j'aurais voulu me changer en brûlot pour incendier la flotte française.

A Paris, le vieux monsieur s'éveilla, la marine me dit adieu d'un signe de tête protecteur, et je me trouvai seul dans la cour des messageries.

«Quoique çâ, dit derrière moi une voix raboteuse et plaintive, c'est peut-être un coup ed' ma tête que j'ons fait pour sûr et pour vrai.

– Joson Michais m'écriai-je en un premier mouvement de joie.

– C'est il que çâ vous fait du plaisir de me voir, monsié el chevâlier! me demanda le pauvre diable d'un air piteux.

– Que viens-tu faire ici? et où t'es-tu caché tout le long de la route?

– Je ne mens point: dans la diligence. Et j'voulais voir el grand bourg tout de même. Ah! mais dame, oui!

– Et que vas-tu devenir?

– Quoique çâ! Mes chemises sont dans vot'paquet, et j'vas aller d'avec mes chemises.

Joson Michais me fit cette déclaration d'un air modeste, mais résolu. Il était assez coquettement costumé: je m'étonnai de n'avoir point remarqué au départ qu'il avait mis ses braies du dimanche, ses épinglettes de laine et son grand chapeau de Plouharnel. C'était un beau gros Breton, à tout prendre.

«Charge la malle et viens avec moi,» lui dis-je.

Il fit une lourde cabriole et je crois qu'il eut bonne envie d'entonner la chanson des gars de Locminé «qu'ont de la maillette dessous leurs souliers.»

Nous allions partir, et Dieu sait comment nous aurions trouvé notre chemin, car je ne me donne pas pour un jeune homme de ressource, et l'idée ne m'était pas venue de prendre un fiacre, quand un grand laquais en deuil, avec une cocarde noire, large comme un ventilateur d'estaminet, sortit du bureau avec le conducteur qui me montra au doigt. Le grand laquais vint à moi aussitôt et me dit avec noblesse:

«La voiture attend monsieur le chevalier.»

Joson ouvrit des yeux énormes et faillit lâcher notre malle. Le fait est que ce grand laquais noir était de toute beauté.

«Vous êtes à mon cousin le président de Kervigné? demandai-je un peu intimidé.

– A madame la vicomtesse!» répliqua le grand laquais d'un ton de preux qui affirme sa dame.

Puis, regardant Joson de haut en bas, il demanda:

«Qu'est-ce que c'est que çà?»

Je n'avais pas la tête trop loin du bonnet; malgré mon apparence paisible.

«Comment vous nomme-t-on? demandai-je en me redressant.

– Laroche, répondit mon beau drôle, dont la taille sembla diminuer de tout ce qu'avait gagné la mienne.

– Eh bien! Laroche, repris-je, ça, c'est un gars de Bretagne qui vous cassera les os à la première occasion, si vous oubliez la politesse.

– Je ne mens point! approuva Joson; quoique çâ, tout de même, ah! mais dame, oui!»

Laroche s'inclina gravement et me montra la voiture qui stationnait dans la cour même des messageries. Certes, ma tante faisait bien les choses. La voiture était moins splendide que le grand laquais; à Vannes, néanmoins, elle eût passé encore pour un beau carrosse. J'entrai seul dans la caisse; Laroche s'assit auprès du cocher et Joson monta derrière avec la malle.

«Voilà comme il faut se conduire à Paris, me disais-je le long de la route, encore tout ému de ma sortie contre Laroche. Du caractère, morbleu! du caractère!»

Mais la réflexion vint et à moitié chemin, l'idée que Laroche allait faire son rapport à ma tante me donna la chair de poule. Etait-ce en matamore qu'il me fallait entrer dans cette maison hospitalière! Ce nigaud de Joson avait bien besoin de venir augmenter mes embarras!

La nuit tombait quand nous arrivâmes rue du Regard, où la voiture s'arrêta devant un hôtel de fort bonne apparence.

«Porte, s'il vous plaît!» cria Laroche, un des plus sonores barytons-laquais du faubourg Saint Germain.

La porte s'ouvrit. La voiture entra dans une cour spacieuse, mais triste, entourée de vieux bâtiments qui me rappelèrent un peu notre hôtel de la place des Lices. Les fenêtres du premier étage étaient d'une hauteur démesurée. A l'une de ces croisées, une forme blanche s'appuyait au balcon de fer. C'était en vérité, une entrée traduite de l'allemand: rien ne manquait, ni l'antique manoir, ni la châtelaine.

«Bonsoir, mon petit cousin, me dit une voix douce qui appartenait à la forme blanche du balcon, montez vite et venez me parler de notre chère Bretagne.»

J'ôtai ma casquette en balbutiant:

«Bonsoir, ma tante; vous avez beaucoup de bonté.

– Et qu'allons-nous faire du gars, qui me cassera les os à la prochaine occasion? demanda ce perfide Laroche à haute et intelligente voix.

– Quoique çâ… commença Joson.

– Quel gars? interrogea la présidente.

– Le valet de chambre de M. le chevalier.»

J'entendis la forme blanche qui murmurait:

«Est-ce que l'enfant est fou?..

– Allons! ajouta-t-elle tout haut, montez, mes enfants, montez.

– Le gars aussi? dit Laroche.

– Tout le monde.»

Nous prîmes le vaste escalier à rampe de fer forgé et nous fûmes introduit dans un boudoir tendu de lampas bleu sombre où régnait une douce clarté. Ce qui me frappa surtout, ce fut la bonne odeur de cette retraite. Les sauvages aiment l'atmosphère des boutiques de parfumeurs, et je n'étais qu'un sauvage.

«Voilà, dit le grand laquais avec une liberté de ton, qui me surprit.

– Ma tante… commençai-je en dessinant mon meilleur salut.

– Mais je ne suis pas votre tante du tout, mon cher cousin, m'interrompit-elle. Votre père était le cousin germain du mien; il est par conséquent mon oncle, et ce respectable M. Bélébon est mon grand-oncle.»

Je savais son âge par hasard, elle avait six mois de plus que ma mère. En Bretagne, nous avons coutume de régler les titres de parenté d'après l'âge, et c'était la première fois que je voyais une femme de quarante ans s'offenser parce qu'on l'appelait: ma tante. Je compris dès l'abord que c'était là une faiblesse avec laquelle il ne fallait point plaisanter, d'autant que la présidente avait prononcé ces mots: «Mon grand-oncle,» avec une véritable volupté.

– Ma cousine… murmurai-je docilement.

– Bien, très bien! Il est tout uniment charmant, ce garçon-là, dis, Laroche?»

A ma complète stupéfaction, le grand laquais répondit:

«Il n'est pas mal, quoiqu'il ait le verbe un peu haut.

– C'est tout neuf, Laroche, pense donc! fit ma cousine. Et puis, c'est un Kervigné! Ah! ah! nous avons du sang dans nos veines, nous autres Bretons!

– Ah! mais, dame oui!» applaudit Joson, qui n'avait pas ôté son grand chapeau, tant il avait de trouble.

La présidente mit un binocle d'or à cheval sur son nez, d'un geste cavalier et tout gracieux, je dois l'affirmer.

«Les voilà bien! s'écria-t-elle. Ah! mon pays! Terre de granit recouverte de chênes, comme dit Brizeux. Vous connaissez Brizeux, chevalier? Non? Laroche, tu mettras mon Brizeux sur la table de nuit du chevalier… Comment t'appelles-tu, mon gars? Yvon? Mathelin? Loïc?

– Joson… quoique çâ!

– Ah! Joson! ah! quoique ça! Dit-il pour sûr et pour vrai? ajouta-t-elle en s'adressant à moi. J'adore ces chinoiseries-là! Comment va ma bonne tante Renotte? Quels laitages vous avez là-bas! Je me souviens parfaitement de votre respectable mère, chevalier, quoiqu'elle fût une grande demoiselle déjà, quand j'étais une toute petite fille… Joson, qui, toi?

– Joson Michais, ej' ne mens point!

– Adorable! Il ne ment point! Et vous, cousin?

– René.

– Comme c'est Breton! Il y a des noms, figure-toi, Laroche… je demeurais à Landevan… de l'autre côté de Lorient, c'est Larmor, Loqueltas, Locmener…

– Et Plouharnel, dont je suis nâtif, aussi vrai comme ne faut point mentir, respect de vous et la compagnie,» défila Joson tout d'un trait.

Je crus voir que ce beau baryton de Laroche haussait les épaules assez ostensiblement.

«Emmène-le! dit tout à coup la châtelaine qui étouffa un bâillement. Fais le manger. Nous le montrerons à ces messieurs et à ces dames. C'est plus drôle que les hommes en coquillage du Croisic. Mets quelque chose sur mes épaules, Roro, le temps fraîchit.»

Le grand laquais ouvrit une armoire et y prit un léger mantelet de tulle blanc qu'il disposa sur les épaules demi-nues de sa maîtresse avec une coquetterie de camériste. Je dus rougir, car je sentis mes joues chaudes. La suzeraine le remercia d'un sourire.

«Je n'ai plus de femme de chambre, laissa-t-elle tomber en manière d'explication. Roro fait l'intérim et je suis contente de lui.»

Autre sourire, auquel ce grand coquin de Laroche répondit en se redressant comme un gendarme. Je lui trouvai décidément un méchant air de Struensée, mais je me disais à part moi: pour juger les gens de Paris, il faut au moins connaître Paris.

Ma cousine éloigna sa camériste, et mon pauvre Joson, d'un geste où il y avait de la fatigue. Dès qu'ils furent partis, elle disposa selon l'art, tout autour d'elle, sur le divan, les plis de son peignoir de mousseline et me montra un tabouret qui était à ses pieds.

 

Il n'est aucun lecteur qui n'ait pu remarquer la singulière différence qui existe, sous un certain jour, entre une Parisienne de quarante ans et une provinciale du même âge. J'ai dit que ma bonne mère était encore très belle, mais sa toilette sans art la vieillissait: elle était passionnément grand'mère. Ma cousine, au contraire, se baignait depuis le matin jusqu'au soir dans la fontaine de Jouvence. Elle avait des perles dans la bouche, des perles qui se pouvaient changer comme les rideaux de son boudoir, elle possédait, pour ses joues, un inépuisable trésor de lis de roses; ses cheveux abondants ne pouvaient plus tomber; les cils de ses beaux yeux renouvelaient chaque matin leur lustre d'ébène: elle était jolie, je vous l'affirme comme je le vis.

C'était une brune. Il y avait je ne sais quoi sous sa paupière, je ne savais quoi, devrais-je plutôt dire, car aujourd'hui je n'ignore point qu'un coup de pinceau suffit à produire ce prestige. L'embonpoint naissant gardait la souplesse à sa taille. Ses épaules, d'une éblouissante blancheur, empruntaient des rayons aux plis de la mousseline qui ondoyait tout autour d'elle.

Je m'assis pour lui obéir. J'étais tout tremblant. J'avais les mains glacées et le front brûlant. Etait-ce Paris, ce malaise inconnu, mais plein de charme? Je n'osais plus regarder ma cousine, et il me semblait que son sourire me pénétrait comme une chaleur.

Elle ferma ses yeux à demi, et laissant tomber sur moi le rayon voilé de sa prunelle, elle me demanda tout à coup:

«Est-ce que vous êtes un mauvais sujet comme votre frère Gérard chevalier?»