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La fabrique de mariages, Vol. III

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VII
– Vieux jeune premier. —

Ce que venait faire là le comte Achille de Mersanz, nous ne le savons pas.

Il était entré sans frapper, ce qui dénotait en lui une préoccupation extraordinaire; c'était, en effet, l'homme des formes exquises et des procédés irréprochables.

Il était entré sans se faire annoncer dans la chambre de sa femme.

C'est tout au plus si pareille chose s'était produite parfois, – jadis, – au temps des jeunes amours.

Il avait franchi le seuil sans savoir; son visage était sombre, son front se chargeait de nuages.

C'était bien ce comte Achille, le cavalier qui, par tous salons, passe pour un homme charmant, dans la plus flatteuse acception des termes. Césarine, le blond lutin de la pension Géran, avait raison: il n'était pas trop vieux pour Maxence.

Bien que Maxence eût à peine seize ans.

Tant que le premier pli n'a pas rayé ces fronts gracieux et un peu vides, tant que le premier poil blanc n'a pas déshonoré ces crânes de don Juan bourgeois, ces crânes français par excellence, appartenant aux éternels jeunes premiers de ce pauvre vaudeville qui est la vie réelle, ils sont jeunes, tout jeunes.

Je vais vous dire pourquoi: c'est que la vraie jeunesse seule peut réussir.

Je vous défie de me spécifier l'âge d'un colonel de M. Scribe!

On en fit des confitures alors qu'ils avaient vingt ans: ils sont en bocaux depuis cette époque.

Et toujours jeunes, sempiternellement jeunes, si le bocal fut bien bouché et la conserve bien faite.

A Dieu ne plaise que ceci soit une critique amère à l'endroit de cet esprit éminent et charmant qui nous combla de tant de précieuses comédies! Ce serait un éloge plutôt. M. Scribe a pris cet amoureux de carton sur le fait. Il l'a saisi, croqué d'après nature. Et toute une génération s'est pâmée, applaudissant ce mannequin de coiffeur si joli, si pommadé, si musqué, à qui ne manque pas même la parole!

Mais M. Scribe riait dans sa barbe, soyez-en convaincus. Ce bébé de colonel qui lui a produit des millions égaye maintenant son âge mûr.

Les poupées à ressort, ne vous y trompez pas, sont encore de la sculpture.

Et, d'ailleurs, chaque époque a comme cela son magot. Croyez que nos neveux feront d'innombrables gorges chaudes au sujet de ce jeune peintre-artiste qui traîne depuis dix ans dans tous nos vaudevilles son chevalet pour rire et sa palette, si chère à mesdames les modistes.

Le comte Achille était grand; sa taille élégante et riche emplissait merveilleusement l'habit noir. Il avait toutes les vertus physiques de l'homme du monde: c'était un tireur précieux, un chasseur de premier ordre, un écuyer hors ligne. Son tailleur le plaçait fort haut; il mettait généralement ses fournisseurs à la mode, – et pourtant rien en lui ne dénotait cette ridicule préoccupation du dandy, ce culte idiot de lui-même, qui fait de nos beaux un type à part dans l'espèce humaine.

Le comte Achille était simple dans ses goûts et magnifique dans ses dépenses.

Il avait l'esprit du monde au plus remarquable degré. Il savait vivre. Il plaisait.

Il était bon. Il faisait le bien sans faste et peut-être aussi sans entraînement. Mais sa charité était assurément à la hauteur de sa fortune, – et ceci devient rare dans notre siècle perfectionné.

Il avait aimé sa première femme, il aimait sa seconde femme, il adorait sa fille.

Ses principes politiques étaient sujets à vaciller quelque peu; – mais, pour tout ce qui était affaire d'intérêt, sa délicatesse atteignait au scrupule.

En vérité, c'était un gentilhomme! et vous voyez si nous sommes loin de faire ici de la diatribe.

Mais sa première femme était morte de chagrin, mais sa seconde femme était menacée du dernier malheur, mais sa fille, avant même de franchir les limites de ce cloître bourgeois, la pension Géran, avait autour d'elle quantité de trappes tendues et bon nombre de piéges à biche.

Que manquait-il donc à ce beau comte Achille?

Était-ce une fatalité qui rayonnait autour de lui, portant malheur à tout ce qu'il aimait?

Il n'avait pas la taille morale qu'il faut pour mériter ce titre de personnage fatal. L'élément bourgeois dominait en lui trop énergiquement pour qu'il pût passer dans la vie comme un météore tragique.

Mon Dieu, non! aucun mauvais génie ne s'occupait de lui, et Satan n'avait point quitté l'enfer pour le suivre pas à pas sous la forme d'un confident allemand. Je doute, à vous parler franc, qu'il eût compris les théories de Méphistophélès, alors même qu'on les eût traduites en français du faubourg Saint-Germain.

C'était un cœur faible et inconstant, voilà tout.

Que votre esprit fasse une halte et assimile cette vérité: De tous les vices, le plus homicide est la faiblesse inconstante.

Cela tue chez l'homme comme chez la femme.

Ces beaux vases qui fuient, ces natures débiles à qui le travail, la douleur, la lutte n'apprirent jamais le grand art de s'armer contre soi-même, sont comme des machines infernales placées parmi la foule. Rien n'accuse le danger. Rien ne crie: «Prenez garde!»

L'aspect du méchant éveille la prudence; la vue du glaive dresse le bouclier.

Ici, rien.

Que craindre de la douceur élégante? Pourquoi se méfier de la probité hautement éprouvée?

On accuse parfois les écrivains de peindre l'exception. Ce procès est injuste. Le moraliste a droit de peindre l'exception. – Mais le comte Achille n'était pas une exception.

Le comte Achille existe dans toutes les classes de la société. Il est toujours ou presque toujours le fils d'un homme fort. Il est la réaction du repos, du bonheur: deux mollesses, contre la bataille gagnée par la précédente génération.

Il est le produit et la punition de la victoire.

Le père a lutté; il a grandi dans son effort. Quand naît le comte Achille, la bataille est achevée, la position est conquise.

Autour de son berceau, c'est la paix. Il semble que l'enfant subisse la fatigue des assauts passés. On se dit à l'entour des langes où s'agite la frêle créature: «Il sera plus heureux que nous; il fera la moisson, lui qui n'aura point semé; il aura ville gagnée, lui qui n'était point parmi les assiégeants.»

Imprudents! imprudents et fous! aveugles qui ne veulent pas voir la condition même de l'existence humaine.

Voici en quel sens le comte Achille est une exception: c'est que les neuf dixièmes des fils de la victoire sont rachitiques au physique comme au moral. Il y a un proverbe qui tranche la question.

Mais la raison vaut mieux que les proverbes, et la raison dit: Si le père fut grand, c'est qu'il eut à combattre; si le fils est petit, c'est qu'il lui a manqué la nécessité de la lutte, cette éducation, cette gymnastique, ce salut!

Si le père fut fort, c'est qu'il a exercé les muscles de son corps et les puissances de son âme… Le fils est faible, parce qu'on a enlevé les ronces de son chemin.

L'éducation de l'homme, c'est le besoin à satisfaire et l'obstacle à briser.

Quiconque supprime le besoin et aplanit l'obstacle, assassine l'enfant moralement et physiquement.

C'est ordinairement le rôle sublime et insensé de la mère. Le père fait contre-poids.

Quand le père et la mère s'unissent dans cette œuvre d'abâtardissement, les races s'éteignent.

Mais Dieu est bon. Pour remonter du fond de l'abîme, il faut s'efforcer. Le fils du vaincu est fort par cela même qu'il est né tout en bas. Son premier pas est un effort. Sa faiblesse devient vigueur à mesure qu'il gravit l'échelle, – et ainsi va le monde.

Le père du comte Achille de Mersanz avait été un lutteur et un vainqueur.

Achille était de la génération qui se repose.

Il avait été gâté, puisqu'il faut prononcer ce mot vulgaire et si terrible dans sa naïve impudeur, – ce mot que toutes les mères folles prononcent en souriant. Il avait été gâté.

C'était une riche et noble nature. Le moindre effort eût mûri cette jeunesse opulente.

Il n'y eut point d'effort. Autour d'Achille enfant, ce fut une famille agenouillée. La mère répétait chacun de ses mots; le père, vieux soldat de Condé, s'enthousiasmait à toutes les sottises qui tombaient à flots abondants de cette petite bouche rose.

Ses muscles se fortifièrent, parce qu'il était né au château, non point à l'hôtel. Il fut l'enfant gâté de la campagne, toujours supérieur par le corps à l'enfant gâté des villes, et plus dangereux par cela même.

Son père et sa mère moururent au moment où les plis pris restent, mais où il est encore possible de refaire l'apparence et l'habitude de l'homme. Achille avait quatorze ans.

Son tuteur fut le maréchal duc de ***, vieillard chevaleresque, ami partial des anciennes coutumes, esprit obstiné, caractère tout d'une pièce. Il voulut refondre violemment cette éducation inepte. Il essaya de la sévérité sans ménagements et sans transition.

Achille était faible. Il étudia. Il acquit l'enveloppe complète d'un homme distingué.

Sous cette enveloppe factice, la lâche pulpe du fruit attaqué restait telle quelle.

L'enfant gâté n'aurait pu être guéri que par le cœur.

Il avait du cœur; – mais quelque chose étouffait, opprimait son cœur.

Ce quelque chose, c'est la maladie même de l'enfant gâté, – cette sorte de ver solitaire que la faiblesse des parents développe avec une si criminelle extravagance: – le moi, l'amour-propre, l'égoïsme.

Chose complexe comme tout ce qui est, chose qui peut servir et nuire: un peu de bien, beaucoup de mal.

L'amour-propre enveloppa le jeune Achille de cette atmosphère brillante qu'il garda toujours autour de lui. L'égoïsme neutralisa tous ses bons instincts et fit des deuils sur son passage.

La faiblesse et l'inconstance sont deux modes de l'égoïsme, puisque le dévouement guérirait ces deux plaies.

 

Le comte Achille eut toutes les qualités que l'éducation peut donner à une nature primitivement heureuse.

Mais il fut faible et il fut inconstant. Vous avez vu déjà ce que ses qualités valurent contre deux défaillances, dont une seule suffirait à neutraliser la plus haute vertu…

En entrant chez sa femme aujourd'hui, le comte Achille était très-pâle; son visage, qui gardait ordinairement tout le poli, toute la fraîcheur de la jeunesse, était défait. Les yeux avaient un cercle noir. S'il y avait eu sur ce crâne, que d'habitude ornait une si riche frisure, une seule place vide, on l'aurait découverte à cette heure, car ses cheveux étaient en désordre et presque épars.

Nous disons presque, parce que les expressions doivent être toujours adoucies quand il s'agit du comte Achille.

Il faut répéter, du reste, ce que nous avancions au début de ce chapitre: nous ne savons pas ce que le comte Achille venait faire chez sa femme.

Et peut-être qu'il ne le savait pas lui-même.

Il y avait longtemps qu'il n'avait franchi le seuil de cette chambre à coucher.

Depuis plusieurs mois, Béatrice était très-franchement malheureuse.

Mais, dans le grand livre commercial que tient le monde, nul tort ne pouvait être mis encore au débit du comte Achille.

Non-seulement il gardait les convenances comme tout homme passablement élevé doit le faire, – mais il n'y avait rien au fond.

Ce n'est pas nous qui avons fait cette langue effrontée des salons. Elle est de bonne noblesse. Elle procède de Sévigné, de Bussy-Rabutin, de Tallemant, de Saint-Simon, tous gens qui ne se gênaient point pour tout dire.

Elle a telles sincérités qui feraient rougir les faubourgs.

Le comte Achille n'eut pas le loisir de se reconnaître.

Sa haute taille fléchit sous la douce pression des bras de Béatrice. Elle lui mit ses lèvres sur la joue une fois, dix fois, caressante et vive comme un enfant.

Mademoiselle Jenny put voir cela, car Béatrice ne lui avait pas encore donné le temps de sortir.

Mademoiselle Jenny se dit:

– Le Vital l'a donc déniaisée!..

Et cette observation de mademoiselle Jenny avait sa raison d'être.

D'ordinaire, Béatrice n'en usait point ainsi.

Mais la venue de son mari la surprenait en un moment de suprême détresse.

Ce n'était pas ce pauvre bon cœur de Vital qui la déniaisait. Il était mille fois plus niais qu'elle, pour employer le style de mademoiselle Jenny.

C'était le sentiment du péril mortel qui naissait en elle.

C'était son instinct de femme qui acceptait enfin la bataille et qui se défendait.

– Que vous êtes bon d'être venu, Achille! dit-elle parmi ses baisers; – je ne sais pas vous exprimer comme je suis heureuse de vous voir… Dussiez-vous me gronder ou me faire des reproches… aujourd'hui, j'aime mieux cela que votre absence… J'avais besoin de vous… Je ne peux pas m'exprimer autrement et je le répète: J'avais besoin de vous!

Elle l'entraîna vers un divan et s'assit tout émue auprès de lui.

Le comte Achille était très-certainement trop homme du monde pour être déconcerté comme un simple mari de la finance ou du notariat; mais toute surprise a sa force désarçonnante et toute cuirasse a son défaut. Le comte Achille avait compté sur un autre accueil.

Il s'était armé en guerre contre les larmes.

Les larmes de Béatrice étincelaient dans un adorable sourire.

Le comte balbutia:

– Pourquoi vous gronder, chère?.. Et des reproches, pourquoi?

Béatrice rougit.

– Mon pauvre bon père, dit-elle, – ne pèche que par ignorance… mais je sais que sa conduite vous fâche…

– Ne parlons pas de cela, l'interrompit le comte; – il faudra renvoyer cette fille… Tout ce qui vous touche m'est cher, Béatrice…

Il attira sa main jusqu'à ses lèvres et l'effleura d'un baiser qui n'était que galant.

Béatrice lui tendit son front d'un air suppliant.

– Vous êtes le meilleur des hommes, Achille, dit-elle; – quand vous ne m'aimerez plus du tout, je mourrai.

Le visage d'Achille s'altéra si notablement, que Béatrice fit un geste d'étonnement. Achille appuya ses deux mains contre son front, où perlaient des gouttelettes de sueur.

– Je souffre beaucoup depuis deux jours, murmura-t-il en forme d'explication; – je ne sais pas ce que j'ai…

– Avez-vous vu le docteur? demanda la jeune femme déjà inquiète.

– Non… à quoi bon?.. Le docteur ne peut rien à cela.

– Autrefois, prononça tout bas Béatrice, – j'avais une part de vos chagrins et de vos joies.

Le comte Achille baissa la tête.

Une vague douleur traversa l'âme de Béatrice. Ce fut aigu comme un coup de poignard. Un instant, elle se sentit condamnée.

Elle reprit d'une voix si douce et si tendre, que le comte en eut le cœur serré:

– Dieu ne m'a pas donné d'enfant… vous pouvez tout me dire, Achille.

– Tout vous dire?.. répéta M. de Mersanz avec effort.

– Je sais que vous êtes bon… je sais que vous avez pitié… Il y a des moments où mon cœur révolté me crie: Qu'as-tu fait pour subir un si horrible châtiment? C'est impossible! il t'aime encore…

– Je suis prêt à vous épouser, Béatrice, dit le comte, qui se redressa.

C'était un gentilhomme à ses heures.

La jeune femme secoua la tête avec tristesse.

– Regardez-moi, Achille, murmura-t-elle lentement; – je veux voir votre âme dans vos yeux… Je n'ai pas d'enfant; mon droit n'est qu'à moi…

– Voudriez-vous donc me quitter, Béatrice? s'écria M. de Mersanz.

– Non, fit-elle avec un sourire céleste, – je vous aime et j'ai mon père… Je mourrai comtesse de Mersanz.

Achille voulut parler. Sa belle main caressante lui ferma la bouche.

– Dans votre grande maison, poursuivit-elle, – une morte tiendra si peu de place!.. Ne me chassez jamais, Achille… Dites-moi seulement: «J'ai un autre amour…» Ce ne sera pas long… je vous le promets… et mon père n'aura qu'un deuil à porter…

– Mais pourquoi me parlez-vous ainsi, Béatrice? demanda le comte, dont la voix tremblait.

– Parce que je ne veux pas faire trop lourd le fardeau imposé à la vieillesse de mon père… C'est un soldat… Je ne peux pas lui épargner le chagrin de l'adieu… je veux lui sauver le déshonneur!

Elle souriait toujours et sa beauté rayonnait si touchante, que vous l'eussiez adorée comme une madone.

Les yeux d'Achille battirent, brûlés par les larmes qui voulaient jaillir.

Béatrice reprit:

– J'étais bien enfant! Tout ce que vous disiez, Achille, je le croyais comme si c'eût été la parole même de Dieu…

– Sur mon honneur! l'interrompit le comte, – je ne vous ai point trompée.

– Non, fit la jeune femme, tandis qu'une nuance d'amertume venait parmi son sourire, – vous ne m'avez pas trompée… Vous êtes prêt à m'épouser…

– Elle s'arrêta tout à coup et un nuage passa sur son front.

– Césarine, dit-elle, – a fait enlever de ma chambre le portrait de sa mère… la vraie comtesse de Mersanz.

– Césarine est une capricieuse enfant… commença le comte.

– Césarine ne m'aime plus… quelqu'un s'est mis entre nous… Avez-vous parfois compris comme j'aimais votre fille, Achille?

– Votre cœur est si beau et si bon…

– Je voulais être sa grande sœur et sa mère… Que de rêves charmants! et quel cher avenir j'avais arrangé pour nous deux!.. mais j'aurais été trop heureuse!

Il y eut un silence. Achille avait un poids sur la poitrine. Le souvenir évoqué de sa première femme remuait toutes les fibres honnêtes qui étaient en lui.

Il contemplait Béatrice à la dérobée. Jamais il ne l'avait vue si belle.

La figure de Béatrice s'était animée. Son œil avait quelque chose d'extraordinaire et d'inspiré. La fièvre était là.

– Je vous en prie, Achille, poursuivit-elle tout à coup de cette voix plus brève qui est un symptôme; – ne me faites jamais le mal que j'ai souffert en songe… C'était une de ces nuits dernières, et je voulais toujours aller vous raconter cela… Hier, quand nous sommes passés devant la pension Géran, l'idée m'en est revenue… mais il y a des jours où je n'ose pas vous parler… Je songeais que j'étais éveillée dans cette chambre… Y resterai-je longtemps désormais, Achille?.. Le portrait de la comtesse de Mersanz pendait encore aux lambris… Douce sainte! bien souvent ma prière l'a invoquée… Césarine était là aussi; il y avait un petit chevalet; Césarine peignait devant la croisée… Je regardais tour à tour la mère et la fille… il me semblait que j'étais de trop entre elles deux et que j'occupais une place usurpée… Vous savez comme les rêves sont fous. Le tableau se mit à vivre. Les yeux de la comtesse me parlèrent et le vent passa dans ses beaux cheveux blonds… mais, vivante, elle était bien plus pâle… et je sentais dans ma propre poitrine son pauvre cœur qui souffrait.

»Césarine chantait, rieuse et gaie. Son chant me faisait mal. Je lui dis:

» – Ne chante pas; ta mère souffre.

»Elle ne m'entendait pas. – La comtesse était debout dans son cadre. Elle oscillait comme une draperie au vent. Je me disais: Elle va mourir encore une fois…

»Folie des rêves! s'interrompit ici Béatrice, qui parlait rapidement, mais avec fatigue; – on ne meurt qu'une fois, parce que Dieu est bon.

»Je me demandais: Pourquoi suis-je ici? Que fais-je dans cette maison, où je ne suis ni la mère ni la fille?..

»Achille, j'espérais et je redoutais votre venue. Il me semblait que vous alliez juger ce bizarre procès.

»Césarine chantait toujours. Le visage de la comtesse se voila comme si une grande ombre avait passé sur sa beauté. Je ne la voyais plus qu'au travers d'un nuage.

»Et j'éprouvais une indicible épouvante à voir ses traits se transformer peu à peu.

»Elle était aussi belle, mais belle différemment. Je l'aimais moins ainsi. Elle était beaucoup plus jeune. Je vins à la craindre comme si elle eût été mon ennemie.

»Pauvre chère vision! Elle n'est pas mon ennemie. Trop souvent, elle s'est penchée à mon chevet pour me dire: «Sois heureuse… aime-la bien!..»

»Je crois qu'elle était plus belle. C'étaient maintenant de longs cheveux noirs à reflets fauves, des sourcils dessinés hardiment, des yeux de feu, un teint d'Espagnole.

»C'était… pourquoi ne vous le dirais-je pas, Achille?.. c'était une figure que j'avais vue… que nous avions vue ensemble tous les deux…

»Cette jeune fille qui a l'air d'une femme, cette enfant au regard profond et hardi… Maxence… l'amie de notre bien-aimée Césarine.

»Elle fixait sur moi ses yeux, qui me brûlaient.

»On eût dit qu'elle voulait me chasser. Elle me montrait du doigt à Césarine. Césarine s'éloignait de moi…

»Puis nous fûmes seuls tous deux, Achille. Vous étiez triste et doux. J'avais la mort dans le cœur, – comme à l'heure où nous sommes.

»Quelque chose vous empêchait de me parler; mais je voyais votre pensée en dedans de vous-même.

»Vous vouliez vous séparer de moi. Toute votre fortune était là dans une cassette, sur la table. Vous vouliez me dire: «Partageons… prends-en la moitié…»

Le comte Achille releva la tête tout à coup et ses yeux brillèrent.

Son regard interrogea le visage enfiévré de Béatrice.

Une parole se pressa sur ses lèvres.

Mais il n'eut pas le temps de la prononcer.

Ce qu'il fut sur le point de dire, nous ne le répéterons pas. Béatrice ne le devina point, puisqu'elle resta debout.

C'eût été à lui briser le cœur.

Elle prit les deux mains du comte et les serra doucement entre les siennes, qui brûlaient.

– Je vous connais… murmura-t-elle; – s'il était possible que vous me chassiez, du moins, vous ne m'insulteriez pas!

Mademoiselle Jenny l'a dit bien souvent depuis à M. Baptiste et à d'autres: «Il ne tint pas à un cheveu que M. le comte ne proposât la moitié de sa fortune.»

Vous sentez bien que mademoiselle Jenny était là quelque part aux écoutes.

C'était sa fonction. Elle ne pouvait manquer à ce sacré devoir.

Mon Dieu oui, – du moins mademoiselle Jenny le comprit ainsi; – monsieur le comte n'aurait pas mieux demandé que de faire comme dans le rêve de Béatrice. Ce mot partage lui vint positivement jusqu'aux lèvres.

Ce mot, dans la bouche du comte Achille, valait juste quatre cent mille francs de rente.

Sangodémi! que de charmantes comtesses pour rire auraient donné leur démission pour moins que cela! Avec la moitié de cette moitié, avec le quart, la plus niaise de ces châtelaines eût acheté une duché-pairie dans la rue Saint-Georges et appris à lire par-dessus le marché.

Quatre cent mille francs de rente, – pour s'en aller!

Vous voyez qu'en somme ce joli comte Achille était un bien honnête homme!

 

Pour mademoiselle Jenny, ce moment fut dramatique au delà de toute expression. Elle eut la chair de poule, son petit cœur battit; elle fut obligée, pour dominer son émotion, d'ouvrir un flacon de sels appartenant à Béatrice et qui, je ne sais comment, se trouvait dans sa poche.

Béatrice ne parla plus. Elle fixa son regard chargé de mélancolie sur Achille. Elle essaya de sourire encore.

M. de Mersanz était à la torture. Ce n'était pas un cœur de roche, bien au contraire; il avait donné en sa vie des preuves multipliées de sensibilité vulgaire; mais il avait rarement subi ces violentes tempêtes morales qui bouleversent et qui brisent. Sa nature n'allait pas à ces excès.

En ce moment, nous l'affirmons, sa détresse arrivait au tragique.

Quand son regard tomba sur Béatrice, il vit les longs cils de sa paupière s'abaisser lentement et ses grands yeux se clore comme si la force eût manqué désormais aux muscles de sa paupière.

Les mains de la jeune comtesse, qui pressaient les siennes, devinrent froides. – puis se détendirent.

Mademoiselle Jenny, qui n'entendait plus rien, mit son œil de lynx au trou de la serrure.

– Pauvre minette! pensa-t-elle, – nous allons essayer d'un petit évanouissement… Mais c'est vieux comme Mathusalem et ça ne réussit plus que dans les ménages du commun!

Elle fit sa retraite sur la pointe du pied pour aller réjouir un peu M. Baptiste, qui attendait des nouvelles.

– Ça marche! ça marche! lui dit-elle; – nous en sommes aux yeux blancs, pamoison complète! C'est la fin du commencement. J'ai servi une coquine qui ne manquait jamais son homme avec ce moyen-là… Mais elle savait si bien son affaire!..

– Va écouter, conseilla M. Baptiste.

– Nous avons dix minutes devant nous, répliqua la soubrette. Il faut le temps de jeter l'eau à la figure, de taper dans le creux de la main, etc… Ah! que le monde sont bête!

M. Baptiste fronça le sourcil.

– Si vous ambitionnez de devenir madame Baptiste, ma poule, dit-il, – défaites-vous de ces pataquès dont la bonne société verrait en vous le défaut absolu d'éducation première.

Il paraît que mademoiselle Jenny était subjuguée par ce grammairien de Baptiste, car elle ne protesta point.

Béatrice était dans les bras d'Achille, qui la soutenait, pâle comme elle, le cœur serré par un remords dont la violence inattendue l'étonnait lui-même.

Il la connaissait bien. Il savait que ce ne pouvait être un jeu.

Il n'avait point compté peut-être sur la révolte de sa propre conscience. Il n'avait pas mesuré surtout la profondeur de cet abîme creusé par son caprice. Enfant gâté maintenant comme autrefois, car ils vieillissent sans cesser d'être enfants, il allait aveuglément où l'entraînait sa passion.

Chemin faisant, si quelque scrupule s'était soulevé en lui, son insouciance entière l'avait suffisamment combattu. Et, d'ailleurs, il y a des mots vides de sens qui sont inventés tout exprès pour endormir la conscience.

On se dit: «Cela se fait, je ne suis pas le premier. – Les mésalliances ne réussissent pas.»

On ajoute: «Je compenserai, je réparerai…»

Mais la mort n'a point de compensation dans nos mœurs modernes. – Mais ce comte Achille avait déjà laissé un pauvre beau corps inanimé sur le chemin de ses folles amours.

Il y avait là, aux boiseries de la chambre de Béatrice une place vide. Avez-vous remarqué cette trace claire et un peu jaunâtre que les cadres absents laissent à l'endroit qu'ils ont longtemps recouvert?

En certains cas, cette trace produit un effet lugubre.

Une trace pareille se voyait dans la chambre de Béatrice; elle nous a dit elle-même que le portrait de la jeune comtesse de Mersanz avait été récemment enlevé.

Ce carré long, plus pâle, marqué sur la boiserie, fascinait le comte Achille.

C'était quelque chose de terrible qui se passait en lui.

Y avait-il déjà deux cadavres dans le sillage de la barque où voguait ce vulgaire don Juan?

Don Juan! masque hideux à tous les degrés! création obscène, impure, haïssable! démon bâtard qui n'est pas assez puni quand Dieu l'a foudroyé!

Vainqueur des batailles trop faciles! conquérant des citadelles qui ne savent pas résister! dompteur de femmes agenouillées!

Il y a des sots qui diront: «Pourquoi comparez-vous ce comte bourgeois à don Juan, le demi-dieu?»

Je ne sais personne qui ne fît honneur à don Juan en daignant se comparer à lui: pour moi, don Juan est idiot avant d'être scélérat. C'est ma haine la mieux justifiée et c'est mon plus profond mépris.

Je ne l'admets qu'au comique, – au burlesque, devrais-je dire.

Si je rencontrais don Juan, je ne sais si le rire ne me guérirait pas de ma colère.

Je le vois d'ici, ce chevalier, moitié coq, moitié dindon, avec son casque dont le panache est une crête sanguine; je le vois, ce ténor qui a tous les vices de la femme pour mieux séduire la femme, ce fanfaron, ce comédien, ce menteur!

Il est brave; mais qui donc n'est pas brave?

C'est un sauvage qui scalpe les cœurs pour les mettre à sa ceinture. Le premier venu parmi les honnêtes gens va chasser ce taureau qui voit rouge, avec un fouet ou avec un bâton. Il existe, je ne dis pas non, mais c'est la honte éternelle de la femme. Pour que ce paon gagne sa vie à faire la roue, il faut la complicité obstinée des filles d'Ève. La faiblesse de la femme suscite don Juan comme l'occasion fait le larron. Ce sont les femmes qui ont pris au sérieux l'épopée grotesque de ce maraud déguisé en grand seigneur, dont les bonnes fortunes sont des scélératesses et dont la passion est une infirmité.

Non, notre comte Achille n'était pas don Juan.

Nous tâchons de peindre des hommes de chair et d'os. Notre comte Achille est partout autour de nous, à Paris et ailleurs. Si vous ne l'avez pas rencontré, vous le rencontrerez.

Tandis que don Juan ne se rencontre pas tous les jours. Il est souvent au bagne.

Le comte Achille déposa Béatrice sur le canapé. Sa première pensée fut de sonner pour appeler du secours.

Il ne sonna point.

Il s'agenouilla auprès de Béatrice inanimée et se mit à prononcer son nom doucement, comme s'il eût cru que cette caresse suffisait pour la rendre à la vie.

Il tournait le dos à la place vide du portrait.

Mais il voyait le portrait, – et sa détresse lui faisait trouver je ne sais quelle douloureuse ressemblance entre sa femme morte et celle-ci qui avait déjà parlé de mourir.

Elles avaient le même âge… A toutes deux, il avait promis devant Dieu un amour qui devait durer autant que la vie.

Il se souvenait bien: quand il se retrouva en face de sa première femme, étendue sur le lit mortuaire, il interrogea son cœur; il y reconnut l'amour vivant. Il aimait cette morte…

Et son être entier s'était déchiré quand une voix vengeresse avait murmuré à son oreille: «C'est vous qui l'avez tuée.»

Cette voix n'était point celle de sa conscience bourrelée; cette voix appartenait à une pauvre créature, tout humble et toute faible, qui avait nom Marguerite Vital: la concierge du no 81, où la comtesse de Mersanz était morte.

Le comte ne se révolta point contre ce châtiment que le ciel lui suscitait de si bas. Il pleura et il gémit en présence de la petite bonne femme.

Puis il se sauva loin, bien loin de ce deuil, – et, quelques mois après, il suivait en souriant les pas de Béatrice.

Hélas! et voilà que Béatrice aussi se penchait, frappée au cœur!..

Il est des choses qu'on hésite à écrire, tant elles sont puériles et bêtes, dans toute la puissance de ce mot, qui n'a point de vrai synonyme en français. Mais il faut bien solfier cette gamme asinante des petits sentiments du vieil enfant gâté, de l'ancien jeune premier, de cet homme de cire qui devient important seulement quand il se change en torche pour allumer quelque incendie déplorable.

Inutile toujours, celui-là, par la faute de sa trop facile enfance, mais souvent nuisible.

Eh bien, oui! je le dirai, quelle que soit la difficulté d'exprimer ces nuances misérables.

Le comte Achille, au milieu de son angoisse sincère, éprouvait je ne sais quel orgueil imbécile à découvrir en lui-même l'homme fatal.

Et le comte Achille, je le répéterai à satiété s'il le faut, n'était point ce qu'on appelle un sot dans le monde. C'était un homme brillant, un homme cité, portant bien sa fortune et tenant bien son rang.

Mais si vous saviez comme cela les étonne d'être quelque chose en bien ou en mal! Avez-vous vu ces blonds chérubins qui jouent au soldat? – Je vous affirme que l'envie de tuer leur passe par la tête.