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La fabrique de mariages, Vol. III

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Elle avait posé sa main étendue sur les papiers.

– Le hasard vous aura fourni cette arme, comprenez-moi bien: je vous interdis jusqu'au droit d'en désigner la source véritable. Déjà je vous ai parlé de démenti; s'il vous arrivait de prononcer mon nom ou celui de mon mari, vous me trouveriez partout sur votre passage, froide comme vous me voyez, et je vous dis d'avance la parole qui tomberait de mes lèvres: «Imposture.»

Ses yeux n'avaient pas quitté le visage de la vicomtesse. Elle n'avait à prononcer de semblables paroles ni peine ni honte.

Cependant, elle ajouta en manière de laconique excuse:

– M. du Tresnoy ne nous a pas laissé de fortune, et j'ai mes filles.

Madame la vicomtesse de Grévy s'était rassise. Elle resta un instant silencieuse.

Son regard se fixait sur ces papiers, jaunis déjà par le temps, que recouvrait la main de madame du Tresnoy.

Celle-ci attendait. Son attitude était tranquille; sa physionomie peignait l'indifférence.

Elle vit l'œil d'Anna briller tout à coup; elle dit:

– Prenez garde!.. si ce n'est que de la curiosité… cela peut vous coûter trop cher!

Ce fut sa dernière parole.

Anna se redressa, véritablement fière et charmante.

– A quel prix peut-on payer trop cher une amie? dit-elle avec un beau sourire et en faisant signe à sa compagne de prendre les papiers; – personne ne m'aime plus… je n'aime plus personne… j'aimerai cette pauvre belle créature dont on veut déchirer le cœur… j'aimerai Béatrice et je serai bien payée!

Avant de prendre le dossier, madame du Tresnoy se leva et vint la baiser au front.

– Que Dieu vous soit en aide! dit-elle avec une solennelle émotion.

IX
– 37 et 37 bis. —

C'était, dans cette vaste et sombre pièce, un silence profond.

Aucun bruit ne venait, sauf, par intervalles, le son sec du piano de mademoiselle Juliette, qui jouait un morceau brillant à l'étage au-dessus.

Madame du Tresnoy feuilletait déjà le dossier.

Elle passa la main sur son front, et Anna s'aperçut que des gouttes de sueur y perlaient.

Elle commença ainsi, d'une voix tout à coup altérée:

– J'ai perdu mon mari le 17 septembre 1829. Je crois qu'il n'est pas mort de sa mort naturelle.

La vicomtesse tressaillit vivement.

– Je crois… répéta la baronne en appuyant sur ce mot; – je n'ai pas de preuve absolument certaine… Mon mari, quelques heures avant son décès, me montra ces papiers que je tiens à la main et me dit: «Je meurs de cela…»

– Madame! s'écria Anna indignée, – moi qui n'ai pas toujours fait bon ménage comme vous dites, si mon mari agonisant m'avait fait une révélation pareille…

– Vous l'auriez vengé, n'est-ce pas? prononça la baronne d'un ton glacial.

– Ou j'aurais péri à la peine, madame!

La baronne secoua la tête.

Il y avait une tristesse amère dans son sourire.

– Vous êtes jeune, murmura-t-elle, – et vous êtes seule… – D'ailleurs, s'interrompit-elle, – je ne suis pas en cause. Ce n'est pas pour avoir votre avis sur ma conduite que je vous ai ouvert la porte de cette chambre… Je n'ajoute donc qu'une parole: l'homme que vous voyez là (elle montrait le portrait) n'a jamais su en sa vie honnête, laborieuse et sainte, ce que signifiait ce mot: vengeance… Quand même vous auriez le droit de nous juger, peut-être vous manquerait-il le sens qui fait l'arrêt équitable: vous n'avez pas nos vertus et vos passions ne sont pas les nôtres…

»Peut-être n'avons-nous pas votre élan ni cette valeur étourdie qui faisait de vous des chevaliers au temps jadis.

»Je dis vous et je dis nous, parce que, dans ce monde noble qui essaye de survivre au passé, nous sommes deux groupes distincts.

»Vous êtes la noblesse d'épée: vous n'avez plus d'épée.

»Nous sommes, nous, la noblesse de robe: on nous laisse notre robe. Nous existons encore par cette raison que la bourgeoisie régnante reconnaît en nous ses précurseurs.

»Nous sommes bourgeois sous nos titres. – Si jamais vous ressuscitez, vous, c'est que vous vous serez fait peuple.

»Vous étiez généreux, – mais si étourdis, que vous avez laissé brûler l'univers.

»Nous sommes austères et nous sommes prudents, – mais nous prenons n'importe quoi pour étayer le logis où dorment nos enfants.

»Dévouez-vous donc, c'est votre génie. Moi, je couve: c'est mon instinct…

Elle remit le dossier fermé sur ses genoux et croisa ses deux mains au-dessus.

Son visage long, dont les traits amaigris s'accusaient vigoureusement et d'une façon presque virile, s'anima soudain. Elle fit un geste comme pour dire: «Nous arrivons au fait.»

L'attention de la vicomtesse redoubla.

– Au commencement de juillet de l'année 1819, reprit la baronne d'une voix plus basse, mais très-distincte, un homme se présenta qui demandait instamment à entretenir M. du Tresnoy. Mon mari donnait sa vie entière aux travaux de sa charge. Il avait pris pour règle de conduite de ne jamais négliger un renseignement, lors même que la source en devait rester inconnue.

»Ainsi le magistrat peut-il payer de sa personne, tout aussi bien que le soldat sous les armes. Malgré de sages précautions, la vie de M. du Tresnoy fut plusieurs fois en danger.

»Mais, en cette circonstance, il s'agissait d'un personnage absolument inoffensif. C'était un garçon qui se nommait Fromenteau et qui gagnait péniblement sa vie à pratiquer dans Paris je ne sais quel pauvre petit courtage. Il était jeune encore, très-naïf et pris de la passion de s'établir.

»Sa fiancée, en effet, une fille Stéphanie, lui avait posé cet ultimatum: «Point d'établissement, point de mariage.»

»Ces détails peuvent vous sembler d'une très-puérile petitesse. En fait de police, il n'y a point de petits détails.

»C'est une véritable chasse, et vous savez que l'art illustre de la vénerie a pour base un ensemble de microscopiques indications.

»Ce Fromenteau demandait une place d'agent, afin de gagner les premiers fonds destinés à fonder son établissement. Il n'arrivait pas les mains vides.

»Voici le rapport qu'il fit à M. du Tresnoy, dès le premier soir:

»Une femme jeune encore et très-belle habitait le no 37 de la rue du Cherche-Midi, sous le nom de madame Octave Merriaux. Ce devait être, au dire de Fromenteau, un pseudonyme que ce nom de Merriaux et le logis un pied-à-terre de contrebande.

»Le logis était petit et de médiocre aspect. La dame qui l'avait loué, depuis assez longtemps, n'était venue l'habiter que tout à fait à la fin d'une grossesse dont le résultat avait été entouré d'un certain mystère.

»La dame allait et venait à pied dans le quartier, mise très-simplement et toujours voilée d'une épaisse dentelle noire.

»Mais Fromenteau demeurait dans la petite rue du Bac. Fromenteau prétendait qu'au-devant de sa porte bâtarde, à vingt-cinq pas du point de jonction de la petite rue du Bac et de la rue de Sèvres, une fort belle voiture sans armoiries ni chiffre stationnait chaque jour, depuis le matin.

»Madame Octave Merriaux, avec son voile noir et sa toilette modeste, montait quotidiennement dans cette voiture, dont les stores étaient à l'avance fermés. L'attelage, excellent, partait aussitôt comme une flèche.

»Fromenteau ajoutait que, dans la journée, il avait rencontré très-souvent madame Octave en toilette simple encore, mais très-riche, soit seule, dans un équipage armorié, – soit dans la voiture du vieux prince de ***.

»Au no 37 bis de la même rue du Cherche-Midi, il y avait un petit ménage de jeunes gens nouvellement mariés, qui étaient de la connaissance de Fromenteau…

La baronne s'interrompit pour jeter un coup d'œil sur les papiers qu'elle tenait à la main et ajouta presque aussitôt:

– Je trouve ici le nom de ces jeunes gens. Ils s'appelaient M. et madame Seveste. Madame Seveste était enceinte en même temps que madame Octave Merriaux. Lors de l'accouchement de madame Seveste, qui n'était pas riche, la concierge du no 37 bis lui servit de gardienne.

»Cette concierge était une femme d'âge moyen, qui passait dans le quartier pour être très-originale et très-charitable.

»Madame Seveste accoucha d'un garçon; madame Octave Merriaux mit au monde une petite fille.

»Ceci, au dire de Fromenteau, car personne dans le quartier n'avait connaissance de ce qui se passait chez madame Octave. Elle ne recevait personne, sinon une vieille femme et un homme de trente-huit à quarante ans, qui avait la tournure d'un ancien militaire. La vieille femme et l'homme entre deux âges, que Fromenteau désigna plusieurs fois dans son rapport sous le nom de l'habit bleu, assistaient seuls à son accouchement.

»Un certain mystère entoura ce dernier moment. Les derrières des deux numéros 37 et 37 bis se touchaient, formant une de ces maisons doubles si communes à Paris. Il n'y avait pour les deux qu'un propriétaire. Du modeste appartement des époux Seveste, on put entendre les cris de madame Octave.

»Madame Seveste s'intéressait à cela d'une façon toute naturelle, étant arrivée elle-même à son terme et attendant à chaque instant les douleurs. Les deux appartements n'étaient séparés que par un mur à la vérité fort épais, mais dans lequel deux armoires étaient ménagées, une de chaque côté.

»Madame Seveste écouta d'abord de sa place, quand les cris de sa voisine parvinrent jusqu'à elle; mais bientôt la passion de mieux entendre la saisit, car elle se disait:

» – Demain peut-être je serai comme cela.

»Elle voulait savoir.

»Elle ouvrit son armoire. Elle n'était plus séparée de l'accouchée que par l'armoire de l'appartement voisin. Les cris étouffés et les gémissements lui arrivaient maintenant distincts.

»Elle était seule. Son mari l'avait quittée, le matin, pour faire un petit voyage.

 

»Tandis que la jeune femme écoutait ces plaintes déchirantes qui passaient à travers la cloison, une sensation d'angoisse inexprimable la saisit et fit monter la sueur à ses tempes. Sa solitude lui pesa tout à coup comme une menace. Elle sentit que l'heure était venue.

»Elle essaya de se traîner jusqu'à la porte pour appeler la concierge, qui lui avait promis son aide. Une douleur la tordit sur place et la mit à genoux.

»Cela fut rapide comme l'éclair. Au bout d'une seconde, elle n'éprouva plus rien.

»Elle se dit:

» – Ce que c'est que la frayeur, quand on est toute seule.

»Elle ne songea plus à appeler.

»En ce moment, ceux qui étaient autour de la voisine ouvrirent l'armoire de l'autre côté du mur pour y prendre sans doute quelque objet dont la patiente avait besoin.

»On ne criait plus, on gémissait. Le fond commun des deux armoires, – une mince planche, – laissait passer le son si distinctement, qu'on eût dit que les deux chambres n'en faisaient plus qu'une, coupée en deux par un paravent.

»La petite madame Seveste entendit madame Octave Merriaux qui disait d'une voix épuisée:

» – Je souffre! je souffre! je souffre!

» – Bah! bah! fit une grosse voix; – il faut bien souffrir pour être princesse!

»Madame Seveste crut avoir mal entendu.

»C'était un homme qui avait parodié ainsi le dicton populaire. Ses bottes sonnaient sur le parquet.

»Une autre voix qui n'appartenait point à l'accouchée, prononça dans l'armoire même:

» – Allons! ma bonne madame, courage!.. dans dix minutes, nous allons avoir un beau gros garçon!

»L'homme ajouta:

» – Quand on accouche d'une fortune, ça peut bien faire crier un peu en passant.

»L'armoire se referma chez madame Octave Merriaux. Madame Seveste n'entendit plus avec les plaintes de l'accouchée qu'un vague murmure de conversation.

»Puis, au bout de quelques minutes, le diapason des voix s'éleva, comme si un sujet de violente discussion eût surgi tout à coup.

» – Faites bien attention à ceci, disait l'homme: – de quelque sexe que soit l'enfant, je veux qu'il ait l'héritage du vieux fou!..

» – Vous voulez! s'écriait l'accouchée avec un accent de fureur; – c'est vous qui parlez ainsi… chez moi!..

»L'autre femme, celle qui avait prêché le courage en promettant un beau garçon dans un délai de dix minutes, cherchait à ramener la paix.

»Mais l'accouchée s'écria bientôt, étranglée par un spasme qui la prenait à la gorge:

» – Sortez! vous perdez le respect! je vous chasse!

»Il se fit un silence.

» – Y a-t-il longtemps qu'on parle comme cela? demanda-t-on derrière madame Seveste.

»Celle-ci se retourna en tressaillant.

»Elle n'était plus seule dans sa chambre. La concierge du numéro 37 bis se tenait debout à quelques pas de la porte.

»Il n'y avait là rien d'étonnant. Les Seveste n'étaient pas riches, et la concierge, excellente créature s'il en fut, montait plusieurs fois dans la journée pour voir si la jeune femme avait besoin d'aide.

» – Avez-vous entendu tout ce qu'ils ont dit? demanda-t-elle encore.

»Madame Seveste, honteuse d'avoir été surprise aux écoutes, cherchait à s'excuser. La concierge secoua gravement la tête.

» – Ce n'est pas de bon monde, murmura-t-elle; – il y a encore quelque coquinerie sous jeu!

»Cette concierge du no 37 bis de la rue du Cherche-Midi était une toute petite bonne femme, propre comme une souris, avenante et avisée. Elle ne faisait point de cancans…

– Mais voilà que vous ne m'écoutez déjà plus, chère belle! s'interrompit ici madame du Tresnoy; – je devine que ces détails vous semblent longs et vulgaires…

– Madame, répondit la vicomtesse, – j'avoue que votre solennel début m'annonçait de bien autres événements… Mais je vous prie de poursuivre: votre récit se pose comme un roman soigneusement combiné; je vois vos personnages… et tous ces petits détails sont très-certainement des jalons sur la route de quelque grande péripétie.

Madame du Tresnoy sourit.

– Ce serait un étrange roman que le nôtre! murmura-t-elle.

Puis, tandis que son visage s'assombrissait soudain, elle ajouta:

– Ce serait surtout un roman terrible… mais ce n'est pas un roman, chère madame… Les faits isolés n'ont point entre eux ce lien que l'esprit du conteur crée… Les catastrophes vont et viennent… le dénoûment fait défaut… une main a tenu le fil… la main s'est paralysée… le secret dort au fond d'une tombe… la volonté de Dieu seule peut désormais le réveiller.

Elle passa ses doigts tremblants sur son front plus pâle et reprit:

– La concierge du no 37 bis se nommait Marguerite. Le rapport de ce pauvre apprenti agent, Fromenteau, fait à peine mention d'elle. Si je vous parle de cette Marguerite, c'est que M. du Tresnoy apprit plus tard à la connaître.

»Quand la jeune madame Seveste voulut refermer son armoire, Marguerite l'en empêcha. Elle dit:

» – Je veux écouter.

»Par le fait, elle prit une chaise et s'assit tout auprès de l'armoire. Dix ou quinze minutes après, comme l'avait prédit cette voix qui parlait de l'autre côté de la cloison, la crise principale eut lieu pour madame Octave Merriaux. Elle poussa un long et terrible cri, puis le silence se fit, – rompu par la voix d'homme qui dit:

» – Que le diable l'emporte! c'est une fille!

» – Une fille! répéta l'accouchée.

»Vous eussiez dit, à son accent, qu'elle s'étonnait elle-même de la tendresse qui faisait trembler sa parole.

»Le troisième personnage invisible, – la sage-femme sans doute, – restait muette. Elle s'occupait de l'enfant.

»Les bottes sonnaient bruyamment sur le parquet. L'homme devait combattre son désappointement par une gymnastique énergique.

» – Affaire flambée! gronda-t-il enfin; – vous n'avez jamais eu de bonheur au jeu!.. Il est temps d'apprendre à faire sauter la coupe.

»L'accouchée dit:

» – Montrez-moi mon enfant.

»On put entendre comme le bruit d'un baiser; puis l'homme s'arrêta de marcher et dit avec un juron:

» – La mère, vous devez tenir ces articles-là… Il nous faut un garçon nouveau-né… et tout de suite.

»La voix de femme protesta faiblement.

»Marguerite, la petite concierge du no 37 bis, avait écouté ces singulières paroles avec une extrême attention.

» – Ma bonne madame Seveste, demanda-t-elle, – n'avez-vous rien perdu de tout cela?

»Et, comme la jeune femme ne répondait point, elle ajouta en baissant la voix:

» – Témoigneriez-vous en justice?..

»Un gémissement étouffé de madame Seveste l'empêcha de poursuivre.

»Marguerite se retourna effrayée. Elle vit la jeune femme courbée en deux et saisissant à poignée les couvertures de son lit. Elle la vit si pâle et si bouleversée, qu'elle s'élança pour la soutenir.

» – Mon mari! balbutia madame Seveste parmi ses plaintes; – je veux voir Seveste… Je veux voir mon pauvre mari avant de mourir.

»C'est l'idée qui vient toujours aux premières étreintes de la douleur inconnue à celles qui vont être mères pour la première fois. Elles croient mourir.

»Marguerite oublia du coup la scène qui se passait de l'autre côté de la cloison. Elle prit madame Seveste dans ses bras et l'aida à se coucher.

» – C'est une sage-femme qu'il faut, dit-elle; je m'y connais, nous n'avons que le temps… N'ayez pas peur; je cours chercher une sage-femme.

»Elle se précipita vers la porte, tandis que la malade répétait en pleurant:

» – Mon pauvre Seveste! mon mari! mon mari! qu'il se hâte s'il veut me revoir en vie!

»Marguerite n'était plus là.

»Je vous prie de me prêter ici toute votre attention, ma chère Anna, et je vous répète que mon récit est emprunté non-seulement au rapport de Fromenteau, mais aux recherches subséquentes de M. du Tresnoy. Plût à Dieu qu'il ne les eût jamais entreprises!

»Madame Seveste resta toute seule, en proie aux premières douleurs de l'enfantement.

»L'armoire était grande ouverte.

»De l'autre côté de l'armoire, dans la chambre de madame Octave Merriaux, où nous nous transportons pour la première fois, nous trouvons réunies les trois personnes dont tout à l'heure nous entendions les voix à travers la cloison.

»L'accouchée, étendue sur son lit, l'homme à l'habit bleu, et une sage-femme de quarante-cinq à cinquante ans, nommée madame Suleau.

»L'accouchée avait les yeux fermés. Elle ne regardait déjà plus l'enfant, qui criait dans les bras de la sage-femme. Ce visage, doué d'une grande beauté, mais caractérisé durement, avait en ce moment une bizarre expression de souffrance et de lutte. Ce n'était pas là une jeune mère, puisque ses prunelles, déjà voilées, ne cherchaient plus l'enfant, – et pourtant on eût deviné qu'un sentiment confus de maternité combattait au fond de cette âme quelque désir violent, quelque passion invétérée…

»Vous êtes trop jeune, Anna, pour avoir connu le dernier prince de ***; mais votre mère était de son monde et vous avez entendu parler de lui.

– Beaucoup, repartit la vicomtesse; – j'avoue que je suis curieuse de savoir le rôle qu'il jouera en tout ceci.

– Un rôle tout passif, vous devez bien vous en douter. Le vieux prince était l'honneur même… seulement, privé d'enfant et possédant une fortune presque royale, il avait le mal des collatéraux. Il se sentait entouré de cousins, de cousines, de nièces et de neveux qui le regardaient comme les paysans contemplent la moisson mûre.

»Il exagérait peut-être un peu cela. C'est la loi de nature. Il disait volontiers:

» – Je suis la poire qui tient encore à l'arbre, mais si peu! Et je les vois tous là, sous la branche, guettant l'heure…

Il avait eu deux femmes et jamais d'héritier direct. Depuis tantôt quinze ans qu'il avait perdu sa dernière princesse, il faisait un métier fort original. Le prince des contes de fées promettait sa main au plus petit pied du monde et menait son encan au moyen de la pantoufle de Cendrillon. Notre pauvre prince, à nous, dont le moral avait un peu baissé, affichait d'autres enchères. Son cahier des charges ne contenait qu'un article, formulé ainsi par le monde moqueur: «Sera princesse la femme qui me donnera un fils.»

Ce fait qui semble rentrer dans la naïve poétique de ma mère Loie était, il y a quinze ou vingt ans, le secret de la comédie. On en riait dans tous nos salons, et les collatéraux du vieux prince eux-mêmes faisaient assaut de gorges chaudes à ce sujet. – L'avis général était que le bonhomme se ravisait beaucoup trop tard.

»Il y eut pourtant une personne qui osa prendre au sérieux la bouffonnerie de ce programme et qui combina toute une intrigue avec cet élément burlesque, madame Octave Merriaux…

– Pourquoi ne l'appelez-vous pas madame la marquise de Sainte-Croix? demanda la vicomtesse avec une sorte d'humeur.

– Parce que j'ai par devers moi une funeste expérience, ma toute belle, répondit la baronne avec sa glaciale tristesse; – j'ai mes filles… et je ne veux pas gagner la maladie dont leur père est mort.