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La fabrique de mariages, Vol. III

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X
– La sage-femme. —

– Ne croyez pas, ma chère Anna, reprit la baronne du Tresnoy, – que mon désir soit de vous effrayer. Je vous sais brave. Je veux uniquement vous mettre à même d'entreprendre cette campagne ou d'y renoncer en pleine connaissance de cause… S'il s'agissait d'une lutte frivole, autour de laquelle pussent s'établir des gageures, je ne parierais pas pour vous.

»Je vous dis cela comme je le pense.

»J'ajoute, au risque de me répéter, que vous n'avez à attendre de moi dans cette bataille aucune espèce de secours avoué.

»Une fois les armes fournies, je me retire! – comme l'Angleterre, quand elle a déposé sur quelque côte rivale ou amie les fusils, la poudre, les balles, les poignards et les conspirateurs.

»Elle a ses colons: j'ai mes filles.

»Comprenons-nous bien. Quand vous aurez franchi le seuil de cette chambre, tout sera dit entre nous, tout, absolument.

»Je ne suis pas sans me reprocher ce que je fais en ce moment; c'est une imprudence, mais j'ai posé moi-même des limites à ma propre témérité. Je ne les franchirai point, quoi qu'il arrive.

»Ne me criez jamais: «A l'aide!» je ne vous entendrais pas. N'invoquez jamais mon témoignage, je vous le refuserais. Ne me choisissez pas pour arbitre: il arriverait peut-être que je vous condamnerais.

»J'ai mes filles…

»Ce qui précède me paraît avoir établi assez clairement la position de madame Octave Merriaux. Elle voulait épouser le vieux prince de ***. Elle avait pris ses mesures pour cela. S'il vous plaît d'avoir des explications plus catégoriques, je vous les fournirai.

– Je crois comprendre… murmura la vicomtesse, dont la jolie lèvre se fronça avec une expression de dégoût.

– Je crois aussi que vous comprenez, dit la baronne d'un ton dégagé. – Madame Octave Merriaux jouait le principal rôle dans une honteuse comédie. L'homme à l'habit bleu et sans doute aussi la sage femme étaient ses complices. Il s'agissait de faire croire au vieux prince qu'il avait un fils.

»L'homme et les deux femmes venaient de tenir conseil. Une grande inquiétude régnait dans le cénacle. La pendule était à chaque instant consultée par les regards anxieux. On attendait quelqu'un. – On attendait le médecin du vieux prince, chargé d'assister à l'accouchement.

» – C'est encore une chance, avait dit l'habit bleu, – que cet imbécile-là soit en retard.

»La sage femme objecta:

» – Il peut venir d'un instant à l'autre.

» – Bah! fit l'habit bleu; – si nous savions seulement comment nous retourner!.. Je suis bien sûr que le bonhomme ne viendra pas lui-même; il joue au mystère… Il a une peur terrible de ses héritiers… Quant au médecin, je me chargerai bien de le mettre en retard… mais c'est ce coquin d'enfant…

»Madame Merriaux gardait le silence.

»L'homme à l'habit bleu se rapprocha de la sage-femme. Il la regarda en face et croisa ses bras sur sa poitrine.

» – Avez-vous notre affaire? demanda-t-il tout à coup en donnant à son accent une tournure de cynique brutalité.

»La sage femme hésita. – Elle était comme vous, chère petite: elle croyait comprendre.

»Madame Merriaux rouvrit les yeux et dit:

» – Celle-ci est à moi: je ne veux qu'elle!..

»L'habit bleu haussa les épaules en grondant.

»La sage femme ajouta:

» – Puisqu'il n'a pas d'enfant du tout, peut-être prendra-t-il bien la petite fille, ce vieux monsieur.

»L'habit bleu frappa du pied.

»On ne vous demande pas votre avis! s'écria-t-il; – on vous demande si, dans vos pratiques…

» – Non! répondit madame Suleau; – je ne vois rien dans mes pratiques.

» – Et ailleurs? insista l'habit bleu.

» – Ailleurs non plus.

»En ce moment, tous ceux qui étaient dans la chambre de l'accouchée tressaillirent. Un cri déchirant s'était fait entendre. Il semblait sortir de l'armoire.

» – Qu'est-cela? demanda madame Octave.

» – A-t-on pu nous écouter? fit l'habit bleu déjà pâle.

»La sage-femme les rendit muets d'un geste impérieux. Elle prêta l'oreille. D'autres cris succédèrent au premier.

»La sage-femme dit:

» – Il y a là derrière cette cloison une femme en mal d'enfant.

»L'habit bleu se précipita vers l'armoire: il y mit sa tête tout entière. Après une minute passée, il se retira en disant:

» – Il n'y a personne avec elle… J'en suis sûr… Cent louis pour toi, Suleau, si tu nous rapportes un petit garçon.

»Madame Octave se leva sur le coude et fit un mouvement comme pour défendre le berceau; mais l'habit bleu la repoussa sans façon et dit avec son gros rire de Diogène:

» – Pas de sensiblerie! Vous me remercierez demain.

»Ce ne sont pas ici des paroles en l'air, ma bonne petite Anna, s'interrompit madame la baronne du Tresnoy; – mon mari a interrogé madame Suleau, sage-femme, et madame Suleau est morte comme mon mari! Notre XIXe siècle est en progrès pour toutes choses, et le XVIIIe siècle a bien produit une Brinvilliers.

»Sous l'effort de cet homme que je désigne par le nom de l'habit bleu, madame Octave s'affaissa, suffoquée.

»Il y eut un court conciliabule entre lui et la sage-femme, puis celle-ci prit résolument son parti.

» – C'est au numéro 37 bis, dit-elle, – je n'y connais personne… Faites-moi un billet pour les cent louis.

»Le billet fut souscrit à la hâte. La Suleau enveloppa l'enfant nouveau-né dans ses langes et le cacha sous son châle.

»Dès qu'elle fut partie, l'habit bleu, au lieu de s'occuper de sa compagne, pratiqua un trou à la planche formant le fond de l'armoire, un trou de vrille qui lui permit de glisser son regard dans l'appartement voisin.

»Je n'ai pas besoin de vous expliquer comment la Suleau parvint auprès de madame Seveste. Marguerite, la concierge, courait le quartier pour trouver une sage-femme, et sa petite domestique était à la recherche de M. Seveste: il n'y avait personne dans la loge.

»La Suleau ne fut pas plus de trois quarts d'heure en tout chez madame Seveste. Quand elle y entra, l'accouchement était commencé par le seul secours de la nature.

»Il n'y eut point d'explication. La patiente trouva la venue de la sage-femme toute naturelle et s'étonna seulement de ne voir ni son mari ni la concierge.

»Elle s'étonna aussi, quand sa délivrance l'eut laissée plus calme, des regards inquiets que la sage femme jetait vers la porte d'entrée.

»Cette inquiétude de la Suleau ne se rapportait point, comme vous pouvez le supposer, à l'arrivée probable du mari ou de la concierge du no 37 bis. Elle avait son thème fait à cet égard. C'était simple et admirablement plausible; occupée dans la maison voisine par les devoirs de sa profession, elle avait entendu tout à coup des cris. Une sage-femme ne peut se tromper à la nature de ces plaintes. Elle avait écouté; elle avait deviné l'angoisse, puis la détresse. Passant par-dessus les scrupules qu'on éprouve à s'introduire dans un logis inconnu, elle avait obéi à la voix du cœur…

»Qu'auraient pu faire le mari ou la concierge, sinon la remercier?

»L'inquiétude avait un autre objet. C'était la petite fille qui l'inspirait, la petite fille de madame Octave Merriaux. La Suleau l'avait laissée sur une chaise de l'antichambre, enveloppée dans son châle.

»La petite fille ne poussa qu'un seul cri, et ce fut après l'opération achevée.

»Madame Seveste demanda d'où venait ce cri et la sage-femme répondit:

» – C'est votre garçon.

»Madame Seveste avait un garçon; ce grand espoir réalisé des jeunes ménages, la joie et l'orgueil du père, la folie de la mère!

»Vous ne connaissez pas cela, vous, Anna, et c'est votre malheur. Qui sait ce qui serait advenu de votre vie si vous aviez donné un enfant à M. de Grévy, – si un élément réel, humain, était entré dans le sophisme de votre existence?

»Vous ne connaissez pas cela. – Madame Seveste faillit s'évanouir en regardant son fils. Elle criait, triomphante et insensée:

» – Mon mari! mon mari!

»La Suleau lui retira son fils des mains et le coucha dans un beau petit berceau blanc, préparé à l'avance.

»De l'autre côté de la cloison, l'homme à l'habit bleu se frottait les mains, pensant:

» – Nous avons notre affaire.

»Il avait entendu ce mot: un garçon…

»La Suleau ayant fait la toilette du chérubin, comme elle l'appelait, revint à la mère et lui dit:

» – Il y a des précautions à prendre pour ne pas rester estropiée. Appuyez-vous sur moi, femme!.. Passez vos deux mains autour de mon cou et tournez-vous de manière à reposer sur le flanc droit… C'est nécessaire.

»L'ignorance complète de la jeune mère ne pouvait contrôler cette perfide prescription. Elle se pendit au cou de la sage femme et parvint à prendre la position ordonnée qui lui faisait tourner le dos au jour.

»Elle avait la face contre la ruelle du lit. Elle ne pouvait plus rien voir de ce qui se passait dans la chambre.

» – A la bonne heure! fit la Suleau; – comme cela, il n'y a pas de danger, à moins que vous ne bougiez.

»La pauvre jeune femme n'avait garde.

»Elle entendit bien la Suleau aller et venir, mais le moyen de soupçonner! d'ailleurs, il y avait bien peu de chose à voler dans le pauvre ménage.

»La Suleau sortit sur le carré. Elle écouta. Nul pas ne se faisait entendre dans l'escalier. – Elle développa lestement la petite fille de madame Octave Merriaux, qu'elle mit dans le berceau à la place du petit garçon…

» – On dirait qu'ils sont deux! fit l'accouchée.

» – Ne bougez pas! au nom du ciel! s'écria la Suleau, – je ne répondrais plus de rien.

»Le petit garçon était déjà empaqueté dans le châle.

» – Je vais chercher votre potion, reprit la sage-femme; – le temps de descendre chez le pharmacien… Ne bougez plus: je reviens tout de suite.

 

»Elle sortit. – Madame Seveste, obéissante, demeura immobile, malgré ses souffrances et la bonne envie qu'elle avait de regarder son petit enfant, qui criait dans le berceau. Elle commençait à trouver le temps long, lorsque tout à la fois arrivèrent Marguerite, une sage-femme et le mari.

»Tout le monde fut joyeux de trouver la besogne faite. Mille questions se croisèrent. Madame Seveste ne savait pas même le nom de celle qui l'avait accouchée.

» – Je croyais, dit-elle, qu'elle venait de la part de notre bonne Marguerite… Mais cela ne fait rien: elle ne va pas tarder à remonter… Embrasse ton fils, Édouard!.. embrasse ton fils!

»Le premier soin de la nouvelle sage-femme fut de retourner l'accouchée dans son lit en maugréant contre l'ineptie de sa collègue. – Mais ces imprécations sont le pain quotidien des médecins mâles et femelles. On n'y prend pas garde.

» – Un fils! répéta cependant M. Seveste, qui venait de prendre l'enfant dans ses bras: – qui t'a dit que c'était un fils?

» – Belle question, répliqua la jeune femme en riant; comme si je ne l'avais pas vu!

»Le malentendu ne pouvait longtemps durer. Quelques secondes après, madame Seveste, échevelée et demi-folle, criait qu'on lui avait volé son enfant.

»Il faut que vous notiez bien cette circonstance: personne, excepté madame Seveste, n'avait vu la Suleau.

»Cependant, la concierge Marguerite avait des soupçons. Elle prit son courage et se rendit à la maison voisine, où elle demanda madame Octave Merriaux; on la fit entrer dans la chambre même de l'accouchée.

»Marguerite avait son petit plan. Elle dit, pour motiver sa venue:» – Je viens payer les honoraires de la sage-femme qui a délivré madame Seveste, une des locataires de la maison ici près.

»Les persiennes étaient fermées, les rideaux tombaient; il faisait presque nuit dans cette pièce, où trois personnes étaient réunies: deux hommes et l'accouchée.

»Il était impossible de voir l'accouchée dans son lit. Les deux hommes étaient auprès d'un berceau où vagissait un enfant nouveau-né.

»L'un des deux hommes, l'habit bleu, répondit brusquement à Marguerite:

» – Il n'y a point de sage-femme ici… C'est mon médecin qui a délivré ma nièce.

»L'autre homme, vieillard d'apparence respectable et portant à sa boutonnière un ruban rayé de diverses couleurs, examinait l'enfant. Marguerite eut peur de celui-là. Elle s'excusa et sortit.

»Le mot mon médecin l'avait trompée. Le vieillard avait tout à fait la tournure d'un médecin, – d'un grand médecin.

»Devant la porte de la maison, un équipage stationnait. Marguerite fit ce dernier effort de s'informer auprès du cocher, qui lui dit:

» – C'est la voiture du docteur C***, mon maître.

»Il n'y avait qu'à courber la tête.

»Ce fut au point que Marguerite, malgré les paroles surprises à travers la cloison, se dit:

»Madame Seveste aura eu un petit moment de délire.

»Et pourtant Marguerite n'en était pas à sa première rencontre avec cette femme qui portait maintenant le nom de madame Octave Merriaux…

»Le découragement de Marguerite était le résultat d'une erreur. Elle avait appliqué ces mots: mon médecin, prononcés par l'habit bleu, au vieillard décoré de plusieurs ordres, au praticien illustre, M. C***. M. C*** n'ayant point réclamé, par la bonne raison qu'il entendait tout autrement le sens de la phrase, Marguerite avait dû penser qu'il acceptait comme son œuvre personnelle l'accouchement de madame Octave Merriaux.

»Cela n'était point, vous le savez déjà, ma chère belle. M. C*** se trouvait là pour satisfaire au désir de son client et ami, le prince de ***.

»Les premières paroles après le départ de la bonne petite concierge auraient éclairé la situation tout d'un coup, si elle avait pu les entendre.

» – Je suis fâché, dit, en effet, le docteur C*** d'être arrivé un instant trop tard… mais, en groupant les faits, que je puis du moins constater de visu, savoir: l'état de madame et celui de l'enfant, qui annoncent l'accouchement accompli depuis quelques minutes à peine, je crois pouvoir, en conscience, rendre à M. le prince le témoignage qu'il désire… Veuillez me dire le nom de votre médecin, monsieur.

»Il s'adressait à l'habit bleu.

»Celui-ci répliqua sans hésiter:

» – Le docteur Wintermayer.

»M. C***, qui avait à la main déjà son calepin et sa mine de plomb, se redressa.

» – Le docteur?.. interrogea-t-il.

» – Wintermayer, répéta effrontément l'habit bleu.

» – Je croyais connaître à peu près tous nos confrères, dit M. C***.

» – Le docteur G. – W. Wintermayer, l'interrompit l'habit bleu, est sujet de Sa Majesté le roi de Wurtemberg et docteur de l'université de Tubingen.

»M. C*** s'inclina et inscrivit ce nom sur ses tablettes.

» – Il demeure?.. demanda-t-il encore.

» – L'habit bleu consulta sa montre gravement:

» – A l'heure où je vous parle, répondit-il, – le docteur doit être en route pour Stuttgart… J'ai eu toutes les peines du monde à le retenir jusqu'au moment de l'accouchement.

»Notez que la voie mensongère où s'embarquait l'homme à l'habit bleu était choisie à l'improviste. Il n'avait point compté sur cette complication. La venue seule de Marguerite et le premier mensonge, consistant à renier la Suleau, l'induisaient désormais à tout un système de tromperies.

»M. C*** ferma son calepin. Peut-être avait-il un vague soupçon; mais tant de choses tiennent dans ces têtes des princes de la science!

»Il vint jusqu'au lit avant de prendre congé et tâta une dernière fois le pouls de l'accouchée.

» – Adieu, madame, dit-il; – je vais donner à notre ami d'heureuses nouvelles.

»Madame Octave Merriaux murmura un harmonieux et doux merci.

»M. C*** prit l'habit bleu à part.

» – La position de madame votre nièce, lui dit-il, – est faite pour inspirer un très-grand intérêt. – Le prince n'ayant point d'héritier, le sort de cet enfant qui vient de naître doit être assuré fort largement… c'est mon avis… mais, croyez-moi… ne dépassez pas certaines limites… ne portez pas vos vues au delà du vraisemblable et du possible… Le prince a les faiblesses de son âge; il pourrait céder à telles obsessions que je ne veux point spécifier. Mais ses amis veillent…

» – Monsieur, répondit l'habit bleu avec une solennelle emphase, – la malheureuse jeune femme est fille et nièce de militaires français… nous aviserons, selon les conseils et les lois de l'honneur.

»Le docteur C*** sortit en disant:

» – J'ai cru devoir vous prévenir.

»Dès qu'il eut refermé la porte, la Suleau sortit d'un cabinet noir où elle était cachée. L'habit bleu la prit par la taille et lui fit faire un tour de valse autour de la chambre.

»L'enfant réveillé se mit à crier:

» – Vas-tu te taire, monsieur le prince? s'écria l'habit bleu; – tu peux dire, toi, que tu nous dois une belle chandelle!

»Et, comme l'accouchée réclamait le repos:

– Allons! allons! princesse, pas de mauvaise humeur le jour où nous gagnons un quine à la loterie!

XI
– Le coupé mystérieux. —

Madame la vicomtesse de Grévy demanda en cet endroit du récit:

– L'enfant fut-il, en effet, l'héritier du prince de ***?

– Procédons par ordre, chère petite, repartit madame la baronne du Tresnoy. Nous instruisons une affaire à nous deux… une affaire compliquée jusqu'à devenir diabolique… ne nous embrouillons pas dès le début…

– Dès le début! répéta madame de Grévy; – il y a donc encore autre chose?

La baronne eut un sourire singulier.

– Nous ne sommes qu'aux premières scènes du mélodrame, répondit-elle; – nous ne connaissons qu'une des heures de l'un des jours de cette vie si atrocement active… Oui, certes, il y a autre chose… avant et après… Pensez-vous que je vous aurais amenée dans ce sanctuaire pour un enfant changé en nourrice et quelques hardis mensonges!

»Souvenez-vous: je vous ai promis mieux. Écoutez seulement.

»Voilà ce que M. du Tresnoy connut de l'affaire par le rapport de Fromenteau et les recherches qui en furent la conséquence immédiate.

»Vous me demandiez tout à l'heure si cette madame Octave Merriaux et la marquise de Sainte-Croix étaient une seule et même personne…

– Je ne vous le demande plus, chère madame, voulut interrompre la vicomtesse.

– Vous avez raison, repartit la baronne; car, d'après les pièces du procès que nous jugeons en ce moment, les pièces produites, je ne saurais pas vous le dire.

»Décidez plutôt. M. du Tresnoy fut très-vivement frappé de cette aventure. Chacun de nous a sa vocation. M. du Tresnoy était magistrat dans l'âme, plus que magistrat, pourrais-je dire, dans l'ordre d'idées où nous sommes: il était chasseur d'attrait et d'instinct.

»L'idée de soulever un voile bien épais et bien lourd, de percer une barrière d'inextricables broussailles, de voir par-dessus un haut et infranchissable obstacle, le passionnait à coup sûr.

»Jusqu'à présent, en somme, nous n'avons mis en scène que des gens d'une assez vulgaire perversité.

»Ce ne fut pas là ce qui exalta le désir de M. du Tresnoy.

»Ce fut la suite.

»Voici la suite:

»Fromenteau eut une place d'agent subalterne et se crut un instant sur la voie fleurie qui mène à l'autel. Il fut sur le point d'épouser Stéphanie. Cela ne tint qu'à la rencontre faite par cette ingrate et cruelle amante, d'un petit bourgeois complétement établi.

»Fromenteau fut placé sous l'aile d'un agent doué d'un flair mémorable, un animal du genre fouilleur: la fouine la plus pointue qui ait orné jamais la collection de la police.

»La Suleau fut interrogée et confrontée avec madame Seveste, – mais un an seulement après l'événement.

»Marguerite, la petite concierge du no 37 bis, fut entendue, ainsi que la concierge de madame Merriaux et plusieurs locataires de la maison.

»Il y eut un commencement d'instruction secrète qui sembla promettre d'abord que la lumière ne tarderait pas à jaillir. Tous les gens interrogés savaient quelque chose et les renseignements obtenus concordaient assez bien.

»Pour comble, la famille du vieux prince de *** se mit de la partie. La branche espagnole envoya ses mandataires à Paris, et ses trois neveux, le marquis, le comte et le vicomte de Monthieux se transportèrent à la préfecture pour faire leur déclaration entre les mains de mon mari lui-même.

»La famille ne songeait qu'à la fortune menacée et tendait tout uniment à une interdiction. Ce n'était pas le moins du monde le but souhaité par M. du Tresnoy; mais ce vent lui venait en poupe et enflait ses voiles. Il dut espérer.

»Les déclarations de la famille formaient, en effet, une base précieuse et donnaient un point de départ authentique.

»Elles posaient comme certain ce fait que la vieillesse de M. le prince de *** servait de point de mire aux cupidités d'une bande d'intrigants, et qu'il y avait une femme, – une aventurière d'une habileté prodigieuse, – qui prétendait conquérir à la fois le titre de princesse et les immenses biens de la succession.

»On désignait assez haut cette aventurière; – mais son nom prononcé ne suscitait point dans le monde, qui était ici juge compétent, dans ce monde auquel, en définitive, nous appartenons toutes les deux, ma bonne petite, cette réprobation qui naît si vite et si injustement parfois, – cette réprobation qui, une fois née, grandit sans raison ni rime avec une incomparable séve.

»Contre toute attente, le monde fit la sourde oreille. Et, quand enfin le monde, ému, parla, ce fut pour crier à la calomnie.

»Ceci ne pouvait arrêter M. du Tresnoy, d'autant qu'il ne s'était compromis en rien dans la levée de boucliers un peu intéressée des cousins et cousines du vieux prince.

»Les héritages qui sont toujours au fond de toutes ces affaires donnent généralement mauvaise odeur au vertueux zèle des collatéraux. Ces gens-là suivaient une piste et M. du Tresnoy en suivait une autre. Ils allaient seulement le long du même chemin.

»Mais il devait se fourvoyer, comme les héritiers, parce que le gibier chassé avait une provision inépuisable de ruses.

»Madame la marquise de Sainte-Croix, – et je ne prononce ce nom devant vous, chère petite, qu'en vous déclarant pour la troisième ou quatrième fois que j'ai un démenti tout prêt à votre service si jamais vous vouliez me mettre en cause, ne fût-ce que comme témoin: – j'ai mes filles! – madame la marquise de Sainte-Croix vint, un beau matin, au-devant de la bataille.

»Elle se présenta au cabinet de mon mari, demandant la protection de la loi contre les calomnies qui l'entouraient.

»Ces diversions ne sont pas si dangereuses qu'on le pense. L'histoire est là pour dire qu'à l'heure où une armée ne peut plus se défendre, c'est le moment de vaincre en attaquant.

 

»Madame la marquise de Sainte-Croix offrit sa vie à nu. Elle appela sur toute son existence l'œil de la police.

»Ce même jour, M. le prince de *** arriva furieux et menaça de porter sa plainte jusqu'au pied du trône.

»Ce même jour encore, Sa Majesté manda M. du Tresnoy aux Tuileries. L'avis de Sa Majesté, après explications fournies par mon mari, fut qu'il ne fallait éclairer ces scandaleux mystères qu'à la dernière extrémité.

»L'affaire en fût restée là très-certainement, – au moins pour l'heure présente, – si madame la marquise de Sainte-Croix n'eût exigé elle-même avec la plus impérieuse insistance que la lumière se fît.

»L'excès nuit en tout, même lorsqu'il s'agit d'audace. Ceci fut un excès.

»M. du Tresnoy, obéissant aux désirs de madame la marquise, entama l'enquête contradictoire. Ce fut une succession d'étonnements pour lui, une série de triomphes pour madame la marquise.

»L'œil de la justice, pénétrant tout à coup dans la vie privée de cette femme, n'y découvrit que de bonnes œuvres. Elle tenait à tout ce qui est charité. Les œuvres de bienfaisance les plus illustres et les mieux connues s'alignaient autour d'elle comme un rempart.

»Je ne vous parle pas même de ses relations mondaines. C'était splendide. Son cercle englobait tout le faubourg.

»Pour ce qui regarde les faits mêmes de l'enquête, la victoire fut plus complète encore. Il fut prouvé que madame la marquise de Sainte-Croix n'avait jamais quitté son hôtel.

»Il fut prouvé, – car elle ne voulut point arguer seulement de la haute pureté de sa conduite, – qu'elle n'avait jamais eu la moindre apparence de grossesse.

»Et, lorsque cela fut prouvé, bien prouvé, elle ne se drapa point dans l'immaculée blancheur de sa robe nuptiale. Elle ne s'indigna point contre l'accusation témérairement portée. Elle fut digne, simple, admirable, et sa belle humilité s'arrêta juste où commence le comique de Tartufe vainqueur.

»Ah! c'est une merveilleuse intelligence! Je vous le dis pour que vous sachiez quel adversaire vous appelez en champs clos.

»Si vous connaissiez comme moi les ressources qui sont aux mains d'un préfet de police, vous éprouveriez, en face de cette lutte longue, acharnée, victorieuse, un sentiment d'admiration et de terreur.

»Il y a quelque chose de grand dans cette femme. C'est la fille aînée de Satan!..

Madame la baronne du Tresnoy fit une pause et passa son mouchoir de batiste sur son front, où perlaient deux ou trois gouttes de sueur.

La vicomtesse l'écoutait avec une attention avide.

C'est le ton qui fait le mauvais goût de certaines expressions. La baronne parlait avec une extrême simplicité. Ses derniers mots avaient été prononcés à voix basse. Un sourire légèrement contraint était autour de ses lèvres, quand elle avait dit: C'est la fille aînée de Satan.

– D'autres choses encore furent prouvées, reprit-elle, – et votre étonnement va redoubler. Toute cette histoire du no 37 de la rue du Cherche-Midi, qui était le point de départ des soupçons: fantasmagorie! Il y avait bien deux appartements jumeaux, séparés par une double armoire; la jeune madame Seveste se souvenait bien d'avoir vu son fils en une sorte de rêve; mais c'était tout.

»Personne ne put établir ce fait d'une voiture mystérieuse stationnant journellement dans la petite rue du Bac. Madame Octave Merriaux était, dirent les voisins, une petite femme bien tranquille qui avait quitté son logement après avoir exactement payé son terme. Personne ne voyait rien là dedans d'extraordinaire ou de romanesque.

»Personne ne sut dire ni le nom ni l'adresse de cette sage-femme qui avait assisté madame Octave Merriaux.

»La jeune dame elle-même était partie un soir sans donner d'explications, et c'était le monsieur en habit bleu qui était venu déménager son modeste mobilier. – Mais à qui donc devaient-ils des comptes?

»M. Seveste n'était pas éloigné de se fâcher quand on lui parlait de ce premier mouvement de sa femme, le jour de l'accouchement. Il disait:

» – Ce sont des lubies.

»Un seul indice se présentait. La petite madame Seveste était devenue triste, elle qui, autrefois, passait dans la vie si gaie et si rieuse. Elle pleurait souvent et s'accusait de ne point aimer son enfant. Mais, quoique la chose soit, par bonheur, excessivement rare, on rencontre néanmoins quelquefois des mères dénaturées.

»Pour induire de là quelque chose de sérieux, il eût fallut poser en principe cette loi des romanciers et des dramaturges: la voix du sang. – Or, en notre siècle, tout le monde se moque de la voix du sang, même les poëtes, et chacun peut avoir eu sous la main quantité de petites histoires ennuyeuses, spécialement écrites pour prouver que la voix du sang est une fadaise.

»Tant il est vrai que la profession d'homme de lettres est utile entre toutes en ce bas monde!

»Restait une suprême épreuve.

»Un jour, madame la marquise de Sainte-Croix descendit de son brillant équipage à la porte du no 37. Elle était accompagnée par deux dames de la famille du prince de ***. La réconciliation avait eu lieu. Les collatéraux du prince ne juraient plus que par madame la marquise de Sainte-Croix.

»M. du Tresnoy était le quatrième dans la voiture.

»Sa confusion dut être grande, s'il avait espéré beaucoup de cette espèce de confrontation. Le résultat en fut si frappant, que M. du Tresnoy faillit être converti à l'idée que la belle marquise était une victime de la calomnie.

»On visita l'appartement de madame Octave Merriaux. Les voisins et voisines ne se firent pas faute de regarder. La concierge était présente. Certes, on ne garrotte pas tant de langues à la fois. Pas un mot ne fut prononcé qui pût faire croire qu'il existât seulement une ressemblance fortuite entre madame la marquise de Sainte-Croix et madame Octave Merriaux.

»Bien plus: ce pauvre diable de Fromenteau, qui était là, perdit tout à coup son ancienne assurance à la vue de la belle marquise. M. du Tresnoy remarqua qu'il changea plusieurs fois de couleur. Cela finit par un aveu explicite et complet: Fromenteau s'était trompé. Ce n'était pas madame de Sainte-Croix qui montait en voiture, vis-à-vis de chez lui, petite rue du Bac.

»La visite de madame la marquise avait un prétexte de bienfaisance. Comme elle regagnait son équipage, escortée par les bénédictions d'une pauvre famille largement secourue, M. du Tresnoy, qui la suivait, crut remarquer un léger tressaillement.

»Il ne pouvait voir son visage, caché par la passe de son chapeau, mais il jeta vivement son regard à la ronde.

»Sur le pas de la porte voisine, Marguerite, la concierge du no 37 bis, se tenait debout, portant dans ses bras la petite fille de madame Seveste.

»Elle regardait fixement la marquise, qui tourna la tête.

»Le soir même, M. du Tresnoy offrit sa démission. Le roi ne voulut pas l'accepter.

»Je ne savais rien en ce temps. M. du Tresnoy ne m'avait rien dit. J'avais pu deviner seulement qu'une grande préoccupation tenait mon mari, et je rapportais son souci à la politique.

»Ce fut le lendemain de la visite au no 37 que M. du Tresnoy me parla pour la première fois de cette mystérieuse affaire.

»J'avais dix-sept ans de moins qu'aujourd'hui, et cependant l'idée me vint que nous courions tous un grand danger. Je suppliai mon mari de s'arrêter. J'invoquai les pauvres petits berceaux de mes filles.

»Mon mari ne me promit rien. Il me dit:

» – Je serai prudent, mais j'agirai selon ma conscience.

»Il a été prudent, sachez cela, très-prudent, – et il est mort!..

Madame du Tresnoy s'arrêta, et sa tête lourde tomba sur sa main.

Son coude s'appuyait au rebord du grand bureau d'ébène.

– J'ai peut-être manqué d'intelligence, dit la vicomtesse après un silence; – mais tout cela, chère madame, me laisse une impression si vague, que mon esprit n'en peut rien dégager… Vous accusez madame de Sainte-Croix d'avoir soustrait l'enfant de cette jeune femme, madame Seveste… Que fit-elle de cet enfant?

– Nous ferions fausse route, répondit la baronne, – si nous cherchions, dans ce que je vous ai dit, une histoire, – un fait proprement dit, ayant son exposition et son dénoûment… S'il en eût été ainsi, l'embarras de M. du Tresnoy n'eût pas existé… Entrez dans la situation même, si vous voulez comprendre, chère belle… Je n'ajoute rien à la vérité… je ne transforme aucune hypothèse en assertion… je vous raconte purement et simplement l'effort d'un magistrat intègre, courageux et qui passait pour habile… Cet effort tendait à la découverte d'un crime ou d'une série de crimes… Quand j'aurai tout dit, vous aviserez.