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Le Bossu Volume 4

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– Apapur! moi, je suis entré jusque dans le palais… et je te promets qu'on me regardait, ma caillou!.. Il y avait des dominos roses en veux-tu en voilà… Mais ce n'était pas le nôtre… J'ai voulu parler à l'un d'eux qui m'a donné une croquignole sur le bout du nez en m'appelant défunt croquemitaine!.. «Pécaïre! ai-je répondu, mon illustre ami, le régent, reçoit ici une société un peu bien mêlée!»

– Et lui, demanda Passepoil, l'as-tu rencontré?

Cocardasse baissa le ton.

– Non, répondit-il, mais j'ai entendu parler de lui… Le régent n'a pas soupé… Il est resté enfermé plus d'une heure avec le Gonzague… Toute la séquelle que nous avons vue à l'hôtel ce matin piaule et menace… Sandieou! s'ils ont seulement la moitié autant de courage que de ramage, notre pauvre petit Parisien n'a qu'à se bien tenir!

– J'ai bien peur! soupira frère Passepoil, qu'ils ne nous débarrassent de lui.

Cocardasse, qui était en avant, s'arrêta, ce qui arracha une plainte à M. le baron de Barbanchois.

– Mon bon, fit-il, sois sûr que lou couquin se tirera de là!.. Il en a vu bien d'autres!..

– Tant va la cruche à l'eau… murmura Passepoil.

Il n'acheva pas son proverbe. Un bruit de pas se faisait du côté de la pièce d'eau.

Nos deux braves se jetèrent dans un fourré, par pure habitude. Leur premier mouvement était toujours de se cacher.

Les pas approchaient. C'était une troupe d'hommes armés, en tête de laquelle marchait ce grand spadassin de Bonnivet, écuyer de madame de Berry.

A mesure que cette patrouille passait dans une allée, les lumières s'éteignaient.

Cocardasse et Passepoil entendirent bientôt ce qui se disait dans la troupe.

– Il est dans le jardin! affirmait un sergent aux gardes; j'ai interrogé tous les piquets et les grand'gardes des portes… son costume était facile à reconnaître. On ne l'a point vu.

– Vingt dieux! répliqua un soldat, celui-là n'aura pas volé son affaire!.. Je l'ai vu secouer M. le prince de Gonzague comme un pommier dont on veut les pommes.

– Ce bon garçon doit être un pays! murmura Passepoil attendri par cette métaphore normande.

– Attention! enfants! ordonna Bonnivet, vous savez que c'est un dangereux jouteur…

Ils s'éloignèrent; une autre patrouille cheminait du côté du palais, une autre vers la charmille qui bordait les maisons de la rue Neuve-des-Petits-Champs. Partout, les lumières s'éteignaient sur leur passage.

On eût dit que, dans cette frivole demeure du plaisir, quelque sinistre exécution se préparait.

– Ma caillou, dit Cocardasse, c'est à lui qu'ils en veulent.

– Ça me paraît clair, répondit Passepoil.

– J'avais entendu dire déjà au palais que lou couquin avait rudement malmené M. de Gonzague… C'est lui qu'ils cherchent…

– Et, pour le trouver, ils éteignent les lumières?..

– Non, pas pour le trouver… pour avoir raison de lui.

– Ma foi, dit Passepoil, ils sont quarante ou cinquante contre lui… S'ils le manquent, cette fois…

– Mon bon, interrompit le Gascon, ils le manqueront!.. Lou petit couquin a le diable dans le corps… Si tu m'en crois, nous allons le chercher, nous aussi, et lui faire cadeau de nos personnes…

Passepoil était prudent. Il ne put retenir une grimace et dit:

– Ce n'est pas le moment.

– Apapur! veux-tu discuter contre moi? s'écria le bouillant Cocardasse; c'est le moment ou jamais!.. Eh donc! s'il n'avait pas besoin de nous, il nous recevrait avec la botte de Nevers!.. Nous sommes en faute.

– C'est vrai, dit Passepoil, nous sommes en faute… Mais du diable si ce n'est pas une mauvaise affaire!

Il résulta de là que M. le baron de Barbanchois ne coucha point dans son lit. Ce gentilhomme fut déposé proprement par terre et continua son somme. L'histoire ne dit point si cette nuit passée à la belle étoile le guérit de ses rhumatismes.

Cocardasse et Passepoil se mirent en quête.

La nuit était noire. Il ne restait plus guère de lampions allumés dans le jardin, sauf aux abords de la tente indienne.

On vit s'éclairer les fenêtres au premier étage du pavillon du régent.

Une croisée s'ouvrit; le régent lui-même parut au balcon et dit à ses serviteurs invisibles:

– Messieurs, sur vos têtes, qu'on le prenne vivant!

– Merci Dieu! grommela Bonnivet, dont l'escouade était au rond-point de Diane, si le gueux a entendu cela, il va nous tailler des croupières!

Nous sommes bien forcé d'avouer que les patrouilles n'allaient point à ce jeu de bon cœur. M. de Lagardère avait une si terrible réputation de diable à quatre, que volontiers chaque soldat eût fait son testament.

Bonnivet, le bretteur, eût mieux aimé se battre avec deux douzaines de cadets de province, des grives, – comme on les appelait alors dans les tripots et sur le terrain, partout où on les dévorait, – que d'affronter pareille besogne.

Lagardère et Aurore venaient de prendre la résolution de fuir.

Lagardère ne se doutait point de ce qui se passait dans le jardin. Il espérait pouvoir passer, avec sa compagne, par la porte dont maître le Bréant était le gardien.

Il avait remis son domino noir, et le visage d'Aurore se cachait de nouveau sous un masque.

Il quittèrent la loge. Deux hommes étaient agenouillés sur le seuil en dehors.

– Nous avons fait ce que nous avons pu, monsieur le chevalier, dirent ensemble Cocardasse et Passepoil, qui avaient achevé de vider leurs gourdes pour se donner du cœur; pardonnez-nous.

– Eh donc! ajouta Cocardasse, c'était un feu follet que ce domino rose!

– Doux Jésus! s'écria frère Passepoil, le voici. Cocardasse se frotta les yeux.

– Debout! ordonna Lagardère.

Puis, apercevant tout à coup les mousquets des gardes françaises au bout de l'allée:

– Que veut dire ceci? ajouta-t-il.

– Cela veut dire que vous êtes bloqué, mon pauvre enfant! répondit Passepoil.

C'était au fond de sa gourde qu'il avait puisé cette liberté de langage.

Lagardère ne demanda même pas d'explication. Il avait tout deviné.

La fête était finie, voilà ce qui faisait son effroi. Les heures avaient passé pour lui comme des minutes; il n'avait point mesuré le temps; il s'était attardé.

La tumulte seul de la fête aurait pu favoriser sa fuite.

– Êtes-vous avec moi solidement et franchement? demanda-t-il.

– A la vie, à la mort! répondirent les deux braves la main sur le cœur.

Et ils ne mentaient point. La vue de ce diable de petit Parisien venait en aide au fond de la gourde et achevait de les enivrer.

Aurore tremblait pour Lagardère et ne songeait point à elle-même.

– A-t-on relevé les gardes des postes? interrogea Henri.

– On les a renforcées, répondit Cocardasse; il faut jouer serré, sandieou!

Lagardère se prit à réfléchir, puis il reprit tout à coup:

– Connaissez-vous, par hasard, maître le Bréant, concierge de la cour aux Ris?

– Comme notre poche, répondirent à la fois Cocardasse et Passepoil.

– Alors, il ne vous ouvrira point sa porte! dit Lagardère avec un geste de dépit.

Nos deux braves approuvèrent du bonnet cette conclusion éminemment logique.

Ceux-là seulement qui ne les connaissaient pas pouvaient leur ouvrir la porte.

Un bruit vague se faisait cependant derrière le feuillage aux alentours; on eût dit que des pas s'approchaient de tous côtés avec précaution; Lagardère et ses compagnons ne pouvaient rien voir. L'endroit où ils étaient avait plus de lumière que les allées voisines. Quant aux massifs, c'était partout désormais ténèbres profondes.

– Écoutez, dit Lagardère, il faut risquer le tout pour le tout. Ne vous occupez point de moi. Je sais comment me tirer d'affaire… J'ai là un déguisement qui pourra tromper les yeux de mes ennemis… Emmenez cette jeune fille: vous entrerez avec elle sous le vestibule du régent, vous tournerez à gauche… La porte de M. le Bréant est au bout du premier corridor… Vous passerez masqués et vous direz: «De la part de celui qui est dans votre loge…» Il vous ouvrira la porte de la rue et vous irez m'attendre derrière l'oratoire du Louvre.

– Entendu! fit Cocardasse.

– Un mot encore… Êtes-vous hommes à vous faire tuer plutôt que de livrer cette jeune fille?

– Apapur! Nous casserons tout ce qui nous barrera le passage! promit le Gascon.

– Gare aux mouches! ajouta Passepoil avec une fierté qu'on ne lui connaissait point.

Et tous deux en même temps:

– Cette fois-ci, vous serez content de nous!

Lagardère baisa la main d'Aurore et lui dit:

– Courage! c'est ici notre dernière épreuve.

Elle partit, escortée par nos deux braves. Il fallait traverser le rond-point de Diane.

– Ohé! fit un soldat, en voici une qui a été du temps avant de trouver sa route!

– Il est plus dangereux de glisser, chanta un autre, sur le gazon que sur la glace!

– Mes mignons, dit Cocardasse; c'est une dame du corps de ballet.

Il écarta de la main sans façon ceux qui étaient devant lui et ajouta effrontément:

– Son Altesse Royale nous attend!

Les soldats se prirent à rire et donnèrent passage.

Mais, dans l'ombre d'un massif d'orangers en caisse qui flanquait l'angle du pavillon, il y avait deux hommes qui semblaient à l'affût.

Gonzague et son factotum M. de Peyrolles.

Ils étaient là pour Lagardère, qu'on s'attendait à voir paraître d'instant en instant.

Gonzague dit quelques mots à l'oreille de Peyrolles.

Celui-ci s'aboucha avec demi-douzaine de coquins à longues épées embusqués derrière le massif. Tous s'élancèrent sur les pas de nos deux braves qui venaient de monter le perron, escortant toujours leur domino rose.

M. le Bréant ouvrit la porte de la cour aux Ris, comme Lagardère s'y était attendu.

Seulement, il l'ouvrit deux fois. La première pour Aurore et son escorte, la seconde pour M. de Peyrolles et ses compagnons.

 

Lagardère, lui, s'était glissé jusqu'au bout du sentier pour voir si sa fiancée atteindrait le pavillon sans encombre.

Quand il voulut regagner la loge, la route était barrée, un piquet de gardes françaises fermait l'avenue.

– Holà! monsieur le chevalier! cria le chef avec un peu d'altération dans la voix, ne faites point de résistance, je vous prie; vous êtes cerné de tous côtés.

C'était l'exacte vérité. Dans tous les massifs voisins, la crosse des mousquets sonna contre le sol.

– Que veut-on de moi? demanda Lagardère, qui ne tira même pas l'épée.

Le vaillant Bonnivet, qui s'était avancé à pas de loup par derrière, le saisit à bras-le-corps. Lagardère n'essaya point de se dégager et demanda pour la deuxième fois:

– Que veut-on de moi?

– Pardieu! mon camarade, répondit le marquis de Bonnivet, vous allez bien le voir.

Puis il ajouta:

– En avant, messieurs!.. au palais!.. j'espère que vous me rendrez témoignage: j'ai fait à moi tout seul cette importante capture.

Ils étaient bien une soixantaine. On entoura Henri et on le porta plutôt qu'on ne le conduisit dans les appartements de Philippe d'Orléans.

Puis on ferma la porte du vestibule et il n'y eut plus dans le jardin âme qui vive, excepté ce bon M. de Barbanchois, ronflant comme un juste sur le gazon mouillé.

X
– La dégradation. —

Ce que l'on appelait le grand cabinet ou, mieux, le premier cabinet du régent était une salle assez vaste où il avait coutume de recevoir les ministres et le conseil de régence. Il y avait une table ronde couverte d'un tapis de lampas, un fauteuil pour Philippe d'Orléans, un fauteuil pour le duc de Bourbon, des chaises pour les autres membres titulaires du conseil et des pliants pour les secrétaires d'État.

Au-dessus de la principale porte était l'écusson de France avec le lambel d'Orléans.

Les affaires du royaume se réglaient là, chaque jour, un peu à la diable, après le dîner. Le régent dînait tard; l'opéra commençait de bonne heure, on n'avait vraiment pas le temps.

Quand Lagardère entra, il y avait là beaucoup de monde; cela ressemblait à un tribunal.

MM. de Lamoignon, de Tresmes et de Machault se tenaient à côté du régent, qui était assis. Les ducs de Saint-Simon, de Luxembourg et d'Harcourt étaient auprès de la cheminée. Il y avait des gardes aux portes, et Bonnivet, le triomphateur, essuyait la sueur de son front, devant une glace.

– Nous avons eu du mal, disait-il à demi-voix; mais, enfin, nous le tenons!.. Ah! le diable d'homme!

– A-t-il fait beaucoup de résistance? demanda Machault, le lieutenant de police.

– Si je n'avais pas été là, répondit Bonnivet, Dieu sait ce qui serait arrivé!

Dans les embrasures pleines, vous eussiez reconnu le vieux Villeroy, le cardinal de Bissy, Voyer d'Argenson, Leblanc, etc. Quelques-uns des affidés de Gonzague avaient pu se faire jour: Navailles, Choisy, Nocé, Gironne et le gros Oriol, masqué entièrement par son confrère Taranne.

Chaverny causait avec M. de Brissac, qui dormait debout pour avoir passé trois nuits à boire.

Douze ou quinze hommes, armés jusqu'aux dents, se tenaient derrière Lagardère.

Il n'y avait là qu'une seule femme: madame la princesse de Gonzague, qui était assise à la droite du régent.

– Monsieur, dit celui-ci brusquement dès qu'il aperçut Lagardère, nous n'avions pas mis dans nos conditions que vous viendriez troubler notre fête et insulter, dans notre propre maison, un des plus grands seigneurs du royaume!.. Vous êtes accusé aussi d'avoir tiré l'épée dans l'enceinte du Palais-Royal… C'est nous faire repentir trop vite de notre clémence à votre égard.

Depuis son arrestation, le visage de Lagardère était de marbre.

Il répondit d'un ton froid, mais respectueux:

– Monseigneur, je n'ai pas crainte qu'on répète ce qui s'est dit entre M. de Gonzague et moi… Quant à la seconde accusation, j'ai tiré l'épée, c'est vrai, mais ce fut pour défendre une dame… Parmi ceux qui sont ici, plusieurs pourraient me donner leur témoignage.

Il y en avait là une demi-douzaine. Chaverny seul répondit:

– Monsieur, vous avez dit vrai!

Henri le regarda avec étonnement et vit que ses compagnons le gourmandaient.

Mais le régent, qui était bien las et qui voulait dormir, ne pouvait s'arrêter longtemps à ces bagatelles.

– Monsieur, reprit-il, on vous eût pardonné tout cela… mais prenez garde: il est une chose qu'on ne vous pardonnera point… Vous avez promis à madame de Gonzague que vous lui rendriez sa fille… Est-ce vrai?

– Oui, monseigneur, je l'ai promis.

– Vous m'avez envoyé un messager qui m'a fait, en votre nom, la même promesse… Le reconnaissez-vous?

– Oui, monseigneur.

– Vous devinez, je le pense, que vous êtes devant un tribunal?.. Les cours ordinaires ne peuvent connaître du fait qu'on vous reproche… mais, sur ma foi, monsieur, je jure qu'il sera fait justice de vous, si vous le méritez… Où est mademoiselle de Nevers?

– Je l'ignore, répondit Lagardère.

– Il ment! s'écria impétueusement la princesse.

– Non, madame… J'ai promis au-dessus de mon pouvoir, voilà tout.

Il y eut dans l'assemblée un murmure désapprobateur.

Henri reprit en élevant la voix et en promenant son regard à la ronde:

– Je ne connais pas mademoiselle de Nevers.

– C'est de l'impudence! dit M. le duc de Tresmes, gouverneur de Paris.

Tout ce qui appartenait à Gonzague répéta:

– C'est de l'impudence!

M. de Machault, nourri des saines traditions de la police, conseilla incontinent d'appliquer à cet insolent la question extraordinaire. Pourquoi chercher midi à quatorze heures?

Le régent à Lagardère, sévèrement:

– Monsieur, réfléchissez bien à ce que vous dites.

– Monseigneur, la réflexion n'ajoute rien à la vérité et n'en retranche rien: j'ai dit la vérité.

– Souffrirez vous cela, monseigneur? dit la princesse, qui avait peine à se contenir. Sur mon honneur! sur mon salut! il ment!.. Il sait où est ma fille, puisqu'il me l'a dit lui-même, tout à l'heure, à dix pas d'ici, dans le jardin.

– Répondez, ordonna le régent.

– Alors, comme maintenant, répliqua Lagardère, j'ai dit la vérité… Alors, j'espérais encore accomplir ma promesse.

– Et maintenant?.. balbutia la princesse hors d'elle-même.

– Maintenant, je n'espère plus.

Madame de Gonzague retomba épuisée sur son siége.

La partie grave de l'assistance: les ministres, les magistrats, les ducs regardaient avec curiosité cet étrange personnage, dont tant de fois le nom avait frappé leur oreille au temps de leur jeunesse: «Le beau Lagardère! Lagardère le spadassin!» Cette figure intelligente et calme n'allait point à un vulgaire traîneur d'épée.

Certains dont le regard était plus perçant essayaient de voir ce qu'il y avait derrière cette apparente tranquillité. C'était comme une résolution triste, et profondément réfléchie.

Les gens de Gonzague se sentaient trop petits en ce lieu pour faire beaucoup de bruit. Ils étaient entrés là, grâce au nom de leur patron, partie intéressée dans le débat; mais leur patron ne venait pas.

Le régent reprit:

– Et c'est sur de vagues espoirs que vous avez écrit au régent de France… quand vous me faisiez dire: «La fille de votre ami vous est rendue.

– J'espérais qu'il en serait ainsi.

– Vous espériez…?

– L'homme est sujet à se tromper.

Le régent consulta du regard Tresmes et Machault, qui semblaient être ses conseils.

– Mais, monseigneur! s'écria la princesse qui se tordait les bras, ne voyez-vous pas qu'il me vole mon enfant!.. Il l'a: j'en fais le serment! il la tient cachée… C'est lui… oh! je le reconnais bien!.. c'est à lui que j'ai remis ma fille, la nuit du meurtre… je m'en souviens! je le sais! je le jure!

– Vous entendez, monsieur? dit le régent.

Un imperceptible mouvement agita les tempes de Lagardère; sous ses cheveux perlèrent des gouttes de sueur.

Mais il répondit, sans démentir son calme:

– Madame la princesse se trompe.

– Oh! dit-elle avec folie; et ne pouvoir confondre cet homme!

– Il ne faudrait qu'un témoin… commença le régent.

Il s'interrompit, parce que Henri s'était redressé de son haut, provoquant du regard Gonzague, qui venait de se montrer à la porte principale.

L'entrée de Gonzague fit une courte sensation. Il salua de loin la princesse sa femme et Philippe d'Orléans. Il resta près de la porte.

Son regard croisa celui d'Henri qui prononça d'un accent de défi:

– Que le témoin se montre donc!.. et que le témoin ose me reconnaître!

Les yeux de Gonzague battirent comme s'il eût essayé en vain de soutenir le regard de l'accusé.

Chacun vit bien cela; mais Gonzague parvint à sourire et l'on se dit:

– Il a pitié!..

Un silence profond régnait cependant dans la salle.

Un léger mouvement se fit du côté de la porte. Gonzague se rapprocha du seuil, et la jaune figure de Peyrolles sortit de l'ombre.

– Elle est à nous! dit-il à voix basse.

– Et les papiers?

– Et les papiers.

Le rouge vint aux joues de Gonzague, tant il éprouva de joie.

– Par la mort-Dieu! s'écria-t-il; avais-je raison de dire que ce bossu valait son pesant d'or!

– Ma foi, répondit le factotum, j'avoue que je l'avais mal jugé… il nous a donné un fier coup d'épaule!..

– Personne ne répond, vous le voyez bien, monseigneur, reprit Lagardère; puisque vous êtes juge, soyez équitable… Qu'y a-t-il devant vous en ce moment? Un pauvre gentilhomme, trompé, comme vous-même, dans son espoir… J'ai cru bien faire… J'ai cru pouvoir compter sur un sentiment qui d'ordinaire est le plus pur et le plus ardent de tous. J'ai promis avec la témérité d'un homme qui souhaite sa récompense.

Il s'arrêta et reprit avec effort:

– Car je pensais avoir droit à une récompense!..

Ses yeux se baissèrent malgré lui, et sa voix s'embarrassa dans sa gorge.

– Qu'y a-t-il en cet homme-là? demanda le vieux Villeroy à Voyer d'Argenson.

Le vice-chancelier répondit:

– Cet homme-là est un grand cœur ou le plus lâche de tous les coquins!

Lagardère fit sur lui-même un suprême effort et poursuivit:

– Le sort s'est joué de moi, monseigneur; voilà tout mon crime… Ce que je pensais tenir m'a échappé. Je me punis moi-même et je retourne en exil.

– Voilà qui est commode! dit Navailles.

Machault parlait bas au régent.

– Je me mets à vos genoux, monseigneur! commença la princesse.

– Laissez, madame! interrompit Philippe d'Orléans.

Son geste impérieux réclama le silence, et chacun se tut dans la salle.

Il reprit en s'adressant à Lagardère:

– Monsieur, vous êtes gentilhomme, du moins vous le dites… Ce que vous avez fait est indigne d'un gentilhomme… Ayez pour châtiment votre propre honte… Votre épée, monsieur!

Lagardère essuya son front baigné de sueur. Au moment où il détacha le ceinturon de son épée, une larme roula sur sa joue.

– Sang-Dieu! grommela Chaverny qui avait la fièvre et ne savait pourquoi, j'aimerais mieux qu'on le tuât.

Au moment où Lagardère rendait son épée au marquis de Bonnivet, Chaverny détourna les yeux.

– Nous ne sommes plus au temps, reprit le régent, où l'on brisait les éperons des chevaliers convaincus de félonie… mais la noblesse existe, Dieu merci… et la dégradation de noblesse est la peine la plus cruelle que puisse subir un soldat… Monsieur, vous n'avez plus le droit de porter une épée… Écartez-vous, messieurs, et donnez-lui passage… cet homme n'est plus digne de respirer le même air que vous.

Un instant on eût dit que Lagardère allait ébranler les colonnes de cette salle, et comme Samson, ensevelir ces Philistins sous les décombres; son puissant visage exprima d'abord un courroux si terrible que ses voisins s'écartèrent, bien plus par frayeur que par obéissance à l'ordre du régent. Mais l'angoisse succéda vite à la colère, et l'angoisse fit place à cette froideur résolue qu'il montrait depuis le commencement de la séance.

– Monseigneur, dit-il en s'inclinant, j'accepte le jugement de Votre Altesse Royale, et je n'en appellerai point.

Une lointaine solitude et l'amour d'Aurore, voilà le tableau qui passait devant ses yeux.

Cela ne valait-il pas le martyre?

Il se dirigea vers la porte au milieu du silence général.

Le régent avait dit tout bas à la princesse:

– Ne craignez rien. On le suivra.

Vers le milieu de la salle, Lagardère trouva au devant de lui M. le prince de Gonzague qui venait de quitter Peyrolles.

 

– Altesse, dit Gonzague en s'adressant au duc d'Orléans, je barre le passage à cet homme!

Chaverny était dans une exaltation extraordinaire. Il semblait qu'il eût envie de se jeter sur Gonzague.

– Ah! fit-il, si Lagardère avait encore son épée!

Taranne poussa le coude d'Oriol.

– Le petit marquis devient fou!.. murmura-t-il.

– Pourquoi barrez-vous le passage à cet homme? demanda le régent.

– Parce que votre religion a été trompée, répondit Gonzague; la dégradation de noblesse n'est point le châtiment qui convient aux assassins.

Il y eut un grand mouvement dans toute la salle, et le régent se leva.

– Celui-là est un assassin! acheva Gonzague qui mit son épée nue sur l'épaule de Lagardère.

Et nous pouvons vous affirmer qu'il tenait ferme la poignée.

Mais Lagardère n'essaya pas de le désarmer.

Au milieu du tumulte général, car les partisans de Gonzague poussaient des cris et faisaient mine de charger, Lagardère eut un convulsif éclat de rire.

Il écarta seulement l'épée et saisit le poignet de Gonzague en le serrant si violemment que l'arme tomba. Lagardère ne la ramassa point.

Il amena Gonzague, ou plutôt il le traîna jusqu'à la table, et montrant sa main que la douleur tenait ouverte, il dit:

– Une marque!.. une marque!

Le regard du régent était sombre.

Toutes les respirations suspendues s'arrêtaient.

– Gonzague est perdu!.. murmura Chaverny.

Gonzague eut une magnifique audace.

– Altesse, dit-il, voilà dix-huit ans que j'attendais cela!.. Philippe, notre frère, va être vengé!.. Cette blessure, je l'ai reçue en défendant la vie de Nevers.

La main de Lagardère lâcha prise, et son bras retomba le long de son flanc.

Il resta un instant atterré, tandis qu'un grand cri s'élevait dans la salle.

– L'assassin de Nevers! l'assassin de Nevers!

Et Navailles, et Nocé, et Choisy et tous les autres ajoutaient:

– Ce diable de bossu nous l'avait bien dit.

La princesse avait mis ses mains au devant de son visage avec horreur. Elle ne bougeait plus. Elle était évanouie.

Lagardère sembla s'éveiller quand les archers, Bonnivet à leur tête, l'entourèrent sur un signe du régent.

– Infâme! gronda-t-il comme un lion qui rugit; infâme!.. infâme!..

Puis, rejetant à dix pas Bonnivet qui avait voulu lui mettre la main au collet:

– Hors de là! s'écria-t-il d'une voix de tonnerre, et meure qui me touche!

Il se retourna vers Philippe d'Orléans, et ajouta:

– Monseigneur, je suis sacré… j'ai sauf-conduit de Votre Altesse Royale!

Ce disant, il tira de la poche de son pourpoint un parchemin qu'il déplia:

– Libre, quoi qu'il advienne! lut-il à haute voix; vous l'avez écrit… vous l'avez signé!

– Surprise! voulut dire Gonzague.

– Du moment qu'il y a tromperie… ajoutèrent MM. de Tresmes et de Machault.

Le régent leur imposa silence d'un geste.

– Voulez-vous donner raison à ceux qui disent que Philippe d'Orléans a plus d'une parole?.. s'écria-t-il. C'est écrit; c'est signé… cet homme est libre… Il a quarante-huit heures pour passer la frontière.

Lagardère ne bougea pas.

– Vous m'avez entendu, monsieur! fit le régent avec dureté, sortez!

Lagardère se prit à déchirer lentement le parchemin dont il jeta les morceaux aux pieds du régent.

– Monseigneur, dit-il, vous ne me connaissez pas… Je vous rends votre parole… De cette liberté que vous m'offrez et qui m'est due, je ne prends, moi, que vingt-quatre heures… C'est tout ce qu'il me faut pour démasquer un scélérat et faire triompher une juste cause!.. Assez d'humiliations comme cela! Je relève la tête… et sur l'honneur de mon nom… entendez-vous, messieurs? sur mon honneur à moi, Henri de Lagardère, qui vaut votre honneur à vous, je me charge de le prouver… Sur mon honneur, je promets et je jure que demain, à pareille heure, madame de Gonzague aura sa fille et Nevers sa vengeance, ou que je serai prisonnier de Votre Altesse Royale… Vous pouvez convoquer les juges!

Il salua le régent et écarta de la main ceux qui l'entouraient en disant:

– Faites place!.. je prends mon droit.

Gonzague l'avait précédé. Gonzague avait disparu.

– Faites place! messieurs, répéta Philippe d'Orléans; vous, monsieur, demain à pareille heure, vous comparaîtrez devant vos juges… Et sur Dieu! justice sera faite.

Les affidés de Gonzague se glissèrent vers la porte. Leur rôle était fini en ce lieu.

Le régent resta un instant pensif; puis il dit, en appuyant son front contre sa main:

– Messieurs, voici une affaire étrange!

– Un effronté coquin, murmura le lieutenant de police Machault.

– Ou bien un preux des anciens jours, pensa tout haut le régent; nous verrons cela demain…

Lagardère descendit seul et sans armes le grand escalier du pavillon.

Sous le vestibule, il trouva réunis Peyrolles, Taranne, Montaubert, Gironne, tous ceux qui, parmi les affidés de Gonzague, avaient jeté leurs bonnets par dessus les moulins.

Trois estafiers gardaient l'entrée du corridor qui menait chez maître le Bréant.

Gonzague était debout au milieu du vestibule, l'épée nue à la main.

La grande porte qui donnait sur le jardin avait été ouverte.

Tout ceci respirait une méchante odeur de guet-apens.

Lagardère n'y fit pas attention seulement. Il avait les défauts de sa vaillance; il se croyait invulnérable.

Il marcha droit à M. de Gonzague qui croisa l'épée devant lui.

– Ne soyons pas si pressé, M. de Lagardère, dit-il; nous avons à causer… Toutes les issues sont fermées et personne ne nous écoute, sauf ces amis dévoués… ces autres nous-mêmes… Nous pouvons, par la sambleu! parler à cœur ouvert.

Il riait d'un rire sarcastique et méchant.

Lagardère s'arrêta et croisa ses bras sur sa poitrine.

– Le régent vous ouvre les portes, reprit Gonzague, mais moi je vous les ferme… J'étais l'ami de Nevers comme le régent, et j'ai bien aussi le droit de venger sa mort… Ne m'appelez pas infâme! s'interrompit-il; c'est peine perdue… nous savons que les perdants injurient toujours au jeu… M. de Lagardère, voulez-vous que je vous dise une chose qui va mettre votre conscience bien à l'aise?.. Vous croyez avoir fait un mensonge, un gros mensonge, en disant qu'Aurore n'était pas en votre pouvoir…

La figure d'Henri s'altéra.

– Eh bien! reprit Gonzague, jouissant cruellement de son triomphe, vous n'avez commis qu'une toute petite inexactitude… une nuance! un rien!.. Si vous aviez mis plus au lieu de pas… si vous aviez dit: Aurore n'est plus en mon pouvoir…

– Si je croyais… commença Lagardère qui ferma les poings. Mais tu mens! se reprit-il, je te connais.

– Si vous aviez dit cela, acheva paisiblement Gonzague, c'eût été l'exacte et pure vérité.

Lagardère plia les jarrets comme pour fondre sur lui, mais Gonzague pointa l'épée entre ses deux yeux et murmura:

– Attention, vous autres!

Puis il reprit, raillant toujours:

– Mon Dieu oui… nous avons gagné une assez jolie partie… Aurore est en notre pouvoir…

– Aurore!.. s'écria Lagardère d'une voix étranglée.

– Aurore… et certaines pièces…

Il tomba lourdement à la renverse. D'un bond, Lagardère passant par dessus son corps, s'était élancé dans le jardin.

Gonzague se releva en souriant.

– Pas d'issue? demanda-t-il à Peyrolles qui était sur le seuil en dehors.

– Pas d'issue.

– Et combien sont-ils là?

– Cinq, répondit Peyrolles, qui se prit à écouter.

– C'est bien… c'est assez: il n'a pas son épée.

Ils sortirent tous deux pour écouter de plus près. – Sous le vestibule, les affidés pâles et la sueur au front prêtaient aussi l'oreille.

Ils avaient fait du chemin depuis la veille! – L'or seul avait sali leurs mains jusque-là. – Gonzague les voulait habituer à l'odeur du sang.

La pente était glissante: ils descendaient.

Gonzague et Peyrolles s'arrêtèrent au bas du perron.

– Comme ils tardent! murmura Gonzague.

– Le temps semble long! fit Peyrolles; ils sont là-bas derrière la tente.

Le jardin était noir comme un four. On n'entendait que le vent d'automne fouettant tristement les toiles de tenture.

– Où avez-vous pris la jeune fille? demanda Gonzague comme s'il eût voulu causer pour tromper son impatience.

– Rue du Chantre, à la porte même de sa maison.

– A-t-elle été bien défendue?

– Deux rudes lames… mais qui ont pris la fuite quand nous leur avons dit que Lagardère était sur le carreau.

– Vous n'avez pas vu leurs visages?

– Non… ils ont pu garder leurs masques jusqu'au bout…

– Et les papiers, où étaient-ils?..

Peyrolles n'eut pas le temps de répondre. Un cri d'angoisse se fit entendre derrière la tente indienne du côté de la loge de maître le Bréant.

Les cheveux de Gonzague se dressèrent sur son crâne.

– C'est peut-être l'un des nôtres! murmura Peyrolles tout tremblant.

– Non, dit le prince, j'ai reconnu sa voix.