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Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 4

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– Des fantômes!.. grommela Blaise; je crois que tu t'es moqué de nous, monsieur le baron!.. Si c'est comme ça, tu ne le porteras pas en paradis… Mais vois donc, ajouta-t-il en serrant les poings avec colère, comme ils se parlent!.. Je suis bien sûr que Montalt sait déjà l'histoire de la nuit de la Saint-Louis!

– Si on filait?.. dit le baron Bibander à voix basse.

Blaise était assez de cet avis, mais il avait grande confiance dans l'habileté de Robert à jeun; il sentait que le plus sage était de réserver la situation jusqu'au lendemain.

Comme il hésitait ainsi, Étienne et Roger passèrent au pied du cavalier, pour s'enfoncer dans les massifs.

Blaise se frappa le front.

– Nous avons encore quelque chose à faire ici, dit-il; tu vois bien là-bas nos deux tourtereaux de Penhoël…

– Ils ont l'air de chercher comme nous…

– C'est qu'ils cherchent!.. Je ne sais pas bien comment Robert arrangera tout ça demain, mais je sens que j'ai une idée… Penses-tu qu'ils ne nous aient point reconnus?

– J'en mettrais ma main au feu!

– Eh bien! le nabab en verra de dures!.. Nous ne sommes pas pincés encore!.. Avec ces deux tourtereaux-là… le petit Pontalès qui est à Paris… et d'autres que l'Américain nous dénichera, on peut monter un coup de tous les diables!

– Comment ça?

– Nous aurons le temps d'en causer… Pour le quart d'heure, il faut agir… Suivons les petits, et fais ce que je te dirai.

Ils descendirent la rampe et s'enfoncèrent sous les bosquets en causant à voix basse.

Étienne et Roger étaient devant eux.

– C'est que… dit le baron Bibander en poursuivant l'entretien, je ne me soucie pas beaucoup d'aller leur tirer ma révérence, moi… Pourquoi n'y vas-tu pas?

– Y penses-tu?.. Ils me voyaient tous les jours… j'étais sans cesse sous leurs yeux… Ma voix seule me ferait reconnaître.

– Non pas, l'Endormeur, non pas!.. Je t'assure que tu es très-bien déguisé… Ta fausse barbe et tes cheveux postiches…

– Allons donc!.. Toi, c'est à peine s'ils t'ont aperçu deux ou trois fois… Et encore, sois bien sûr qu'ils ne t'ont pas remarqué…

– Mais si fait!.. On a beau être mal habillé… quand on a une certaine tournure…

– Alors tu ne veux pas?..

– Dame!..

– Fais attention que nous serons deux contre toi, en cas de brouille!.. Car l'Américain ne croit guère aux fantômes!..

Depuis le moment où la bayadère à la ceinture verte lui était apparue, ou plutôt depuis la rencontre qu'il avait faite, aux Champs-Élysées, de deux jeunes filles jouant de la harpe, le baron Bibander avait perdu la meilleure part de ses allures victorieuses. C'est à peine si on eût retrouvé en lui l'ombre de ce fier seigneur de l'hôtel des Quatre Parties du monde, qui avait voix au chapitre et qui parlait même plus haut que les autres.

Il se sentait en faute, et plus ses deux associés étaient près de perdre leur position, plus il redoutait leur vengeance.

– Tu sens bien, l'Endormeur, dit-il, que je me soucie de tes menaces comme de l'an quarante, mon bonhomme! L'Américain et toi, et dix autres de votre force ne me feraient pas encore peur!.. Mais nous sommes ensemble… il faut bien travailler un peu… Je me dévoue.

– Tu te souviens bien de ce que je t'ai dit?..

– Me prends-tu pour un sot, décidément?.. Laisse-moi choisir ma belle, et tu vas voir!

Blaise et lui suivirent encore les deux jeunes gens durant quelques minutes; puis, au moment où ceux-ci rentraient dans le bal, Bibandier, quittant son compagnon, les aborda avec une rondeur toute germanique:

– Ché futrais afoir l'afantache de fus tire ein bédit mot, baragouina-t-il en s'inclinant tout d'une pièce.

Ce qu'avait prévu Blaise arriva. L'idée ne vint même pas aux deux jeunes gens qu'ils avaient pu voir quelque part ce singulier personnage.

– A vos ordres, monsieur, dit Étienne.

– Pien aimaple!.. pien aimaple!.. fit Bibandier, bardon si ché fus téranche… ché grois que fus cherchez guelgu'ein…

– Mais, monsieur!..

– Bârlons pé, et bârlons pien!.. Fus gerchez té bédites témoiselles, hâpillées en pâyadères.

A ces derniers mots, la pensée d'une mystification revint en même temps à Étienne et à Roger.

– Comment savez-vous cela?.. dit Étienne avec brusquerie.

Et Roger ajouta d'un ton où perçait déjà la menace:

– Monsieur est donc un des acteurs de la comédie?.. Le jeu peut ne pas être très-sûr!

Bibandier ne comprenait pas. Mais il était acteur, en effet, dans certaine comédie, et n'avait aucune prétention à la témérité.

– Mes pons messiés, dit-il en faisant un pas en arrière pour rendre sa retraite possible en cas de malheur, ché suis le pâron Pipândre, gonnu, crâce à Tieu, tans Bâris… Che fulais fus rentre service en fus mondrant les bédites témoiselles, hâpillées en pâyadères… foilà tût!

Ceci fut dit avec une bonhomie germanique si admirable, qu'Étienne et Roger se sentirent à moitié désarmés. Ils regardèrent fixement le baron qui avait une bonne figure, malgré sa barbe horrifique.

– Vous savez où elles sont?.. murmura Roger d'un air de doute.

– Ya… répliqua Bibandier; c'est-à-tire… vui!

– Eh bien!.. conduisez-nous.

L'ancien uhlan ne se le fit pas répéter. Il se dirigea aussitôt vers le cavalier, et monta la rampe en précédant les deux amis. Il ne s'arrêta qu'à l'endroit d'où l'on découvrait l'intérieur du boudoir.

Il étendit la main alors d'un geste solennel.

– Tonnez-fus la beine te récârter… dit-il.

Étienne et Roger poussèrent en même temps un grand cri.

Le hasard avait servi Bibandier. Au moment où les deux jeunes gens suivaient de l'œil sa main tendue, Cyprienne et Diane venaient d'achever leur chant et s'étaient rapprochées du nabab endormi.

Impossible de ne pas les reconnaître, cette fois, car la girandole les éclairait d'une lumière aussi vive que celle du jour.

Ce fut un coup de foudre qui frappa les deux jeunes gens. Ils virent Diane soulever la main du nabab jusqu'à ses lèvres, tandis que Cyprienne le baisait au front.

Ils se retournèrent du côté de leur guide. Le prudent Bibandier avait opéré sa retraite.

En ce moment les deux jeunes filles faisaient retomber la draperie. On ne voyait plus rien.

Étienne et Roger demeurèrent un instant atterrés.

Puis Roger saisit le bras de son ami.

– Nous sommes joués tous les deux! s'écria-t-il d'une voix que la rage faisait trembler. Ah! je comprends maintenant le manége de milord!.. Tout ce que nous lui avions dit d'elles excitait sa fantaisie blasée, et c'était pour nous aveugler sur son infamie qu'il attachait à nos pas ces deux femmes perdues!.. Ah! se vengera-t-on assez en lui prenant sa vie?

Étienne restait immobile et tête baissée.

– Diane!.. Diane… murmurait-il comme s'il n'eût point voulu croire le témoignage de ses yeux; est-ce possible?..

Roger lui saisit le bras.

– Viens!.. s'écria-t-il; viens!.. Je sens ma tête se perdre!.. Oh! Cyprienne la maîtresse de cet homme!.. moins que sa maîtresse: une des sultanes de passage de son sérail infâme!

Il entraînait Étienne à travers le jardin.

Le jeune peintre se laissait faire; sa pensée était comme morte.

Ils rentrèrent dans l'hôtel et parvinrent, au bout de quelques secondes, à la porte du boudoir.

Roger se rua le premier pour forcer l'entrée.

Mais son élan furieux se brisa contre une sorte de mur vivant: les deux noirs étaient debout au devant du seuil.

– Misérables!.. s'écria Roger, osez-vous bien nous résister? Place!.. il faut que je parle à milord!

Séid et son compagnon gardèrent le silence et ne bougèrent point.

Roger s'élança de nouveau, et n'eut point un meilleur succès.

Il criait; il menaçait; il pleurait.

Comme il allait se précipiter une troisième fois, Étienne le saisit à bras-le-corps et le contint.

– Milord est trop bien gardé ce soir!.. murmura-t-il d'une voix profonde et pleine d'amertume.

Puis il ajouta en s'adressant aux deux noirs:

– Dites à votre maître que nous quittons sa maison pour toujours… Mais ce n'est pas un adieu que nous lui laissons… Dites-lui qu'il nous reverra demain.

Il entraîna Roger à son tour, tandis que les deux nègres restaient là, sentinelles impassibles et muettes.

Deux heures s'écoulèrent.

La fatigue et l'ivresse avaient mis fin à la fête du nabab.

Il n'y avait plus personne dans le jardin où les châssis, ouverts, laissaient pénétrer l'air froid de la nuit.

Les valets avaient éteint lustres et girandoles.

Un silence profond régnait dans l'hôtel, naguère si bruyant.

Tout le monde dormait.

Tout le monde, excepté Cyprienne et Diane qui venaient de rentrer dans la chambre aux costumes.

Diane ferma la fenêtre du jardin et choisit, parmi les vêtements pendus à la boiserie, un costume complet de cavalier fashionable.

Cyprienne l'imita.

Elles entamèrent toutes deux, avec une gracieuse gaucherie, l'œuvre difficile de se vêtir en hommes.

Évidemment, ce n'était point pur caprice, et il y avait sous jeu quelque expédition importante, car vous eussiez retrouvé, sur leurs jolis visages, cette vaillance gaie qui les faisait sourire autrefois, à Penhoël, quand l'heure venait de livrer bataille.

C'étaient de bons petits soldats, joyeux au feu et s'enivrant volontiers à l'odeur de la poudre!

– Comme c'est dur, ce vilain cuir! disait Cyprienne en essayant sa seconde paire de bottes; vous verrez que je n'en trouverai pas d'assez petites pour mon pied!..

– Jeune homme, répliqua Diane gravement, vous êtes un fat!

Et Cyprienne de rire de tout son cœur.

Les bottes mises, on passa le pantalon, coupé pour une femme, mais dont la taille n'était pas encore assez fine. Dieu sait qu'on eut toutes les peines du monde à disposer le nœud de la cravate!

 

Diane voulait la rosette classique; Cyprienne aimait mieux les deux pointes à la diable.

On se disputa presque.

Puis vint le gilet à châle, et la fine redingote collante.

La toilette était achevée. Elles se regardèrent en riant comme des folles, puis Diane prit un air sérieux.

– Ma pauvre Cyprienne… dit-elle; tu es dix fois trop jolie pour un garçon!

– Jolie toi-même!.. s'écria Cyprienne; tu es jalouse!.. et tu ne veux pas me dire que je suis bel homme!..

Diane la prit par la main et l'amena devant une glace. La glace, interrogée, leur renvoya les deux plus mignonnes figures d'enfants que l'on puisse imaginer.

Elles secouèrent la tête avec découragement.

– Ça rajeunit de cinq ans!.. dit Cyprienne; nous sommes encore au collége.

– Avons-nous fait notre première communion?.. demanda Diane.

Puis, au beau milieu de leur gaieté, elles poussèrent ensemble un gros soupir.

– Mon Dieu!.. murmura Cyprienne, comment faire pour être laide?

Diane baisa les beaux cheveux châtains dont les boucles ondoyaient autour de sa tête nue.

– Voilà l'impossible!.. dit-elle; mais on n'a pas besoin d'être laid pour faire le garçon.

– Je crois bien!.. s'écria Cyprienne; Roger était si beau!..

– Avant de courir après les jolies blondes…

– C'est comme Étienne, alors qu'il n'aimait pas les belles brunes…

Elles perdirent leur sourire, repentantes toutes deux d'avoir prononcé ces paroles qui ressemblaient à de la raillerie.

– C'est moi qui ai commencé, ma petite sœur… dit timidement Diane.

– Et moi, je suis une méchante, dit Cyprienne, car je sais bien qu'il t'aime!.. Mais Roger… oh! Roger! il me payera les larmes que j'ai versées, cette nuit, sous mon masque!

Diane l'attira contre son cœur.

– Je demande son pardon, murmura-t-elle. C'est un enfant comme toi… et je suis sûre qu'il est bien triste maintenant.

– Une idée!.. s'écria Cyprienne; puisqu'il nous faut être hommes pendant une heure, tâchons de leur ressembler.

– A qui?

– Toi au grave M. Étienne… moi à cet étourdi de Roger… Voyons, mets-toi là!.. Étienne a de grands yeux pensifs comme les tiens… Fais son sourire rêveur et sa tête penchée… C'est cela, ma foi, c'est cela!.. Bravo! M. Étienne!

Et la folle faisait de grands saluts.

– A mon tour, maintenant! reprit-elle. Je vous représente M. Roger de Launoy, avec son air fanfaron et son regard espiègle.

– Bravo!.. dit Diane à son tour; il ne te manque qu'un peu de moustache…

– Oh! si peu!..

– Quelques pouces de plus…

– Je marcherai sur la pointe des pieds.

– Et quelques jolies boucles de moins autour de cette tête sans cervelle!

Cyprienne s'élança vers un guéridon, où elle prit une paire de ciseaux; puis, saisissant à pleines mains les masses soyeuses de sa chevelure, elle se mit à tailler sans miséricorde.

Diane poussa un cri et voulut l'arrêter, mais il n'était plus temps. Les mèches, tranchées d'une main ferme, inondaient déjà le parquet.

– Oh! petite sœur!.. dit Diane; tes beaux cheveux que j'aimais tant!

– Moi aussi je les aimais beaucoup… mais ils repousseront… Et puis ne me plains pas trop, reprit-elle en introduisant les ciseaux impitoyables dans la magnifique chevelure de Diane; je vais te mettre à mon régime… Titus générale!

Les ciseaux abattaient, abattaient. Il y avait sur le parquet de quoi faire trois perruques à la Louis XIV.

Les deux enfants riaient en se dépouillant de cette riche parure.

Quand la dernière boucle fut tombée, elles interrogèrent de nouveau la glace qui, cette fois, leur rendit deux minois vifs, espiègles, mutins, deux vraies figures de pages.

Elles sautèrent de joie.

– Un peu de moustache maintenant, si tu veux!.. dit Cyprienne; j'en ai vu de toutes les couleurs dans la toilette.

Elle ouvrit un tiroir, et une ligne brune trancha sur le satin de sa lèvre.

Diane ne recula pas devant ce dernier détail. La métamorphose était complète.

Restaient encore pourtant quelques accessoires.

Elles choisirent, par exemple, entre les armes mignonnes disposées sur une étagère, chacune deux petits pistolets qu'elles cachèrent sous leurs redingotes.

Elles bourrèrent leurs poches des louis d'or contenus dans les bourses du nabab, puis elles se dirigèrent vers la porte, coiffées de chapeaux ronds et la badine à la main.

Avant de sortir, leurs doigts, gantés de frais, envoyèrent un double baiser à Montalt endormi.

La porte s'ouvrit.

Les deux noirs, qui veillaient toujours en dehors, les regardèrent avec surprise, et firent mine d'abord de s'opposer à leur passage.

– Milord ne vous a-t-il pas ordonné d'obéir à toutes nos volontés? prononça Diane d'un ton impérieux.

Séid hésita, puis s'inclina en signe de soumission.

– Eh bien! reprit Diane, je vous ordonne, moi, de faire atteler sur-le-champ une voiture… nous voulons aller nous promener.

– A cette heure de la nuit?.. murmura le noir.

– C'est notre volonté!.. dit Diane.

Le noir s'inclina encore, et s'éloigna pour obéir.

XV
LE PRISONNIER

Madame la marquise d'Urgel habitait le deuxième étage d'une maison de décente apparence, située rue Sainte-Marguerite, juste en face de la prison militaire.

C'était, suivant l'opinion des gens du quartier, une veuve dans une position de fortune aisée, mais qui ne répondait pas tout à fait au fracas de son grand nom. Elle avait cependant un appartement fort digne, une toilette toujours recherchée et une voiture.

Elle ne sortait guère, sinon pour accomplir ses dévotions, comme une Castillane de bon sang, et aussi, le soir, parfois, à l'heure où s'ouvrent les salons du grand monde. Mais, comme elle ne recevait jamais personne, on ne supposait point qu'elle pût être fort répandue.

Tout le monde s'accordait à convenir que c'était une des plus belles femmes de Paris.

Sa nièce, jolie personne de seize à dix-sept ans, à la figure douce et souffrante, vivait encore bien plus retirée. C'est à peine si on l'avait vue sortir deux ou trois fois, jamais à pied.

Dans les rares occasions où la marquise l'emmenait ainsi avec elle, les stores de la voiture étaient soigneusement baissés.

Mais il n'y avait point là de mystère, c'était tout bonnement la santé faible de la jeune fille qui nécessitait ces précautions.

On disait, en effet, que la pauvre enfant se mourait d'une maladie de langueur.

C'était Blanche de Penhoël qui passait ainsi pour la nièce de la marquise.

Blanche était dans cette maison depuis un mois. Avec les quelques semaines passées à l'hôtel des Quatre Parties du monde, cela faisait deux grands mois depuis son départ du manoir, et pourtant elle gardait toujours la pensée qu'on allait la rendre à sa mère. Ces caractères faibles et crédules sont lents à désespérer.

Lola, cœur froid dans un corps de feu, n'était, à proprement parler, ni méchante ni bonne. L'indifférence qu'elle apportait à tout lui avait fait commettre en sa vie bien des actions coupables, mais l'initiative du mal n'était point en elle.

Elle traitait Blanche avec assez de douceur.

Ce n'était peut-être point pitié. Nous l'avons vue poursuivre tranquillement la ruine d'un homme qui l'adorait, cela sans y mettre la moindre passion, et comme elle eût accompli la tâche la plus simple. Le sens moral lui manquait; nulle voix ne parlait au fond de sa conscience.

Ces natures, en quelque sorte négatives, pullulent autour de nous. Seulement, comme un rien peut rompre l'inerte équilibre qui les retient entre le bien et le mal, le moindre enseignement suffit à les parquer dans le troupeau des gens ordinaires, qui n'enfreignent aucune loi essentielle et vivent suivant l'ornière de tout le monde.

Ce sont alors d'honnêtes gens négatifs, passifs pour mieux dire, inutiles par eux-mêmes, sans individualité, sans valeur propre, faisant uniquement nombre et constituant partout l'immense majorité.

Mais le moindre enseignement pervers ou même l'absence de tout enseignement, car la faiblesse humaine a sa pente vers le mal, peut les jeter pour toujours dans une autre voie.

Ce sont alors des instruments de vice ou de crime, passifs encore, mais terribles, à cause de cela même souvent.

Du reste, Blanche voyait Lola tout au plus une fois par jour. La prétendue marquise lui disait alors quelques mots de sa mère, qui était toujours sur le point d'arriver pour l'emmener avec elle en Bretagne.

Blanche n'avait pas l'idée du mensonge. On avait beau la tromper, elle ne se fatiguait point de croire.

Il y avait chez la marquise une femme de chambre de vertu douteuse, mais bonne fille au fond, et d'un caractère serviable, qui avait pris l'Ange en affection.

La pauvre enfant était si douce et si éloignée de la plainte. Thérèse, la femme de chambre, lui tenait compagnie, la soignait et la consolait.

Mais Thérèse avait deux ou trois soupirants parmi la jeunesse studieuse du carrefour Bussy: Blanche restait bien souvent seule, et alors de vagues tristesses venaient l'accabler.

Elle se souvenait de Penhoël, où son enfance s'était écoulée parmi les caresses. Mon Dieu! que de bonheur, et comme on l'adorait! Elle croyait voir la vénérable et belle figure de l'oncle Jean qui lui souriait comme autrefois.

A son réveil, quand ses yeux s'ouvraient, elle cherchait le doux regard de sa mère.

Et Diane, et Cyprienne, ses cousines chéries, si complaisantes, si bonnes, si promptes à deviner ses moindres caprices!

En retournant au manoir, quand on allait venir la chercher, elle retrouverait l'oncle Jean et sa mère; mais Diane et Cyprienne étaient mortes…

Elles, si jolies, si pleines de santé, de force, de jeunesse! Elles, dont la pauvre Blanche avait envié si souvent la gaieté insouciante et heureuse!

Elles ne seraient plus là. Dieu les avait reprises. Et Blanche pleurait en songeant qu'elle irait s'agenouiller, entre leurs pauvres tombes, derrière l'église de Glénac…

Et Vincent, le retrouverait-elle au manoir? Elle ne se rendait point compte de cela, mais, parmi les souvenirs qui visitaient sa solitude, celui de Vincent était le plus assidu.

Elle songeait à lui presque autant qu'à sa mère.

Le malheur enseigne. Là-bas, au milieu du repos tranquille de Penhoël, l'enfant eût tardé longtemps encore peut-être à devenir femme; mais dans cette chambre solitaire, où ses jours s'écoulaient si tristes, son cœur travaillait à son insu.

Elle aimait, non plus de cette amitié douce du premier âge; elle aimait d'amour…

Chaque fois que sa pensée se tournait vers l'avenir, Vincent était là toujours, partageant la joie comme la peine.

Il ne lui semblait pas possible que Vincent pût lui manquer jamais. A cet égard, elle ne se faisait nulle question. Il était là, le compagnon naturel de sa destinée.

Pauvre Vincent! Il y avait maintenant huit grands mois que son départ de Penhoël avait arraché à la jeune fille quelques larmes distraites. Qu'était-il devenu? Pendant ce long espace de temps, point de nouvelles! S'il lui était arrivé malheur!..

A cette pensée, Blanche avait froid au cœur. Tout ce qui lui restait de courage l'abandonnait. L'avenir se voilait pour elle.

Car les choses avaient bien changé pendant ces huit mois, et l'amour était venu durant l'absence.

Mais ce n'était pas seulement la pensée des amis dont elle était séparée qui chargeait de tristesse le pâle front de l'Ange de Penhoël.

Il y avait en elle une inquiétude confuse qui prenait sa source dans la souffrance physique. Le mal qui pesait sur elle n'avait point de nom pour son ignorance. Elle ne savait pas; mais elle était femme, et parfois il se faisait en son esprit une vague lumière.

Quand son flanc tressaillait, quand elle sentait au dedans d'elle un mystérieux frémissement, l'instinct que Dieu met au cœur de toute mère faisait effort pour se révéler.

Parfois Blanche à genoux, brisée de douleur, priait Dieu de la débarrasser d'une pensée qui était un blasphème.

C'est qu'elle se comparait alors, la pauvre fille, malgré l'effort de son cœur pieux, à la sainte Vierge Marie…

Il va sans dire que Lola, Thérèse et même nos trois gentilshommes avaient découvert depuis longtemps son état. Madame en avait donné, du reste, la première idée à Robert, dans la conversation qu'ils avaient eue ensemble, pendant le bal de la Saint-Louis, sous la Tour du Cadet.

Robert avait été plus loin. Il savait à peu près à quoi s'en tenir sur les étranges circonstances de cette grossesse.

Et comme il était homme à profiter de tout, il avait fait entrer l'ignorance de la jeune mère dans les calculs de sa partie.

 

Ce n'était point chez lui une foi bien arrêtée, parce que cette croyance romanesque sortait tout à fait de son caractère.

Mais l'innocence de Blanche était si manifeste, si radieuse, en quelque sorte, que Robert doutait.

Cela suffisait.

Il s'était dit:

«Si véritablement la petite est vierge de cœur et victime de quelque diablerie, je joue le rôle du diable et me pose en chevalier généreux qui répare noblement sa faute… Corbleu! je reconnais mon enfant, et je deviens le modèle des pères!.. Si, au contraire, la petite a caché son jeu, au sortir de la coque elles sont toutes des comédiennes consommées! – si elle s'est passé là-bas, à Penhoël, la fantaisie d'avoir un amant… eh bien! je suis de plus en plus généreux… j'endosse la faute du coupable… Je donne à la candide créature qui va naître, n'importe lequel de mes illustres noms… j'épouse… et je reçois sur mon habit de noce les larmes de joie de toute une famille attendrie… Toujours en supposant que l'oncle d'Amérique nous fasse l'amitié de revenir… car, s'il reste en chemin, il est bien entendu que ce fade roman ne me regarde pas!»

Robert avait agi en conséquence de ce raisonnement, et nous savons que Lola suivait ses ordres à la lettre.

De sorte que l'Ange gardait son ignorance. Personne ne lui avait jamais donné de leçons.

Mais, si discret que l'on puisse être, les faits parlent, et près de l'évidence les moindres indices ont leur signification éloquente.

Lola ne pouvait toujours retenir ses regards, et les yeux de Thérèse disaient bien des choses en se fixant toujours sur la taille épaissie de la jeune fille.

Pour que Blanche continuât de repousser les soupçons vagues qui l'obsédaient, il fallait l'appui de sa conscience virginale et la pureté limpide de ses souvenirs.

La chambre qu'elle habitait dans la maison de la marquise donnait sur le devant, car on ne la traitait point en prisonnière, et son angélique douceur rendait toute précaution superflue.

Eût-on voulu prendre des précautions, sa chambre n'aurait point été encore mal choisie. De l'autre côté de la rue, il n'y avait, en effet, aucune fenêtre d'où les regards indiscrets pussent épier la solitude de la jeune fille.

Du moins, telle était l'apparence, puisque la croisée de Blanche regardait cet espace vide qui se trouve derrière la porte latérale de la prison militaire.

De l'intérieur de sa chambre, elle voyait seulement les derrières de la rue de l'Abbaye et le profil de la façade intérieure de la prison, c'est-à-dire quelques barreaux de fer, faisant saillie hors de l'épaisse muraille.

Mais, à cause de cette position même, si elle ne pouvait rien voir, elle pouvait être vue.

Et, de fait, derrière une de ces croisées, que défendait un solide grillage, il y avait un prisonnier dont les yeux restaient fixés sur elle durant une grande partie du jour.

Une ou deux fois, Blanche l'avait entrevu aux rares instants où le soleil, pénétrant dans la ruelle intérieure de la prison, éclairait d'aplomb son visage. Mais elle n'avait pu distinguer ses traits, parce qu'il y avait les barreaux de fer entre le prisonnier et son regard.

D'ailleurs, elle n'avait point l'esprit assez libre pour se donner à une curiosité vaine.

Comme son âme était bonne, elle priait parfois pour le pauvre prisonnier. C'était tout.

Le prisonnier, au contraire, s'occupait d'elle sans cesse.

Il avait en sa possession la lame d'un couteau qui, ébréchée, lui servait à limer ses barreaux. Toutes les heures de sa nuit se passaient à ce patient travail; mais dès que s'ouvrait la croisée de Blanche, il ne travaillait plus, sa tête s'avançait, avide, et il semblait que son âme s'élançait vers la jeune fille.

Durant des heures entières, il restait en contemplation devant elle, et parfois, lorsque le front de Blanche s'appuyait, plus triste, sur sa main, des larmes venaient aux yeux du pauvre prisonnier.

Bien souvent, il avait essayé d'attirer l'attention de la jeune fille, soit en l'appelant par son nom, car il savait son nom, soit en agitant ses mains à travers les barreaux.

Mais sa voix s'était perdue parmi les chants rauques des autres captifs, et quant à ses signaux, Blanche ne les remarquait point, ignorant qu'ils lui fussent adressés.

Le prisonnier avait nom Vincent de Penhoël.

Dans cette maison, la pauvre Blanche se trouvait, à son insu, entourée de tous ceux qu'elle aimait.

Vincent, qu'appelaient ses larmes muettes, pouvait la voir pleurer; quelques pas, et deux ou trois murs la séparaient de sa mère qu'elle demandait à Dieu chaque jour dans son ardente prière.

Vincent était arrivé jusqu'à Paris, tantôt à pied, tantôt sur la charrette de quelque paysan voyageur, comme il avait pu, enfin.

De Redon jusqu'à Rennes, les traces des ravisseurs avaient été faciles à suivre. A Rennes, au bureau des diligences, il avait acquis la preuve que Blanche était maintenant sur la route de Paris.

Ceux qui l'emmenaient avaient, dès lors, changé de noms, et Vincent ne pouvait deviner en eux les anciens hôtes de Penhoël. Mais que lui importait?

Une fois acquise la certitude que Blanche était à Paris, Vincent ne calcula plus ni ses moyens ni ses forces. Il s'élança sur la route, comme s'il eût espéré joindre la voiture, qui avait sur lui vingt-cinq lieues d'avance.

Il ne lui restait plus que bien peu de chose sur l'argent du nabab. Loin de pouvoir payer sa place à la diligence, il n'avait pas même de quoi vivre durant le trajet.

Il ne songea point à cela.

Courir! courir! atteindre les infâmes qui lui enlevaient Blanche, voilà seulement ce qui l'occupait. Mais l'enthousiasme se lasse, et il y a près de cent lieues de Rennes jusqu'à Paris.

Plus d'une fois, pendant la route, Vincent fut obligé de mendier un gîte et un morceau de pain.

Plus d'une fois, il s'arrêta, vaincu par le besoin ou par la fatigue.

La route s'allongeait devant lui à perte de vue, et des larmes lui venaient aux yeux.

Enfin il arriva! Oh! ce grand Paris ne l'effraya point. Dès les premiers pas il pensait rencontrer des indices. Il se disait: «Je parcourrai toutes les rues, j'entrerai dans toutes les maisons, je visiterai les moindres recoins!.. Je trouverai… je trouverai!..»

Il trouva le soir même, comme il dormait, épuisé de lassitude, sur un banc des boulevards, un fonctionnaire public, curieux par état, lequel interrompit son somme pour lui demander son nom et son adresse.

Le pauvre Vincent avait mis six jours pour venir de Rennes, six jours sous la pluie et la poussière. Il était fait à peu près comme notre Bibandier, à l'époque où ce noble baron n'était encore que général de uhlans dans les taillis de l'Ille-et-Vilaine. Il sentait son vagabond d'une lieue.

A la demande du fonctionnaire, il resta fort embarrassé: d'adresse, il n'en avait point, et sa désertion, après le malheureux duel de Madère, ne lui donnait pas grand courage à décliner ses nom et prénoms.

Comme il hésitait, le fonctionnaire public et curieux l'engagea poliment à le suivre. Vincent voulut fuir; ce fut sa perte. Le fonctionnaire se mit en communication avec quelques sergents de ville qui prenaient le frais là, par hasard, et le pauvre Vincent eut un gîte.

Il se trouvait que le rapport du commandant de la station de Madère était arrivé depuis peu au ministère de la marine. Les bureaux venaient d'achever leur travail, et la police avait des notes toutes fraîches.

Vincent essaya bien de mentir, mais c'était un métier nouveau pour lui; on le pressa; il se coupa. La prison de l'Abbaye lui ouvrit ses portes à deux battants, jusqu'au moment où un conseil de guerre, assemblé, déciderait de son sort.

Il était là sous les verrous depuis environ sept semaines.

Pendant la première moitié de ce laps de temps, un découragement lourd et accablant s'était emparé de lui. La pensée de Blanche perdue, de Blanche qu'il ne pouvait plus même essayer de secourir, le navrait. Il voulut se laisser mourir. Mais, un jour qu'il tentait d'entrevoir, à travers les barreaux de sa cellule, un petit coin de cette ville immense où Blanche souffrait peut-être abandonnée, la seule fenêtre qu'il pût apercevoir, de l'autre côté de la rue, s'ouvrit tout à coup, et deux femmes s'y montrèrent.

Il faillit tomber à la renverse, tant sa surprise fut profonde.

L'une de ces deux femmes était Lola, l'autre était Blanche.

Il poussa un grand cri de joie, et des larmes vinrent à ses yeux. Puis ses mains, crispées convulsivement, secouèrent les barreaux solides. Il voulait s'élancer. Il appelait: «Blanche! Blanche!..»