Le Vicomte de Béziers Vol. I

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III.

L’ESCLAVE.

La nuit commençait et les sommets des Pyrénées se perdaient dans les brumes qui s’élevaient à l’horizon, lorsque Roger arriva à la poterne. Deux chevaux étaient préparés, non point bardés de fer et le frontail en tête comme pour une bataille, mais tous deux avec une étroite couverte en fourrure de renard, retenue par une seule sangle sans étriers ni caparaçons. Un filet suffisait à les gouverner. Tous deux de taille moyenne, tous deux de pure race arabe ; l’un noir et luisant comme le plumage d’un corbeau ; l’autre de ce bai brun ondulé comme l’écorce des châtaignes mûres. À l’approche de Roger les chevaux pointèrent leurs courtes oreilles, et le beau coursier noir hennit à diverses fois en relevant la tête et en piétinant.

— Bien, Algibeck, dit Roger en le flattant, tu es beau mon cheval ; alerte ! cette nuit nous allons voir Catherine.

Et il sauta sur le noble animal, qui partit comme un trait ; et Roger, calmant sa fougueuse rapidité, se penchait jusque sur son cou ; et, passant ses mains dans ses longs crins, comme s’il caressait un enfant, il l’apaisait et lui parlait tout bas.

— Doucement, mon beau cheval, lui disait-il, la route est longue, et si tu pars ainsi tu épuiseras ton haleine. Nous n’allons pas seulement aujourd’hui à l’abbaye de Saint-Hilaire boire le vin des religieux, au milieu des danses et des chansons des jongleurs ; nous n’allons pas non plus chez les recluses de Campendu, où les mains blanches des plus belles filles du Razez te donnent l’avoine et te préparent un lit de fougère. Je n’ai plus désir ni de leurs voix célestes, ni de leurs baisers d’amour ; ces courses de quelques heures t’ont rendu impatient ; mais calme-toi, car nous ne verrons pas le but de notre voyage avant la nuit prochaine. Montpellier est loin d’ici ; et je ne veux pas que tu arrives sous les fenêtres de Catherine, haletant et fourbu. Je veux qu’elle te trouve beau aussi, noble Algibeck : doucement ! plus doucement encore.

Et le joyeux coursier volait en bondissant ; quelquefois il recourbait sa tête de côté comme s’il voulait mordre le bout du pied qui serrait ses flancs. Alors il caracolait ; il semblait agacer son cavalier ; il arrondissait son galop et ployait comme un cygne son cou noir et nerveux, puis il le relevait vivement comme un arc qui se détend, et s’élançant plus rapide, l’œil brûlant, les naseaux ouverts, il jetait au vent des flammèches d’écume et faisait siffler derrière lui les pierres du chemin qu’il broyait de ses pieds mordants. Ainsi coururent longtemps le cheval et son cavalier, comme deux compagnons qui se comprennent : le maître, quelquefois immobile et pensif sur la course unie et facile de son cheval, d’autres fois gai et souriant, tandis que le coursier hennissait, secouant sa crinière et fouettant l’air de sa queue ; tous les deux quelquefois tourmentant, l’un sa pensée par d’amères réflexions qui se combattaient dans son esprit, l’autre son galop qui devenait inégal et heurté.

Kaëb venait, suivant son maître de près. Cependant depuis qu’il était parti, sa marche était restée uniforme, et, bien que son cheval parût moins vigoureux que celui de Roger, sa rapidité patiente l’avait maintenu à une courte distance, sans que rien décelât en lui la moindre fatigue. La nuit était enfin tombée, et, soit crainte de surprise, soit toute autre raison, Kaëb peu à peu s’était rapproché de Roger, et bientôt il marcha tout à fait à ses côtés. Roger jeta un léger coup d’œil sur son esclave. Puis, après un moment de silence, il lui dit :

— Je n’ai pas été content de toi ce matin, Kaëb : à vingt ans on lance une flèche mieux que tu ne l’as fait.

— C’est que mes bracelets me gênent, répondit Kaëb en montrant ces signes de son esclavage.

— Fais-toi chrétien, et ils tomberont demain, reprit Roger.

— Votre pape écrivit la même chose que vous venez de me dire à Asser, calife de Bagdad : savez-vous ce que celui-ci lui répondit ? Je me ferai chrétien quand vous vous ferez mahométan.

— Reste donc ce que tu voudras, ajouta Roger avec insouciance, mais musulman ou chrétien, esclave ou libre, tâche de savoir mieux te servir d’un arc et d’une flèche.

— La flèche est une arme qui a l’œil et le vent pour guides, répondit froidement Kaëb ; le poignard est plus sûr, il ne quitte pas la main.

— Mais, ajouta Roger en faisant allusion à sa querelle avec Saissac, le nid du vautour est si élevé quelquefois que nul bras ne peut l’atteindre et que le vol d’une flèche y peut seul arriver.

— Les serpents de l’Afrique, reprit Kaëb toujours insensible, se nourrissent des œufs du condor qui bâtit son aire sur des pointes de roc où nulle flèche ne pourrait monter.

— Et comment y arrivent-ils ? répliqua Roger avec dédain.

— En rampant, répondit l’esclave.

À ce mot, Roger, par un mouvement instinctif, serra dans sa main son long bâton ferré avec lequel il jouait nonchalamment ; il regarda Kaëb, mais rien ne transpirait sur son visage des sentiments de son âme. C’était un masque immobile, un regard indifférent, une inexpression complète. Ils continuèrent leur route. Tout à coup, comme d’un commun accord, les chevaux ralentirent leur course ; celui de Kaëb aspira l’air avec force, et pointa ses oreilles. L’impatient Algibeck, lui-même, prit aussi un galop moins hardi, et, le nez au vent, il sembla flairer l’espace. Le vicomte se retourna vers Kaëb, qui ne laissa voir ni surprise, ni crainte ; seulement son œil plus ouvert et qui rayonnait d’un éclat singulier semblait vouloir percer l’obscurité.

— Il y a quelqu’un sur la route, dit le vicomte d’un ton d’interrogation et de menace à la fois.

— Oui, dit Kaëb, des hommes à cheval à coup sûr, car nos coursiers, d’abord intimidés, reprennent leur vol ; voyez comme ils s’étendent et se déploient : il y a quelque chaude cavale sur cette route.

Et en effet, les deux chevaux s’allongeaient rasant la terre comme des lévriers, côte à côte, déjà rivaux, essayant d’échanger une morsure, ruant dans leur galop et hennissant aux fades odeurs de la brise. Ils s’animèrent l’un l’autre, et, bien que Kaëb ne parût pas presser son coursier plus qu’il n’avait fait jusqu’à ce moment, sa marche devenait si rapide qu’elle dépassait quelquefois la course d’Algibeck. Un soupçon vint à l’esprit de Roger ; il savait combien d’ennemis sa fougueuse jeunesse lui avait attirés. L’un d’eux n’avait-il pas pu être averti par son esclave de ses projets de voyage nocturne ? une embûche ne pouvait-elle pas avoir été dressée sur son passage ? et Kaëb ne l’entraînait-il pas alors dans un piège adroitement préparé ? Le vicomte discutait avec lui-même ce qu’il devait résoudre ; car, quoique la conduite de Kaëb ne lui eût jamais donné lieu de croire à une trahison de sa part, cependant son caractère taciturne pouvait cacher une profonde astuce aussi bien qu’un complet dévouement. La rapidité de la course de Kaëb s’augmentait encore, et Roger s’apprêtait à l’arrêter lorsqu’une bouffée de vent leur apporta le bruit lointain d’un hennissement, et soudain le cheval de l’esclave, bondissant deux fois sur lui-même, s’arrêta immobile et comme si ses pieds s’étaient fichés en terre. Roger retint Algibeck, et l’Africain, se tournant alors vers son maître, lui dit :

— Roger, mon maître, ceci est l’heure de la vie ou de la mort pour moi. Pour toi, c’est l’heure de faire de Kaëb un malheureux qui brisera sa chaîne, fût-elle d’acier ; dût-il le faire avec son poignard ; aujourd’hui ou demain ; dans sa poitrine ou dans la tienne. C’est l’heure aussi de faire de Kaëb un esclave avec un cœur de chien et les ongles d’un tigre, un esclave qui te prêtera son corps pour marchepied, qui t’obéira comme ta main t’obéit, qui frappera comme ta main peut frapper sans réflexion ni révolte. Cet esclave sera un bras de plus à ton corps ; un bras qui descendra ou montera où le vicomte Roger ne peut peut-être ni monter ni descendre. Ce sera un œil qui verra tout, une oreille qui entendra tout, une bouche qui dira tout. Ce sera tout un homme qui n’a au cœur ni crainte superstitieuse qui fasse plier ses genoux ou son poignard devant l’anathème d’un prêtre chrétien, ni fol orgueil qui l’empêche de se coucher à terre pour attendre ses ennemis dans l’ombre. Choisis entre ces deux hommes.

— Je ne crains pas le premier, et n’ai pas besoin du second, répondit hautainement Roger ; mais tu m’as menacé, esclave, et tu seras puni : tourne la bride de ton cheval et rentre à Carcassonne.

Pour la première fois depuis un an que Kaëb appartenait à Roger, l’obéissance ne fut pas aussi rapide que le commandement. Roger était presque sans armes, et Kaëb avait gardé son sabre courbé et son poignard de Damas ; le vicomte reprit tout à coup ses soupçons.

— M’as-tu entendu, esclave ? s’écria-t-il avec colère.

— Je t’ai entendu, maître, répondit Kaëb avec résolution ; mais toi, tu ne m’as pas entendu. Vois cette route, chasse-moi devant toi du côté où nous allons, au lieu de me faire retourner en arrière, et tu auras l’esclave fidèle ; tu auras le cœur, le bras et la vie d’un homme, plus à toi que ton bras, que ton cœur, que ta propre vie ; car tu pourras les jeter à qui tu voudras, à un crime et à un bourreau. Mais si tu me fais retourner en arrière, alors, Roger, ce sera le serpent que tu auras dans ta main.

— Encore une menace, répliqua le vicomte avec emportement, retourne !

Et comme Kaëb n’obéit pas, un coup du lourd bâton de Roger tomba sur la main gauche qui tenait la bride, et la main brisée laissa pendre la bride sur la crinière du cheval. Nul cri ne s’échappa de la poitrine de Kaëb à cette douleur : on eût même dit qu’il n’avait pas été atteint ; car, la tête tournée vers l’horizon, il semblait écouter. Une rafale de vent leur apporta encore le même bruit, le même hennissement, mais plus lointain et comme plaintif. Kaëb ramena ses regards sur son maître, et soulevant son poignet qui pendait inerte et brisé, il lui dit doucement :

 

— Eh ! maintenant encore, accepte, Roger, accepte.

— Des conditions de mon esclave ! reprit le vicomte, aucune.

— Alors, dit Kaëb, tue-moi tout de suite, car je ne retournerai pas. Sens-tu cette haleine de vent qui m’apportait la vie que tu vas m’ôter, laisse-moi la respirer un moment.

Et le bruit lointain arriva encore une fois ; mais si effacé qu’il troubla à peine le profond silence de la nuit. Kaëb tressaillit.

— Oh ! maître, dit-il en sanglotant et en montrant la route ; là-bas, là-bas !

Roger, étonné de cette obstination, ne put s’empêcher de lui dire :

— Mais nous y courions tous les deux.

— Mais il faut que j’arrive seul, dit l’esclave, seul à l’endroit d’où part ce bruit. Retardez d’une heure votre course, d’une demi-heure seulement, et cet instant vous aura valu une longue vie de dévouement.

— Mais pourquoi ? demanda Roger en qui la curiosité faisait place à la colère.

— Parce que, répondit Kaëb… Et comme il allait continuer, une nouvelle ondée de vent souleva les cheveux de Roger ; mais muette et sans rien apporter avec elle, ni bruit pour Roger, ni espérance, ni joie pour Kaëb ; il baissa tristement la tête, et tournant son cheval du côté de Carcassonne, il dit à voix basse :

— Ah ! ma vie s’en va, ma vie s’est en allée.

Roger le regardait s’éloigner, lorsque Kaëb se redressa soudain, et revint près de son maître ; puis, avec une inexprimable prière dans le regard, dans la voix, dans le geste, il lui dit en lui tendant sa main droite :

— Maître, casse-moi encore ce bras et laisse-moi partir.

— Kaëb, lui dit son maître, vaincu par cette singulière et sombre résolution, pars donc ; tu vas à un amour ou à une vengeance ; car on ne marche pas si obstinément à une trahison. Mais je te veux rendre le temps que je t’ai ravi. Prends cette écharpe de lin, enveloppe ton bras et monte mon bel Algibeck qui te portera comme le vent.

— Roger, lui répondit Kaëb avec un regard de joie, garde ton cheval et ton écharpe, tu m’as donné tout ce que je voulais de toi, et pour ce que tu m’as donné, je t’appartiens désormais, car c’est moi qui me donne à toi maintenant. Regarde donc ce que tu as acheté pour un mot ; car tu ne connaissais ni Kaëb ni son coursier.

Aussitôt, de sa main droite, il descendit jusqu’à son poignet le bracelet d’or qui entourait son bras gauche, et, le serrant violemment dans ses dents, il l’aplatit et le rendit assez étroit pour maintenir la fracture, puis, s’inclinant sur le garrot de son cheval, il le fit partir avec une rapidité dont nulle expression ne peut donner l’idée.

Algibeck surpris de ce départ s’élança à son tour, et tandis que Roger s’occupait à le calmer et à le retenir, Kaëb disparut, et bientôt après le bruit de son galop ardent diminua rapidement, et s’éteignit tout à fait dans le silence de la nuit.

IV.

LE LOUP.

Lorsque Roger se fut ainsi séparé de son esclave, il ralentit sa marche et se laissa peu à peu gagner par des réflexions sérieuses. D’abord il avait essayé, pour amuser sa route, de chanter ou de siffler tous les airs des rimes qu’il savait. Puis il avait joué avec son bâton ferré, tantôt en le faisant voler autour de lui ainsi qu’eût pu le faire le plus habile montagnard, ou en le lançant en l’air et en le rattrapant malgré l’obscurité comme les bateleurs basques. Mais il s’était bientôt ennuyé de ces deux occupations, et par un de ces caprices si ordinaires à l’homme, il arriva que son esclave, auquel il n’eût peut-être pas dit un mot ni demandé un service durant tout le reste de la route, lui fit faute et qu’il se repentit d’avoir été assez indulgent pour le laisser partir. Puis une fois sur le chapitre de sa propre indulgence, il se trouva trop bon ; il se reprocha de n’avoir pas fait arrêter Saissac, s’accusa en lui-même d’avoir laissé à Peillon la langue qui avait insulté la mémoire de sa mère, et la résistance d’Arnaud lui parut mériter une punition éclatante. Toutefois ce concours de volontés qui s’étaient opposées à la sienne, ces deux amis que lui avait légués la tendresse d’Adélaïde et qui semblaient acquitter en sollicitude et en dévouement pour le fils une dette de bonheur contractée avec la mère ; ces deux rivaux qui avaient étouffé pour lui une vieille haine d’amour et qui se trouvaient réunis dans leur résistance ; l’insolente répartie de l’argentier, et jusqu’à la facilité de Lombard ; toutes ces circonstances revinrent à l’esprit du vicomte : il se sentit convaincu qu’il faisait mal sans pouvoir d’abord s’en rendre compte, et comme il n’était plus face à face de ces observations qu’il avait si hautainement repoussées, il se laissa aller à les discuter du moment que ce n’était que lui-même qui se les faisait.

Et nous, comme le diable de Lesage, enlevons à la pensée son toit sous lequel elle se déshabille et se met toute nue, cachée qu’elle croit être aux regards, et, comme lui, plongeons dans les secrets de l’intérieur, si singuliers et si invraisemblables quelquefois. Or c’était une curieuse étude que celle de la tête de Roger ; c’était une âme et un esprit ardents et vastes qui s’y disputaient et qui avaient à l’ordre de leur victoire un bras de fer et un corps infatigable et brave. Et c’est ce que vous allez lire que le vicomte et Roger se disaient l’un à l’autre en chevauchant tout seul.

— Or, commençait le vicomte, l’hérésie gagne tous les habitants de la province, l’Albigeois est infecté de Vaudois ; et moi, le plus faible souverain de ce pays, je leur offre asile et protection, en désobéissance des bulles du pape et des canons des saints conciles. N’oublions pas que je n’ai pour voisins que des hommes sans courage ni résolution qui m’abandonneront à la première attaque sérieuse, et qui me jetteront, moi, faible en territoire et en chevaliers, à la merci de la colère de Rome.

— Mais, répondait Roger, si je permets aux hérétiques d’entrer et de trouver sûreté dans nos villes, du moins suis-je bon chrétien, et si la guerre me menace, quelle lance voudra jouter contre ma lance, quelle épée se croiser avec la mienne ? Mon oncle Raymond me vendrait pour une labourée de terre, mais c’est un lâche que je ferai trembler en le regardant ; d’ailleurs n’est-il pas responsable de l’assassinat de Pierre de Castelnau, légat du Saint Père ? n’est-ce pas un de ses hommes qui l’a frappé ? et l’excommunication que lui a lancée Rome pour ce fait ne le jette-t-elle pas dans mes mains ? Mon beau-frère d’Aragon est un brave soldat, mais c’est un libertin que je mènerai par la souquenille de la première jolie ribaude que je lui donnerai. Aimery de Lara et son comté de Narbonne sont entre mes deux griffes de Carcassonne et de Béziers : que je serre la main et je l’écrase. Le comte de Foix est le plus enragé hérétique de la Provence et mon premier appel le trouvera fidèle à sa cause.

— Mais, reprenait le vicomte, l’Église gémit et se plaint des progrès de l’hérésie ; voici venir Milon, légat du pape, qui menace et qui promet de faire de l’Albigeois une nouvelle Ninive. La croisade contre les Albigeois se prêche en France comme s’il s’agissait de Sarrasins ; on a déjà semé la discorde entre les seigneurs du pays ; les prêtres qui ont voulu garder leur indépendance ont été dépouillés de leurs sièges, par les commissaires de Rome ; et les nouveaux choix qu’on a faits attestent un esprit de conspiration contre la noblesse du pays. Ainsi ils ont chassé de Toulouse le vénérable Raymond de Rabastens dont l’indulgence était le seul crime, lui, l’exemple de toutes les vertus patriarcales ; et ils ont mis à sa place ce misérable Foulques qui suscite à Raymond de Toulouse des querelles avec ses bourgeois, qui sème la division entre les châtelains qui relèvent de lui, qui l’affaiblit dans son autorité par les intrigues les plus impudentes, mais qui a pour excuse aux yeux du pape d’être sans pitié pour les hérétiques, car il donnerait son bras pour en faire un brandon à allumer leur bûcher. N’ont-ils pas aussi maintenu, malgré les censures des conciles de la province, l’abbé de Maguelonne qui enlève les plus belles filles de ses domaines et les cache dans les cellules de ses moines. Et quoiqu’il frappe de la monnaie au coin de l’Antéchrist Mahom, dans laquelle il met un tiers de cuivre disant que c’est œuvre chrétienne que de voler les infidèles, ne l’ont-ils pas confirmé parce qu’il fait chasser les hérétiques à épieux et à chiens comme des bêtes fauves ? Chacun des évêques du pays ne marche-t-il pas ardemment, sous l’impulsion de Rome, à usurper les droits des seigneurs, les uns par la force, les autres par la ruse ? Toutes les abbayes, au lieu d’être gouvernées par des prévôts nommés par les suzerains, n’ont-elles pas pris ou acheté le droit d’avoir des abbés et de les élire elles-mêmes ? Et toi, vicomte, n’as-tu pas fait une faute encore aujourd’hui ? et parce que tu as fait payer ta justice à Béranger, ne l’as-tu pas moins perdue ? et tes hommes ne s’accoutumeront-ils pas peut-être à voir leur seigneur là où ils trouveront leur juge ?

— Oh ! non, répondit Roger, les choix mêmes des légats perdront la cause qu’ils veulent défendre. On ne croira point à la religion qui veut triompher par le mensonge, à l’humanité qui ne prêche que bûchers, à la vertu qui n’a d’autres défenseurs que la dissolution et le vice. J’éclairerai Raymond, et Foulques n’est qu’un faquin dont je sifflerai les sermons ; quant aux abbés, ils pensent plus à boire et à se goberger qu’à toute autre chose ; et celui de Belbonne, dont on nous fait tant de peur, applique toute son activité à établir une ligne d’hommes à cheval qui se rejoignent les uns les autres, et qui lui apportent du poisson frais de la côte de Narbonne et de celle de Bordeaux, pour servir le même jour sur sa table un grand saumon du grand Océan et une belle dorade de la Méditerranée. Allons ! la première fois que j’irai à Toulouse je pousserai jusque chez lui, et j’irai lui demander à souper. Pour mon évêque, Béranger, s’il s’avise d’être trop juste pour mes hommes libres, je ferai fondre ses vases d’or pour lui racheter mes droits et je lui mettrai le manche de mon poignard dans la gorge pour l’empêcher de crier ; ou s’il crie encore, va pour la lame.

— Mais, reprenait le vicomte, un tel crime attirerait sur toi l’anathème de toute l’Église, et sur tous ceux qui te prêteraient assistance ; tu n’aurais plus ni chevaliers, ni serfs même pour dénouer tes éperons. Et puis le pays est épuisé de tailles, de quêtes, et de toutes sortes d’impôts ; les routiers le ravagent, brûlent les récoltes, et arrachent les vignes, pendant que tu vas chantant et courant les pays en aventurier. Quel jaloux n’as-tu alarmé par tes amoureuses entreprises ? quel chevalier n’as-tu humilié de tes amères réflexions ? quel prêtre n’as-tu pas longuement moqué, et raillé jusqu’à te faire crier : assez ! par les plus impies ? quel ménagement as-tu gardé avec tes voisins, et combien en est-il dont tu as saccagé le pays parce qu’un de leurs chiens avait poursuivi un de leurs daims jusque sur tes terres, ou étranglé un de tes cerfs qui s’était réfugié sur les leurs ? Ton caprice a été ta loi, et la violence ton droit.

— J’ai été vainqueur ; et la victoire c’est la raison, reprit Roger.

— Mais, ajouta le vicomte, à mille signes certains, il est évident que l’orage approche. Des religieux, le bâton blanc à la main, parcourent la France, et excitent les habitants d’outre-Loire à se verser comme un torrent dans les belles plaines de l’Aquitaine et de la Provence : prends garde ; tu es le plus jeune, ils t’attaqueront le premier.

— Je suis le plus fort ; et ils s’adresseront mal, dit Roger.

— Si tu es le plus fort, ils s’adresseront bien ; car toi détruit, toute la chaîne seigneuriale s’échappera maille à maille, ville à ville, château à château. Penses-y.

— J’y ai pensé, répondit Roger, j’y ai pensé ; et la cour plénière de Montpellier étonnera certes ceux qui y viendront, et ceux qui ne s’en promettent que plaisir.

— Mais n’est-il pas trop tard, et ne vas-tu pas perdre des jours précieux ?

Et comme le vicomte avait raison, Roger, fatigué de la discussion, s’écria tout haut sans y faire attention :

— Demain, après-demain, ce sera assez tôt quand j’aurai dépensé mes beaux sols melgoriens, et que j’aurai revu Catherine.

Puis il pressa doucement Algibeck du talon, et la course recommença rapide et capricieuse.

 

Pendant cette longue dissertation du vicomte avec lui-même, la nuit s’était passée, et le matin nuançait l’horizon de pommelures empourprées : avec le jour le bruit s’éveillait, et les joyeux oiseaux commençaient leurs chants. Roger remarqua cependant que les champs étaient déserts. Quelques rares paysans dispersés dans la campagne tentaient le hasard d’une récolte, peut-être saccagée avant d’arriver à sa maturité, et presque assurément enlevée par les quêteurs des monastères et les hommes d’armes des châtelains, s’il advenait que les routiers l’épargnassent et ne la fissent point paître à leurs chevaux. Roger traversait alors une partie du comté de Narbonne, et il établissait une comparaison avantageuse pour ses domaines, car, malgré la négligente administration du vicomte, il avait cependant défendu ses hommes de quelques-unes des calamités qui dévoraient ce beau pays. Sa magnificence avait sans doute pressuré d’impôts les bourgeois et serfs de ses comtés ; il avait souvent jeté en fêtes et en banquets les sommes qu’il devait à la réparation des murailles de ses villes ; mais son esprit guerrier avait délivré le pays des dévastations des Aragonais et des malandrins, et sa haine contre le clergé avait réprimé les exactions des évêques.

Ainsi Roger avançait dans sa route et dans sa propre apologie, lorsque des cris lointains appelèrent son attention. Au milieu du long murmure qui bruissait au loin, on entendait s’élever de temps à autre la clameur d’alarme : au loup ! au loup ! Roger reconnut que c’était un de ces animaux lancé par des paysans qu’on poursuivait, et bientôt les aboiements des chiens, les sons du cornet à bec d’argent, lui apprirent que c’était une chasse en règle qui avait lieu. Il s’y précipita avec rapidité, et tout plein du désir d’abattre la bête féroce. Il courait joyeux de penser qu’il allait arriver sous son déguisement parmi de nobles dames et des chevaliers ; il se voyait inconnu au milieu de toute cette compagnie ; les seigneurs, irrités de ce qu’il leur avait enlevé leur proie, les dames souriant à sa bonne grâce, les valets et chasseurs l’épieu levé contre lui, et lui, Roger, après avoir rendu un sourire aux dames, jeté un regard insolent aux chevaliers et bâtonné quelques serfs, s’échappant sur son bon cheval Algibeck. Dans cet espoir, et regardant déjà ce qu’il avait rêvé comme accompli, il courait à faire siffler l’air autour de lui. À mesure qu’il avançait, les cris devenaient de plus en plus bruyants ; mais ils n’avaient pas cette ardeur sérieuse d’une chasse hardie ; et puis les chiens ne donnaient qu’à peine ; on entendait qu’ils avaient besoin d’être excités par le fouet ; et, en consultant l’allure de son cheval, il ne vit pas que, dans sa rapidité, elle eût rien de cette retenue que le meilleur coursier garde à l’odeur d’une bête fauve. Algibeck jouait en courant, sa tête ni son oreille n’étaient tendues et immobiles. Le vicomte soupçonna que ce pouvait être quelque jeu de serfs et d’enfants, et il reprit sa marche indolente. À peine avait-il fait ainsi quelques pas, que la chasse, qui d’abord semblait fuir devant lui, se rapprocha soudainement. Bientôt les cris : au loup… ! devinrent plus distincts, et il entendit qu’il s’y mêlait clairement des éclats de rire et des huées bruyantes ; les aboiements des chiens, quoique mous et inégaux, continuaient, et les cornets retentissaient de tout leur bruit criard et discordant. Dans ce moment, le vicomte se trouvait dans un chemin creux entre deux élévations couronnées d’arbres dont quelques-uns pendaient sur la route. Le bruit, les cris, les rires, se rapprochaient de plus en plus, et de temps à autre il s’y mêlait des lamentations d’une nature si singulière, que Roger s’arrêta tout court. Enfin sur la partie du bois qui s’élevait à sa droite, il entend crier les bruyères et se briser les halliers, et bientôt sur les branches d’un arbre presque horizontalement couché au-dessus de la route, il voit s’élancer un monstre énorme ayant la brune couleur d’un loup. Cet animal court avec légèreté jusqu’aux extrêmes branches de l’arbre, qui se plient et se brisent sous son poids, et il tombe lourdement aux pieds d’Algibeck, qui d’abord se cabre épouvanté, et qui presque aussitôt se rapproche et se penche sur le monstre en le flairant. À l’instant même, les valets armés de pieux arrivent, quelques chiens des plus animés se précipitent, et portent la dent sur l’animal haletant. Un cri de douleur atroce s’échappe de cette peau fauve et velue, c’est un cri d’homme ; un cri à briser l’âme d’un bourreau. D’un tour de son bâton ferré, Roger écarte les chiens et empêche les valets d’approcher.

— Holà, manant, lui crie un teneur de lesse, tu as frappé les chiens d’un noble homme ; commence par payer six deniers d’amende à moi son forestier, et laisse ce loup à la dent des mâtins, si tu ne veux qu’ils fassent de toi comme de lui.

— Si tu ne veux que je fasse de toi comme de tes chiens, repart le vicomte, réponds ; quel misérable, et quel infâme se disant libre et noble a pu te commander cette affreuse expédition ?

— Si tu veux le savoir, il te le dira bientôt lui-même, car il accourt en compagnie de sa noble et dame suzeraine ; mais comme il pourrait bien nous faire fouetter pour n’avoir pas fait selon ses ordres, va-t’en, à moins que nous ne lui montrions pour excuse deux peaux sanglantes au lieu d’une. Sus, mes chiens, sus au manant.

Roger fit tourner son bâton, Algibeck lança une preste ruade aux chiens qui venaient le flairer, et deux ou trois mâtins éclopés, hurlant à ameuter une contrée, allèrent se cacher derrière le forestier. Celui-ci et les valets qui arrivaient l’un après l’autre, indignés de l’audace du manant, brandirent leurs pieux contre lui ; mais Roger, les prévenant, adressa un coup de bâton si furieux sur la tête du forestier, que celui-ci, après être resté immobile un moment, ouvrit et ferma les yeux convulsivement deux ou trois fois, contracta ses bras, et tomba comme une lourde masse. Tous les autres serfs restèrent épouvantés. Cependant, à l’instigation de l’un d’eux qui paraissait plus hardi que les autres, ils allaient se précipiter sur Roger, lorsque les pas des chevaux retentirent dans un chemin qui aboutissait à la route, et bientôt quelques cavaliers débouchèrent à deux pas du vicomte.

Le malheureux que Roger venait de sauver avait profité du relâche qui lui était si soudainement arrivé pour essayer de s’échapper, et il s’était traîné à quelques pas de l’endroit où le vicomte tenait en respect chasseurs et chiens. À peine les cavaliers avaient-ils paru sur la route, que Roger descendit de cheval, et se tourna du côté du misérable gisant, qu’il chercha à secourir. Quelle fut sa surprise en reconnaissant sous ce bizarre accoutrement, tout recouvert de peaux de loup et avec une tête armée de dents énormes, le fameux Pierre Vidal, poète provençal ! Fou de poésie, et le plus souvent fou d’amour, il était célèbre par ses nombreuses extravagances ; et ses tentatives présomptueuses lui avaient valu plus d’une mésaventure. Roger comprit sur-le-champ quel avait pu être le crime de Vidal ; mais il ne devina pas qui avait pu inventer une si barbare punition d’une folie si connue. Pendant le peu de temps qui suffit à Roger pour cette découverte et ces réflexions, deux nouveaux personnages arrivèrent sur la route, et la voix d’un homme se fit entendre.

— Or, vous allez voir, noble dame, comme vos serviteurs savent punir ceux qui insultent par leurs désirs à l’austérité de votre vertu. Holà ! forestier apportez en hommage à votre maîtresse la patte de cet animal. C’est la main, noble dame, qui vous insulta en vous écrivant des vers d’amour qui parlaient d’espérance. Avec cette correction, le bout de langue qu’un Sicilien lui fit couper à Marseille pour avoir conté de longues histoires à sa femme, et l’oreille que lui arracha Beaudoin pour avoir écouté les doux propos de sa sœur ; je pense que la bête sera guérie de la poésie et de l’amour.

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