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Souvenirs d'une actrice (1/3)

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III

Le comte Jean Dubarry et le comte Guillaume Dubarry. – Madame Diot et madame Lemoine-Dubarry. – Leur entrevue avec le comte Guillaume. – La famille des Dubarry à Toulouse. – Leur train de vie. – Anecdotes.

Madame Lemoine-Dubarry est, avec Julie Talma, la personne avec laquelle mes relations ont été le plus intimes. Je dois donner aussi quelques, détails sur cette dame et sa famille.

Lorsque le comte Jean Dubarry, que l'on appelait le Roué, eut rêvé sa fortune et celle de sa famille en faisant épouser à son frère la maîtresse de Louis XV, il le fit venir d'une petite ville du Languedoc où il végétait ainsi que mademoiselle Chon, leur soeur. Toute la parenté accourut à Toulouse, et chacun prit une part plus ou moins grande à cette fortune inespérée. Le comte d'Argicourt fut le seul qui ne voulut rien lui devoir, aussi l'appelait-on dans sa famille le comte d'Argent-court. Il resta simple officier et n'en fut que plus estimé.

Mademoiselle Chon fut placée auprès de la favorite pour lui servir de guide. Elle avait de l'esprit d'intrigue, des manières distinguées, et ne ressemblait pas en cela au reste de la famille. Elle aurait bien voulu les faire adopter à son élève, du moins en public. Mais ses conseils furent peu suivis en ce point.

Le comte Guillaume, bonhomme tout rond, comme il le disait souvent lui-même[7], avait conservé l'accent du pays dans toute sa pureté. On sait qu'après son mariage il dut quitter Paris. Il eut cependant la liberté d'y revenir au bout de quelques années. Il habitait un fort bel hôtel qu'il avait acheté dans la rue de Bourgogne, recevait beaucoup de monde, car on y faisait bonne chère, et c'était bien le cas de dire:

Et c'est son cuisinier à qui l'on rend visite.

Il ne se doutait guère qu'il avait près de sa maison deux parentes dont il ignorait l'existence. Leur mère avait épousé un comte Dubarry, qui mourut lorsque la cadette de ses filles était encore en bas âge. Cette dame, prévoyant qu'elle ne pourrait les élever avec le peu de bien qui lui restait, se décida à se remarier avec un commerçant nommé M. Lemoine. Ils étaient dans l'aisance, et sa plus jeune fille reçut une éducation distinguée; mais la fortune les trahit de nouveau, ils furent ruinés par une faillite. Le mari survécut peu à ce malheur, et sa femme le suivit de près, laissant leurs enfants sans autre ressource que leur travail; car l'aînée, qui avait fait un assez mauvais mariage, avait perdu son mari par un accident, il fut tué à la chasse.

Ce fut à elle que sa mère mourante légua sa jeune soeur; madame Diot l'aimait comme son enfant. Elles établirent un petit commerce de lingerie; elles n'avaient pas même de magasin, et travaillaient chez elles.

Quoique ces dames vécussent fort retirées, elles apprirent cependant le changement de fortune arrivé dans la famille, et surent que ce grand hôtel qui faisait face à leur humble habitation, appartenait à un comte Dubarry[8].

Madame Diot résolut de le voir, bien qu'elle craignît que cette fortune subite ne l'empêchât de les avouer pour ses parentes, car elle connaissait assez le monde pour savoir que la pauvreté est rarement bien accueillie par la richesse. Argent sèche souvent le coeur. Elle cacha sa démarche à sa jeune soeur, dont le caractère noble et fier se serait révolté à cette pensée. Elle se présenta chez le comte Guillaume et lui demanda un entretien particulier. Madame Diot avait un air ouvert et franc qui prévenait en sa faveur. Après s'être fait connaître, et voyant après un moment de conversation qu'elle avait affaire à un très bon parent, elle réclama son appui et le mit au fait de sa position.

«Ma pauvre soeur, lui dit-elle, que ma mère m'a confiée à son lit de mort, a reçu une éducation qui la met au-dessus de notre humble fortune. Elle a vécu dans l'aisance, et je souffre de la voir maintenant travailler tous les jours, et quelquefois bien avant dans la nuit, pour subvenir à notre existence. Elle me cache sa peine; mais je vois souvent des larmes dans ses yeux et cela m'arrache le coeur. Si l'on pouvait la placer auprès de quelque jeune dame, son charmant caractère, ses manières aimables lui auraient bientôt assuré la bienveillance de ceux près desquels elle vivrait. Ce serait une grande douleur pour moi de me séparer d'elle; mais enfin si c'était pour le bonheur de ma soeur je la supporterais avec courage.» Le comte fut touché de ce dévoûment et se sentit entraîné vers ses pauvres cousines. «Laissez-moi jusqu'à demain, dit-il à madame Diot, je réfléchirai sur le parti le meilleur à prendre. Disposez votre soeur à me recevoir, j'irai vous voir dans la matinée.»

À son retour chez elle, madame Diot ne put contenir sa joie et s'empressa de faire part de son espoir à sa soeur, qui ne vit pas les choses sous le même aspect. «Me séparer de toi, vivre avec des gens que je ne connaîtrais pas, et sous leur dépendance. Il est si rare de trouver des coeurs généreux qui vous comprennent. Ah! j'aime bien mieux mon obscurité, rester auprès de ma soeur et travailler avec elle.»

Elles discutèrent sur ce sujet bien avant dans la nuit. Le comte, de son côté, avait réfléchi et son plan était formé. Il vint comme il l'avait annoncé faire une visite à ses parentes. Il était impatient de voir cette jeune soeur dont on lui avait fait un portrait si séduisant et ne le trouva point flatté. Tant de modestie, tant de noblesse, ce je ne sais quoi qui attire la confiance, le disposa entièrement pour elle.

«Écoutez, leur dit-il, vous répugnez à être dépendantes et vous avez raison. Nous sommes dans une position de fortune qui nous permet d'assurer un sort à ceux de notre famille qui ont peu de ressources. Les bienfaits d'un parent ne doivent point humilier; voici ce que j'ai à vous proposer: Je passe l'hiver à Paris et l'été en Languedoc, venez habiter ma maison, vous en ferez les honneurs. Ce sera le moyen de la rendre plus agréable et de vous voir à la place qui vous convient.

Mademoiselle Lemoine hésitait, faisait des objections, mais elles furent bientôt détruites par la bonhomie et le ton de franchise de ce bon Guillaume. Il fut convenu qu'elles partiraient pour Toulouse, où le comte les précéderait afin de les y établir convenablement.

Un changement de fortune si rapide aurait pu être interprété à Paris d'une manière défavorable pour ces dames. Il fut convenu que mademoiselle Dubarry arriverait sous ce nom à Toulouse, mais on y joignait presque toujours celui de Lemoine[9], que sa soeur était accoutumée à lui donner.

Mademoiselle Dubarry était une fort belle personne, brune piquante; ses grands yeux fendus en amande étaient surmontés de deux arcs d'ébène qui semblaient dessinés avec un pinceau; une jolie bouche, des dents d'une blancheur éblouissante, et dans sa tournure, dans sa démarche, dans son regard quelque chose de noble qui imposait. On peut penser que cet extérieur, relevé encore par une élégance de bon goût, devait ajouter à tous ces avantages. Aussi son arrivée fit-elle une grande sensation dans la villa de Toulouse. Le comte avait établi sa maison sur un pied magnifique, ainsi que sa charmante habitation à la campagne. Tout le monde brigua la faveur d'être présenté aux dames Dubarry, et leur hôtel devint bientôt un des plus agréables de Toulouse, où il y avait alors un Parlement, des capitouls et une grande réunion de noblesse. Les Dubarry y donnaient un peu de mouvement par leur luxe. Cette famille comprenait trois réunions fort distinctes l'une de l'autre, celle du comte Jean[10], celle du comte Guillaume, et celle des soeurs. Ils n'allaient guère les uns chez les autres que lorsque quelque solennité de famille les réunissait.

La société de madame Lemoine était la plus agréable, mais peu de femmes voulurent y venir; ce nom du mari de la favorite les éloignait toutes. Alors madame Dubarry eut le bon esprit de faire son choix dans une autre classe. Les artistes les plus distingués en faisaient partie et ne contribuaient pas peu à la rendre agréable[11].

Le comte Jean Dubarry fut celui de la famille qui accueillit le mieux ses cousines. Il ne manquait à aucune des soirées de son frère, lorsqu'il était à Toulouse, où il continuait les magnificences de la Cour. Sa maison du quartier Saint-Sernin était l'objet de la curiosité des étrangers. Le comte avait fait venir des ouvriers de Paris pour la construire. Quand elle fut presque finie, il ne la trouva pas à son gré et la fit jeter à bas pour la recommencer de nouveau. Les jardins étaient superbes, et dans le milieu d'un beau parc était un temple consacré aux Muses. On y donnait des soirées de musique; il venait souvent à cet effet des chanteurs les plus célèbres de la capitale. Dans le lointain on apercevait une chapelle gothique; et là, un abbé, espèce mécanique fort ingénieuse, s'avançait pour ouvrir la porte aux visiteurs. Tous les meubles de la maison avaient été fabriqués à Paris et transportés à grands frais. On avait placé dans un joli boudoir le portrait de la femme du comte. Elle était peinte dans une glace, étendue sur un canapé dont la répétition se trouvait devant ce miroir. Le comte Dubarry était déjà vieux lorsqu'il épousa une jeune demoiselle noble, sans fortune, mademoiselle de Montoussain. Mais elle habitait toujours Paris sous la protection de M. de Calonne, disait-on[12].

Lorsque le comte passait l'hiver à Toulouse, il y donnait de superbes bals. Un jour de carnaval, il pensa que vers une heure on aurait envie d'aller à celui du théâtre; et avant que personne en eût parlé, il fit ouvrir une grande pièce remplie de dominos et de costumes les plus élégants. Les dames n'eurent qu'à choisir celui qui leur convenait le mieux.

Il allait souvent à Aiguillon, dans la terre du duc, où s'était retirée madame Dubarry après la mort de Louis XV. On y donnait des fêtes très brillantes[13].

 

Le comte Guillaume Dubarry était, comme je l'ai dit, un homme excellent, il ne manquait pas de courage lorsqu'il fallait accomplir un trait d'humanité.

Dans une révolte, une femme du peuple frappa à la joue l'un des magistrats. On arrêta cette malheureuse, on la conduisit à l'hôtel-de-ville, on fit son procès et on la condamna à mort. Cette nouvelle se répandit parmi le peuple et il déclara qu'il se ferait massacrer plutôt que de laisser exécuter cet affreux arrêt. Le comte Guillaume, instruit de ce qui se passait, monte en voiture, pénètre dans l'hôtel-de-ville, entre dans la prison et enlève aux capitouls la victime qu'ils allaient sacrifier, la transporte dans son carrosse et, après lui avoir donné quelque argent, lui fait quitter Toulouse. Depuis ce temps le comte Guillaume fut adoré dans sa ville natale.

IV

Souvenirs d'enfance. – Mon départ de Metz. – La belle et la bête. – Mon arrivée à Paris. – Fêtes données à madame Saint-Huberty. – Molé. – Les calembourgs de M. de Bièvre. – J'assiste pour la première fois au spectacle.

Je reprends maintenant mes souvenirs à mes impressions d'enfance. J'avais à peine onze ans, lorsque madame Saint-Huberty vint à Metz pour y voir sa tante, madame Clavel, et réclamer quelques papiers de famille. Elle me fit chanter. Comme j'avais une voix extraordinaire pour mon âge, elle me prit dans une si grande amitié qu'elle voulut m'emmener à Paris, disant à sa tante qu'elle ferait de moi une bonne musicienne et me mettrait entre les mains de nos grands maîtres. Elle partit, et dès ce moment je ne rêvai que musique; je solfiais toute la journée, ce qui auparavant m'avait beaucoup ennuyée, mais madame Saint-Huberty m'avait dit: «C'est nécessaire!» Et cela avait suffi pour me donner de l'émulation. Je n'osai dire à mes grands parents combien je désirais voir arriver le temps où l'on m'enverrait à Paris, car c'eût été témoigner le désir de les quitter; mais lorsqu'ils s'y décidèrent, quelques années plus tard, je me reproche encore la joie que j'en éprouvai; ils étaient si bons que cela était une horrible ingratitude à moi! C'était en 1788, j'avais quatorze ans, une famille bien placée dans le monde, mes parents étaient des artistes distingués qui vivaient dans l'aisance; je pouvais donc me reposer sur ces avantages. Mais hélas! le coeur est ainsi fait! Dans la jeunesse l'attrait de la nouveauté est si puissant sur nous! il nous fait oublier le passé et ne rêver que l'avenir. Je partais comme le pigeon voyageur, sans prévoir la destinée qui m'attendait.

Je n'étais jamais sortie de Metz, c'était le monde pour moi! Le couvent où j'avais passé plusieurs années, ma famille, la campagne de mon grand-père, la maison du comte Darros et quelques bals d'hiver, je ne pensais pas qu'il y eût rien de plus sur la terre! Que l'on juge de mon inexpérience et de mon étonnement à chaque chose nouvelle qui s'offrait à moi; je n'avais guère lu en fait de voyages que Robinson Crusoë, et en fait de romans (car on ne me permettait pas d'en lire) que celui de Marianne de Marivaux. J'avais bien entendu parler de voitures publiques, mais sans y faire attention; aussi n'en avais-je nulle idée. Il y a un âge où le monde passe devant nous sans que nous le regardions.

J'étais montée en diligence à dix heures du soir, au mois de décembre, après avoir pleuré toute la journée et j'en avais encore les yeux et le coeur gros. Une personne âgée m'accompagnait et devait me remettre entre les mains de madame de Nanteuil, femme de l'administrateur des diligences. Lorsque le jour commença à paraître, j'examinai les personnes qui m'entouraient; la vieille dame était à côté de moi dans le fond, des messieurs dormaient vis-à-vis, et au coin, en face de moi, quelque chose que je voyais, me parut une bête sauvage, car je n'apercevais que du poil de la tête aux pieds. Je m'étonnais, à part moi, qu'on emballât de tels animaux dans une voiture publique, lorsque je lui vis relever une espèce de figure qui m'effraya beaucoup. Je reculai comme s'il m'eût été possible d'enfoncer la voiture, et ma physionomie devait avoir une singulière expression, car un jeune officier qui était de l'autre côté se mit à éclater de rire. Tout le monde s'éveilla et j'appris que l'objet de ma frayeur était un juif polonais, dont le witchoura retourné du côté du poil, le long bonnet fourré et la barbe tombant sur sa poitrine, étaient assez capables de le faire prendre pour une bête féroce: aussi le nom lui en resta-t-il tout le temps du voyage. On nous appela la Belle et la Bête. Il ne se doutait nullement des quolibets qu'on lui adressait, car il n'entendait pas le français, et le camarade qui lui servait d'interprète ne s'occupa guère, je crois, de les lui traduire.

Voilà donc ma première entrée dans ce monde nouveau pour moi, M. et madame de Nanteuil me reçurent au sortir de la voiture et me gardèrent quelques jours en attendant le retour de madame Saint-Huberty.

J'avais une lettre de mon grand-père pour madame Molé[14]. Je fus parfaitement reçue, mais on m'avait enjoint de n'y aller qu'accompagnée et de n'accepter aucune invitation avant l'arrivée de madame Saint-Huberty qui était en représentation à Marseille[15]. Mon grand-père craignait les séductions de M. Molé qui avait une grande réputation de roué, comme cela se disait alors. Aussi, lorsqu'il lui arriva de retarder la première représentation du Séducteur de M. de Bièvre, par le motif qu'un rhume l'empêchait de parler:

«Eh bien! lui dit l'auteur (fameux par ses calembourgs), vous jouerez le Séducteur enroué

Mais, le jour de la représentation, Molé se trouvant tout-à-fait hors d'état de paraître le soir, son médecin lui ordonna de garder le lit. Lorsque M. de Bièvre apprit ce nouveau contre-temps, il s'écria: Ah! quelle fatalité!

En attendant madame Saint-Huberty, qui devait arriver d'un jour à l'autre, on me fit voir plusieurs spectacles. Celui qui m'étonna le moins (on ne s'en douterait guère), ce fut le Théâtre-Français et cependant la pièce que j'y vis jouer était le Bourgeois gentilhomme, par Préville, Dugazon, madame Belcour et tous les premiers sujets: cela fait peu d'honneur à la précocité de mon goût. Mais j'avais vu cette pièce dans ma ville de Metz et j'étais encore sous le charme du plaisir que j'en avais éprouvé, tant il est vrai que les impressions d'enfance ont de la peine à nous quitter. Puis, je n'étais pas encore dans l'âge où l'on peut apprécier de semblables talents; plus tard j'ai bien changé d'opinion.

Le théâtre qui fut pour moi une véritable féerie, c'est l'Opéra. Je crus y voir réaliser tout ce que j'avais lu dans les Mille et une Nuits. Je n'aperçus plus rien de ce qui se passait autour de moi, et mon étonnement, mon admiration donnèrent la comédie à tous mes voisins, qui s'amusaient beaucoup de mon inaltérable attention et des questions que j'adressais dans l'entr'acte aux personnes qui m'accompagnaient. On jouait Iphigénie en Aulide et le ballet de Mirza.

V

Le talent de madame Saint-Huberty. – Ses succès. – Les costumes. – Le salon de Madame Saint-Huberty. – Couplets du comte de Tilly. – Je pars pour Toulouse. – Un compliment de MM. les capitouls. – Retraite de madame Saint-Huberty. – Son mariage avec le comte d'Entraigues. Ils vont à Londres. – M. d'Entraigues et madame Saint-Huberty sont assassinés.

Madame Saint-Huberty était alors dans tout le brillant de sa carrière dramatique, elle venait d'être couronnée dans le rôle de Didon, ce qui n'était point encore arrivé jusqu'alors à l'Opéra.

Le talent de madame Saint-Huberty était bien extraordinaire, puisqu'à l'âge que j'avais alors, j'en avais été frappée au point d'imiter parfaitement sa manière de dire le chant. On s'amusait souvent à me faire placer derrière un paravent pour compléter l'illusion. Elle prononçait d'une façon qui paraîtrait exagérée, aujourd'hui que si peu de chanteurs font entendre les paroles; mais comme elle le disait elle-même, il le fallait pour se faire comprendre dans cet immense vaisseau, où la voix doit porter dans toutes les parties de la salle. Cela donnait d'ailleurs une grande énergie à son jeu, surtout dans ces phrases jetées, dans ces inspirations semblables au: Qu'en dis-tu? de Talma. L'expression de sa physionomie était admirable. Elle se faisait applaudir sans parler, dans Alceste, lorsqu'elle écoutait la voix qui lui dit:

 
… Le roi doit mourir aujourd'hui
Si quelqu'autre à la mort ne se livre pour lui.
 

Elle se faisait applaudir de même dans Didon, par la manière dont elle regardait Énée avant de lui adresser ces vers:

 
Oh! que je fus bien inspirée
Quand je vous reçus dans ma cour!
 

Son air d'ironie lorsque Yarbe l'avertit qu'Énée est près de l'abandonner, et qu'elle lui répond: Énée! son regard, son sourire disaient tout et amenaient naturellement:

 
Allez, Yarbe, allez, vous connaîtrez Énée:
Vous verrez si Didon se voit abandonnée.
Aujourd'hui de l'hymen on prépare les feux.
On allume pour nous les flambeaux d'hyménée;
Jugez s'il se prépare à s'éloigner de moi!
 

Dans les moments d'élan, c'était de la tragédie à la manière de Monvel et de Talma, et de la tragédie d'autant plus difficile que dans le chant, les mêmes phrases se répètent:

 
Divinité du Stix, ministre de la mort,
Je n'invoquerai point votre pitié cruelle,
 

se redit trois fois. Elle en changeait l'expression et se faisait applaudir à chacune. Je n'ai jamais entendu depuis ce temps dire le récitatif comme elle le disait. Duprez est le seul qui ait pu me la rappeler.

Ariane abandonnée était aussi un des rôles où elle excellait; et, dans Colette du Devin de village, c'était la petite fille des champs. Elle ne faisait pas de grands bras pour exprimer sa douleur, elle ne venait pas se poser devant le public pour la lui raconter, elle pleurait en chantant:

 
Si des galants de la ville
J'eusse écouté les discours.
 

On ne se serait jamais imaginé que ce fut cette même femme si imposante dans la reine de Carthage, et si déchirante dans Ariane. Son chant, lorsqu'il était dialogué, ne semblait pas être noté. Elle était parfaite musicienne et se retrouvait toujours avec la mesure, malgré ses licences, lorsqu'elle lançait une phrase d'effet.

On a souvent répété que Talma était le premier qui eût fait révolution dans les costumes; mais madame Saint-Huberty avait déjà commencé à imiter ceux des statues grecques et romaines. Elle avait déjà supprimé la poudre et les hanches, et si l'on recherchait dans les costumes du temps, il serait facile de s'en convaincre. Cependant elle n'avait pas encore osé les aborder aussi franchement que Talma, qui avait été secondé par David et par la Révolution.

Madame Saint-Huberty me montra une sollicitude toute maternelle, lorsque je chantai au Concert spirituel, où je débutai, au mois d'avril 1788, après avoir travaillé quatre mois avec Piccini. Je dus au nom de madame Saint-Huberty et à mon âge le succès que j'obtins. Elle avait fondé de grandes espérances pour mon avenir; mais la Révolution qui devait m'être si fatale commença dès-lors à détruire l'existence à laquelle j'étais destinée.

Ce fut à cette époque que madame Saint-Huberty me présenta chez madame Lemoine-Dubarry, qui réunissait l'élite des célébrités musicales. Parmi tous ceux que je rencontrai chez elle, je ne remarquai alors que le comte de Tilly, Gluck, Rivarol, Grétry, le prince de Ligne et ce malheureux M. de Cussé, député peu d'années après, qui a péri sur l'échafaud; il était excellent musicien et faisait de très jolis vers. Un jour il eut la malice de m'en faire chanter avant de me les offrir; comme ces vers, dont il avait fait la musique, sont inédits, et valent la peine d'être conservés, les voici:

 
Vous retracez tous les appas
De cette nymphe agile,
Dont Apollon suivait les pas
Sans la rendre docile;
Vous avez les traits aussi doux
Et la taille aussi belle,
Mais qu'il faudrait nous plaindre tous,
Si vous couriez comme elle!..
 
 
De la même légèreté,
Dussiez-vous être sûre,
Que le prix m'en soit présenté,
Je tente l'aventure.
L'amour me rendra plus léger;
J'en attends la victoire;
Et si vous devenez laurier,
Je revole à la gloire.
 
 
Ah! n'empruntez pas le secours
Des antiques prestiges!
Croyez-moi, n'ayez point recours
À de pareils prodiges.
Connaissez mieux tout le danger
D'une métamorphose:
Vous ne pouvez jamais changer
Sans perdre quelque chose.
 

Comme il y avait déjà une crainte vague dans tous les esprits, mon père qui s'était remarié ne voulut pas me laisser à Paris. Ma tante me ramena à Toulouse où elle allait donner des représentations. Elle me fit jouer quelques petits rôles dans des pièces qui furent montées à cet effet, telles que la Nymphe des eaux dans Armide, l'Amour dans Orphée et la soeur de Didon. Cela me rappelle un incident assez burlesque.

 

Messieurs les capitouls voulurent se signaler par un hommage à l'actrice célèbre, mais il était d'une nature si singulière que quelques personnes, et particulièrement mon père, cherchèrent à les en détourner, ou tout au moins à attendre la fin de l'opéra pour n'en pas interrompre l'action, mais il n'y eut pas moyen. Ils me firent entrer avec la chanteuse qui jouait une des confidentes de Didon. Nous portions une corbeille de fleurs surmontée d'une couronne, et je dus adresser à la reine de Carthage ce discours qui me fut dicté par un de ces messieurs:

«Ma chère soeur, recevez ce tribut de la patrie reconnaissante qui vous est offert par les mains de messieurs les capitouls.»

Madame Saint-Huberty se pinçait les lèvres pour garder son sang-froid. Le public n'osait pas rire d'un hommage offert à la grande actrice, quelque ridicule qu'il y eût à le présenter de cette manière; de sorte qu'il se fit un moment de silence pendant lequel j'eus l'heureuse idée de poser la couronne sur sa tête. Alors les applaudissements éclatèrent de toutes parts et la pièce continua.

On donna une superbe fête d'adieux à madame Saint-Huberty. Hélas! je ne la revis plus depuis ce temps[16]; elle quitta l'Opéra en 1790 et partit avec la comte d'Entraigues qu'elle épousa à Lausanne. «Elle ne cessa d'être une grande actrice que pour se placer parmi les grandes dames», comme a dit un écrivain du temps[17].

Cette grandeur, hélas! lui fut fatale: elle périt assassinée dans sa maison de Barnner-Tearace, ainsi que le comte d'Entraigues; j'ai lu sur cette malheureuse catastrophe plusieurs versions qui m'ont paru peu exactes.

Lorsqu'on revient après dix ans d'absence, on doit s'attendre à trouver les choses bien changées; surtout si une interruption de correspondance, vous empêche de connaître les événements survenus pendant cet intervalle. C'est ce qui m'arriva en 1812, à mon retour de l'étranger: je ne pouvais faire un pas sans rencontrer un malheur; il semblait que le sort les eût semés sur ma route. Triste moisson à recueillir!

Cette année 1812 devait m'être fatale; j'arrivais de Russie, où j'avais vu mon existence se briser en si peu de temps. À peine entrée à Francfort, j'appris la mort de cet oncle qui m'avait accueillie avec tant de bienveillance, à mon passage, dix ans auparavant. Sa femme l'avait suivi de près, et leur fortune était tombée dans la famille de madame Fleury.

Arrivée à Metz, je trouvai mon père dans un état d'inertie complète. Il est à remarquer que les hommes d'esprit et d'imagination finissent souvent de cette manière, et, sans vouloir faire de comparaison, Monvel et autres ont terminé ainsi une carrière brillante.

Ces malheurs étaient la suite de l'ordre immuable de la nature, qui nous a destinés à subir des pertes douloureuses; mais comment prévoir celles qui sont causées par la perversité des hommes.

Qui m'eût dit, lorsque j'assistai aux triomphes de madame Saint-Huberty, lorsque je la voyais entourée d'hommages, excitant l'admiration de toute la France, recevant des honneurs que jamais aucune artiste n'avait obtenus avant elle, qui m'eût dit que cette reine des arts, qui avait abdiqué la gloire pour devenir simplement une grande dame, périrait victime des événements politiques et par la main d'un misérable qui la sacrifia à sa propre sûreté? Car ce fut au moment où sa trahison allait être découverte qu'il frappa le comte et la comtesse d'Entraigues, dont il était l'homme de confiance.

Cette nouvelle me causa une bien vive douleur; le souvenir du temps que j'avais passé près de madame Saint-Huberty, se retraçait à mon imagination pour déchirer mon coeur.

Lorsque les communications furent rétablies, je fus à Londres, où j'espérais obtenir des renseignements sur la cause qui avait provoqué ce meurtre.

Toutes les versions se rapportaient sur le fait principal, aucune n'était exacte sur les détails, qui semblaient enveloppés d'un mystère impénétrable. On ne pouvait donc se livrer qu'à des conjectures. Je vis madame Bellington, célèbre chanteuse à Londres, qui avait eu des relations d'amitié avec ma tante. Je fus aussi à Grillon-Hôtel où logeaient le comte et la comtesse, lorsqu'ils venaient à Londres. On n'y savait non plus rien de positif. Ce fut long-temps après que le rédacteur du Monitor, M. G., me fit lire un article de son journal où les faits étaient exactement détaillés; il me permit de les traduire, et je les joins ici.

On sait que le comte d'Entraigues était entièrement dévoué à la maison de Bourbon; il avait servi dans les armées et portait la décoration de l'ordre de Saint-Louis. Sa fortune était considérable avant la révolution. Le comte était un homme d'esprit, d'une imagination ardente; les premiers élans de la révolution de 1789 le trouvèrent dans les rangs, à côté de Mirabeau. Né dans le Vivarais, le comte y avait été nommé député de la noblesse; il se fit souvent remarquer au milieu des grands orateurs de cette Assemblée constituante qui en comptait un si grand nombre.

Lorsque les événements politiques prirent une tournure qui n'était plus dans les opinions du comte, il quitta la France pour aller en Suisse. Ce fut à Lausanne qu'il épousa madame Saint-Huberty, mais son mariage ne fut déclaré qu'en 1797, après l'arrestation du comte à Trieste. C'est à l'occasion de ce mariage que madame Saint-Huberty reçut le cordon de l'Aigle-Noir, distinction qui n'avait encore été accordée qu'à mademoiselle Quinault[18].

Le comte d'Entraigues fût à Venise en 1795. Nommé secrétaire d'ambassade en Espagne, il ne quitta ce pays qu'à la paix. Il fut alors attaché à l'ambassade de Russie. Il partit pour Vienne; mais, arrêtés sur la route, ses papiers furent saisis, et on le renferma dans la citadelle de Milan.

Napoléon, dit-on, avait trouvé dans ses papiers la preuve d'une connivence avec Pichegru dans l'affaire de Moreau. Pour constater un fait qui y était relatif, on avait besoin de la signature du comte; il la refusa obstinément, bien qu'on eût mis sa liberté à ce prix. Cependant il trouva le moyen de s'échapper de sa prison. On soupçonna le général Kailmain d'avoir favorisé son évasion. Le comte vint ensuite à Leybach et à Vienne en 1801.

Il était en grande intimité avec Fox, Grenville et Canning. On peut penser d'après toutes ces liaisons, s'il pouvait manquer d'être entouré de gens intéressés à épier ses moindres démarches, et à pénétrer ses secrets en corrompant ses domestiques; c'est ce qui arriva pour ce misérable Lorenzo, qui attenta aux jours de ses maîtres afin de cacher sa trahison. Un émigré vénitien, espèce d'intrigant comme il s'en rencontre malheureusement trop souvent, gagna ce valet de chambre à force d'argent et de promesses; Lorenzo lui remettait les lettres écrites et reçues par le comte[19], il les décachetait et gardait le dessus. Quelques jours avant l'événement, on avait remarqué que deux étrangers étaient venu chercher Lorenzo et l'avaient conduit dans un public house (espèce de café).

La famille était dans ce moment à Barnner-Tearace, habitation du comte, dans le comté de Surry. La veille du jour fatal, il reçut des dépêches scellées d'un cachet particulier, et qui nécessitaient son départ pour Londres. Tout fut disposé pour le lendemain matin. Lorenzo voyant que ses infidélités allaient être découvertes, frappa son maître de deux coups de poignard qui le renversèrent baigné dans son sang sur les marches de l'escalier; mais craignant qu'il ne respirât encore, il remonta pour prendre un pistolet afin de l'achever, et courut à la comtesse qu'il frappa dans la poitrine comme elle allait monter en voiture; pour empêcher, sans doute, qu'elle ne le fit découvrir. Il avait totalement perdu la tête, car, entendant le tumulte causé par cet événement, il se servit du pistolet qu'il avait été chercher, pour se brûler la cervelle. Le comte et la comtesse ne survécurent que quelques heures.