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Souvenirs d'une actrice (1/3)

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Ce fut sous le ministère de lord Liverpool et de Castelreagh que se passa cette cruelle catastrophe, dont les motifs furent un mystère pendant fort longtemps. On se livra à différentes conjectures. L'émigré dont le nom était vénitien, mais que l'on disait né en Suisse, fut fortement soupçonné d'avoir été le provocateur de ce crime: il s'est jeté par la fenêtre il y a peu d'années. C'est une consolation de croire que le remords d'avoir causé tant de malheurs l'a conduit au suicide.

VI

Lettre à Fanny. – Mon genre de vie à Toulouse. – M. de Cazalès. – Le marquis de Grammont. – Je suis présentée à madame Dubarry. – Les Capitouls. – La tragédie de Samson. – Combat d'arlequin et du dindon. – Mariage de Fanny. – Son mari périt sur l'échafaud.

Revenons à Toulouse dont je me suis bien éloignée. Pour reprendre mon sujet au point où je l'ai quitté, je joins ici la lettre que j'écrivais à la comtesse Fanny Darros, ma jeune compagne d'enfance à Metz.

À la Comtesse Fanny Darros.

Toulouse, … décembre, 1788.

«Je vous ai écrit de Paris, ma chère Fanny, que madame Saint-Huberty m'avait présentée chez madame Lemoine-Dubarry: je l'ai retrouvée à Toulouse. Ma belle-mère va beaucoup chez elle; sa maison est une des plus agréables de la ville. On voit bien qu'elle arrive de Paris, car sa toilette et ses manières sont d'une élégance simple et de bon goût qui fait contraste avec celles de toutes ces dames de province. Cela me va bien, à moi, de parler ainsi; qu'en pensez-vous? Parce que je viens de passer quelque temps à Paris, je dirais volontiers, nous autres Parisiennes. Madame Lemoine m'a prise en amitié tout de suite, malgré la disproportion de nos âges, mais je suis tellement à mon aise avec elle, elle sait si bien se rapprocher de moi, qu'il me semble que je suis quelque chose lorsque nous sommes ensemble; mais aussi avec les autres je me trouve Gros Jean comme devant. Elle doit me mener à sa charmante campagne, où elle donne des bals champêtres. J'ai vu chez elle le marquis de Grammont, premier capitoul gentilhomme. C'est un homme de quarante ans qui a dû être fort beau; son air noble est imposant, mois il ne faut pas l'entendre parler, car son ton est des plus communs. Quelle différence avec le prince de Ligne! Quant à M. de Cazalès[20], c'est un officier de dragons, gros et court; on dit qu'il a beaucoup d'esprit. Jusqu'à présent je ne m'en suis pas aperçue, car je le vois toujours dormir. C'est bien l'homme le plus distrait, le plus original et le plus sans gêne que l'on puisse rencontrer, mais on lui passe tout. J'ai vu aussi le comte Jean dont j'avais entendu parler, et que je n'avais jamais eu l'occasion de rencontrer. Vous ne vous douteriez pas de la première impression qu'il m'a fait éprouver. Son ton est si singulier, ses manières sont si libres, que l'on ne sait comment lui répondre; il parle sans cesse du duc de Richelieu, qui est gouverneur à Bordeaux. Il n'est marié que depuis un an avec mademoiselle de Montoussin, jeune fille noble, jolie et pauvre. Un parent de sa femme, le comte de Lacase, dont tout le monde se moque, est toujours avec lui.

«J'oubliais de vous dire que j'ai vu cette fameuse madame Dubarry, dont nous avons si souvent entendu parler dans notre enfance. Voici comme cela est arrivé. Mademoiselle Chon avait fait prier mon père de passer à son hôtel, pour l'engager à composer un intermède, destiné à être joué dans une fête que l'on donnait à madame Dubarry, dans le château du duc d'Aiguillon. Mon père m'y avait fait un petit rôle de paysanne où je chantais de fort jolis couplets. Après la pièce, on me conduisit auprès de madame Dubarry; elle est encore fort belle, quoiqu'elle ne soit plus très jeune. Je lui trouve trop d'embonpoint; mais la coupe de son visage est charmante. Ses yeux sont doux, et expressifs, et lorsqu'elle sourit, elle laisse apercevoir des dents éblouissantes de blancheur. Le duc d'Aiguillon est aussi un fort bel homme, d'une politesse et d'une galanterie de cour. Excepté le comte Guillaume et madame Lemoine, toute la famille Dubarry était là; le comte Jean, ses soeurs et un beau-frère, qui ressemble assez à ce paysan d'un de nos opéras auquel on a mis un bel habit brodé (Nanette et Lucas, je crois). Tout le monde m'a embrassée, m'a fêtée; madame Dubarry m'a donné de jolies boites de Paris, et une parure en satin, où il se trouve un de ces manchons qu'on appelle un petit baril, les cercles sont en cygne.»

À la Même.

Toulouse, … janvier, 1789.

«Il faut que je vous raconte un drôle d'épisode sur messieurs les capitouls, qui sont souvent en possession d'exciter l'hilarité des jeunes gens de l'Université.

«Selon les règlements et les privilèges du Théâtre-Français, les Italiens ne peuvent jouer ni tragédies, ni comédies à moins qu'il ne s'y trouve un arlequin, c'est pourquoi l'on voit ce personnage dans les pièces de Marivaux, ce qui est très invraisemblable, dans les Jeux de l'amour et du hasard surtout, où il doit être pris pour Dorante. Il faut y mettre beaucoup de bonne volonté pour se faire illusion; mais messieurs les comédiens français, dans leur hiérarchie superbe, s'embarrassent peu des autres.

«Dans la tragédie sainte de Samson, il y a aussi un arlequin. On joue rarement cet ouvrage parce qu'il entraîne de grandes dépenses. Samson est donc la providence des bénéfices d'artistes, et c'est la pièce qui est toujours en possession d'attirer la foule par la variété de toutes ses merveilles[21]. La défaite des Philistins par une mâchoire d'âne, la destruction du palais ébranlé par la force de Samson; mais surtout le combat d'arlequin avec le dindon excitent toujours une grande joie[22].

«Quelque temps après l'ovation de madame Saint-Huberty, que je vous ai racontée, on donnait la tragédie de Samson. Le dindon fort ennuyé d'être ainsi harcelé prend son vol et va se mettre sous la protection de messieurs les capitouls, en se perchant sur leur loge. Alors tout le parterre de chanter:

Où peut-on être mieux, qu'au sein de sa famille?

«LOUISE FLEURY.»

Notre correspondance fut interrompue pendant quelque temps. Voici la dernière lettre que je reçus de la jeune comtesse Darros; elle m'annonçait son mariage. Cette nouvelle qui aurait dû m'inspirer de la joie par la tendre amitié que j'avais pour la compagne de mon enfance me remplit de tristesse; cette lettre semblait être le chant du cygne par la teinte mélancolique dont son style était empreint. Elle, Fanny, toujours si folle! Je sentais mon coeur se serrer, et je ne pouvais me rendre compte du sentiment que j'éprouvais.

À mademoiselle Fleury, à Toulouse.

Metz, … novembre, 1789.

«Il me semble, ma chère amie, que la nouvelle liaison que vous avez contractée, vous éloigne de tous vos amis. Quoique depuis plus d'un an je n'ai point reçu de vos nouvelles, je me reprocherais cependant de ne pas confier à la compagne de mon enfance l'action la plus importante de ma vie. Je vais me marier. J'espère être heureuse; mais il me faudra quitter mon père, et cette idée empoisonne tout mon bonheur. J'épouse le fils de M. de Beaurepaire que vous avez vu si souvent à la maison. Son régiment est en Franche-Comté. Mon père m'a laissée entièrement maîtresse et n'a voulu influencer mon choix en aucune manière. Tous les préparatifs, les cadeaux, cette agitation qui précède toujours un pareil moment ne peuvent me distraire d'une mélancolie qui vient sans doute du changement qui va se faire dans ma vie et dans mes habitudes les plus chères. Hélas! Dieu veuille que ce ne soit pas un triste pressentiment.

«Adieu, ma chère Louise, combien je regrette de n'avoir pas près de moi l'amie de mon enfance. Vous trouveriez mon caractère bien changé, vous qui m'avez vue si gaie, si folle, mais vous pourriez peut-être me rappeler quelques-uns de nos bons rires. Je suis persuadée que vous ferez des voeux pour mon bonheur: puissent-ils s'accomplir!

«FANNY DARROS.»

La comtesse Fanny Darros était une fort belle personne. Son père avait un esprit et un caractère distingués. Il était grand partisan des encyclopédistes et nullement imbu des préjugés de la noblesse d'alors, ce qui choquait beaucoup celle de sa province qui l'appelait le philosophe; cela n'empêchait pas cependant que l'on ne fût enchanté de venir à ses soirées. On y faisait d'assez bonne musique. On y lisait des poésies des meilleurs auteurs, puis on dansait: comment résister à tout cela? Le comte avait beaucoup voyagé, particulièrement dans les Indes. C'était là qu'il avait épousé une femme charmante qui mourut en donnant le jour à sa fille.

Ils étaient intimement liés avec une famille dont le chef, le général Beaurepaire, a fait une si belle défense à Verdun, à l'époque de nos premières guerres. La jeune Fanny avait été à peu près élevée avec son fils qui n'avait quitté Metz que pour entrer dans les pages. Les deux familles avaient projeté dès ce temps là même, cette union qui eut, hélas! de si tristes résultats. Ils se marièrent en 1789, et furent les derniers à émigrer, mais la force des choses les entraîna. Ils habitaient une petite ville d'Allemagne, peu distante de Metz. Ce jeune homme n'avait point voulu porter les armes contre son pays, mais il n'en était pas moins sur la liste des émigrés. Sa mère était mourante et sa soeur imprévoyante du danger que son frère pouvait courir, le sollicitait vivement d'entreprendre un voyage auquel il n'était que trop disposé.

«Rien qu'un jour, mon frère, lui écrivait-elle, un seul jour, une heure; ma mère sera si heureuse de te voir. Personne ne saura que tu es parmi nous: déguise-toi de manière à n'être pas reconnu.»

Il vint donc, malgré les tristes pressentiments de sa femme qui n'osait entièrement s'y opposer, connaissant sa tendresse pour sa mère. Hélas! il fut reconnu par un misérable qui avait été au service de sa famille. Dénoncé, arrêté, il fut condamné sur la simple identité de son nom[23]. Qui aurait pu croire que le fils du défenseur de Verdun périrait sur un échafaud? On voit, dans la lettre qu'elle m'écrivait à l'occasion de son mariage, qu'une idée vague de malheur la poursuivait comme une seconde vue.

 

Cet événement me causa un bien vif chagrin, mais je ne l'appris que long-temps après; car l'on n'osait pas écrire sur de semblables sujets. La jeune comtesse alla en Italie. Je n'ai pu savoir depuis ce qu'elle est devenue. L'on était tellement dispersé qu'on était souvent surpris de retrouver vivante une personne que l'on croyait morte.

VII

Un tour de M. de Cazalès. – Je lui rends la pareille. – Un prince de Rohan. – M. de Rolin, avocat-général au parlement de Grenoble. – Le comte de Lacase. – Son mariage avec une grisette. – M. de Catelan, avocat-général au parlement de Toulouse.

Madame Lemoine partit pour Paris et me fit promettre de la tenir au courant de toutes les petites anecdotes de la société que nous voyions habituellement; c'est à elle que mes lettres ont presque toujours été adressées jusqu'en 1795.

À madame Lemoine-Dubarry, à Paris,

Toulouse, … novembre 1780.

«Madame,

«Depuis que nous sommes revenus des eaux de Bagnères et que vous êtes retournée à votre Paris, nous sommes tristes et maussades. Nous n'avons plus ces aimables soirées à la campagne, où vous nous entreteniez des plaisirs de la capitale, que nous autres, pauvres provinciaux, n'avons qu'entrevue et que nous regardons comme la terre promise. Je désirais bien revoir Paris avant que vous y fussiez; mais jugez combien je le désire davantage à présent que vous pouvez me rendre ce séjour plus agréable encore, par l'amitié que vous voulez bien me témoigner et la réunion de votre société. Si je ne suis pas dans l'âge où l'on se fait écouter, je suis déjà dans celui où l'on peut apprécier les autres. Ce n'est qu'à Paris que l'on rencontre les artistes distingués, et tout cet appareil de fête et de cour. À propos de cour et de princes, puisque vous voulez que je vous entretienne de tout ce qui se passe dans notre cercle, il faut que je vous raconte le tour que m'a joué M. de Cazalès, que je commence à aimer un peu plus cependant, parce qu'il est fort aimable et fort gai; mais je dois dire en toute humilité que s'il me fait rire, il s'amuse souvent aussi à mes dépens, et je soupçonne qu'il me croit un peu niaise.

«Vous savez qu'on ne voit pas de prince en province, et quoique mon oncle en ait élevé deux, j'en ai peu rencontré sur mon chemin. Il me semblait donc qu'un prince devait être environné d'une suite nombreuse, tout chamarré d'or et de croix et qu'il ne pouvait marcher sans ce pompeux appareil. Il y a quelques jours M. de Cazalès vint me dire d'un air de confidence que l'on attendait un prince à Toulouse et qu'il viendrait chez M. de Grammont. Je voulus savoir s'il ne m'avait pas fait une mystification, et je fus aux informations. On m'assura que c'était la vérité.

« – Et comment donc ferai-je pour le voir?

« – Rien de plus facile, vous êtes souvent à la campagne avec votre belle-mère: vous serez invitée ce jour là.

«En effet, nous arrivâmes le matin avec plusieurs autres dames et nous montâmes après dîner dans notre chambre pour nous habiller. Lorsque je descendis, il y avait déjà quelques personnes dans la galerie du jardin. Je me plaçai en face de la porte, espérant chaque fois que j'entendais du bruit qu'elle allait s'ouvrir avec fracas et que je verrais arriver le prince et sa suite. Il y avait près de moi un jeune officier qui me parlait toujours, m'ennuyait beaucoup, et auquel je répondais avec distraction. Enfin ne pouvant plus résister à mon impatience, je fus demander à M. de Cazalès quand ce prince arriverait. – Eh! mais, vous causez avec lui depuis que vous êtes descendue, me dit-il. Ce malencontreux officier était un prince de la maison de Rohan, qui voyage avec son gouverneur. On s'est joliment moqué de moi; il ne manquait que vous pour m'achever, madame. Malgré cela, il me tarde bien de vous revoir, car c'est vous qui animez tout, et je ne puis vous dire maintenant qu'un triste adieu.

À la même.

«Ah! madame, si M. de Cazalès s'est moqué de moi, je le lui ai bien rendu hier. Vous savez combien il est indolent, et vous savez aussi qu'il courtise toutes les belles. Il avait, depuis quelques jours, une de ces nouvelles épingles en petit médaillon de cristal dans lequel on met des cheveux; on l'avait beaucoup plaisanté sur la boucle blonde qu'il renfermait. Hier, assez tard, il s'amusait à nous faire des tours de cartes, lorsque je me suis aperçue que les cheveux avaient changé de couleur et qu'ils étaient devenus d'un très beau noir. J'ai fait un signe à madame L***, qui, s'approchant de lui, s'est écriée: «quoi! déjà?» Ce qu'il y a de charmant c'est qu'il ne s'était pas douté du changement et qu'il ne pouvait concevoir comment il s'était opéré[24]. Vous pensez si on l'a plaisanté sur les tours qu'il ne savait pas prévoir et si j'ai pris ma revanche de ses moqueries, pour mon prince de Rohan et sa suite. Lui qui veut apprendre à escamoter, a trouvé un maître habile, mais il ne le nommera pas.

À la même.

«Madame,

«Un nouvel arrivé (car il n'a nullement l'air d'un nouveau débarqué), vient d'égayer un peu nos languissantes soirées. C'est M. de Rolin de Savoie[25], avocat-général au parlement de Grenoble; il a de l'esprit, de cet esprit qui vous plaît et qui n'est pas celui de tout le monde. Il donne un tour original à tout ce qu'il dit. Il faut que je vous raconte notre première entrevue, afin que vous fassiez plus promptement connaissance avec lui. C'était non pas dans les horreurs d'une profonde nuit, mais à la noce de M. le comte de Lacase[26], ou pour mieux dire, à ses fiançailles; il vient, comme vous le savez, d'épouser sa maîtresse, par respect pour les moeurs. Il s'était cru obligé, ainsi que le M. de Moncade de l'École des bourgeois, d'inviter toute la parenté de cette petite grisette, et il aurait pu nous dire: «C'est aujourd'hui que je vous encanaille,» car pour lui, il semblait enchanté. Nous croyions nous trouver au moins avec une partie des personnes que nous avons l'habitude de voir; mais il y avait très peu de femmes de notre connaissance. Nous remarquâmes, en entrant, la future mariée dansant avec le comte de Quélus, et nous aperçûmes toutes ces figures hétéroclites assises autour de la salle: c'était bien de véritables figures de tapisserie. Je fus m'asseoir à côté de ma belle-mère; j'étais d'assez mauvaise humeur et je prévoyais que je m'amuserais fort peu. En retournant la tête, je vis un monsieur que je n'avais jamais rencontré nulle part; cela étonne en province, où tout le monde se connaît. Sa figure me frappa, bien qu'elle n'eût de remarquable que des yeux très spirituels et l'apparence d'un homme de bonne compagnie; il avait l'air de ne connaître absolument personne que le maître de la maison, et de chercher quelqu'un à qui pouvoir adresser ses observations, comme il nous l'a dit depuis.

« – Oserais-je vous demander, madame, si c'est le jour ou le lendemain du mariage?

« – C'est le jour de la signature du contrat, monsieur.

« – Et il y a un bal?

« – Mais comme vous le voyez.

« – Je vous demande pardon, je suis tout à fait neuf dans ce pays, comme vous pouvez vous en apercevoir; c'est le marquis de Grammont qui m'a amené du spectacle ici, et qui m'a laissé en me disant qu'il allait revenir. J'ai rencontré cette dame, me dit-il, en me montrant la fiancée qui était tout en blanc, presqu'en costume de mariée; elle était suivie de la famille: cela ressemblait à la noce de l'opéra du Déserteur. Me trouvant près d'elle au bas de l'escalier, je me suis empressé de lui offrir la main; mais elle n'a jamais voulu l'accepter, et m'a forcé de monter devant elle. Il a fallu céder malgré ma résistance, et depuis ce moment je suis à chercher quelqu'un qui ait assez d'indulgence pour me mettre au fait; car je crains de faire encore quelque gaucherie.

«L'air dont il nous parlait était si comiquement niais et faisait un tel contraste avec son sourire malin, que je me mis à rire comme une folle, et dès ce moment, la confiance s'établit entre nous. Ma belle-mère lui raconta qu'on avait persuadé à ce pauvre M. de Lacase, qu'il avait séduit cette jeune personne (qui du reste était fort jolie), que pour l'acquit de sa conscience, il devait l'épouser; et qu'il s'y était prêté de la meilleure grâce du monde, malgré les conseils de ses amis et l'opposition de ses parents. Mais comme il était bien d'âge à savoir la sottise qu'il faisait, on avait fini par en rire.

«Toutes les réparties de M. de Rolin, toutes ses remarques étaient d'une finesse et d'une originalité charmantes. Enfin, cette soirée où nous croyions nous ennuyer à mourir, a été une des plus gaies que nous ayons passées depuis votre départ.

«M. de Savoie a été présenté dans les premières maisons de la ville; mais autant qu'il le peut, il passe ses soirées avec nous, ainsi que M. de Catelan[27]; il doit bien, dit-il, cette reconnaissance à l'hospitalité que nous lui avons accordée, lors de notre première rencontre. Lui et mon père se conviennent beaucoup.

«Louise Fleury.»

VIII

Je me marie. – Fusil part pour Marseille. – Les chanteurs et les chanteuses à cette époque. – Progrès de la musique. – Le chanteur Garat. – Madame Marrât. – Une soirée musicale chez Piccini – La voix de madame Piccini à l'âge de 75 ans – Mon départ pour Bruxelles. – La soeur de Marie-Antoinette. – La révolution en Belgique. – Événements d'Anvers en 1790; atrocités. – Je vais à Gand – Je chante l'hymne des patriotes belges – Mon retour à Anvers. – J'arrive à Bruxelles. – Les miracles, de la Vierge-Noire.

Comme je ne parle guères de moi que lorsque cela met en scène quelques personnages marquants, et que mon mariage intéresse peu le public, je dirai seulement que j'épousai Fusil à Toulouse. Nous étions bien jeunes l'un et l'autre, et mon père avait grandement raison, lorsqu'il hésitait à y consentir. Fusil regretta bientôt l'indépendance de la vie de garçon. Comme j'avais reçu des propositions brillantes de la Belgique, pour les concerts, il fut d'avis que je devais les accepter, attendu que, ne jouant pas encore la comédie, je ne pouvais rien faire à Marseille, où il était engagé; il partit donc pour cette ville, et me laissa chez mon père jusqu'au temps où je devais me rendre à Bruxelles.

Les chanteuses de cette époque étaient moins payées qu'à présent; cependant celles de la bonne école étaient fort recherchées. Gluck, Saccini, Piccini, avaient opéré une révolution dans la musique. Les méthode italienne et allemande commençaient à faire d'autant plus de progrès, que le théâtre de Monsieur, où l'on avait fait venir des chanteurs italiens, était en grande faveur: c'est à cette école que se sont formés Garat, Martin, mesdames Scio, Rosine. C'est aussi cette école italienne et allemande qui nous a donné Méhul, Gossec, Lesueur et Boïeldieu; ils eussent été de grands compositeurs dans tous les temps, parce qu'ils avaient du génie; mais ils ont formé leur mélodie, et leur instrumentation d'après ces grands modèles. Madame Saint-Huberty est la première pour laquelle Piccini ait écrit un air chanté à l'Opéra. Ceux qui s'imaginent que dans ce temps-là on chantait comme Lainé, se trompent fort; nous nous moquions de sa voix criarde et cadencée, qui n'eût pas été supportée par le public, sans la chaleur et l'entraînement de son exécution. C'était sans contredit un excellent acteur, mais un ridicule chanteur. Laïs, Chéron, Chardini, madame Chéron, se faisaient déjà distinguer par une meilleure méthode. Depuis ce temps, la musique a marché avec le siècle, et augmenté ses progrès. Lorsqu'on est dans la bonne voie, il n'y a plus qu'à suivre; les moyens peuvent manquer avec l'âge, mais le goût est toujours le même: nous l'avons vu pour Garat, pour Martin, nous le voyons pour Ponchard. Garat avait une organisation telle, qu'il chantait déjà admirablement avant d'être bon musicien. C'était le chanteur de la reine; il exécutait souvent des morceaux avec elle. On connaît toute l'originalité de Garat, et combien il était toujours artiste avant tout. Un jour qu'on lui rappelait ses soirées de musique à la cour, quelqu'un lui dit:

 

« – N'avez-vous pas chanté tel morceau avec la reine?..

« – Ah oui! répondit-il, d'un air attendri, pauvre princesse!.. comme elle chantait faux!..»

C'est lui qui le premier a développé, dans toute leur étendue, les beaux moyens de madame Mainvielle-Fodor, qui est venue à Paris après madame Barrilli, admirable chanteuse qui l'eût été dans tous les temps.

Les Italiens conservent mieux que nous la fraîcheur de la voix dans un âge avancé. Madame Marrât avait plus de soixante ans lorsque j'ai chanté avec elle le beau duo de Mithridate. Ses moyens étaient encore d'une grande étendue, et sa voix moëlleuse et légère. Je lui ai l'obligation de m'avoir donné de très bons conseils, et j'ai eu en elle un excellent modèle; mais la personne la plus étonnante que j'aie entendue dans ce genre là, c'est la femme du vieux Piccini. Il rassemblait tous les jeudis ses élèves, qui, réunis à sa famille, formaient un concert nombreux, et faisait exécuter la plupart du temps des morceaux de ses opéras. Athis était de ses compositions celle qu'il préférait[28]. Un jour qu'une de ses chanteuses lui manquait, il appela madame Piccini, et la pria de la remplacer. Nous étions là, toutes jeunes femmes, et il ne nous fallut rien moins que le respect et la vénération que nous portions à cette famille dans son chef, pour contenir le fou rire qui nous gagnait.

Madame Piccini avait 75 ans, elle était d'une laideur plus que permise même à cet âge; bossue, le col court, un embonpoint très-prononcé, et par-dessus tous ces avantages, elle avait une toilette qui aurait pu la faire prendre pour la cuisinière de son mari; ce qu'elle était bien un peu par le fait, car sans cesse occupée de son ménage, on ne la voyait jamais dans le salon, ni dans la salle d'étude. Mariée fort jeune, comme toutes les Italiennes, elle avait eu un si grand nombre d'enfants, qu'ils en étaient déjà à la troisième génération.

Madame Piccini ôta le tablier dans lequel elle avait des cornichons qu'elle allait mettre au vinaigre, et s'approcha du piano de son mari. Lorsqu'elle commença le solo, il s'échappa de cette masse informe des sons si frais, si suaves, que pas une de ses filles, de ses petites-filles, ni de nous, n'eussent pu en faire entendre de semblables. Nous restâmes en extase; de temps en temps je mettais ma main sur mes yeux, pour compléter l'illusion. Il me semblait entendre le chant des vierges de Sion. Elle continua ainsi toute la soirée.

« – Eh bien! nous dit Piccini, que dites-vous de ma vieille sybille?..

« – Qu'elle serait, répondis-je, bien capable de faire croire à ses oracles.»

Il était logé dans la maison d'un fermier-général, sur la place Vendôme; c'était alors un luxe de ces messieurs d'offrir une noble hospitalité aux grands compositeurs.

Piccini est mort dans un état voisin de la misère. Il habitait alors l'hôtel d'Angevilliers où on lui avait accordé une retraite comme à divers artistes, peintres, gens de lettres, etc.: c'est là qu'il est mort. Il a composé jusqu'au dernier moment de sa vie; son lit était couvert de feuilles de musique. On donna au bénéfice de sa famille une représentation de l'un de ses opéras. Il y avait bien peu de monde: dans un autre temps la salle eut été remplie. Il en est arrivé autant pour la fille de Molé[29]. Les affaires absorbaient tout, et si l'on s'occupait parfois des arts, ce n'était plus que pour se distraire des malheurs du temps.

Enfin je partis pour Bruxelles, après avoir passé quelques mois à Paris pour travailler avec Piccini. Tout le inonde me félicitait de quitter la France où l'on devait s'attendre à un bouleversement. J'arrivai cependant dans un pays où l'on n'était guère plus tranquille. Je fus le soir au spectacle; on y donnait l'École des Pères, comédie de M. Peyre. La princesse royale[30] assistait à cette représentation. Lorsque l'oncle dit, en parlant de la maîtresse de son neveu:

… Commençons d'abord par chasser la princesse.

Le public lui fit application de ce vers, et il partit un applaudissement général.

Je vis le lendemain le prince de Ligne que j'avais connu à Paris.

« – Vous arrivez dans un mauvais moment, me dit-il. Je suis fâché d'avoir engagé Fistum[31] à vous faire venir, nous partirons demain pour La Haye.

En effet la révolution fit de rapides progrès. Je fus d'abord à Anvers. En traversant la place de Mer où je devais loger, j'aperçois des canons braqués, et personne sur cette place. Je ne rencontrais aucun habitant; il semblait que la ville fût déserte. Cet appareil de guerre m'effraya beaucoup, comme on le peut croire. Cependant on m'assura que ce n'était que par précaution que l'on avait placé ces canons, et que dans aucun temps on ne voyait beaucoup de monde dans les rues. Les fenêtres ayant vue sur la place étaient fermées, et l'on n'habitait que la partie de la maison qui donnait sur les cours et sur les jardins. Cela donnait à cette place un aspect extrêmement triste. Le lendemain, ayant entendu un grand mouvement, je me mis à la fenêtre et j'aperçus de loin une procession, suivie d'une nombreuse population que je n'aurais jamais soupçonnée dans la ville.

La révolution de la Belgique ne ressemblait pas à la nôtre; le principal motif en était la religion. Les prêtres étaient à la tête du mouvement et faisaient des processions pour remercier Dieu après la victoire. Les familles qui avaient des craintes étaient renfermées dans la citadelle sous la protection de la garnison. Pendant ce temps-là, le peuple pillait leurs maisons. Il faut convenir cependant que ces pillages n'étaient pas des vols. On faisait un immense bloc de tous les objets que l'on jetait par les fenêtres et l'on y mettait le feu. Souvent même, il arrivait que l'on vous proposait à voix basse de faire l'acquisition d'un bijou ou de tout autre objet de prix; mais si l'on cédait à cette amorce, malheur vous en arrivait.

Malgré tout ce bruit, on jouait la comédie, et je ne pus m'empêcher de rire au milieu de ce triste drame d'un épisode assez comique. On donnait au Théâtre-Français de cette ville un petit opéra intitulé l'Epreuve villageoise. Le jockey de M. de la France doit apporter à Denise un bouquet, dans lequel est renfermé un billet. Au lieu du bouquet, il arrive avec un large médaillon suspendu à une énorme chaîne, et au lieu de dire «monsieur de la France m'envoie avec ce petit bouquet,» il substitua: Monsieur de la France m'envoie avec ce petit portrait.

Au même instant, les cris de vive Van-der-Noot[32] se firent entendre, et la pauvre Denise fut obligée de passer à son cou, la chaîne et le portrait, qui, par sa largeur, ne ressemblait pas mal à l'armet de Mambrin. Chaque fois qu'elle se trouvait en face du parterre, on redoublait les cris.

Quelques jours après mon arrivée, je reçus une invitation de me rendre à Gand, pour y chanter l'hymne des patriotes belges.

 
Des Belges gémissants,
Ô Liberté chérie,
Mère de la patrie,
Protège tes enfants.
À nos tristes regards,
Pour nous forger des chaînes,
Les légions romaines,
S'offrent de toutes parts.
Sous le joug des Césars,
Lorsqu'Albion succombe,
Nous fuirons dans la tombe
Avant d'orner son char.
 

La musique, qui était d'un compositeur célèbre, produisit un enthousiasme tel qu'on devait l'attendre de la circonstance. Ce morceau fut redemandé pour le lendemain; mais ce lendemain devait amener la plus triste catastrophe. Il n'y avait que deux régiments autrichiens qui gardaient la citadelle, celui de Bender et celui de Clairfay; l'armée était éloignée de la ville et rien n'annonçait qu'elle dût s'en approcher, puisque les patriotes étaient occupés ailleurs. Cependant, comme il y avait eu dans plusieurs endroits des attaques imprévues de l'armée d'opposition, on pouvait s'attendre à quelque chose de pareil. En effet, la citadelle fut attaquée au moment où l'on y pensait le moins, par un petit nombre de patriotes. Le commandant prit cela pour une ruse de guerre, et se persuada que l'armée était aux portes, car autrement on ne pouvait penser qu'une poignée de jeunes gens eussent voulu tenter une attaque. Après une légère résistance, la garnison peu nombreuse met bas les armes et abandonne la citadelle. Les vainqueurs au lieu de poursuivre les troupes, s'amusent à chanter victoire et à boire à la santé des Autrichiens; mais bientôt la garnison reconnaît son erreur. Furieuse d'avoir été trompée, elle se répand dans la ville, entre dans les maisons et massacre tout ce qu'elle rencontre. Tout ce qu'il y avait d'hommes en état de porter les armes était hors des murs; il ne restait donc que des bourgeois sans défense. L'épouvante et le carnage deviennent horribles, chacun court sans savoir où. On vient nous dire: «sauvez-vous au théâtre, on ne pourra vous y supposer à cette heure; fermez les portes et éteignez toutes les lumières.» C'est la première fois, je crois, que le théâtre fut un asile inviolable. Nous y restâmes toute la nuit dans des transes mortelles, car nous ignorions ce qui se passait, et plusieurs de ces dames avaient dans la mêlée leur mari ou leur père. Lorsque les troupes s'éloignèrent, nous sortîmes de notre cachette; mais les détails que nous apprîmes nous firent frémir. Toutes les cruautés que la guerre peut enfanter avaient été commises par ces deux régiments qui furent appelés les Bouchers de Gand. Ils jetaient les enfants dans les fournaises ou les perçaient de leurs baïonnettes pour les lancer à travers les fenêtres, égorgeaient les vieillards; enfin la rage était telle, que les officiers mêmes, chez lesquels on peut s'attendre à trouver secours et protection, étaient sans pitié. Trois jeunes personnes charmantes appartenant à une des meilleures familles et dont le père était absent pour quelques jours, reconnaissant un officier qui avait été reçu chez leurs parents, se jettent au-devant de lui pour implorer son secours. Il détourne la tête sans répondre.