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Souvenirs d'une actrice (1/3)

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Tous les jours cette allée du milieu, qui fait face au palais, était remplie de femmes, d'enfants, de vieillards; on se voyait à peine à travers des carreaux grillés, mais le coeur devinait ce que les yeux n'apercevaient qu'avec difficulté. On errait le soir comme des ombres silencieuses. Une corde tendue empêchait d'avancer, et des sentinelles placées de distance en distance épiaient le coup-d'oeil ou le mouvement furtif de ces malheureux.

Cependant on trouvait moyen de tromper leur vigilance. C'est d'une de ces fenêtres que M. M. de C. guettait un regard d'une jeune et belle femme qui donnait la main à un joli enfant, et en portait un autre près de devenir orphelin. Elle m'inspirait un vif intérêt; elle s'en aperçut et chercha les moyens de venir causer avec moi. Le malheur rend communicatif. Ayant remarqué que j'avais toujours des fleurs à la main, elle m'en demanda le motif, et je lui racontai ce que j'ai dit plus haut. On peut penser combien elle fut charmée de cette découverte. De ce moment, nous ne nous occupâmes plus que des moyens de faire parvenir un alphabet de fleurs. Ce n'était pas chose facile, car tout paraissait suspect. Cependant, avec de l'argent, nous parvînmes à persuader un des hommes employés au service des prisons.

– Cela ne peut en rien vous compromettre, lui dis-je, il n'y aura aucun papier caché. S'il y en avait, il vous serait bien facile de vous en apercevoir. Des fleurs, cela fait tant de plaisir à un pauvre prisonnier! seulement à les voir, à les respirer! C'est un souvenir de sa femme et de ses enfants.

Enfin, à force de pérorer, il finit par y consentir. Nous parvînmes au moins à nous distraire par cette occupation, et nous consultions nos oracles. Je ne suis pas superstitieuse, mais le hasard produit quelquefois des rapprochements si bizarres, que, lorsqu'ils se rapportent à notre pensée, on est entraîné sans même s'en apercevoir. Si l'on n'y croit pas, au moins cela charme un moment nos ennuis, surtout si nous y trouvons du rapport avec ce qui nous intéresse. Mais, lorsqu'on est accablé sous le poids de l'adversité, c'est alors que l'âme est plus entraînée à la faiblesse; on croit découvrir une inspiration céleste dans chacune des idées qui frappent notre pauvre imagination malade. Casanova n'a-t-il pas cru voir le jour et l'heure de sa délivrance dans l'arrangement et le nombre de lettres d'un vers italien? Si les plus grands hommes même se sont souvent laissés bercer par ces illusions, on peut bien nous les pardonner à nous, faibles femmes, toujours séduites par un sentiment.

Ce fut, hélas! par une scabieuse, symbole de veuvage, et un souci, que l'on m'apprit la mort de M. M. de C. Je la cachai le plus long-temps que je pus à cette pauvre jeune mère, qui était dans son lit en ce moment, et fort heureusement incapable d'en sortir. Elle ne le sut que lorsque le char funèbre emporta un si grand nombre de victimes, qu'il n'était plus possible de rien ignorer ni de tromper personne.

On n'a vraiment pas rendu assez de justice aux femmes de cette époque. J'en ai connu, vivant mal avec leurs maris, s'étant même séparées d'eux pour différence d'opinion. Et bien! lorsque ces mêmes maris se trouvèrent compromis, ou coururent des dangers, on les vit s'employer pour eux avec un zèle admirable, rester aux portes de ceux dont elles espéraient la plus faible grâce, Par tous les temps, par toutes les saisons, cette malheureuse madame Dubuisson[38], si petite maîtresse, si élégante, courait dans la boue, par la pluie; par la neige, supportait toutes les intempéries des saisons, toutes les humiliations, pour porter quelque adoucissement au sort de son mari. Cela n'aurait eu rien d'étonnant s'ils eussent bien vécu ensemble, mais depuis long-temps ils étaient séparés; elle habitait Bruxelles, et n'avait aucune relation avec lui. Elle accourut, lorsqu'elle le sut en péril; elle ne put le sauver, et mourut de douleur quelques temps après lui. L'amitié se réveille, les torts s'oublient dans de pareils moments.

X

Le comte de Tilly. – Rivarol. – Vers d'une dame à Rivarol. – Champcenetz. – Tours que jouait Champcenetz à ses créanciers. – Ses bons mots en allant à l'échafaud. – Le chevalier de Saint-Georges. – Son talent musical. —Les amours et la mort du pauvre oiseau. – Son ami Lamothe.

Les personnes que je rencontrais le plus fréquemment dans la société de madame de Chambonas étaient généralement remarquables par leur amabilité et leur esprit. Plusieurs d'entre elles ont même joué dans le monde un rôle assez important. Mais toutes n'avaient pas, comme M. Millin, les qualités solides qui inspirant la sympathie et l'attachèrent. Le comte de Tilly, auteur de la romance qui a eu une si grande vogue:

Tu le veux, je pars pour l'armée.

Le comte de Tilly avait, comme Champcenetz, un esprit mordant qui lui faisait de nombreux ennemis. Lorsqu'il prenait quelqu'un à tic, il était d'une amertume extrême et disait des choses blessantes, s'embarrassant peu si ses pointes acérées ne pénétraient pas trop avant. Il fallait se garder de le provoquer, car il était toujours sur la défensive et espadronnait à droite, à gauche. C'était un bel homme, de tournure élégante, d'une figure distinguée; aussi les femmes l'avaient gâté, et malgré beaucoup d'esprit et de tact, il ne pouvait éviter un air de fatuité et de distraction qui visait à l'impertinence. Il a paru long-temps jeune; à cinquante ans, on lui en aurait à peine donné trente. Avec tous les moyens de plaire, il déplaisait[39].

Rivarol avait aussi quelque suffisance, mais il était plus aimable; il prodiguait de ces mots heureux qui se retiennent et se répètent.

Une femme aimable devant laquelle il avait dit qu'il n'aimait pas les femmes d'esprit; qu'il préférait une niaise, avec quinze ans et de la fraîcheur, lui avait écrit ces vers sur son album:

Cette morale peu sévère

Séduira plus d'un jeune coeur.

Il est commode et doux de n'employer pour plaire

Que ses quinze ans et sa fraîcheur.

Mais un amant que l'esprit indispose

Peut-il être constant! oh! non!

Celui qui, pour aimer, ne cherche qu'une rose,

N'est sûrement qu'un papillon!

Rivarol était l'un des rédacteurs des Actes des Apôtres avec Champcenetz, Mirabeau-Tonneau, etc. Celui-ci devait ce surnom à sa prodigieuse grosseur et à son incontinence; si l'on doit croire le bon public, car je n'en ai rien entendu dire dans ces réunions particulières. Au reste, c'était aussi, dit-on, un homme d'un très grand mérite. Tous les gens de lettres qui travaillèrent depuis à ce journal en vogue, se rencontraient alors chez la marquise de Chambonas.

M. Champcenetz avait un esprit de critique d'autant plus désespérant qu'il frappait souvent juste; il ne ménageait personne: aussi était-il fort peu aimé des artistes. Ses mots passaient de bouche en bouche, de salon en salon, et gagnaient toutes les classes. Comme ils étaient méchants, ils ne s'oubliaient jamais; ils étaient souvent de mauvais goût, comme celui-ci, par exemple:

Une demoiselle Dufay débutait à l'Opéra-Comique (alors Favart); elle avait choisi le rôle de Lucette, dans l'opéra de la Fausse Magie, pour le morceau de chant qui commence le second acte:

Comme un éclair, la flatteuse espérance…

Ce qui a fait donner à cet air, le nom de l'Éclair. M. de Champcenetz était à la porte du balcon, appuyé contre une colonne; il écoutait en bâillant, lorsque M. de Narbonne qui s'intéressait à ce début, arrive tout essoufflé et dit à M. de Champcenetz:

– Mademoiselle Dufay a-t-elle chanté, comme un éclair?

– Non, mon cher, comme un cochon.

Cela fut entendu de ses voisins qui ne manquèrent d'en rire et de le répéter.

Il avait beaucoup de créanciers, et il leur jouait des tours de page. Les voyant arriver de sa fenêtre, il faisait chauffer la clef de sa porte, de manière à leur brûler outrageusement la main; il les entendait dégringoler les escaliers, en grommelant et le menaçant des huissiers, ce qui ne l'inquiétait guère.

Un jour, apercevant un de ses plus tenaces créanciers, il prend son manteau, car il commençait à pleuvoir, et s'empresse de le joindre dans la cour. Bientôt la pluie tomba à verse, et le créancier furieux fut obligé de lâcher prise. Alors M. de Champcenetz se mit à chanter le morceau de Didon:

 
Ah! que je fus bien inspirée,
Quand je vous reçus dans ma cour.
 

Il était bien l'homme le plus gai, le plus amusant que j'aie jamais connu. Hélas! il porta cette gaîté jusqu'au pied de l'échafaud. Il disait au prince de Salm, dont la charette précédait la sienne: «Donne donc pourboire à ton cocher, ce maraud ne va pas.» Et au président Fouquier-Tinville, qui lui ôtait la parole: «Ah ça, ne plaisantez pas, c'est qu'il n'y a pas moyen de se faire remplacer comme dans la garde nationale.»

Quelques temps avant d'être arrêté, il disait d'un député, envoyé en mission dans les Pyrénées: «Il va y faire des cachots en Espagne.»

Je revins à Amiens, où Saint-Georges et Lamothe m'attendaient pour organiser leurs concerts.

Saint-Georges et Lamothe étaient Oreste et Pylade; on ne les voyait jamais l'un sans l'autre. Lamothe, célèbre cor de chasse de cette époque, eût été aussi le premier tireur d'armes, disait-on, s'il n'y avait pas eu un Saint-Georges. La supériorité de Saint-Georges au tir, au patin, à cheval, à la danse, dans tous les arts enfin, lui avait assuré cette brillante réputation dont il a toujours joui depuis son arrivée en France. Il était un modèle pour tous les jeunes gens d'alors, qui lui formaient une cour; on ne le voyait jamais qu'entouré de leur cortège. Saint-Georges donnait souvent des concerts publics ou de souscription; on y chantait plusieurs morceaux dont il avait composé les paroles et la musique; c'étaient surtout ses romances qui étaient en vogue. Celle que je vais citer, est une des plus faibles dont j'ai conservé la mémoire, il me la fit chanter dans une de ses soirées chez la marquise de Chambonas.

 
 
L'autre jour sous l'ombrage
Un jeune et beau pasteur
Soupirait ainsi sa douleur
À l'écho plaintif du bocage.
Bonheur d'être aimé tendrement,
Que de chagrins vont à ta suite.
Pourquoi viens tu si lentement
Et t'en retournes-tu si vite?
 
 
Ma maîtresse m'oublie,
Amour fais-moi mourir
Quand on cesse de nous chérir,
Quel cruel tourment que la vie.
Bonheur d'être aimé tendrement, etc.
 

Saint-Georges possédait le sentiment musical au plus haut degré, et l'expression de son exécution était son principal mérite. Un morceau qui lui valut de grands succès sur le violon, c'était les Amours et la mort du pauvre oiseau. La première partie de cette petite pastorale s'annonçait par un chant brillant, plein de légèreté et de fioritures; le gazouillement de l'oiseau exprimait son bonheur de revoir le printemps, il le célébrait par ses accents joyeux.

Mais bientôt après venait la seconde partie où il roucoulait ses amours. C'était un chant rempli d'âme et de séduction. On croyait le voir voltiger de branche en branche, poursuivre la cruelle qui déjà avait fait un autre choix et s'enfuyait à tire d'ailes.

Le troisième motif était la mort du pauvre oiseau, ses chants plaintifs, ses regrets, ses souvenirs où se trouvaient parfois quelques réminiscences de ses notes joyeuses. Puis sa voix s'affaiblissait graduellement, et finissait par s'éteindre. Il tombait de sa branche solitaire; sa vie s'exhalait par quelques notes vibrantes. C'était le dernier chant de l'oiseau, son dernier soupir[40].

Je fis un nouvel engagement avec Saint-Georges et Lamothe pour des concerts, à Lille, en 1791. Lorsqu'ils furent terminés, Saint-Georges comptait les renouveler à Tournay. Cette ville était alors le rendez-vous des émigrés[41]. Ils ne voulurent point y admettre le créole. On lui conseilla même de n'y pas faire un plus long séjour.

Ce fut à son retour à Paris que Saint-Georges forma un régiment de mulâtres dont on le nomma colonel; il revint à Lille au moment du siège, et son régiment se battit contre les Autrichiens. J'appris depuis que Saint-Georges et Lamothe étaient partis pour Saint-Domingue qui était en pleine révolution; on répandit même le bruit qu'ils avaient été pendus dans une émeute. Depuis assez long-temps je les croyais donc morts, et je leur avais donné tous mes regrets, lorsqu'un jour que j'étais assise au Palais-Royal avec une de mes amies, et que notre attention était fixée à la lecture d'une gazette, je ne remarquai pas tout de suite deux personnes qui s'étaient placées devant moi. En levant les yeux, je les reconnus, et je jetai un cri comme si j'eusse envisagé deux fantômes; c'étaient Lamothe et Saint-Georges, qui me chanta:

 
À la fin vous voilà! Je vous croyais pendus.
Depuis bientôt deux ans qu'êtes-vous devenus?
 

– Non leur dis-je, je ne vous croyais pas précisément pendus, mais bien morts, et je vous ai pris pour des revenants.

– Nous le sommes en effet, car nous revenons de loin, me dirent-ils.

Je les revis plusieurs fois encore, mais nous fûmes bientôt tous dispersés. À mon retour de Russie, en 1813, Saint-Georges ne vivait plus, Lamothe était attaché à la maison du duc de Berry. Après l'horrible catastrophe de ce prince, Lamothe alla à Munich, où Eugène Beauharnais l'accueillit avec empressement: mais destiné à survivre à tous ses protecteurs, je le retrouvai en passant dans cette ville. Le roi de Bavière actuel lui avait conservé sa place. C'est lui qui nous fit voir ce beau théâtre où l'on joue le grand opéra. Le roi est passionné pour la musique, et l'on y exécute quelquefois ses partitions; mais cette vaste salle est d'un aspect bien triste, par le peu de monde qui s'y trouve réuni.

XI

Talma dans Charles IX. – Il est admis sociétaire du Théâtre Français. – Le théâtre des Élèves de l'Opéra. – Le théâtre de Monsieur. – Préville et Raffanelli. – Mon début dans la Serva Patrona et dans le Devin du village. – Dubuisson. – Le comte de Grammont. – Anecdotes. – Je prends l'emploi des soubrettes: Mon début au théâtre de la rue Richelieu dans Guerre ouverte.

Je reprends ma correspondance avec madame Lemoine-Dubarry.

À madame Lemoine-Dubarry, à Toulouse.

Paris, … mai, 1790.

«Chère madame Lemoine.

«Me voici enfin de retour à Paris, et mon premier soin est de vous donner des nouvelles, non sur la politique (que je ne comprends pas et dont je suis ennuyée d'entendre parler sans cesse), mais sur les événements qui en sont les résultats, ceux surtout, qui concernent les arts et la littérature.

«On parle d'un décret qui autoriserait à jouer les anciens ouvrages sur d'autres théâtres que ceux qui jusqu'à ce jour se sont seuls emparés de cette propriété. Il me semble, moi, que cela serait fort heureux, et permettrait au moins aux talents ignorés, faute de pouvoir se produire, de se montrer dans un jour favorable. Les gens de lettres usent de toute leur influence pour obtenir ce résultat. Cela doit se décider dans quelques jours; je ne manquerai pas de vous l'écrire.»

«L. F.»

À la même.

«Je suis allée hier au Théâtre-Français voir cette pièce de Charles IX, dont j'avais tant entendu parler. C'est le premier rôle important que Talma ait créé. J'avais un grand désir de connaître cet acteur et de causer avec lui. L'occasion s'en est présentée, et je l'ai saisie avec empressement. Il a un tel amour pour son art, qu'il ne manque aucune occasion de l'exercer; et comme il joue fort agréablement dans la comédie, on le sollicite souvent de donner des représentations à Versailles et à Saint-Germain. Elles sont montées avec des amateurs et quelques acteurs qui, n'étant point employés, peuvent disposer de leur temps. On vient de Paris pour voir Talma dans les grands rôles qu'il ne joue point au Théâtre-Français.

«On est venu dernièrement me demander si je voulais jouer la soubrette dans la Pupille, avec Talma, qui jouait le rôle du marquis. J'ai accepté, comme vous pouvez croire, car c'était une véritable partie de plaisir pour moi. Il est marié depuis peu de temps. Madame Talma est venue me chercher dans sa voiture: c'est une femme charmante, et qui m'a plu au premier abord. Il est des personnes qui ne vous semblent pas étrangères, et que l'on ne croit jamais voir pour la première fois; cette attraction est aussi inexplicable que le sentiment répulsif que nous éprouvons parfois pour quelques autres; il est rare cependant que ce premier mouvement ne se trouve pas justifié par la suite.

«On se dispose à faire l'ouverture du nouveau théâtre de la rue de Richelieu. L'on y répète des ouvrages de Pigault-Lebrun, la Joueuse, l'Orpheline, Charles et Caroline.

«L. F.»

À la même.

«Je vais beaucoup chez Julie Talma. C'est une aimable femme; elle a un esprit qui sait se mettre à la portée de tous les âges. Elle m'a prise en amitié, et j'en suis toute fière. C'est la seule personne qui pouvait me faire supporter votre absence; elle est aussi pour moi un excellent guide. Ses conseils sont toujours justes; elle connaît si le bien monde! Je rencontre chez elle une société qui pourra me mettre à même rendre notre correspondance plus intéressante.

«Puisque vous voulez que je vous écrive tout ce qui me frappe ou m'intéresse, pour commencer, je vous parlerai des succès de Talma auquel vous trouvez tant d'avenir; vous savez comme il se fait remarquer dans les moindres rôles. Le public, qui le voit toujours avec plaisir, lui a fait dernièrement une application flatteuse dans le petit rôle d'amoureux de l'Impromptu de campagne. Lorsque le baron lui dit:

 
Vous avez du talent, et je jure ma foi
Que vous serez reçu comédien françois.
 

On a applaudi à trois reprises, et ses camarades voulant ratifier la réception du public l'ont admis à l'unanimité. Mais il ne trouvera jamais le moyen de faire valoir ses belles dispositions; on ne lui permettra pas de paraître dans aucun rôle de quelqu'importance. Les jeunes auteurs qui composent la société de Julie Talma voudraient lui en donner dans leurs pièces; mais ce serait un titre d'exclusion pour leurs ouvrages. Je vous dirai mieux cela dans quelque temps

«L. F.»

À la même.

«Madame,

«Le fameux décret dont il est question depuis long-temps vient de passer. Vous ne pouvez vous faire une idée de la révolution que cela a produit. La gaze derrière laquelle on jouait et l'on chantait sur un petit théâtre du boulevard a été déchirée par des jeunes gens. Les Beaujolais où l'on mimait sur la scène, tandis que l'on chantait dans la coulisse, se sont mis à parler et à chanter eux-mêmes. Enfin ils sont tous comme des fous.

«M. de Renier, surnommé le Cousin Jacques, titre qu'il prend dans son journal des Lunes, a déjà commencé. On engage tous les sujets à réputation: on prétend que de brillantes propositions ont été faites aux mécontents du faubourg Saint-Germain; les gens de lettres le désirent beaucoup, parce que cela les affranchirait des entraves qu'ils éprouvent pour faire jouer leurs ouvrages.

«L. F.»

P. S. Ce que je vous disais au commencement de ma lettre est maintenant certain. Tout est en rumeur au faubourg Saint-Germain, on crie à l'ingratitude, surtout pour Talma, qui demande qu'on le classe dans un emploi, ou qu'on le laisse libre. Dugazon, son professeur et son ami, l'excite à s'affranchir des entraves qui l'empêchent de paraître avec avantage. Le Théâtre-Français fait valoir son engagement; un procès va dit-on s'en suivre. L'on ne parle pas d'autre chose, et chacun prend parti dans cette affaire selon son opinion. David, Chénier Ducis, tous les amis de Talma enfin, le poussent à rompre, mais le pourra-t-il? Je vous écrirai tout cela avant peu; puisqu'il faut toujours vous dire adieu.

L. F.

Au moment où je faisais part à madame Lemoine-Dubarry de cette révolution dramatique, le théâtre des élèves de l'Opéra reparaissait sous une nouvelle forme. On cherchait des chanteuses, j'y fus engagée. Avec la liberté des théâtres, on avait pris la liberté de tout jouer, mais les élèves devaient représenter plus particulièrement des traductions italiennes; spéculation assez heureuse, attendu que l'opéra-buffa était en grande faveur et que fort peu de personnes entendaient à cette époque l'italien. On venait à notre théâtre pour comprendre les ouvrages que l'on représentait à la salle de Monsieur aux Tuileries, qui fut le premier théâtre où parurent les chanteurs italiens.

Comme nous devions jouer les traductions, on nous avait donné la facilité d'assister aux répétitions des ouvrages nouveaux; cela nous formait le goût, car il y avait d'excellents chanteurs, Mengozzi, Viganoni, Nozzari, mesdames Baletti et Morichelli, et puis Raffanelli, ce délicieux acteur qui a laissé une réputation dont on se souvient encore et qui était si comique sans charge, si admirable dans le Matrimonio Secreto et dans Bartholo du Barbier de Séville. Préville qui l'entendait vanter, voulut le voir dans ce rôle dont il pouvait apprécier les moindres détails.

À la scène où il ouvre la fenêtre: «cette jalousie qui s'ouvre si rarement,» Préville remarqua qu'il en épousseta l'appui avec son mouchoir, Il se dit: «Voilà un acteur qui réfléchit sur son art; il doit mériter sa réputation.» En effet il en fut enchanté, et il répétait souvent cette première remarque en disant aux jeunes gens auxquels il donnait des conseils: «Voilà comme l'on joue la comédie! il ne suffit pas de dire passablement un rôle, il faut s'occuper des moindres détails qui vous ramènent à la vérité de la vie réelle.»

Raffanelli fut extrêmement flatté d'avoir obtenu le suffrage de ce grand comédien.

Barilli eut beaucoup de peine à remplacer Raffanelli. C'était cependant un fort agréable acteur, qui avait une très belle voix, et son devancier n'en avait pas du tout. Mengozzi, chanteur habile, en avait aussi très peu, mais une si excellente méthode qu'il remplaçait par l'art ce qui lui manquait de moyens naturels. Il était auteur de quantité de jolis morceaux.

 

Sé m'abandonne mio dolce amore, était un des plus à la mode et des plus expressifs; il a bien voulu me donner quelquefois des conseils dont j'étais extrêmement reconnaissante. En général j'ai eu beaucoup à me louer de l'obligeance des acteurs du théâtre Italien.

Plus tard vinrent madame Strinasaci, et Tachinardi et cette charmante madame Barilli qui fut l'idole du public, non-seulement pour son talent, mais pour ses vertus privées, pour sa bonté et sa bienfaisance. Elle fut enlevée trop tôt à l'admiration du public. Elle eut pour cortége à son convoi, tous les malheureux qu'elle soulageait journellement, et qui la pleurèrent comme une mère; ce n'étaient point des pleurs payés, car ces pauvres gens étaient venus d'eux-mêmes. Ce fut une consternation dans le quartier de l'Odéon.

Nous eûmes, depuis madame Grassini, qui représentait si bien une reine par la noblesse de son port. Pour juger de sa beauté, il faut voir son portrait, fait par madame Lebrun-Vigée. Madame Catalani vint après; madame Catalani, que j'ai retrouvée dans les pays étrangère, toujours si bonne! si serviable! Elle y a joui d'une considération que l'on accorde rarement à ce degré. Elle était aimée pour elle-même, autant que pour son talent, et cet admirable gosier dont le larynx, selon l'opinion de plusieurs docteurs, était de la même nature que celui du rossignol.

Le désir de parler des chanteurs italiens m'a écartée de mon début au théâtre des élèves de l'Opéra et j'y reviens. La liberté de jouer tous les ouvrages me donna la facilité de choisir. J'avais assez de sûreté comme élève de Piccini pour ne pas craindre d'aborder des rôles importants. Je demandai donc celui de la Serva Patrona qui n'avait encore été joué en français que par madame Davrigny, la Damoreau de l'époque, et celui de Colette du Devin de village qui m'avait été montré par madame Saint-Huberty. Il paraissait si étrange, si audacieux alors que l'on osât jouer des ouvrages des grands théâtres, que la plus brillante société vint en foule pour se moquer de nous.

Dubuisson[42], auteur de Tamas Kou-li-Kan, traduisait tous les ouvrages italiens. C'était un homme fort brusque et fort peu poli, un véritable bourru bienfaisant. Lorsqu'il vit l'annonce de mes débuts dans la Serva patrona, il arriva chez notre impresario, chez qui je dînais, et son premier mot fut:

– Êtes-vous fou? est-il bien vrai que vous allez faire jouer ces deux ouvrages? et quelle est l'extravagante qui a la folle présomption de se mesurer avec madame Davrigny?

– Mais c'est celle qu'on a destinée à chanter les rôles de madame Balletti.

– C'est bien différent; on viendra pour connaître le sujet des ouvrages, on ne fera pas de comparaison.

– Eh bien! monsieur, c'est moi qui ai l'audace de jouer laServante-Maîtresse.

– Tant pis pour vous, car vous serez sifflée.

– Peut-être: lorsqu'on débute à l'Opéra-Comique, ne joue-t-on pas les rôles des sujets qui ont le plus de faveur?

– Ce n'est pas de même.

Enfin il serait trop long de répéter toutes les choses aimables et encourageantes qu'il m'adressa à ce sujet. On le plaça à table à côté de moi, et, avec une coquetterie de femme, je fis ce que je pus pour le ramener de ses préventions. Je lui dis les raisons qui m'avaient déterminée, et je le priai de ne pas trop me décourager.

– Moi, me dit-il d'un ton plus radouci, je ne suis rien là-dedans, mais le public… Vous seriez à la hauteur de l'autre (ce que je ne crois pas), qu'on n'en conviendrait point.

– Enfin que faire? la représentation est annoncée. Eh bien, si je tombe, je suis assez jeune pour me relever plus tard.

Le jour approchait. Je suppliai l'administration de ne laisser entrer aucune personne étrangère à la répétition. Craignant les critiques anticipées, je ne répétai le grand morceau de la Serva que pour les ritournelles et les rentrées; je ne chantai pas. Je dois dire cependant que plus le moment approchait, plus je sentais mon courage se ranimer. Si j'eusse cédé au sentiment de la peur, j'étais perdue. Comme j'étais musicienne assez adroite, je savais ce que je pouvais risquer. La salle était comble, et les premiers balcons étaient occupés par un certain duc de Grammont et sa société. Il donnait le ton, et les artistes les plus célèbres allaient faire de la musique chez lui. Il avait dans son château, à la campagne, près Paris, un petit théâtre sur lequel on essayait souvent les opéras nouveaux, comme on lit un manuscrit en société avant de représenter la pièce. Le balcon qui faisait face au sien était rempli d'habitués; ils parlaient si haut, que l'on entendait tout ce qu'ils disaient. Je ne descendis qu'au moment d'entrer en scène; et comme j'avais une jolie toilette, une assez jolie tournure, dit-on, il se fit un mouvement dans la salle qui n'était pas trop à mon désavantage (les femmes ne s'y trompent guère). Toutes les lorgnettes étaient braquées, toutes les oreilles tendues, mais je ne cherchai en entrant qu'un seul individu: c'était mon bourru de Dubuisson. Il était en face de moi à l'orchestre, le front appuyé sur sa canne. L'entrée de Zerbine commençant par un morceau d'action, une querelle entre le valet et la soubrette, il n'y avait donc encore rien à juger; mais le premier air, que peu important, est cependant du chant. On applaudit (un peu), seulement un encouragement. Dubuisson ne bougeait pas, il attendait le cantabile. Je le chantai sans fioriture, avec expression. Je fus très applaudie, et je vis mon bourru me faire: «Hum! pas mal.» Cela me donna du courage pour l'air de Bravoura, qui commence le second acte. Les ritournelles des anciens opéras sont interminables. Cela peut avoir son bon côté, en ce qu'elles donnent le temps de se rassurer.

Je vis que les physionomies n'étaient plus aussi hostiles dans les loges, et que le parterre était bien disposé: cette fois, je risquai tout. «Allons, me dis-je, il faut faire le saut périlleux, il en arrivera ce qu'il pourra.» J'obtins un succès complet. Moins on avait attendu de moi, plus on trouva bien ce que je fis. J'entendais bourdonner à mon oreille: une jolie voix, de la légèreté, de la méthode, c'est au mieux. Après l'acte, mon antagoniste, le duc de Grammont vint sur le théâtre, m'accabla d'éloges, et me prédit que je serais une chanteuse distinguée. Il m'engagea à lui faire l'honneur de venir à ses soirées de musique, et dès ce moment il me prôna autant qu'il m'avait dépréciée auparavant.

Dans toute cette atmosphère d'éloges, je ne voyais pas celui que je cherchais; je le découvris enfin dans un coin, causant avec le directeur. Je ne lui demandai rien, mais il me tendit la main, en me disant: «C'est bien!» et j'avoue que cet éloge me flatta plus que les compliments qu'on venait de me prodiguer. Il n'est pas besoin de dire que dès-lors tout ce que je chantai fut applaudi. Je reçus une invitation du duc de Grammont, pour sa première soirée. Il avait appris que j'avais débuté à quinze ans au concert spirituel, que j'étais proche parente de madame Saint-Huberty, élève de Piccini; en fallait-il davantage?

Il eût été à souhaiter pour mon repos qu'il eût su tout cela plutôt. Une fluxion de poitrine fit craindre que je ne perdisse ma voix. Les médecins furent d'avis que je ne devais pas chanter, au moins d'une année. Ce fut cette circonstance qui me fit engager au nouveau théâtre de la rue de Richelieu, dirigé comme je l'ai déjà dit, par MM. Gaillard et Dorfeuil. Mademoiselle Fiat avait quitté ce théâtre après la mort de Bordier. Ce fut une perte. La femme de M. Monvel qui avait débuté n'avait pas réussi. Mademoiselle Saint-Per était malade; ce fut donc moi à qui l'on fit jouer la soubrette, dans la reprise de Guerre ouverte. Ce n'était pas une petite tâche que de remplir ce rôle, établi par mademoiselle Fiat avec un rare talent. Aussi, ce fut encore au chant que je demandai un soutien. L'auteur me permit de placer une romance à la scène de la fenêtre. Cette romance assura mon succès. Ces applications

«Il y a dans la rue un amateur qui t'applaudit. Puisqu'on a du plaisir à t'entendre, il faut en chanter un second.»

furent saisies avec empressement. Dès ce jour, je fus la prima dona du théâtre, et M. Ducis me fit chanter dans Othello la romance du Saule, dans la coulisse, pour mademoiselle Desgarcins. Aussi dans le prologue de la réunion des deux théâtres, Dugazon ne manqua pas de me dire:

« – Ah! toi, je te connais, tu as débuté dans le chant.»

C'était heureux pour commencer l'emploi des soubrettes.