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Souvenirs d'une actrice (2/3)

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XVII

La colonie française à Moscou. – La veille du jour de l'an (1812). – Mascarades. – Mademoiselle Rossignolette.

Je vais parler d'une personne de la colonie française, de madame de Sévolosky, femme aimable et spirituelle, mariée à un des Russes les plus distingués par son esprit et par les vastes connaissances qu'il avait acquises dans ses voyages en Europe et en Asie. M. de Sévolosky, étant resté veuf avec deux filles charmantes, choisit pour les élever une dame française qui avait toutes les qualités nécessaires pour remplir cet emploi.

Comme on ne peut être admis dans aucune branche d'enseignement public ou particulier sans un diplôme et sans avoir passé un examen devant les membres de l'Université, ces places sont plus difficiles à obtenir et plus honorables qu'autrefois. M. de Sévolosky sut bientôt apprécier l'aimable caractère de la seconde mère de ses enfants, et, comme Louis XIV, il l'épousa, non pas de la main gauche; mais de toutes les deux, par reconnaissance des soins qu'elle leur prodiguait.

Madame Sévolosky[28] recevait tous les étrangers, mais surtout ses compatriotes dont elle avait su faire un choix, je lui fus présentée à mon arrivée à Moscou: c'était la veille du jour de l'an qu'elle réunissait ses plus intimes connaissances.

Depuis long-temps M. de Sévolosky nous promettait un bal paré et masqué. Ce fut donc le 31 décembre 1811, veille de 1812, qu'il voulut nous réunir. Les lettres d'invitation portaient que la réunion aurait lieu à huit heures, et que l'on quitterait son masque à minuit. Il fallait donc s'empresser de bien employer son temps, car il était assez difficile de se déguiser de manière à n'être pas reconnu dans une société où tout le monde se connaissait. Je m'étais concertée pour cela avec un ami de la maison qui avait l'esprit du bal et qui était fort spirituel sous le masque. Nous étions convenus de disparaître et d'aller changer de costume dans le vestiaire qu'on avait établi, aussitôt que l'un de nous deux serait reconnu.

Nous commençâmes par nous déguiser, moi en marchande de chansons, et lui en paillasse; j'étais mademoiselle Rossignolette. Avant de débiter ma marchandise, il était convenu qu'il l'annoncerait. Pendant quinze jours nous avions mis notre mémoire à la torture pour rassembler toutes les strophes des couplets qui pouvaient s'appliquer aux personnes de notre société. Elles étaient écrites sur d'élégantes petites feuilles de papier et portaient le nom de ceux ou de celles auxquels elles étaient adressées; mon tablier vert à poches sur le devant en était rempli. Nous étions montés sur une grande table qui nous servait de tréteau; c'était de là que mon compagnon faisait la parade avec un rare talent, il faut lui rendre cette justice; et il s'écriait: Approchez, messieurs, mesdames, approchez. Tous les bras se tendaient alors vers nous; chacun voulait avoir la strophe qui lui était destinée, et l'on avait beaucoup de peine à maintenir l'ordre.

Voici quelle était celle des maîtres de la maison:

 
Que l'on goûte ici de plaisirs!
Où pourrions-nous mieux être?
Tout y satisfait nos désirs,
Et tout les fait renaître:
N'est-ce pas ici le jardin
Où notre premier père
Trouvait sans cesse sous sa main
De quoi se satisfaire.
 

À l'un de nos amis qui aimait mieux le vin de Champagne que sa femme, nous avions adressé le second couplet de la même chanson:

 
Il buvait de l'eau tristement,
Auprès de sa compagne;
Ici l'on s'amuse gaîment
En sablant le champagne.
Il n'avait qu'une femme à lui,
Encor c'était la sienne:
Ici je vois celle d'autrui
Et n'y vois pas la mienne.
 

Nous avions donné à un vieux négociant fort gai et fort bon convive ces deux vers du Tableau parlant:

 
Il est certains barbons
Qui sont encor bien bons.
 

À une jeune demoiselle ceux-ci du même opéra:

 
Je suis jeune, je suis fille.
On me trouve assez gentille.
 

À une dame de quarante ans fort occupée de ses atours, ce couplet de Jadis et Aujourd'hui:

 
J'avais mis mon petit chapeau,
Ma robe de crêpe amarante,
Mon châle et mes souliers ponceau;
Ma tournure était ravissante.
Eh bien! les dames du pays
Ont critiqué cette toilette,
Et pourtant j'en ai fait l'emplette
Au Palais-Royal à Paris.
 

Enfin, à un émigré, le dandy des salons, cette parodie de l'air des Visitandines:

 
Enfant chéri des dames.
Des feux toujours nouveaux
Brûlent pour nous les femmes
Du pont des Maréchaux.[29]
 

Cette mascarade eut un grand succès, et pendant qu'on s'occupait à relire les strophes, nous nous échappâmes pour aller changer de costume.

À minuit, ceux qui avaient un masque sur le visage l'ôtèrent et l'on s'embrassa cordialement en se disant: il faut espérer que cette année sera aussi heureuse; que nous nous trouverons tous réunis à la même époque, etc.

Lorsque je rentrai chez moi, il était presque jour; je restai pensive à réfléchir sur cette année 1812 qui commençait. Rien ne pouvait encore faire présager les malheurs qui nous attendaient! Nous étions gais, heureux en nous quittant. Je ne sais pourquoi, mais en trouvant sous ma main un album dans lequel j'avais l'habitude de jeter mes pensées sans ordre, à l'aventure, j'écrivis presque machinalement:

«Pourquoi donc cette année 1812 m'occupe-t-elle plus que celles qui l'on

précédée? Pourquoi éprouvai-je le besoin de la fixer dans ma mémoire.»

Puis, j'ajoutais plus bas: «Il faut peu compter sur la durée du bonheur!

Nous verrons bien! à 1813!»

À la fin de cette année, la plus grande partie de ceux avec lesquels nous l'avions commencée, n'existaient plus!..

XVIII

Moscou. – Fuite de la population emportant ses images. – Commencement de l'incendie – Entrée des Français. – Tableau d'une rue incendiée. – Dîner au milieu des ruines. – L'enceinte de l'église catholique. – L'abbé Surrugue. – Le général Chartran. – Le général Curial. – On nous fait jouer la comédie. – Représentation à laquelle assiste Napoléon. – Départ des Français de Moscou. – Anecdotes.

Je fis un voyage de quelques mois, et à mon retour je trouvai Moscou en émoi, et les étrangers fort inquiets. La prise de Smolensk ne contribua pas à calmer les esprits. Toute la noblesse partait, et l'on enlevait le trésor du Kremlin et les richesses déposées aux Enfants-Trouvés. C'était une procession continuelle de voitures, de chariots, de meubles, de tableaux, d'effets de toute espèce; la ville était déjà déserte, et à mesure que l'armée française avançait, l'émigration devenait plus considérable. Étant née dans le duché de Wurtemberg, à Stutgard, j'espérais obtenir par la protection de l'impératrice-mère, qui était aussi de ce pays, un passe-port pour Saint-Pétersbourg où je voulais aller. Malgré la recommandation du comte Markoff, ancien ambassadeur de Russie en France, on me le refusa. Quoique le théâtre impérial de Moscou ne jouât plus depuis quelque temps, plusieurs artistes ayant fini leur contrat, mais n'étant pas encore remplacés, aucun ne pouvait s'absenter sans une permission formelle du chambellan; et sans en être muni, il était même impossible d'avoir des chevaux à la poste. M. de Maïkoff, le chambellan de service, objectait qu'il venait déjà de m'accorder un congé de quelques mois. Si M. de Maïkoff eût présumé que le refus de ce nouveau congé pût me causer de si grands malheurs, j'aime à croire qu'il me l'eût accordé. Cela me fit perdre ma fortune et détruisit mon avenir en me privant de ma pension.

Comme l'on craignait de manquer de vivres, chacun faisait ses provisions. L'alarme devint bientôt générale, car on parlait de s'ensevelir sous les ruines de la ville. On se retirait dans les quartiers éloignés, et comme Moscou est extrêmement grand, on calculait que le côté par lequel l'armée passerait serait le premier et peut-être le seul incendié. On ne pouvait penser que cette ville immense pût être entièrement sacrifiée; mais on fuyait les quartiers où se trouvaient des maisons en bois. Tous ces palais en pierres recouverts en tôles semblaient ne devoir jamais brûler, et l'on s'y réfugiait de préférence.

* * * * *

J'avais quitté la maison que j'habitais pour me réunir à une famille d'artistes, que demeurait dans un palais immense, appartenant au prince Galitzin, situé à la Bosman, quartier très isolé et tout à fait opposé à celui par lequel devait entrer l'armée. Le mari de mon amie, M. Vendramini, avait été chargé par le prince de graver sa superbe galerie de tableaux. Il habitait avec sa famille une petite aile de son palais, donnant sur un vaste jardin, également favorable pour nous cacher, si le peuple se portait à quelque extrémité, et à nous préserver en cas de feu.

Outre plusieurs serres dans lesquelles on pouvait trouver un abri contre toutes recherches, nous avions encore le palais qui tenait à lui seul un coté de la rue, et celui du prince Alexandre Kourakin qui était de l'autre côté, et dans lequel nous pouvions aussi nous sauver: ces palais étaient abandonnés par leur propriétaires.

Nous nous crûmes donc dans un fort impénétrable, et ne nous occupâmes plus qu'à nous y pourvoir des objets nécessaires. J'y fis porter une partie de mes effets, et j'abandonnai follement une maison qui resta intacte, pour me réfugier dans une autre qui devint la proie des flammes; mais je n'ai pas été la seule aussi mal inspirée: Il semblait qu'un mauvais génie me fît rencontrer le danger dans ce qui devait assurer ma tranquillité.

 

Quand je traversai la ville, pour aller rejoindre mes amis à la Bosman, les rues étaient désertes, à peine y rencontrait-on quelques personnes du peuple. Je marchais depuis quelque temps, lorsque tout à coup j'entendis un chant triste dans l'éloignement, puis peu d'instants après le spectacle le plus extraordinaire et le plus touchant s'offrit à mes yeux. Une foule immense, précédée de prêtres en habits pontificaux, portaient des images; hommes femmes, enfants, tous pleuraient et chantaient des hymnes saintes. Ce tableau d'une population abandonnant sa ville et emportant ses pénates, était déchirant. Je me prosternai, et me mis à pleurer et à prier comme eux. J'arrivai chez mes amis encore tout attendrie de ce touchant spectacle.

Nous fûmes assez tranquilles pendant huit ou dix jours; c'était vers la fin d'août (style russe), mais au bout de ce temps, on vint nous dire que l'armée approchait.

Nous montions à chaque instant au sommet de la maison avec une longue vue: nous aperçûmes un soir le feu des bivouacs. Nos domestiques entrèrent tout effrayés dans nos chambres, et nous dirent que la police avait été frapper à toutes les portes pour engager les habitants à partir, car on allait brûler la ville; et qu'on avait emmené les pompes: nous ne voulons plus rester ici, ajoutèrent-ils. En effet, nous apprîmes que la police était partie; ce qui n'était pas fort rassurant.

À l'exception d'une grosse servante qui faisait le pain, et qui s'était enivrée pour se guérir de la peur, nous nous trouvâmes sans domestiques: cette femme nous fut bien utile par la suite. Ma compagne étant fort peureuse je ne me couchais pas de toute la nuit. Je n'osais lui faire part de mes réflexions, car je craignais les attaques de nerfs. Notre quartier était isolé, et j'entendais de temps en temps des gens ivres, qui juraient. Nous passâmes encore cette journée dans une grande inquiétude, car nous avions appris qu'on avait pillé les cabarets. La nuit suivante, il me sembla que le bruit augmentait, et que j'entendais crier fransouski. Je m'attendais à chaque instant qu'on viendrait enfoncer notre porte.

Nous passâmes ces deux nuits dans une horrible situation, et la troisième commençait sans apporter aucun changement à notre position; car nous ignorions ce qui se passait dans l'intérieur de la ville. Comme j'étais malade et fatiguée, je me jetai de bonne heure sur mon lit, et mes amis montèrent au sommet de la maison, comme les jours précédents. Tout à coup madame Vendramini redescend précipitamment, en me disant: «Venez, je vous prie, voir un météore dans le ciel; c'est une chose singulière, on dirait une épée flamboyante: cette circonstance nous annonce quelque malheur.»

Sachant que cette dame était fort superstitieuse, je ne me souciais pas trop de me déranger; cependant, entraînée par elle, je montai, et vis en effet quelque chose de fort extraordinaire. Nous raisonnâmes là-dessus sans y rien comprendre, et finîmes par nous endormir. À six heures du matin, on vint frapper plusieurs coups à la porte de la rue. Je courus à la chambre de mes amis: «Pour le coup, leur dis-je, nous sommes perdus, on enfonce la porte.» J'entendis cependant qu'on appelait le maître de la maison par son nom. Nous regardâmes à travers le volet, et nous vîmes une personne de notre connaissance. C'était M. de Tauriac, émigré, ancien officier du régiment du roi. «Ah! bon Dieu! m'écriai-je, on massacre dans l'autre quartier, et on se sauve ici.»

Ce monsieur nous dit que le feu s'étant manifesté près de sa maison, il craignait qu'elle ne devînt aussi la proie des flammes, et qu'il venait demander un asile pour lui et deux autres personnes. On le lui accorda aussitôt, et il retourna les chercher. M. Vendramini se hasarda d'aller jusqu'au bout de la rue, et revint nous dire que le fameux prodige que sa femme avait vu n'était autre chose qu'un petit ballon rempli de fusées à la Congrève, qui était tombé sur la maison du prince Troubertskoï, à la Pakrofka (quartier très près de chez nous), et qu'elle était en feu, ainsi que les maisons environnantes. Il paraissait certain que la ville allait être brûlée. Il sortit de nouveau pour apprendre des nouvelles, et nous nous hasardâmes à mettre la tête à la fenêtre. Je vis un soldat à cheval, et je l'entendis demander en français: «Est-ce de ce côté?» Jugez de mon étonnement. Toujours un peu moins poltronne que ma compagne, je lui criai: «Monsieur le soldat, est-ce que vous êtes Français? – Oui, madame. – Les Français sont donc ici? – Ils sont entrés hier à trois heures dans les faubourgs. – Tous? – Tous.» «Devons-nous, dis-je à ma compagne, nous réjouir ou nous alarmer? nous sortons d'un danger pour retomber peut-être dans un autre plus grand.» Nos réflexions étaient fort tristes, et l'événement nous prouva que ce pressentiment n'était que trop fondé.

Les trois personnes qui nous avaient demandé asile arrivèrent chargées de leurs effets, ceux du moins qu'elles avaient pu sauver. Elles nous apprirent que le feu était déjà dans plusieurs endroits et qu'on cherchait à l'éteindre, mais comme on n'avait pas de pompes, cela était très difficile. Il me tardait de sortir pour savoir s'il n'était rien arrivé à mes amis et à ma maison, où j'avais encore mes meubles et tous les effets que je n'avais pu faire transporter. On me dit qu'il était prudent que je sortisse à pied; car on prenait tous les chevaux, attendu que l'armée en manquait. «Cependant, ajouta l'un deux, comme les Français sont galants, peut-être ne prendront-ils pas les vôtres. Je ne veux pas hasarder les miens; car, si nous étions obligés de sauver nos effets, ils nous seraient d'un grand secours.» Il semblait qu'il prophétisait.

Dans l'après-midi je pris le droschki (voiture russe) d'un de ces messieurs, et j'allai dans la ville. Toutes les maisons étaient remplies de militaires, et dans la mienne, il y avait deux capitaines de gendarmerie de la garde; tout était sens dessus dessous. Ce désordre, me dirent-ils, avait eu lieu avant leur arrivée. On n'avait trouvé dans la maison que des domestiques russes, et comme on ne les comprenait pas, on avait pensé que cet hôtel était abandonné. Ils m'engagèrent beaucoup à reprendre mon appartement, m'assurant que je n'avais plus rien à craindre. J'en étais fort peu tentée, car le feu qui était dans le voisinage pouvait à chaque instant gagner la maison. Je revins chez mes amis à la lueur des maisons incendiées. Le vent soufflant avec violence, le feu gagnait avec une effrayante rapidité: il semblait que tout fût d'accord pour brûler cette malheureuse ville. L'automne est superbe en Russie, et nous n'étions qu'au 15 septembre. La soirée était belle; nous parcourûmes toutes les rues voisines du palais du prince Troubetskoï pour voir les progrès de l'incendie. Ce spectacle était beau et terrible à la fois. Nous fûmes quatre nuits sans avoir besoin de lumière, car il faisait plus clair qu'en plein midi. De temps en temps on entendait une légère explosion, à peu près semblable à un coup de fusil, et l'on voyait alors sortir une fumée très noire. Au bout de quelques minutes elle devenait rougeâtre, ensuite couleur de feu, et bientôt succédait un gouffre de flammes. Quelques heures après les maisons étaient consumées.

Je trouvai, en rentrant, madame Vendramini causant avec un officier blessé. «J'ai prié monsieur, me dit-elle, de vouloir bien accepter un logement chez nous. Notre maison étant dans une rue isolée, il peut nous arriver mille accidents. Monsieur me conseille même de demander une sauve-garde.»

Je sortis le lendemain matin dans le dessein de prendre des informations. Le côté du boulevart que je traversai n'était qu'un vaste embrasement; plusieurs soldats polonais parcouraient les rues, et tout alors avait pris l'aspect d'une ville au pillage. Je me rendis chez le gouverneur; mais il y avait un monde infini à sa porte, et je ne pus lui parler. Je reprenais le chemin de ma maison, lorsqu'un jeune officier fort poli m'arrêta pour m'avertir qu'il était dangereux d'aller seule, et s'offrit de m'accompagner. Le moment était trop critique pour que je n'acceptasse pas avec empressement. Il voulut mettre pied à terre et marcher près de moi; mais je m'y opposai. Au détour d'une rue, des femmes éplorées ayant réclamé sa protection contre des soldats qui pillaient leur maison, il ne tarda pas à les disperser.

Je me pressai d'arriver, car je craignais de trouver aussi notre demeure au pillage, mais, jusqu'à ce moment, son éloignement nous en avait préservés. Notre officier pouvait, pour quelque temps encore, contenir les soldats; mais la ville continuant à brûler, bientôt il n'allait plus être possible de les arrêter. Mon jeune conducteur dîna avec nous, fut très spirituel, parla modes, théâtres, et je ne tardai pas à reconnaître un aimable de la Chaussée-d'Antin, sous la moustache d'un soldat. Il partit peu de temps après pour le camp de Petrowski, et je ne l'ai pas revu depuis. Je serais fâchée qu'il lui fût arrivé quelque malheur, car il aimait sa mère. Napoléon, craignant que le Kremlin ne fût miné, avait été habiter Petrowski. Nous résolûmes donc, madame Vendramini, moi et notre officier blessé, d'aller le lendemain à Petrowski pour demander une sauve-garde.

Ce fut un jour mémorable pour moi, que celui où nous entreprîmes ce voyage. À notre départ, notre maison était intacte, et il n'y avait pas même apparence de feu dans aucune des rues adjacentes. La fille de madame Vendramini, jeune enfant de treize ans, était avec nous; elle n'avait encore vu l'incendie que de loin. Le premier qui la frappa fut celui de la Porte-Rouge, la plus ancienne porte de Moscou. Nous voulûmes prendre le chemin ordinaire du boulevart, mais il nous fut impossible de passer; le feu était partout. Nous remontâmes la Twerscoye; là il était encore plus intense, et le grand théâtre où nous allâmes ensuite, n'était plus qu'un gouffre de flammes. La provision de bois d'une année y était adossée, et le théâtre qui était en bois, alimentait ce terrible incendie. Nous tournâmes à droite, ce côté nous paraissait moins enflammé. Lorsque nous fûmes à la moitié de la rue, le vent poussa la flamme avec une telle force, qu'elle rejoignit l'autre côté, et forma un dôme de feu. Cela peu paraître une exagération, mais c'est pourtant l'exacte vérité. Nous ne pouvions aller ni en avant, ni de côté, et nous n'avions d'autre parti à prendre que de revenir par le chemin que nous avions déjà pris. Mais de minute en minute le feu gagnait et les flammèches tombaient jusque dans notre calèche, le cocher, posé de côté sur un siège, tenait les rênes avec un mouvement convulsif et sa figure tournée vers nous, peignait un grand effroi. Nous lui criâmes: «Nazad!» (retourne). C'était difficile, mais il parvint, par le sentiment de la peur, à prendre assez de force pour maintenir ses chevaux. Il les mit au grand galop, et nous parvînmes à regagner le boulevart. Nous reprîmes le chemin de notre quartier, nous félicitant de pouvoir reposer enfin nos yeux fatigués de la poussière et de la flamme.

Je n'oublierai jamais l'impression que me fit alors le spectacle qui s'offrit à nous. Cette maison, dans laquelle nous comptions rentrer paisiblement, où, une heure auparavant, il n'y avait pas l'apparence d'une étincelle, était en feu. Il fallait qu'on l'y eût mis depuis peu, car les personnes qui étaient dans l'intérieur de la petite maison ne s'en étaient pas encore aperçues. Ce furent les cris de la jeune fille de madame Vendramini qui les firent accourir. Cette enfant avait tout à fait perdu la tête; elle criait: «Sauvez maman, sauvez tout; ah! mon Dieu! nous sommes perdues!» Ces cris et le spectacle que j'avais sous les yeux me déchirèrent le coeur. Je pensai à ma fille, et je remerciai le ciel d'être seule, au moins dans ce cruel moment.

Comme j'ai le bonheur de conserver mon sang-froid dans le danger, je m'occupai de la sûreté des autres, et ensuite je cherchai à sauver ce que j'avais de plus précieux. La grosse servante, qui seule nous était restée, m'aida à porter mes effets dans le jardin. Ces messieurs, et même notre officier blessé, avaient presque perdu la tête; ils allaient à droite, à gauche, et n'avançaient rien. Ils faisaient briser une porte à coups de hache, tandis qu'il y en avait une ouverte à côté. Plusieurs officiers entrèrent dans le jardin, et nous offrirent des soldats pour nous aider. Il était d'autant moins nécessaire de se presser ainsi, que le palais était séparé de la petite maison par le jardin et les serres. À la vérité le feu pouvait gagner par les serres, comme cela est arrivé en effet, mais ce ne fut que le lendemain. Si l'on eût mieux raisonné, on eût beaucoup moins perdu. Mais la peur ne raisonne pas, et d'ailleurs les cris de la mère et de la fille bouleversaient tout le monde.

Lorsque j'eus tout fait transporter dans le jardin, je fus m'assoir à côté du portrait de ma fille aînée dont je n'avais pas voulu me séparer, et j'examinai à loisir tout ce qui se passait autour de moi. N'ayant plus ni droschki, ni calèche, je risquais fort de ne rien sauver. Je pris aussitôt mon parti; je fis un léger paquet des choses qui m'étaient le plus nécessaires, et je le plaçai sur le droschki de l'un de nos compagnons d'infortune; j'en fis un autre plus petit que je mis sur celui de l'officier, qui était conduit par un soldat, M. Martinot, excellent garçon, et d'une grande obligeance. Mes petites affaires ainsi arrangées, je mis dans le sac que j'avais à la main, mes bijoux, mon argent, et j'attendis tranquillement ce qu'il plairait à Dieu de décider. «À qui donc sont ces coffres? dit l'officier qui commandait le quartier. – À moi, monsieur, lui répondis-je. – Eh bien! madame, vous les abandonnez ainsi? – Où voulez-vous que je les mette? je n'ai ni voiture, ni chevaux. – Parbleu! monsieur (désignant l'officier) en prendra bien une partie. Des effets sont plus utiles à une femme que des matelas à un homme; d'ailleurs il faut bien s'entr'aider.»

 

Je me vis donc à moitié sauvée, quoique je perdisse un mobilier considérable et des coffres remplis d'effets. J'abandonnai tout le reste, et laissai le portrait de ma fille dans le coin d'une serre. Je m'en séparai en pleurant, car je prévoyais que je ne le reverrais plus. Combien j'étais fâchée qu'il ne fût pas en miniature!

Nous quittâmes la maison, et bientôt tout devint la proie des soldats. Rien n'était plus triste à voir que ces femmes, ces enfants, ces vieillards, fuyant, ainsi que nous, leurs maisons incendiées. Une file nombreuse de militaires, qui allaient au camp, marchaient en même temps, et nous proposaient de les suivre. Enfin, après avoir erré long-temps, nous trouvâmes une rue qui ne brûlait pas encore. Nous entrâmes dans la première maison (elles étaient toutes désertes) et nous nous jetâmes sur des canapés, tandis que les hommes gardaient les équipages dans la cour, examinaient si le feu ne gagnait pas la maison. Telle fut la fin de cette triste journée, dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire.

Nous passâmes, comme on peut le penser, une pénible nuit; nous ne savions plus où trouver un asile, car on m'avait assuré que ma maison avait été consumée. Les deux maisons adjacentes étant en feu, tout le monde l'avait abandonnée, cependant elle n'était point atteinte par l'incendie.

Nous ne pouvions aller à Petrowski sans un officier, et le nôtre ne voulait point y venir. Nous errions de rue en rue, de maison en maison. Tout portait les marques de la dévastation; et cette ville que j'avais vue, peu de temps auparavant, si riche et si brillante, n'était plus qu'un monceau de cendres et de ruines, où nous errions comme des fantômes.

Enfin, nous eûmes l'envie de retourner dans notre ancienne maison, car nous pensions qu'elle n'était pas encore brûlée. En effet, elle était telle que nous l'avions laissée, avec cette différence, que les soldats avaient tout brisé. Nous y retrouvâmes encore des vivres que l'on y avait cachés, et qui n'avaient pas été découverts. Comme depuis la veille, nous n'avions presque rien pris, notre officier parla de dîner. On descendit une table, quelques chaises qui étaient restées entières, et l'on fit une espèce de dîner que l'on servit au milieu de la rue.

Qu'on se figure une table au milieu d'une rue où de tous côtés on voyait des maisons en flammes ou des ruines fumantes, une poussière de feu que le vent nous portait dans les yeux, des incendiaires fusillés près de nous; des soldats ivres emportant le butin qu'ils venaient de piller: voilà quel était le théâtre de ce triste festin.

Hélas! le temps n'était pas éloigné où nous devions voir un spectacle plus affreux encore. Après ce dîner, nous avisâmes de nouveau au moyen de nous procurer un asile. On nous conseilla d'aller parler au colonel qui commandait ce quartier, et de le prier de nous donner un officier pour nous conduire au camp. Ma compagne était tout à fait découragée et ne se souciait pas d'y aller. Mais comme il fallait prendre un parti, je me décidai à aller trouver ce colonel (le colonel Sicard, tué en 1813), l'homme le plus honnête et le meilleur que j'aie jamais rencontré, et qui fut notre sauveur.

Après plusieurs jours d'interruption, je reprends ce triste journal. Je ne suis point encore assez familiarisée avec ma position pour ne pas faire quelque retour sur le passé; mais j'éprouve cependant que l'on peut tirer un avantage quelconque de toutes les circonstances de la vie. J'ai acquis par mes malheurs une sorte de philosophie qui me fait envisager les événements sans trouble et sans inquiétude. Avant tout ceci, j'avais mille besoins d'aisance et d'agrément dont il m'eût coûté d'être privée; mais je sens qu'avec un peu de courage on peut tout supporter. Quand on a souffert pendant deux mois, la soif, la faim, le froid, la fatigue et la privation de tout ce qui contribue à rendre la vie paisible et agréable, on peut défier le sort et voir l'avenir avec calme.

On a écrit beaucoup d'ouvrages sur l'incendie de Moscou. Les particularités qu'on y trouve sur ce qui s'est passé dans l'intérieur de la ville, depuis le départ des Russes jusqu'à l'entrée des Français sont généralement inexactes. Les étrangers renfermés dans Moscou ont pu seuls en parler avec connaissance de cause. Celui qui a donné les détails les plus intéressants, c'est l'abbé Surrugue, curé de l'église catholique. Sa modestie lui a fait passer sous silence tout le bien qu'il a fait aux malheureux. Je me fais un devoir de le rappeler ici:

L'enceinte de l'église formait un terrain assez spacieux, qui était rempli de petites maisons en bois, où les étrangers peu fortunés trouvaient un asile en tout temps. Pendant que la ville était en feu, les soldats la parcouraient pour piller. Tout ce qui restait de femmes, d'enfants, de vieillards, se réfugièrent dans le temple. Lorsque les soldats se présentèrent, l'abbé Surrugue fit ouvrir les portes, et, revêtu de ses habits sacerdotaux, le crucifix dans les mains, entouré de ces malheureux dont il était le seul appui, il s'avança avec assurance au-devant de ces furieux, qui reculèrent avec respect. Comment ne s'est-il pas trouvé un peintre pour retracer ce tableau. Cela eût bien valu les tableaux que quelques peintres ont faits sur des incendies qu'ils n'avaient pas vus?

L'abbé Surrugue ayant demandé une sauve-garde pour préserver toutes ces malheureuses familles, elle lui fut promptement accordée. L'empereur Napoléon voulut le voir, et lui fit toutes les instances possibles pour l'engager à rentrer en France. «Non, lut répondit-il, je ne veux pas quitter mon troupeau, car je peux lui être encore utile.» Quoique les vivres fussent très rares, on en envoya à l'abbé Surrugue, qui les distribua comme un bon pasteur.

Quand les Français entrèrent à Moscou, j'étais dans la maison du général Divoff. Madame Divoff, née comtesse Boutourlin, m'y avait laissée en partant, espérant que j'y courrais moins de danger, et que je pourrais rappeler aux officiers Français combien l'impératrice Joséphine avait témoigné d'amitié à cette famille pendant son séjour à Paris. Malheureusement, en pareil cas, ce ne sont pas toujours des officiers que l'on rencontre, et les soldats ont peu d'égards pour les recommandations, quelque brillantes qu'elles puissent être. Je m'étais réfugiée, ainsi que je l'ai déjà dit, dans un quartier plus éloigné du danger; et je ne revins dans cette maison, que j'avais cru la proie des flammes, que lorsque l'ordre fut un peu rétabli dans la ville. Quand j'entrai chez moi, je vis un officier assis près de ma toilette. Il était tellement occupé à lire des papiers, que, tournant le dos à la porte, il ne me vit pas. «Monsieur, lui dis-je, je suis bien fâchée de vous déranger; mais vous êtes ici chez moi…

– Ah! parbleu, madame, j'en suis charmé, reprit-il, sans se lever, c'est mademoiselle Betzi, à qui j'ai l'avantage de parler?

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