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Souvenirs d'une actrice (2/3)

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III

La terreur. – Visites domiciliaires. – La romance du Pauvre Jacques. – On joue au tribunal révolutionnaire. – Le président Bonhomme. – Réunion des proscrits chez Talma. – Marchenna. – Un mot de Riouffe. – La fête de l'Être-Suprême. – Dîner patriotique devant les portes. —Épicharis et Néron, tragédie de Legouvé. – Allusions à Robespierre. – Après le 9 thermidor. – Talma amoureux.

Le temps qui précéda la fête de l'Être-Suprême fut celui des plus monstrueuses extravagances. On serait tenté de croire qu'un esprit de vertige s'empare quelquefois des hommes; privés de religion, ils furent sur le point de diviniser Lepelletier et Marat. L'hymne des Marseillais était devenue la prière du soir; à la dernière strophe, Amour sacré de la patrie, on criait: «À genoux!» et il eût été dangereux de ne pas se conformer à cet ordre. Les chants peignent les époques. Je me rappelle un couplet chanté dans une pièce du Vaudeville où l'on inaugurait les bustes de Marat et de Lepelletier. Le voici:

 
Ces martyrs de la Liberté,
Patriotes sincères,
Chez l'ami de l'égalité,
Sont des dieux qu'on révère.
Mais les modérés doucereux,
Les aristocrates peureux,
Sans les aimer, les ont chez eux,
Comme un paratonnerre.
 

C'est dans ce même temps qu'on faisait des visites domiciliaires. Un détachement du comité révolutionnaire de la section, se trouvant de service pour une de ces visites, chez mademoiselle Arnould, aperçut le buste de Marat coiffé d'un turban.

«Tiens, t'as Marat, t'es donc une bonne patriote, toi?»

Ces visites se faisaient la nuit, et l'on peut penser que l'on avait grand soin de brûler tous les papiers qui pouvaient paraître le moins du monde suspects. J'avais quelques couplets faits dans un temps où l'on ne prévoyait pas qu'ils deviendraient un arrêt de mort. Ils m'avaient été donnés pendant que j'étais à Tournay; ils étaient conformes aux idées d'alors. Je croyais les avoir brûlés depuis long-temps, mais comme toute ma vie j'ai été distraite et brouillonne, ils m'avaient échappé jusqu'alors.

J'étais couchée lorsque ces messieurs vinrent me faire leur visite; je me levai, et j'ouvris mon secrétaire. Ils lurent des lettres de mon mari, qui était alors à l'armée; ils regardèrent ensuite minutieusement chaque papier, introduisirent de petites pointes de fer dans les fauteuils et jusque dans les matelas. Ne trouvant rien de suspect, ils me souhaitèrent une bonne nuit.

Le lendemain matin, voulant remettre en ordre tous ces papiers épars, la première chose qui me tomba sous la main fut une parodie de la romance de Pauvre Jacques, romance fort en vogue trois ans auparavant, mais dont les strophes parodiées pouvaient m'envoyer au tribunal révolutionnaire. Voici les paroles de la véritable romance:

 
Pauvre Jacques, quand j'étais près de toi,
je ne sentais pas la misère;
Mais à présent que je vis loin de toi,
Je manque de tout sur la terre.
 

Et voici la parodie:

 
Pauvre peuple, quand tu n'avais qu'un roi,
Tu ne sentais pas la misère;
Mais à présent, sans monarque et sans loi,
Tu manques de tout sur la terre.
 

J'ignore par quel miracle cette feuille leur était échappée, car j'étais à mille lieues de croire qu'elle se trouvât dans ces chiffons de papier. Quant à la romance du Pauvre Jacques, on sait qu'elle devait son origine à une jeune laitière suisse, que madame Élisabeth avait fait venir pour la mettre à la tête de sa laiterie, et qui regrettait toujours son amoureux.

Cependant, malgré cet état d'anxiété continuelle, les amis, les connaissances intimes aimaient à se réunir; l'on éprouvait un besoin de se communiquer les craintes qui vous poursuivaient et qui n'étaient, hélas! que trop souvent réalisées. Les amis qui s'étaient séparés la veille étaient-ils sûrs de se revoir le lendemain? Il semblait qu'en se tenant serrés les uns près des autres, l'on attendait avec plus de courage le coup qui devait vous frapper. On prenait son parti sur le peu de temps qui restait à vivre: c'était une abnégation complète de soi-même. L'on ne se disait point en se séparant: À bientôt, au revoir; mais: À peut-être jamais, ou dans un meilleur monde.

Dans cet état si nouveau pour la société entière, on retrouvait encore des moments de gaieté, et cet esprit français qui ne nous abandonne jamais se montrait parfois, lorsqu'on était réunis entre amis qui couraient les mêmes dangers. On jouait au tribunal révolutionnaire, pour s'accoutumer à le voir sans trembler. Chez Talma l'on distribuait les rôles pour la répétition. C'était Bonhomme (un grand chien de Terre-Neuve) qui faisait le président; grande injustice que l'on commettait en donnant un tel rôle à ce pauvre animal, car c'était bien la meilleure bête que j'aie jamais connue: enfin il s'en acquittait convenablement. Quand il fallait juger en dernier ressort, on lui pinçait l'oreille ou la queue pour le faire aboyer, ce qui voulait dire: «À la mort.» Marchenna se chargeait de ce soin. Marchenna était un Espagnol passionné pour la liberté: il avait eu la singulière idée de venir la chercher en France, où il n'avait pas tardé à être proscrit comme ami des Girondins. Il était intimement lié avec Souque[5], et Riouffe dont la gaieté ne s'est jamais démentie, quoiqu'il fût certain du sort qui l'attendait, car il pouvait être envoyé à l'échafaud d'un moment à l'autre. C'était lui qui nous disait: «Je suis venu par les rues détournées, parce que la guillotine court après le monde.»

Ils avaient obtenu tous les deux de rester libres, sous la surveillance d'un gendarme qui ne les quittait jamais; l'on accordait assez facilement cette faveur, car l'on savait toujours où vous prendre en cas de besoin, et d'ailleurs il était impossible de s'enfuir ni de se cacher.

Riouffe faisait la cour à toutes les femmes; il prétendait qu'un homme à moitié condamné ne devait point trouver de cruelles, car ça le rendait intéressant, et qu'une conversation d'amour, un tête-à-tête accompagné d'un gendarme, avait quelque chose de pittoresque. Le fait est que, s'il trouvait des cruelles, comme il s'en plaignait, il trouvait aussi toutes les femmes disposées à s'intéresser à son sort, et moi la première. J'éprouvais pour ce pauvre garçon un intérêt bien pur; sa gaieté me faisait mal, quoique je ne pusse m'empêcher de rire de toutes ses folies.

Un jour qu'il m'avait tourmentée pour venir à un théâtre qui se trouvait au Palais-Royal, et où l'on ne jouait que des pantomimes, nous entrâmes, toujours accompagnés de son garde.

«Madame, dit-il, à l'ouvreuse de loges, nous sommes des jeunes gens qui échappons à nos parents pour venir au spectacle: ainsi, placez-nous bien, pas trop en vue.»

Il fut peu de temps après conduit à la Conciergerie; fort heureusement c'était quelque temps avant le 9 thermidor. C'est là qu'il a écrit ses Mémoires d'un détenu.

Ce fut au mois de mai que l'on rendit ce fameux décret par lequel le peuple français reconnaissait l'Être-Suprême et l'immortalité de l'âme.

On ne pouvait être attaché avec avantage à aucune administration théâtrale, sans faire partie de l'Institut de musique, Conservatoire d'alors, payé par le gouvernement, et qui, par conséquent, était toujours de service pour les fêtes nationales. Je n'ai échappé qu'à celle de Marat, parce qu'heureusement j'étais malade.

Chénier, David, Méhul, Lesueur, Gossec, des artistes et des gens de lettres, étaient à la tête de cette administration. David composait le plan, indiquait les costumes et les programmes, désignait la marche des fêtes. Lesueur, et Méhul particulièrement, composaient les hymnes que nous y chantions, le chant du Départ, la ronde de Grandpré, et les hymnes de la fête de l'Être-Suprême.

Cette fête fut sans contredit la plus belle de cette époque. On avait pratiqué sur la terrasse du château des Tuileries une rotonde qui s'avançait en amphithéâtre. De chaque côté on descendait par un escalier ayant une rampe pour soutenir les femmes, qui étaient échelonnées deux à deux du haut en bas, et chantaient les hymnes. Elles étaient vêtues d'une tunique blanche, portaient une écharpe transversale sur la poitrine, une couronne de roses sur la tête, et une corbeille remplie de feuilles de roses, dans les mains.

Cette conformité de costumes formait un coup-d'oeil ravissant. Un orchestre nombreux, composé de tout ce que la capitale possédait de célébrités musicales, et présidé par Lesueur, remplissait le devant de la rotonde. Les députés de la Convention, en grand costume, étaient sur le balcon. Près des carrés, en face, on voyait la statue de l'Athéisme. Ce fut celle à laquelle Robespierre, un flambeau à la main, vint mettre le feu et dont il partit une espèce d'artifice. Cette effigie fut remplacée par une statue de la Raison, qui se découvrit toute noircie des flammes de l'Athéisme et du Fanatisme. Le changement de décoration eut peu de succès.

Cette cérémonie accomplie, le cortège se mit en marche, et Dieu sait la fatigue et la chaleur que nous éprouvâmes jusqu'au Champ-de-Mars. Ce fut sous l'arbre qui était au sommet de la Montagne que nous chantâmes:

 
Père de l'univers, suprême intelligence,
Bienfaiteur ignoré des aveugles mortels,
Tu révélas ton être à la reconnaissance, etc.
 

Cette cérémonie finit fort tard. Nous mourions de soif et de faim; Talma et David eurent grand'peine à nous trouver quelque chose à manger; encore fûmes-nous obligées de nous cacher, car cela aurait pu paraître trop prosaïque à Robespierre, qui, placé au sommet de la Montagne, croyait sans doute que cette nourriture d'encens devait nous suffire. Ce fut là, a-t-on rapporté depuis, que Bourdon (de l'Oise) lui dit:

 

«Robespierre, la roche Tarpéïenne est près du Capitole![6]»

C'est la première fois que je vis de près ce député qui faisait trembler tout le monde. Je le vis encore le jour où l'on mangea devant les portes. Des tables étaient placées rue Richelieu, devant le théâtre de la République. Il s'arrêta pour parler, je ne sais plus à qui. Il avait l'air de fort mauvaise humeur, et ne semblait pas approuver ce burlesque festin, commandé par la commune de Paris. Aussi nous permit-on de quitter la table de bonne heure, à notre grand contentement.

Je n'ai jamais vu Robespierre dans les coulisses du Théâtre de la

République, quoique j'aie lu quelque part qu'il y venait tous les jours.

Le comité de salut public, devant qui tout tremblait, finit enfin par inspirer des craintes sérieuses aux plus chauds démocrates, surtout lorsqu'ils se virent attaqués directement. Plusieurs d'entre eux avaient été envoyés à l'échafaud; les autres en étaient menacés. Une telle violence ne pouvait plus avoir une longue durée; on commençait donc à entrevoir quelque faible espoir. Le 8 thermidor, jour où Robespierre fut attaqué par ses collègues, Talma jouait au Théâtre de la République la tragédie d'Épicharis et Néron, de Legouvé. Une foule de vers portaient à faire des applications sur la circonstance, tels que ceux-ci, par exemple:

 
Eh! pourquoi voulez-vous, Romains, qu'on se sépare!
Quelle indigne terreur de votre âme s'empare?
Voilà donc ces grands coeurs qui devaient tout souffrir!
Ils osent conspirer et craignent de mourir.
[…]
Croyez-vous du péril par là vous délivrer?
Non, si Néron sait tout, votre impuissante fuite
Ne dérobera pas vos jours à sa poursuite…
[…]
Courez tous au Forum; moi, d'un zèle aussi prompt,
Je monte à la tribune et j'accuse Néron.
Je harangue le peuple et lui peins sa misère;
J'enflamme tous les coeurs de haine et de colère.
 

À ce vers, les applaudissements, long-temps comprimés, éclatèrent tumultueusement; puis il se fit tout à coup un grand silence, et l'on semblait frappé de terreur. On laissa continuer la pièce; mais le lendemain, 9 thermidor, on donna de nouveau l'ouvrage, et les applications furent saisies avec fureur.

 
[…]
la force! eh! qui t'a dit que tu l'aurais toujours?
[…]
C'est demander la mort que m'inspirer la crainte.
[…]
J'assieds sur l'échafaud mon trône ensanglanté,
Et je veux que toujours le monde épouvanté
Redoute, en me voyant, le signal du supplice,
Et que l'avenir même à mon nom seul pâlisse.
[…]
Quand ils le verront mort, ils oseront s'armer;
Mais, tant qu'il règnera, n'ayez pas l'espérance
Que d'un maître implacable ils bravent la puissance.
[…]
Dans le fond de leur âme ils cachent leur fureur,
Et n'attendent qu'un chef pour montrer tout leur coeur.
[…]
Une voix même crie en mon coeur oppressé;
Tremble, tremble, Néron: ton empire est passé.
[…]
Me voilà seul portant ma haine universelle.
[…]
Tous les morts aujourd'hui sortent-ils du tombeau?
Meurs! meurs! criez-vous tous…
[…]
Décret du sénat qui condamne Néron.
 

Il éclata un applaudissement de rage à ce vers, de même qu'aux vers suivants:

Quoi! tout souillé du sang des malheureux humains,

 
Ton sang, lâche Néron, épouvante tes mains.
[…]
Je n'aurai pas su suivre et ne sais pas mourir.
[…]
Et mourant dans la fange, on ne le plaindra pas.
 

Le spectacle dura jusqu'à une heure du matin, car chaque vers fut interrompu et redemandé.

Après une si longue terreur, cette horrible position finit enfin; les prisons s'ouvrirent, et l'on reprit l'espoir d'un meilleur avenir.

Bientôt on éprouva le besoin de revoir sa famille, ses amis éloignés, de compter ceux qui avaient échappé à la mort. On voulut voyager, changer de lieux. L'Italie, dont nos armées occupaient les principales villes, avait attiré une grande partie des proscrits; ils y avaient pris du service militaire ou administratif. Les intimes connaissances s'étaient éparpillées peu à peu, et il n'était resté que ceux que leur état ou leurs affaires empêchaient de quitter Paris.

C'est de cette époque que Talma commença à négliger sa femme: il rentrait tard les jours qu'il n'était pas occupé au théâtre. Lorsqu'ils avaient du monde à dîner, on l'attendait souvent en vain. Sa Julie trouvait toujours quelques motifs pour l'excuser: Il était bien naturel, disait-elle, que son mari éprouvât, comme les autres, le besoin de se distraire après les chagrins et les dangers de toute espèce auxquels on venait d'échapper. Cette pauvre femme, sans prévoir le sort qui la menaçait, était confiante et paisible; mais moi, qui voyais Talma très assidu auprès d'une jolie petite personne qu'il avait enlevée à son ami Michot, et dont il paraissait fort épris, je ne partageais pas sa confiance; nous en parlions souvent avec Souque, qui s'en apercevait aussi, mais nous avions grand soin de ne pas montrer nos craintes à madame Talma. Je savais que cette seule idée empoisonnerait sa vie, et qu'il fallait la tromper pour ne pas détruire son bonheur et lui ravir sa tranquillité: ce qu'on ignore n'existe pas. Je pensai d'ailleurs que cela ne pouvait avoir une longue durée, ce grand artiste étant trop occupé de son art, pour faire de l'amour une affaire sérieuse; il nous en avait déjà donné la preuve avec mademoiselle Desgarcins, sa touchante Desdemone. Son amour s'était évanoui avec la nouveauté de la pièce d'Othello.

IV

La jeunesse dorée de Fréron. – Louvet. – Lodoïska. – Les voleurs de diligences. – Aventure à Tournay. – Les faux assignats. – Le chevalier Blondel. – Aigré.

À la terreur succéda une réaction qui ne fut pas moins cruelle, mais comme elle se répandit dans les départements, dans les campagnes, sur les grandes routes, et ne se manifesta à Paris que par les extravagances de ceux que l'on nomma la jeunesse dorée de Fréron, cela eut moins de retentissement dans la capitale, mais ce n'en fut pas moins fâcheux pour ceux qui en furent victimes.

Fréron était un député de la Montagne; il avait été envoyé avec Tallien en mission à Bordeaux, où il ne s'était pas fait remarquer par une extrême philanthropie. Cependant il fut un de ceux qui attaquèrent Robespierre, lorsqu'ils craignirent pour leur propre sûreté.

Après la réaction, Fréron fut l'étendard autour duquel se rallièrent les jeunes gens qui allaient dresser leurs plans de bataille dans les cafés, et les mettre à exécution sur les théâtres, dans les rues et chez les particuliers. Louvet, député de la Gironde, qui avait échappé miraculeusement à la proscription, ne put se soustraire à celle de ces messieurs, pour avoir fait chanter la Marseillaise au Théâtre de la République.

Je ne connaissais point ce député; je savais seulement qu'il était lié avec Talma, mais je ne l'avais jamais rencontré chez lui, lorsque je voyais le plus habituellement Julie.

On sait combien son roman du Chevalier de Faublas a fait de bruit; le joli opéra de Lodoïska en était un épisode. Cependant, aucune jeune femme n'eût osé avouer qu'elle avait lu cet ouvrage. Je me figurais que l'auteur devait être un cavalier charmant, aux manières élégantes et nobles; enfin un homme accompli. Un jour, j'entendis prononcer le nom de Louvet chez madame de Condorcet, où j'étais avec Julie Talma. C'était en 1794, après la terreur; on parlait de la proscription de ce député, et d'une brochure qu'il venait de publier. Dans cet opuscule, il faisait connaître minutieusement la manière dont il avait échappé à la mort par les soins et la tendre sollicitude d'une femme, qui depuis fut la sienne, et qu'il nommait Lodoïska. Je voulus avoir cette brochure, et je la lus avec un vif intérêt. On ne manque jamais de se tracer en idée, sous des couleurs ravissantes, l'image des héros dont on sait l'histoire. Je m'imaginais que le chevalier de Faublas était devenu un homme politique; que la légèreté de son âge était remplacée par des formes plus sérieuses et plus nobles, et que sa Lodoïska était toujours belle et toujours adorée. Cette fiction donnait plus de prix à l'ouvrage que je lisais. Je parlai de cette brochure à Julie, et de l'intérêt que ce récit m'avait fait éprouver, sans y ajouter mes suppositions; je lui dis seulement combien je désirais pouvoir rencontrer M. et madame Louvet.

«Rien n'est plus facile, car ils dînent demain chez moi, et je comptais t'inviter.»

J'acceptai avec empressement, et j'arrivai de bonne heure, tant mon impatience était grande de voir mes héros. Lorsqu'on les annonça, la maîtresse de la maison se leva pour aller au-devant d'eux, et je la suivis par un mouvement presque involontaire; mais je ne fus pas peu surprise de trouver, à la place du Faublas que je m'étais dessiné avec tant de complaisance, un petit homme maigre, à la figure bilieuse, au mauvais maintien, à la mise plus que négligée. Et cette belle Lodoïska!.. laide, noire, marquée de petite vérole, et de la tournure la plus commune[7]. Je fus tellement désenchantée, que je n'en pouvais croire mes yeux, et je regrettais encore mon illusion.

Après les premières félicitations sur les dangers auxquels ils avaient échappé, sur le courage et l'admirable dévouement de madame Louvet, Julie me présenta à ce couple charmant.

« – Voilà, leur dit-elle, une de mes amies qui avait un bien grand désir de vous voir; elle a lu avec avidité le récit touchant de vos dangers, et n'a respiré que lorsqu'elle vous a vus sauvés.»

Louvet me fit un salut de la tête, accompagné d'un sourire qui voulait dire: «Tu croyais rencontrer un Faublas!…»

Je pense qu'il avait lu mon étonnement sur ma figure. On parla de nouveau de ce temps de malheur et d'alarme, et de la façon ingénieuse avec laquelle Lodoïska avait soustrait à la mort ce malheureux proscrit, ce qui finit par m'intéresser beaucoup, car Louvet était un homme d'esprit et de mérite, et sa femme, malgré son physique peu agréable, n'en était pas moins une personne remarquable. La maladresse de son mari fut d'en faire une héroïne de roman et de la peindre sous des couleurs si séduisantes, dans son Faublas; s'il l'avait appelée tout bonnement madame Louvet, elle n'en aurait été que plus intéressante, et il lui aurait évité un ridicule qu'elle n'avait pas provoqué.

Riouffe venait aussi de publier ses Mémoires d'un détenu; je les préfère maintenant de beaucoup à ceux de Louvet. Riouffe était à cette époque un charmant garçon[8], et je me le rappelle encore avec intérêt, sous la surveillance de son gendarme, et lorsqu'il pouvait, d'un moment à l'autre, porter sa tête sur l'échafaud.

J'avais fait la musique de la romance qu'il avait composée en prison, et qui se trouve dans les Mémoires d'un détenu. Quoique je ne fusse pas très forte sur les règles de la composition, je la fis d'inspiration, et la chantai avec ce sentiment qui part du coeur: aussi plut-elle beaucoup à tous ses amis.

Louvet ayant peu de moyens d'existence, voulut former un établissement de librairie. Il prit un magasin sous la galerie qui donnait alors sur la place, en face du libraire Barba et de la porte des artistes du Théâtre-Français. La belle jeunesse de Fréron ne manqua pas de venir assiéger la boutique du libraire qui avait fait chanter la Marseillaise au Théâtre de la République, et d'assaillir la belle Lodoïska de mille quolibets offensants.

En voyant ce rassemblement à sa porte, madame Louvet s'était retirée dans son arrière-magasin, et son mari se promenait comme un lion qui ronge son frein. Lorsque ces messieurs n'eurent plus la facilité d'attaquer madame Louvet en face, ils se tournèrent contre son mari.

«Eh bien! chante donc la Marseillaise, lui crièrent-ils.»

Alors, dans un mouvement de rage, d'autant plus violent que depuis long-temps il le concentrait, il ouvre la porte en s'écriant d'un air de mépris:

Que veut cette horde d'esclaves?..

Ce beau mouvement de courage interdit un moment cette foule qui se réunissait contre un seul homme; mais bientôt après ils se mirent à vociférer de nouveau.

Fort heureusement la patrouille, appelée par les voisins, parvint à les dissiper, mais Louvet ne put conserver son établissement, car de semblables scènes se renouvelèrent tous les jours.

J'appris sa mort à mon retour de Bordeaux; cette pauvre madame Louvet était restée sans fortune. Je ne sais ce qu'elle est devenue et je ne l'ai rencontrée nulle part depuis.

Après les dévaliseurs de diligences à main armée, vinrent les compagnies de Jésus, les chauffeurs, dont on parle si peu dans les écrits que l'on publie maintenant, et qui remplacèrent les républicains exaltés dont on parle tant.

 

Les voleurs de diligences voulaient, disaient-ils, se dédommager de la perte de leurs biens, confisqués par la Convention; mais la plupart cependant n'avaient rien perdu, attendu qu'ils n'avaient rien à perdre, et les chauffeurs, ni vengeance ni représailles à exercer. Ils ne voulaient autre chose que le pillage et l'incendie. Lorsqu'ils attaquaient les habitations des propriétaires et des malheureux fermiers, ils s'inquiétaient peu de leurs opinions. Ceux qui avaient perdu leur famille et leurs biens à la révolution étaient d'honnêtes gens qui ne cherchaient point à s'en dédommager par de semblables moyens; mais, dans tous les partis, on a toujours cherché à couvrir de mauvaises actions par des sophismes. Lorsque les assignats parurent, il se forma une compagnie pour en fabriquer de faux, afin de les discréditer. Ces messieurs se chargeaient de les faire colporter; tout cela avec les meilleures intentions du monde, et pour ruiner la République qui les avait ruinés. Mais ils ne songeaient probablement pas que la fortune des particuliers, qui en étaient fort innocents, se perdait également.

Voici une aventure qui m'arriva en ce temps-là même, et lorsque j'étais à Lille. Il y a une très petite distance de cette ville à celle de Tournay, qui appartenait alors à l'Autriche, et, avant l'émigration, on y allait très fréquemment. Un simple poteau séparait les deux pays. Les communications étaient si faciles, que plusieurs habitants de Lille y avaient même des maisons de plaisance, et on se croisait sans cesse sur cette route. Les douaniers ne faisaient attention qu'aux voyageurs qui pouvaient y passer des marchandises. Le théâtre de Lille y donnait des concerts et des représentations. Les émigrés étaient persuadés alors qu'il leur suffirait de se montrer aux portes de Paris, avec l'armée de Condé, pour y entrer, et qu'on les recevrait comme des libérateurs. Leurs biens n'étant point encore confisqués, ils avaient de l'argent, et ils en usaient comme si cela eût dû ne jamais finir: d'ailleurs ils avaient, quelques-uns du moins, pour s'en procurer, des moyens que l'on ignorait encore.

Ce fut à cette époque que le sacre de l'empereur d'Allemagne eut lieu. Cette solennité attira un monde prodigieux à Tournay: les concerts, les bals, les fêtes, s'organisaient d'avance. Je partis donc pour cette ville avec une dame artiste comme moi. Nous étions persuadées que nous trouverions des logements, ou tout au moins une chambre, dans la maison où nous avions l'habitude de descendre; mais tout avait été pris de vive force, et il y avait tellement de monde, que l'on couchait dans les granges, dans les écuries, et les tables étaient dressées dans les cours et dans les corridors.

Nous étions dans un fort grand embarras, et nous pensions déjà à retourner à Lille, lorsque nous rencontrâmes deux dames de nos connaissances de Paris; elles nous dirent qu'elles habitaient avec leurs maris une petite maison de campagne tout près de la ville; qu'elles nous y donneraient l'hospitalité pour la journée, et que l'on pourrait peut-être nous trouver un gîte pour la nuit; en pareille circonstance, on se contente de ce que l'on trouve. Le mari d'une de ces dames, M. Aigré, dans un voyage qu'il avait fait à Lille quelque temps auparavant, était venu me voir et m'avait confié qu'il émigrait. Mais, comme on fouillait à la frontière, et qu'il était défendu d'emporter de l'argent, il me pria de vouloir bien lui coudre dans une ceinture un jeu de cartes, comme il le disait en riant: c'étaient trente-deux assignats de mille francs. Cette somme, pour un si court voyage, pouvait faire soupçonner qu'il avait le projet de rejoindre l'armée de Condé: aussi je ne fus pas surprise de rencontrer sa femme à Tournay. Ils me dirent que le chevalier Blondel était avec eux et M. de *** avec sa femme, qu'ainsi j'allais me trouver en pays de connaissance.

Nous nous apprêtâmes donc à passer une journée fort agréable. Ce chevalier de Blondel avait l'esprit le plus gai et le plus original que l'on puisse rencontrer. Après le dîner, on alla se promener; mais ces messieurs restèrent pour fumer des cigares et jouer à la bouillotte. Je ne sais plus quel motif, ou plutôt quelle inspiration, nous poussa à venir chercher quelque chose à la maison. Nous nous trompâmes d'escalier, et nous montâmes dans un petit corps de logis qu'on ne nous avait pas montré. Ayant trouvé une porte qui n'était qu'entrebâillée, j'entre, et je vois des petits pots, des petites bouteilles avec du noir, du rouge et des papiers. Au premier coup-d'oeil, je crus que c'était pour dessiner; mais en avançant je reconnus des assignats; les uns commencés, les autres achevés. J'appelai ma compagne. J'étais, je crois, pâle comme la mort, et elle le devint elle-même en me regardant. Nous n'eûmes pas la force de nous communiquer nos pensées, et nous descendîmes les escaliers comme la belle Isaure descendit ceux du cabinet de la Barbe-Bleue.

– Ah! mon Dieu! lui dis-je, où sommes-nous? Il paraît que c'est une de ces réunions dont nous avions entendu parler et auxquelles nous ne voulions pas croire; mais qu'allons-nous faire? S'ils se doutent que nous avons découvert ce secret, ils nous tueront peut-être, pour nous empêcher d'en parler. Partons, car il nous serait impossible de nous contraindre et de conserver notre sang-froid. Il leur suffirait de nous voir un moment pour se douter de la vérité. Mais, comment faire? partir sans rien dire, c'est aussi dangereux; je vais écrire.

– Que penseront-ils?

– Ma foi, ce qu'ils voudront. J'aimerais mieux passer la nuit sur la route que de rester ici; d'ailleurs on trouve plus de voitures pour retourner que pour venir.

J'écrivis donc que, dans la crainte d'être indiscrètes, et ne voulant point les gêner, nous avions pris le parti de nous dérober à leurs instances pour ne pas céder à la séduction. Je laissai ce sot billet sur la table, et nous partîmes avec plus de vitesse que nous n'étions venues, et croyant toujours qu'on nous poursuivait.

Lorsque nous fûmes en sûreté, je me rappelai les trente-deux assignats que j'avais cousus dans l'élégante ceinture de M. Aigré. Long-temps après j'appris qu'il avait été arrêté à Paris, ainsi que M. Blondel, et qu'ils avaient été jugés sous la prévention de fabrication de faux assignats. Comme c'était après le 10 avril, cela ne m'étonna point. Ce même Blondel, qui était encore à Sainte-Pélagie lors des horribles massacres de septembre, trouva le moyen d'échapper. Il harangua les gens assemblés autour de lui, leur dit qu'il était prisonnier pour avoir défendu leur cause; enfin il les persuada si bien par son éloquence, que plusieurs de ceux qui l'écoutaient le prirent sur leurs épaules et le portèrent en triomphe comme un martyr de la liberté. Il ne se laissa pas enivrer par cette ovation, et gagna au large aussitôt qu'ils l'eurent quitté. Lorsqu'on en vint à lire son écrou et que l'on vit qu'il était détenu pour faux assignats, on voulut le retrouver: fort heureusement il était alors à l'abri de toute poursuite. Les deux dames avaient été confrontées avec le chevalier Aigré, lors de son jugement; mais comme il s'était bien gardé de les compromettre, elles s'en étaient fort adroitement tirées. La femme de Blondel, qui était jolie et très spirituelle, avait victorieusement plaidé sa cause et celle de sa soeur. Ils trouvèrent tous trois le moyen de passer en Angleterre; mais le malheureux Aigré avait porté sa tête sur l'échafaud.