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Souvenirs d'une actrice (2/3)

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XI

Saint-Pétersbourg. – La musique de cors russes. – La fête de Péterhoff. – Détails. – La nappe d'eau. – Les costumes. – La Niouka. – Les plaisirs de l'hiver. – Les Glaces. – La foire de Noël. – Le froid en Russie. – Les parties de traîneaux. – Les émigrés. – Madame de Staël.

L'année 1806, que je passai à Saint-Pétersbourg, fut pour moi un temps d'enchantement, et j'en jouissais comme si j'eusse prévu qu'il ne devait pas avoir une longue durée; tant il est dans notre nature de n'éprouver un bonheur qu'avec la crainte de le perdre.

Saint-Pétersbourg est une magnifique cité, et tout y annonce la richesse: c'est le séjour de la cour. Tous les agréments y sont réunis, et les modes les plus nouvelles y arrivent en dix jours. Les spectacles sont splendides et les salles magnifiques; les danseurs français, les chanteurs allemands et italiens viennent y apporter le tribut de leurs talents. Cette ville renferme les plus beaux monuments, et les quais de granit qui bordent la Néva ont un aspect grandiose. La place où Pierre-le-Grand gravit un rocher[16], l'Amirauté, les ponts jetés sur la Néva, le palais de marbre, la grille du Jardin d'été, sont si remarquables, que je ne pouvais me lasser de parcourir cette superbe ville, la plus extraordinaire et la plus belle que j'aie rencontrée dans les pays étrangers.

Comme chaque chose était nouvelle pour moi, on se plaisait à me montrer tout ce qui pouvait m'intéresser.

Le mois de juin n'ayant presque pas de nuits, ainsi que l'ai déjà dit, les promenades sur la Néva, dans des gondoles à la vénitienne, avaient un charme qui échappe aux détails, car il faut l'avoir éprouvé pour le comprendre.

Comment peindre cette atmosphère si pure, ce calme, ce paysage qu'on entrevoit à la lueur du crépuscule, comme à travers une gaze légère; cette musique de cors, particulière à la Russie, dont l'harmonie, qui s'entend de loin sur l'eau, semble venir du ciel.

Quarante musiciens ont chacun un tube plus ou moins long, qui donne le ton le plus grave ou le plus aigu, et tous les tons intermédiaires; mais il ne peut en donner qu'un seul. Leur musique n'est pas notée, et cela serait inutile, puisque le musicien peut ignorer et ignore souvent quelle note il fait; il suffit que celui qui en est le chef compte ses mesures bien ostensiblement: c'est là seulement ce qui guide le musicien pour donner la note, lorsque son tour vient.

La magie de cette musique est telle, qu'à une certaine distance on n'imaginerait jamais une composition d'orchestre aussi bizarre. La précision de ces musiciens est si grande qu'ils peuvent exécuter toute sorte de musique. La musique de l'empereur Alexandre était de plus de trois cents cors, celle du régiment des gardes était aussi fort belle.

Bientôt arriva la fête de Péterhoff, qui a lieu au mois de juillet, et dont j'entendais parler depuis long-temps. Cette fête, l'objet de la curiosité de tous les étrangers, est une véritable féerie, où la nature est venue en aide à l'art. Ces grottes, ces rochers, semblent appartenir à une île enchantée, tant ils sont éclairés d'une manière savante par des lampions que l'on n'aperçoit pas, et dont la lumière fait scintiller, comme une cristallisation, l'eau qui jaillit de tous côtés, et jusque dans les profondeurs de la grotte; mais ce que l'on ne peut comparer à rien, c'est une nappe d'eau qui s'élance du haut d'un rocher dons un canal, avec un bruit épouvantable, et forme une voûte sous laquelle on peut passer sans se mouiller. L'illumination que l'on aperçoit à travers cette nappe est d'un effet magique. Une musique de cors russes, dispersée de différents côtés, et cachée par des arbustes, laisse parvenir à l'oreille une harmonie douce et suave.

Lorsque le temps le permet, on fait venir de Saint-Pétersbourg le corps de ballets et les enfants de l'école de danse, habillés en nymphes, en dryades, en faunes et en sylvains, pour compléter l'illusion. La cour assiste toujours à cette fête, où l'on passe la nuit; on y est costumé comme pour un bal, mais personne ne porte de masque.

Ces costumes de caractère sont riches et élégants; le soir, on illumine les bâtiments, ainsi que le château et le parc.

Les personnes aisées louent une maison ou un logement pour une semaine; car autrement il serait difficile de s'en procurer; c'est ce que faisaient toujours les dames qui me menèrent à cette fête. Nous restâmes deux jours, afin de voir tout en détail.

Au temps de la moisson nous parcourions les campagnes avec la princesse Kourakine, dont la conversation était si aimable, les connaissances si étendues, et l'esprit rempli de poésie. Elle me faisait remarquer ces costumes qui nous reportent aux beaux jours de la Grèce antique. En apercevant au milieu d'un champ de blé les moissonneuses couvertes d'une courte tunique de lin, attachée sous le sein avec une ceinture, les cheveux séparés et les tresses pendantes; les hommes, vêtus de même, la tunique serrée sur les reins par une ceinture de cuir, les jambes nues, et des sandales aux pieds, faites d'écorce de bouleau, et rattachées par des courroies, et les cheveux coupés en rond, on se serait cru dans les champs de l'Arcadie. Les costumes en général ont une variété agréable, et chaque classe en a un qui lui est particulier. Celui des marchandes russes est riche, celui des jeunes filles est joli, celui des nourrices est le plus élégant. Leur saraphane est d'une belle étoffe, ou de velours, garnie de galons d'or. Leur bonnet a la forme d'un diadème; il est couvert le plus souvent de pierreries et de perles fines, suivant la fortune de ceux auxquels elles appartiennent; car on met un grand luxe à les parer. Elles accompagnent toujours la mère à la promenade ou dans ses visites, mais il y a une femme, que l'on nomme la nienka, qui suit la nourrice et prend soin de l'enfant. Cette nienka reste attachée à la famille, qui la regarde comme la véritable nourrice; elle conserve toujours une grande influence sur les enfants, et possède toute leur confiance, surtout près des jeunes demoiselles, qu'elle soigne jusqu'à ce qu'elles aient une gouvernante.

Vers la fin d'août, le temps commença à se refroidir. J'avais vu tout ce qui peut exciter la curiosité d'une étrangère pendant l'été. Bientôt vinrent les plaisirs de l'hiver. On ne peut se faire une idée de la beauté de ces sites glacés sans les avoir vus, non pas au travers des doubles croisées, mais dans les jardins, dans la campagne, sur les lacs, dans les forêts qui semblent être de stuc, tant le givre en enveloppe la moindre branche, et que le soleil fait scintiller comme des diamants et des émeraudes. C'est surtout sur cette belle rivière de la Neva qu'il fallait voir dans le temps dont je parle la foire de Noël.

On pratique sur la Neva, lorsqu'elle est entièrement glacée, des allées d'arbres de sapins, plantés à quelques pieds dans la glace; comme c'est au fort de l'hiver, les provisions qui arrivent de toutes les parties septentrionales de l'empire sont entièrement gelées, et se conservent ainsi pendant plusieurs mois.

L'un des carêmes russes finissant à cette époque, le peuple, qui les observe régulièrement, cherche à se dédommager de la mauvaise chère qu'il a faite. C'est dans ces allées pratiquées sur la glace que ces provisions sont rangées. Les animaux de toute espèce y sont placés avec symétrie; le nombre des boeufs, cochons, volailles, gibier, moutons, daims, chevreuils, est considérable. Ils sont posés sur leurs pattes dans ce parc d'une nouvelle espèce, et forment un coup-d'oeil fort bizarre. Comme c'est un but de promenade, on voit à la file les plus riches traîneaux, recouverts de belles fourrures; des voitures sur patins, à quatre et même à six chevaux.

Les plus grands seigneurs viennent par plaisir faire leurs emplettes à cette foire, et il est assez commun de les voir revenir avec un boeuf ou un cochon gelé, debout derrière la voiture comme un laquais, ou un coq perché sur l'impériale.

La perspective de Newsky est bordée de monde des deux côtés; les domestiques portent des flambeaux devant, pour éclairer cette marche triomphale, qui fait toujours beaucoup rire les spectateurs. « – Ah! c'est le comte un tel, avec un veau, dit l'un. – C'est le prince un tel, avec un mouton, dit l'autre. – La princesse a pris un boeuf.» Cela dure une partie de la nuit. Les navires qui avoisinent cette foire sont illuminés en verres de couleur: c'est la chose la plus originale à voir.

* * * * * *

Le froid n'est jamais dangereux; il faut seulement se prémunir contre ses effets. Quelquefois les étrangers veulent braver les usages reçus et se vêtissent comme dans les climats tempérés: ils sont souvent dupes de cette petite gloriole, et paient la leçon un peu cher. Les appartements sont ordinairement chauffés à douze ou quinze degrés réaumur, et la chaleur ne varie pas. Les poêles, car on n'y connaît les cheminées que comme un objet d'agrément, sont faits avec les fondements de la maison; le tuyau circule dans la cheminée, de manière que la chaleur parcourt beaucoup de chemin avant de sortir de l'appartement. Si l'on restait enfermé pendant l'hiver, ce serait un printemps continuel.

On souffre beaucoup moins du froid, en Russie, que dans les autres pays; et si l'on n'apercevait pas à travers des fenêtres la neige, les traîneaux et les mougicks (paysans) avec leur barbe couverte de glaçons, rien ne rappellerait la saison où l'on se trouve.

Au reste, cette saison n'est pas désagréable: le soleil est ordinairement clair, le ciel pur, l'air calme. En se couvrant de fourrures légères et chaudes, on a du plaisir à marcher.

On fait des parties charmantes au clair de la lune, ou le matin, et l'on va déjeuner à un but désigné.

Vingt ou trente traîneaux partent ensemble, un en tête avec des musiciens; je n'ai jamais pu comprendre comment leurs doigts ne gèlent pas lorsqu'ils jouent. Il y a aussi des courses dans des traîneaux très élégants, attelés de deux jolis chevaux. Le brillant de l'attelage consiste à avoir un excellent trotteur dans les brancards, et un cheval de côté, dont le cocher tient les rênes pour tourner sa tête en le faisant aller au galop; souvent un postillon court à cheval pour faire ranger les curieux.

 

Les chevaux sont couverts d'une large housse qui empêche celui de côté d'envoyer de la neige à la figure; il n'y a que la noblesse qui puisse avoir des housses blanches, toutes les autres sont en couleur.

Le comte Palphi, riche polonais, avait les siennes en cachemire blanc, et la baguette qui les tient étendues était en or.

J'ai souvent entendu demander comment les pauvres gens pouvaient se garantir du froid dans un climat aussi rigoureux: d'abord, comme ils appartiennent tous à un maître, il est dans l'obligation de pourvoir à leurs besoins, et jamais on ne rencontre de mendiants. Ils ont tous un état qu'ils exercent à leur compte, en payant la redevance à leurs seigneurs. Les paysans ont dans leur hisbach un poêle en brique de la même dimension que les poêles en faïence; ils se chauffent de la même manière et sont tellement brûlants, qu'on ne peut tenir dans leur chambre; d'autant plus qu'il y a une espèce de four constamment allumé, dans lequel ils font leur pain et préparent leurs aliments: aussi dit-on, d'une chambre trop chaude: «C'est comme un hisbach.»

Les Russes passent d'une température à une autre, sans le moindre danger; vous voyez les dwarnick (les portiers des maisons) travailler dans la cour, dégager la neige, en manche de chemise, et cependant ils sortent d'une chambre où vous étoufferiez. Leurs travaux terminés, ils remettent leur tourloupe doublée de peau de mouton, et vont se coucher sur le haut du poêle, qui est brûlant.

Je n'étais que depuis un an à Saint-Pétersbourg, lorsque la guerre vint changer tous mes projets; les étrangers durent se naturaliser ou quitter le pays. La plupart, espérant que cette guerre ne serait pas de longue durée, partirent, les uns pour Hambourg ou pour quelqu'autre pays voisin de la Russie, d'autres retournèrent en France. Ceux qui étaient établis depuis long-temps en Russie se naturalisèrent; les artistes seuls furent exempts de cette mesure.

Madame Philis était adorée à la cour; pour rien au monde on n'aurait voulu se priver de son talent. Ce fut en sa faveur probablement que cette mesure exceptionnelle fut prise pour les artistes.

Madame Philis Andrieux a laissé une réputation trop bien établie pour qu'il soit nécessaire d'entrer dans de grands détails sur ses premiers essais; on sait avec quel bonheur elle a créé le rôle de Kaisie, dans le Calife de Bagdad, de même que celui de la soubrette, de ma Tante Aurore. Sa soeur, madame Bertin, actrice très remarquable, surtout dans le genre dramatique, épousa en secondes noces Boïeldieu.

Ce compositeur célèbre a fait en Russie une partie des jolis ouvrages qu'il a rapportés en France, les Voitures versées, la Jeune femme colère, L'un pour l'autre, Télémaque. C'est dans cette pièce surtout que madame Bertin se montra supérieure dans le rôle de Calypso, et madame Andrieux était pleine de grâce dans celui d'Eucharis, qu'elle chantait à ravir. Il est fâcheux que ce sujet qui déjà avait été traité à Paris, ait empêché l'auteur d'y faire connaître ce bel ouvrage. C'est ce qui est arrivé aussi pour la Cendrillon de Stebelt, dont la musique était bien supérieure à colle qui a été exécutée à Paris. On se souvient encore à Saint-Pétersbourg des acteurs qui composaient la comédie à cette époque; Ducroisy, excellent financier; Dégligny, qui avait joué les pères nobles au Théâtre-Français, et Calan, très bon comique; Frogère était la charge de son beau-frère Dugazon, et plutôt farceur de société que bon comédien.

Tout le monde me conseilla de rentrer au théâtre; mais les emplois que j'aurais pu remplir étaient occupés, et je n'avais pas assez de voix pour chanter sur le théâtre de Saint-Pétersbourg, où le diapason est d'un quart de ton plus haut qu'à l'Opéra-Comique. Je demandai donc à aller au théâtre impérial de Moscou; ce que j'eus assez de peine à obtenir du grand chambellan, Alexandre Narichkine, qui était à la tête des théâtres impériaux.

La Russie de 1806 est déjà l'ancienne Russie pour la génération actuelle, car quantité de choses qui existaient alors ont totalement changé; il y en a qui valent autant, peut-être mieux, mais enfin ce ne sont plus celles-là. C'est ce que me disait un Russe de beaucoup d'esprit, auquel je communiquai divers fragments de mon journal. Il m'encouragea à le continuer.

« – Peu d'étrangers, me dit-il, ont été à même de connaître aussi bien que vous la société d'alors, puisque vous viviez dans l'intérieur non seulement d'une famille, mais de plusieurs.»

Comme j'ai par goût l'esprit observateur, ce monde nouveau m'enchanta; je retrouvais la vie des salons les plus brillants de Paris, réunie aux usages, aux habitudes d'une contrée éloignée, ces cérémonies, qui tiennent au culte, au climat; ces costumes du peuple, si différents des autres nations, qui, à cette époque surtout, rappelaient les moeurs de la Grèce et de l'Asie. Les traditions se sont affaiblies depuis que les marchandes ont changé leur manière de vivre. Dans toutes les classes d'étrangers qui ont habité la Russie, chacun en a parlé d'après le monde qu'il voyait et le point de vue où il était placé. L'hospitalité, la cordialité qui règnent dans ce pays, sont envisagées sous différents aspects, qui tous se rapportent à la vie qu'on y a menée.

XII

Mon départ pour Moscou. – M. Lekain. – Madame Divoff, née comtesse Boutourline. – M. Effimowith. – Soirées d'artistes. – Tonchi. – Ses caricatures. – Rodde. – Anecdotes.

Je quittai Saint-Pétersbourg pendant l'hiver de 1807. Tout le monde me voyait partir avec un regret que je partageais vivement, et auquel j'étais bien sensible. Le prince Dolgourouky ayant des propriétés à Moscou, me donna un de ses gens pour m'accompagner, car j'aurais été fort embarrassée si j'eusse été seule, ne comprenant pas un mot de la langue du pays, et cette manière de voyager étant toute nouvelle pour moi.

M. Demetry Narichkine[17] avait fait garnir mon kibick avec des peaux de loup de Sibérie, dont beaucoup d'honnêtes bourgeois se seraient contentés pour leurs fourrures d'hiver. J'avais des couvertures d'oursin. Le grand-veneur m'avait même proposé un joli petit louveteau vivant, pour me tenir les pieds chauds, mais je m'en souciais peu.

Mon kibick était rempli de provisions de toute espèce, mais la plupart gelèrent en route. Par bonheur Ivan, garçon intelligent, savait y suppléer. Je voyageais connue un portemanteau, ne sachant rien, ne comprenant rien. Je dormais dans mon kibick comme dans mon lit, et je n'en sortais que pour manger et marcher un peu, car je me sentais engourdie. Enfin ce fut vers le soir que j'entrai dans cette ville, où il devait m'arriver tant de choses extraordinaires, et que j'étais loin de prévoir!.. Je descendis chez M. Lekain, Français qui logeait toutes les personnes du théâtre impérial, à leur arrivée. M. Lekain avait la prétention de descendre en droite ligne de l'acteur célèbre de ce nom, ce qu'il ne manquait jamais d'apprendre aux nouveaux arrivés. C'était bien le cas de lui dire:

 
Quoi! le ciel a permis
Que ce vertueux père eût cet indigne fils!
 

Il ne se vantait point d'une parenté aussi rapprochée: il disait qu'il n'était qu'un arrière-petit-cousin.

Je restai chez lui jusqu'à ce que je fusse logée assez convenablement pour recevoir. J'avais une quantité de lettres pour des personnes de la société de Moscou, et cette fois je trouvai tout le monde. Je fus d'abord chez madame Divoff, née comtesse Boutourline: c'était une personne charmante qui avait été élevée à la cour de la grande Catherine et en avait conservé la grâce, le bon goût et la magnificence. Madame Divoff fut pour moi non-seulement un puissant appui, mais une véritable amie, car c'est toujours ainsi que j'ai été traitée par elle et son aimable famille[18].

Le comte Théodore m'avait aussi donné des lettres pour plusieurs personnes, et particulièrement pour madame de Golofkine. Ce n'était pas de ces vaines formules de grand seigneur; elles étaient remplies d'un intérêt qui ne manque jamais son effet, surtout lorsqu'il vient d'un homme aussi distingué sous tous les rapports que l'était le comte Théodore.

La comtesse était une personne de beaucoup d'esprit, fort instruite, connaissant parfaitement notre littérature, ayant même composé quelques jolis ouvrages en français. Ses soirées étaient agréables, quoiqu'on l'accusât d'être un peu madame Dudeffant; mais il faut bien qu'il se mêle toujours de la jalousie dans les succès, même dans ceux de société; la médiocrité ne souffrant rien qui la dépasse.

Depuis que j'avais perdu une partie de l'étendue de ma voix, je m'étais attachée à perfectionner les cordes du médium, et surtout à faire valoir la musique expressive; c'est celle qui influe le plus sur les organes de la multitude, et il n'est pas nécessaire d'être connaisseur pour la comprendre. La romance exige de jolies paroles, une musique simple et analogue au sujet; elle veut surtout être dite avec expression. J'étais à Moscou lorsque la romance de Joseph me fut envoyée. Je ne puis rendre l'effet qu'elle produisit, de même que l'Émigré montagnard, de M. de Chateaubriand.

 
Combien j'ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance!
 

M. Effimowith avait composé un air simple et touchant, bien adapté aux paroles. Je ne le chantais jamais sans voir couler des larmes: c'était surtout sur mes compatriotes qu'elle produisait le plus d'effet. Ces talents de société sont fort recherchés à l'étranger, où ils ne sont pas en aussi grand nombre qu'en France. J'avais apporté de Paris de la musique nouvelle, qui avait eu un grand succès de salon à Saint-Pétersbourg, et par cela même ne pouvait manquer d'obtenir son effet à Moscou. Je devins bientôt la chanteuse à la mode; mes chansonnettes faisaient fureur, et on en dessinait les sujets dans les albums. Tous nos chants d'alors n'étaient que des peintures de chevaliers, de bachelettes, de damoiselles. J'avais sur mon album la Sentinelle appuyée sur sa lance, le Départ pour la Syrie, le Troubadour, son épée et sa harpe se croisant sur son coeur.

Si mes légers talents commencèrent mes succès et me firent désirer, je dois dire qu'avec le temps je fus admise dans de grandes familles, comme une amie de la maison. Je donnais aux jeunes demoiselles des leçons de lecture à haute voix; je dirigeais le choix des ouvrages qu'on mettait entre leurs mains, et leur faisais chanter les morceaux de musique qui étaient le plus en vogue. Il y avait en Russie de charmants compositeurs dans la haute société: M. Effimowith, le prince Galitzine et beaucoup d'autres.

Je ne mettais à ma complaisance d'autre prix et d'autre intérêt que celui de répondre à l'accueil que je recevais de ces dames. C'était en 1807, les artistes qui méritaient d'être distingués par leur éducation, par leurs moeurs et leur tenue dans le monde y étaient parfaitement appréciés et traités avec considération.

Lorsque j'avais bénéfice ou concert, c'étaient ces dames qui plaçaient mes loges ou mes billets de souscription, toujours payés fort au-dessus du prix annoncé. Je n'ai jamais été aussi heureuse à Moscou que dans ces premiers temps où je n'avais encore aucun établissement. Insouciante et rieuse, je ne songeais pas au lendemain.

Nous avions dans la colonie française une foule de gens aimables, et on se réunissait les uns chez les autres. Chacun prenait son jour et choisissait sa société. Comme le dimanche il n'y a pas de leçons, et que les affaires de commerce sont suspendues, c'était mon jour de réception. Mon cercle se trouvait souvent plus nombreux que l'exiguïté de mon appartement ne le permettait, quoique j'eusse plusieurs pièces, mais elles étaient petites. Heureusement elles donnaient l'une dans l'autre, et n'étaient séparées que par des portières qu'on enlevait ce jour-là pour faciliter la circulation. J'étais logée dans la maison d'un pope[19]; j'occupais seule un joli pavillon entre cour et jardin. C'était charmant l'été, mais l'hiver, lorsque la neige arrivait à une certaine hauteur, j'aurais risqué d'y rester enterrée comme dans une hutte de Lapons, si l'on ne fût venu la déblayer pour rendre le jour à mes fenêtres.

Ma société se composait d'artistes de tous pays, d'émigrés donnant des leçons, en faisant le commerce. Je veux faire connaître à mes lecteurs les personnes qui composaient ce petit cercle du dimanche: elles en valent bien la peine, et d'ailleurs j'aurai plus d'une fois l'occasion d'en parler. D'abord Fild et mademoiselle Percheron de Mouchi, qui auront plus loin un chapitre à part; Tonchi, peintre d'histoire, d'un talent distingué, aimable, rempli de gaieté, de trait; il avait de ces mots piquants qui se retiennent et courent tous les salons. Musicien, comme tous les Italiens, il chantait d'une façon charmante des petits airs de sa composition, en s'accompagnant sur la guitare; il faisait de jolis contes dans le genre de Boccace. Il avait la prétention d'être philosophe à sa manière, et déraisonnait avec beaucoup d'esprit.

 

Tonchi était l'âme de toutes les sociétés; mais il était bien plus aimable encore dans la nôtre, car il apportait plus d'abandon et de gaieté que dans les soirées de grands seigneurs, où il savait conserver la dignité d'artiste. Fait comme un modèle d'académie, son oeil d'aigle, sa chevelure de neige, sa belle taille, ses dents blanches, en faisaient, à soixante ans, un homme remarquable.

C'est à cet âge qu'il a fait la conquête de la princesse Gagarine, plus jeune que lui, et qui l'a épousé, malgré tous les efforts de sa famille pour empêcher ce mariage.

Il y avait à cette époque, dans tous les salons, une table couverte d'albums, de papiers, d'écritoires, de crayons. Ceux qui ne faisaient pas de musique écoutaient en dessinant, ou bien écrivaient quelques folies.

Nos albums étaient remplis de dessins fantasques, de caricatures de Tonchi. Il avait fait dans le mien un diable qui s'enfuyait par la croisée, emportant la figure de son ami Garenghi, architecte de la cour, qu'il avait placée sur une partie du corps que le diable et l'amour ont seuls le droit de montrer à nu. Il avait fait aussi mon coeur à compartiments, partagé par la moitié. Dans la première, chaque case portait le nom d'un de mes amis, et l'autre moitié était pour le comte Théodore Golofkine, qu'il savait que j'aimais beaucoup, et Tonchi en petites lettres imperceptibles.

J'avais la prétention de donner à souper à ma société, quoique mon ménage fût assez mal monté. Je plaçais les dames autour d'une table ronde et les hommes où ils pouvaient: sur un coin de mon piano, sur ma toilette et sur une jardinière, dont ils froissaient impitoyablement les fleurs. Parlait-on d'un rondeau, d'un duo de Boïeldieu, le mélomane Ducret[20] quittait son aile de poulet pour se mettre au piano, dérangeait les soupeurs, et nous chantait:

 
De toi, Frontin, je me défie.
 

On lui répondait de la table des dames:

 
Tu crois du moins à tes appas:
Comme toi, quand on est jolie…
 

Alors les possesseurs du piano le chassaient et reprenaient leurs places. Ces messieurs se disaient: «Passez-moi le couteau.» (Je n'en avais que quatre à leur service.)

M. Moreau[21] nous racontait l'inconvénient de porter le même nom, quand il y a deux églises catholiques où l'on baptise, où l'on marie et où l'on enterre; deux églises enfin où les chefs sont à l'affût des événements de ce genre, afin de se gagner de primauté.

Le père de M. Moreau avait été fort malade, mais il était parfaitement rétabli: il logeait dans le quartier de l'église française. Une autre personne du nom de Moreau vint à mourir à quelque temps de là. L'église de la Slabode allemande, située à l'autre bout de la ville, en ayant connaissance, accourt avec tout son bagage, pour réclamer la préférence, et veut absolument rendre les honneurs de la sépulture au père de notre ami. – Mais, leur dit ce brave homme, qui déjeunait en ce moment de fort bon appétit, je ne puis me rendre à votre invitation, car vous voyez que je ne suis rien moins que mort.

L'envoyé n'en voulait rien croire, il prétendait qu'on s'entendait avec ceux de l'église française pour frauder les Allemands. On eut beaucoup de peine à s'en débarrasser.

«À propos d'histoires de mort, nous dit Antonolini[22], savez-vous celle qui arriva à Rodde pendant son voyage à Kiow, où il allait donner des concerts. Il fut pris par un fort mauvais temps, et obligé de s'arrêter dans un hisbach de paysan, où de loin il avait aperçu de la lumière. Après avoir frappé assez long-temps, une vieille femme aux yeux éraillés, à la figure ridée, véritable portrait d'une sorcière de Macbeth, vient entr'ouvrir la porte. Le domestique de Rodde lui demande si elle peut donner à coucher à son maître. Elle semble se consulter, elle hésite; enfin on lui offre dix roubles, somme énorme pour une pauvre paysanne.

«Je n'ai que mon lit, dit-elle, je le donnerai à ce monsieur, et je coucherai par terre dans l'autre chambre. – Vous irez à l'écurie si vous voulez.»

Les domestiques et les paysans ne sont pas difficiles pour leur coucher; ils dorment fort bien par terre ou sur une planche.

Rodde tombait de fatigue. Son domestique mit la voiture et le cheval dans un hangar, et fut s'y coucher. Son maître se jette tout habillé sur ce lit, qui était très bas. À moitié endormi, il étend le bras, comme pour chercher quelque chose, et saisit une main glacée. La frayeur le réveille en sursaut, et oubliant fatigue et sommeil, il saute à bas du lit, et découvrant un corps mort, il se croit dans un coupe-gorge. Il appelle à grands cris et en jurant comme un possédé: la vieille accourt plus morte que vive.

« – Misérable! s'écrie-t-il, il y a sous ce lit un homme assassiné?

« – Hélas! monsieur, pardonnez-moi; c'est mon mari. Il est mort ce matin, et, pour gagner les dix roubles, je vous ai donné son lit, et je l'ai fourré dessous.»

Vous devez penser que Rodde s'empressa de quitter le toit hospitalier de cette épouse inconsolable, et que, malgré le mauvais temps, il se remit en route.

Les moindres choses servent de pâture à la conversation, dans l'étranger comme en province. Mes soirées occupaient beaucoup ces dames. Elles n'eussent certainement pas produit cet effet, si elles eussent été comme celles de tout le monde; mais la gaieté en faisait seule les frais. Chaque dimanche madame Divoff m'envoyait des glaces, des confitures et des pâtisseries de toute espèce. La comtesse de Broglie m'avait fait cadeau de plusieurs douzaines de couteaux et de fourchettes anglaises de ses manufactures. Ma maison commençait à se monter sur un pied imposant.

Quelques Russes fort aimables me reprochaient de ne pas les inviter:

– Non, leur disais-je, point d'étrangers, c'est convenu entre nous; s'il en était autrement, ces soirées seraient comme toutes les autres: vous feriez fuir la gaieté et le sans-façon, et vous ne vous amuseriez pas.

– Mais, me disait M. Effimowith, je suis un artiste, ne chantons-nous pas ensemble mes romances à deux voix?

– Oui, et même avec grand plaisir, car elles sont charmantes, et vous les chantez à ravir; mais chez moi nous faisons de la musique pour rire.

Il y avait à Moscou dans ce même temps un certain M. Relly, homme riche, magnifique, et tenant un très grand état de maison; il possédait le meilleur cuisinier de la ville: aussi tous les grands seigneurs (qui sont assez gourmands) allaient-ils dîner chez lui. On le croyait Anglais ou Italien, car il parlait parfaitement ces deux langues; il allait dans la haute société, et jouait gros jeu.

Comme je le voyais souvent chez ces dames, il me demanda la permission de me faire faire un petit pâté aux truffes, par son cuisinier, pour mes petits soupers, dont on n'avait pas manqué de lui parler. J'acceptai, et j'eus grand soin d'en prévenir mes convives, car les truffes étaient un grand luxe dans un temps où les communications n'étaient ni si promptes ni si faciles qu'à présent. On ne pouvait s'imaginer d'où venait cette magnificence.

On commençait à se rassembler, lorsque le fameux petit pâté arriva; il était d'une telle dimension, qu'on fut obligé de le pencher sur le côté pour le faire passer par la porte; je vis le moment où la salle à manger ne pourrait le contenir. On rassembla force papier pour le couper sur le rond de bois qui avait servi à le transporter.