Tasuta

Le Fantôme de l'opéra

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Vous voyez bien que M. Poligny l’a vu!

– Pas plus que moi, mais il l’a entendu! Le fantôme lui a dit un mot à l’oreille, vous savez bien! le soir où il est sorti si pâle de la loge n° 5.»

Moncharmin pousse un soupir. «Quelle histoire! gémit-il.

– Ah! répond Mame Giry, j’ai toujours cru qu’il y avait des secrets entre le Fantôme et M. Poligny. Tout ce que le Fantôme demandait à M. Poligny, M. Poligny l’accordait… M. Poligny n’avait rien à refuser au Fantôme.

– Tu entends, Richard, Poligny n’avait rien à refuser au Fantôme.

– Oui, oui, j’entends bien! déclara Richard. M. Poligny est un ami du Fantôme! et, comme Mme Giry est une amie de M. Poligny, nous y voilà bien, ajouta-t-il sur un ton fort rude. Mais M. Poligny ne me préoccupe pas, moi… La seule personne dont le sort m’intéresse vraiment, je ne le dissimule point, c’est Mme Giry!… Madame Giry, vous savez ce qu’il y a dans cette enveloppe?

– Mon Dieu, non! fit-elle.

– Eh bien, regardez!»

Mme Giry glisse dans l’enveloppe un regard trouble, mais qui retrouve aussitôt son éclat.

«Des billets de mille francs! s’écrie-t-elle.

– Oui, madame Giry!… oui, des billets de mille!… Et vous le saviez bien!

– Moi, monsieur le directeur… Moi! je vous jure…

– Ne jurez pas, madame Giry!… Et maintenant, je vais vous dire cette autre chose pour laquelle je vous ai fait venir… Madame Giry, je vais vous faire arrêter.»

Les deux plumes noires du chapeau couleur de suie, qui affectaient à l’ordinaire la forme de deux points d’interrogation, se muèrent aussitôt en point d’exclamation; quant au chapeau lui-même, il oscilla, menaçant sur son chignon en tempête. La surprise, l’indignation, la protestation et l’effroi se traduisirent encore chez la mère de la petite Meg par une sorte de pirouette extravagante «jeté glissade» de la vertu offensée qui l’apporta d’un bond jusque sous le nez de M. le directeur, lequel ne put se retenir de reculer son fauteuil.

«Me faire arrêter!»

La bouche qui disait cela sembla devoir cracher à la figure de M. Richard les trois dents dont elle disposait encore.

M. Richard fut héroïque. Il ne recula plus. Son index menaçant désignait déjà aux magistrats absents l’ouvreuse de la loge n° 5.

«Je vais vous faire arrêter, madame Giry, comme une voleuse!

– Répète!»

Et Mme Giry gifla à tour de bras M. le directeur Richard avant que M. le directeur Moncharmin n’eût eu le temps de s’interposer. Riposte vengeresse! Ce ne fut point la main desséchée de la colérique vieille qui vint s’abattre sur la joue directoriale, mais l’enveloppe elle-même, cause de tout le scandale, l’enveloppe magique qui s’entrouvrit du coup pour laisser échapper les billets qui s’envolèrent dans un tournoiement fantastique de papillons géants.

Les deux directeurs poussèrent un cri, et une même pensée les jeta tous les deux à genoux, ramassant fébrilement et compulsant en hâte les précieuses paperasses.

«Ils sont toujours vrais? Moncharmin.

– Ils sont toujours vrais? Richard.

– Ils sont toujours vrais!!!»

Au-dessus d’eux, les trois dents de Mme Giry se heurtent dans une mêlée retentissante, pleine de hideuses interjections. Mais on ne perçoit tout à fait bien que ce «leitmotiv»:

«Moi, une voleuse!… Une voleuse, moi?»

Elle étouffe. Elle s’écrie:

«J’en suis ravagée!»

Et, tout à coup, elle rebondit sous le nez de Richard.

«En tout cas, glapit-elle, vous, monsieur Richard, vous devez le savoir mieux que moi où sont passés les vingt mille francs!

– Moi? interroge Richard stupéfait. Et comment le saurais-je?»

Aussitôt, Moncharmin, sévère et inquiet, veut que la bonne femme s’explique.

«Que signifie ceci? interroge-t-il. Et pourquoi, madame Giry, prétendez-vous que M. Richard doit savoir mieux que vous où sont passés les vingt mille francs?»

Quant à Richard, qui se sent rougir sous le regard de Moncharmin, il a pris la main de Mame Giry et la lui secoue avec violence. Sa voix imite le tonnerre. Elle gronde, elle roule… elle foudroie…

«Pourquoi saurais-je mieux que vous où sont passés les vingt mille francs? Pourquoi?

– Parce qu’ils sont passés dans votre poche!…», souffle la vieille en le regardant maintenant comme si elle apercevait le diable.

C’est au tour de M. Richard d’être foudroyé, d’abord par cette réplique inattendue, ensuite par le regard de plus en plus soupçonneux de Moncharmin. Du coup, il perd sa force dont il aurait besoin dans ce moment difficile pour repousser une aussi méprisable accusation.

Ainsi les plus innocents, surpris dans la paix de leur cœur, apparaissent-ils tout à coup, à cause que le coup qui les frappe les fait pâlir, ou rougir, ou chanceler, ou se redresser, ou s’abîmer, ou protester, ou ne rien dire quand il faudrait parler, ou parler quand il ne faudrait rien dire, ou rester secs alors qu’il faudrait s’éponger, ou suer alors qu’il faudrait rester secs, apparaissent-ils tout à coup, dis-je, coupables.

Moncharmin a arrêté l’élan vengeur avec lequel Richard qui était innocent allait se précipiter sur Mme Giry et il s’empresse, encourageant, d’interroger celle-ci… avec douceur.

«Comment avez-vous pu soupçonner mon collaborateur Richard de mettre vingt mille francs dans sa poche?

– Je n’ai jamais dit cela! déclare Mame Giry, attendu que c’était moi-même en personne, qui mettais les vingt mille francs dans la poche de M. Richard.»

Et elle ajouta à mi-voix:

«Tant pis! Ça y est!… Que le Fantôme me pardonne!»

Et comme Richard se reprend à hurler, Moncharmin avec autorité lui ordonne de se taire:

«Pardon! Pardon! Pardon! Laisse cette femme s’expliquer! Laisse-moi l’interroger.»

Et il ajoute:

«Il est vraiment étrange que tu le prennes sur un ton pareil!… Nous touchons au moment où tout ce mystère va s’éclaircir! Tu es furieux! Tu as tort… Moi, je m’amuse beaucoup.»

Mame Giry, martyre, relève sa tête où rayonne la foi en sa propre innocence.

«Vous me dites qu’il y avait vingt mille francs dans l’enveloppe que je mettais dans la poche de M. Richard, mais, moi je le répète, je n’en savais rien… Ni M. Richard non plus, du reste!

– Ah! ah! fit Richard, en affectant tout à coup un air de bravoure qui déplut à Moncharmin. Je n’en savais rien non plus! Vous mettiez vingt mille francs dans ma poche et je n’en savais rien! J’en suis fort aise, madame Giry.

– Oui, acquiesça la terrible dame… c’est vrai!… Nous n’en savions rien ni l’un ni l’autre!… Mais vous, vous avez bien dû finir par vous en apercevoir.»

Richard dévorerait certainement Mme Giry si Moncharmin n’était pas là! Mais Moncharmin la protège. Il précipite l’interrogatoire.

«Quelle sorte d’enveloppe mettiez-vous donc dans la poche de M. Richard? Ce n’était point celle que nous vous donnions, celle que vous portiez, devant nous, dans la loge n° 5, et cependant, celle-là seule contenait les vingt mille francs.

– Pardon! C’était bien celle que me donnait M. le directeur que je glissais dans la poche de monsieur le directeur, explique la mère Giry. Quant à celle que je déposais dans la loge du fantôme, c’était une autre enveloppe exactement pareille, et que j’avais, toute préparée, dans ma manche, et qui m’était donnée par le fantôme!»

Ce disant, Mame Giry sort de sa manche une enveloppe toute préparée et identique avec sa suscription à celle qui contient les vingt mille francs. MM. les directeurs s’en emparent. Ils l’examinent, ils constatent que des cachets cachetés de leur propre cachet directorial, la ferment. Ils l’ouvrent… Elle contient vingt billets de la Sainte Farce, comme ceux qui les ont tant stupéfiés un mois auparavant.

«Comme c’est simple! fait Richard.

– Comme c’est simple! répète plus solennel que jamais Moncharmin.

– Les tours les plus illustres, répond Richard, ont toujours été les plus simples. Il suffit d’un compère…

– Ou d’une commère!» ajoute de sa voix blanche, Moncharmin.

Et il continue, les yeux fixés sur Mme Giry, comme s’il voulait l’hypnotiser:

«C’était bien le fantôme qui vous faisait parvenir cette enveloppe, et c’était bien lui qui vous disait de la substituer à celle que nous vous remettions? C’était bien lui qui vous disait de mettre cette dernière dans la poche de M. Richard?

– Oh! c’était bien lui!

– Alors, pourriez-vous nous montrer, madame, un échantillon de vos petits talents?… Voici l’enveloppe. Faites comme si nous ne savions rien.

– À votre service, messieurs!»

La mère Giry a repris l’enveloppe chargée de ses vingt billets et se dirige vers la porte. Elle s’apprête à sortir.

Les deux directeurs sont déjà sur elle. «Ah! non! Ah! non! On ne nous “la fait plus”! Nous en avons assez! Nous n’allons pas recommencer!

– Pardon, messieurs, s’excuse la vieille, pardon… Vous me dites de faire comme si vous ne saviez rien!… Eh bien, si vous ne saviez rien, je m’en irais avec votre enveloppe!

– Et alors, comment la glisseriez-vous dans ma poche?» argumente Richard que Moncharmin ne quitte pas de l’œil gauche, cependant que son œil droit est fort occupé par Mme Giry, – position difficile pour le regard; mais Moncharmin est décidé à tout pour découvrir la vérité.

«Je dois la glisser dans votre poche au moment où vous vous y attendez le moins, monsieur le directeur. Vous savez que je viens toujours, dans le courant de la soirée, faire un petit tour dans les coulisses, et souvent j’accompagne, comme c’est mon droit de mère, ma fille au foyer de la danse; je lui porte ses chaussons, au moment du divertissement, et même son petit arrosoir… Bref, je vas et je viens à mon aise… Messieurs les abonnés s’en viennent aussi… Vous aussi, monsieur le directeur… Il y a du monde… Je passe derrière vous, et, je glisse l’enveloppe dans la poche de derrière de votre habit… Ça n’est pas sorcier!

 

– Ça n’est pas sorcier, gronde Richard en roulant des yeux de Jupiter tonnant, ça n’est pas sorcier! Mais je vous prends en flagrant délit de mensonge, vieille sorcière!»

L’insulte frappe moins l’honorable dame que le coup que l’on veut porter à sa bonne foi. Elle se redresse, hirsute, les trois dents dehors.

«À cause?

– À cause que ce soir-là je l’ai passé dans la salle à surveiller la loge n° 5 et la fausse enveloppe que vous y aviez déposée. Je ne suis pas descendu au foyer de la danse une seconde…

– Aussi, monsieur le directeur, ce n’est point ce soir-là que je vous ai remis l’enveloppe!… Mais à la représentation suivante… Tenez, c’était le soir où M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts…»

À ces mots, M. Richard arrête brusquement Mme Giry…

«Eh! c’est vrai, dit-il, songeur, je me rappelle… je me rappelle maintenant! M. le sous-secrétaire d’État est venu dans les coulisses. Il m’a fait demander. Je suis descendu un instant au foyer de la danse. J’étais sur les marches du foyer… M. le sous-secrétaire d’État et son chef de cabinet étaient dans le foyer même… Tout à coup je me suis retourné… C’était vous qui passiez derrière moi… madame Giry… Il me semblait que vous m’aviez frôlé… Il n’y avait que vous derrière moi… Oh! je vous vois encore… je vous vois encore!

– Eh bien, oui, c’est ça, monsieur le directeur! c’est bien ça! Je venais de terminer ma petite affaire dans votre poche! Cette poche-là, monsieur le directeur est bien commode!»

Et Mme Giry joint une fois de plus le geste à la parole. Elle passe derrière M. Richard et si prestement, que Moncharmin lui-même, qui regarde de ses deux yeux, cette fois, en reste impressionné, elle dépose l’enveloppe dans la poche de l’une des basques de l’habit de M. le directeur.

«Évidemment! s’exclame Richard. un peu pâle… C’est très fort de la part de F. de l’O. Le problème, pour lui, se posait ainsi: supprimer tout intermédiaire dangereux entre celui qui donne les vingt mille francs et celui qui les prend! Il ne pouvait mieux trouver que de venir me les prendre dans ma poche sans que je m’en aperçoive, puisque je ne savais même pas qu’ils s’y trouvaient… C’est admirable?

– Oh! admirable! sans doute, surenchérit Moncharmin… seulement, tu oublies, Richard, que j’ai donné dix mille francs sur ces vingt mille et qu’on n’a rien mis dans ma poche, à moi!»

XVIII. Suite de la curieuse attitude d’une épingle de nourrice…

Suite de la curieuse attitude d’une épingle de nourrice

La dernière phrase de Moncharmin exprimait d’une façon trop évidente le soupçon dans lequel il tenait désormais son collaborateur pour qu’il n’en résultât point sur-le-champ une explication orageuse, au bout de laquelle il fut entendu que Richard allait se plier à toutes les volontés de Moncharmin, dans le but de l’aider à découvrir le misérable qui se jouait d’eux.

Ainsi arrivons-nous à «l’entracte du jardin» pendant lequel M. le secrétaire Rémy, à qui rien n’échappe, a si curieusement observé l’étrange conduite de ses directeurs, et dès lors rien ne nous sera plus facile que de trouver une raison à des attitudes aussi exceptionnellement baroques et surtout si peu conformes à l’idée que l’on doit se faire de la dignité directoriale.

La conduite de Richard et Moncharmin était toute tracée par la révélation qui venait de leur être faite: 1° Richard devait répéter exactement, ce soir-là, les gestes qu’il avait accomplis lors de la disparition des premiers vingt mille francs; 2° Moncharmin ne devait pas perdre de vue une seconde la poche de derrière de Richard dans laquelle Mme Giry aurait glissé les seconds vingt mille.

À la place exacte où il s’était trouvé lorsqu’il saluait M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, vint se placer M. Richard avec, à quelques pas de là, dans son dos, M. Moncharmin.

Mme Giry passe, frôle M. Richard, se débarrasse des vingt mille dans la poche de la basque de son directeur et disparaît…

Ou plutôt on la fait disparaître. Exécutant l’ordre que Moncharmin lui a donné quelques instants auparavant, avant la reconstitution de la scène, Mercier va enfermer la brave dame dans le bureau de l’administration. Ainsi, il sera impossible à la vieille de communiquer avec son fantôme. Et elle se laissa faire, car Mame Giry n’est plus qu’une pauvre figure déplumée, effarée d’épouvante, ouvrant des yeux de volaille ahurie sous une crête en désordre, entendant déjà dans le corridor sonore le bruit des pas du commissaire dont elle est menacée, et poussant des soupirs à fendre les colonnes du grand escalier.

Pendant ce temps, M. Richard se courbe, fait la révérence, salue, marche à reculons comme s’il avait devant lui ce haut et tout-puissant fonctionnaire qu’est M. le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts.

Seulement, si de pareilles marques de politesse n’eussent soulevé aucun étonnement dans le cas où devant M. le directeur se fût trouvé M. le sous-secrétaire d’État, elles causèrent aux spectateurs de cette scène si naturelle, mais si inexplicable, une stupéfaction bien compréhensible alors que devant M. le directeur il n’y avait personne.

M. Richard saluait dans le vide… se courbait devant le néant… et reculait – marchait à reculons – devant rien…

… Enfin, à quelques pas de là, M. Moncharmin faisait la même chose que lui.

… Et repoussant M. Rémy, suppliait M. l’ambassadeur de La Borderie et M. le directeur du Crédit central de ne point «toucher à M. le directeur».

Moncharmin, qui avait son idée, ne tenait point à ce que, tout à l’heure, Richard vînt lui dire, les vingt mille francs disparus: «C’est peut-être M. l’ambassadeur ou M. le directeur du Crédit central, ou même M. le secrétaire Rémy.»

D’autant plus que, lors de la première scène de l’aveu même de Richard, Richard n’avait, après avoir été frôlé par Mme Giry, rencontré personne dans cette partie du théâtre… Pourquoi donc, je vous le demande, puisqu’on devait exactement répéter les mêmes gestes, rencontrerait-il quelqu’un aujourd’hui?

Ayant d’abord marché à reculons pour saluer, Richard continua de marcher de cette façon par prudence… jusqu’au couloir de l’administration… Ainsi, il était toujours surveillé par-derrière par Moncharmin et lui-même surveillait «ses approches» par-devant.

Encore une fois, cette façon toute nouvelle de se promener dans les coulisses qu’avaient adoptée MM. les directeurs de l’Académie nationale de musique ne devait évidemment point passer inaperçue.

On la remarqua.

Heureusement pour MM. Richard et Moncharmin qu’au moment de cette tant curieuse scène, les «petits rats» se trouvaient à peu près tous dans les greniers.

Car MM. les directeurs auraient eu du succès auprès des jeunes filles.

… Mais ils ne pensaient qu’à leurs vingt mille francs.

Arrivé dans le couloir mi-obscur de l’administration, Richard dit à voix basse à Moncharmin:

«Je suis sûr que personne ne m’a touché… maintenant, tu vas te tenir assez loin de moi et me surveiller dans l’ombre jusqu’à la porte de mon cabinet… il ne faut donner l’éveil à personne et nous verrons bien ce qui va se passer.»

Mais Moncharmin réplique:

«Non, Richard! Non!… Marche devant… je marche immédiatement derrière! Je ne te quitte pas d’un pas!

– Mais, s’écrie Richard, jamais comme cela on ne pourra nous voler nos vingt mille francs!

– Je l’espère bien! déclare Moncharmin.

– Alors, ce que nous faisons est absurde!

– Nous faisons exactement ce que nous avons fait la dernière fois… La dernière fois, je t’ai rejoint à ta sortie du plateau, au coin de ce couloir… et je t’ai suivi dans le dos.

– C’est pourtant exact!» soupire Richard en secouant la tête et en obéissant passivement à Moncharmin.

Deux minutes plus tard les deux directeurs s’enfermaient dans le cabinet directorial.

Ce fut Moncharmin lui-même qui mit la clef dans sa poche.

«Nous sommes restés ainsi enfermés tous deux la dernière fois, fit-il, jusqu’au moment où tu as quitté l’Opéra pour rentrer chez toi.

– C’est vrai! Et personne n’est venu nous déranger?

– Personne.

– Alors, interrogea Richard qui s’efforçait de rassembler ses souvenirs, alors j’aurai été sûrement volé dans le trajet de l’Opéra à mon domicile…

– Non! fit sur un ton plus sec que jamais Moncharmin… non… ça n’est pas possible… C’est moi qui t’ai reconduit chez toi dans ma voiture. Les vingt mille francs ont disparu chez toi… cela ne fait plus pour moi l’ombre d’un doute.»

C’était là l’idée qu’avait maintenant Moncharmin.

«Cela est incroyable! protesta Richard… je suis sûr de mes domestiques!… et si l’un d’eux avait fait ce coup-là, il aurait disparu depuis.»

Moncharmin haussa les épaules, semblant dire qu’il n’entrait pas dans ces détails.

Sur quoi Richard commence à trouver que Moncharmin le prend avec lui sur un ton bien insupportable.

«Moncharmin, en voilà assez!

– Richard, en voilà trop!

– Tu oses me soupçonner?

– Oui, d’une déplorable plaisanterie!

– On ne plaisante pas avec vingt mille francs!

– C’est bien mon avis! déclare Moncharmin, déployant un journal dans la lecture duquel il se plonge avec ostentation.

– Qu’est-ce que tu vas faire? demande Richard. Tu vas lire le journal maintenant!

– Oui, Richard, jusqu’à l’heure où je te reconduirai chez toi.

– Comme la dernière fois?

– Comme la dernière fois.»

Richard arrache le journal des mains de Moncharmin. Moncharmin se dresse, plus irrité que jamais. Il trouve devant lui un Richard exaspéré qui lui dit, en se croisant les bras sur la poitrine, – geste d’insolent défi depuis le commencement du monde:

«Voilà, fait Richard, je pense à ceci. Je pense à ce que je pourrais penser, si, comme la dernière fois, après avoir passé la soirée en tête-à-tête avec toi, tu me reconduisais chez moi, et si, au moment de nous quitter, je constatais que les vingt mille francs avaient disparu de la poche de mon habit… comme la dernière fois.

– Et que pourrais-tu penser? s’exclama Moncharmin cramoisi.

– Je pourrais penser que… puisque tu ne m’as pas quitté d’une semelle, et que, selon ton désir, tu as été le seul à approcher de moi comme la dernière fois, je pourrais penser que si ces vingt mille francs ne sont plus dans ma poche, ils ont bien des chances d’être dans la tienne!»

Moncharmin bondit sous l’hypothèse.

«Oh! s’écria-t-il, une épingle de nourrice!

– Que veux-tu faire d’un épingle de nourrice?

– T’attacher!… Une épingle de nourrice!… une épingle de nourrice!

– Tu veux m’attacher avec une épingle de nourrice?

– Oui, t’attacher avec les vingt mille francs!… Comme cela, que ce soit ici, ou dans le trajet d’ici à ton domicile ou chez toi, tu sentiras bien la main qui tirera ta poche… et tu verras si c’est la mienne, Richard!… Ah! c’est toi qui me soupçonnes maintenant… Une épingle de nourrice!»

Et c’est dans ce moment que Moncharmin ouvrit la porte du couloir en criant:

«Une épingle de nourrice! qui me donnera une épingle de nourrice?»

Et nous savons aussi comment, dans le même instant, le secrétaire Rémy, qui n’avait pas d’épingle de nourrice, fut reçu par le directeur Moncharmin, cependant qu’un garçon de bureau procurait à celui-ci l’épingle tant désirée.

Et voici ce qu’il advint:

Moncharmin, après avoir refermé la porte, s’agenouilla dans le dos de Richard.

«J’espère, dit-il, que les vingt mille francs sont toujours là?

– Moi aussi, fit Richard.

– Les vrais? demanda Moncharmin, qui était bien décidé cette fois à ne pas se laisser «rouler».

– Regarde! Moi je ne veux pas les toucher», déclara Richard.

Moncharmin retira l’enveloppe de la poche de Richard et en tira les billets en tremblant car, cette fois, pour pouvoir constater fréquemment la présence des billets, ils n’avaient ni cacheté l’enveloppe ni même collé celle-ci. Il se rassura en constatant qu’ils étaient tous là, fort authentiques. Il les réunit dans la poche de la basque et les épingla avec grand soin.

Après quoi il s’assit derrière la basque qu’il ne quitta plus du regard, pendant que Richard, assis à son bureau, ne faisait pas un mouvement.

«Un peu de patience, Richard, commanda Moncharmin, nous n’en avons plus que pour quelques minutes… La pendule va bientôt sonner les douze coups de minuit. C’est aux douze coups de minuit que la dernière fois nous sommes partis.

– Oh! j’aurai toute la patience qu’il faudra!»

L’heure passait, lente, lourde, mystérieuse, étouffante. Richard essaya de rire.

«Je finirai par croire, fit-il, à la toute-puissance du fantôme. Et en ce moment, particulièrement, ne trouves-tu pas qu’il y a dans l’atmosphère de cette pièce un je ne sais quoi qui inquiète, qui indispose, qui effraie?

 

– C’est vrai, avoua Moncharmin, qui était réellement impressionné.

– Le fantôme! reprit Richard à voix basse et comme s’il craignait d’être entendu par d’invisibles oreilles… le fantôme! Si tout de même c’était un fantôme qui frappait naguère sur cette table les trois coups secs que nous avons fort bien entendus… qui y dépose les enveloppes magiques… qui parle dans la loge n° 5… qui tue Joseph Buquet… qui décroche le lustre… et qui nous vole! car enfin! car enfin! car enfin! Il n’y a que toi ici et moi!… et si les billets disparaissent sans que nous y soyons pour rien, ni toi, ni moi… il va bien falloir croire au fantôme… au fantôme…»

À ce moment, la pendule, sur la cheminée, fit entendre son déclenchement et le premier coup de minuit sonna.

Les deux directeurs frissonnèrent. Une angoisse les étreignait, dont ils n’eussent pu dire la cause et qu’ils essayaient en vain de combattre. La sueur coulait sur leurs fronts. Et le douzième coup résonna singulièrement à leurs oreilles.

Quand la pendule se fut tue, ils poussèrent un soupir et se levèrent.

«Je crois que nous pouvons nous en aller, fit Moncharmin.

– Je le crois, obtempéra Richard.

– Avant de partir, tu permets que je regarde dans ta poche?

– Mais comment donc! Moncharmin! il le faut!

– Eh bien? demanda Richard à Moncharmin, qui tâtait.

– Eh bien, je sens toujours l’épingle.

– Évidemment, comme tu le disais fort bien, on ne peut plus nous voler sans que je m’en aperçoive.»

Mais Moncharmin, dont les mains étaient toujours occupées autour de la poche, hurla:

«Je sens toujours l’épingle, mais je ne sens plus les billets.

– Non! ne plaisante pas, Moncharmin!… Ça n’est pas le moment.

– Mais, tâte toi-même.»

D’un geste, Richard s’est défait de son habit. Les deux directeurs s’arrachent la poche!… La poche est vide.

Le plus curieux est que l’épingle est restée piquée à la même place.

Richard et Moncharmin pâlissaient. Il n’y avait plus à douter du sortilège.

«Le fantôme», murmure Moncharmin.

Mais Richard bondit soudain sur son collègue.

«Il n’y a que toi qui as touché à ma poche!… Rends-moi mes vingt mille francs!… Rends-moi mes vingt mille francs!…

– Sur mon âme, soupire Moncharmin qui semble prêt à se pâmer… je te jure que je ne les ai pas…»

Et comme on frappait encore à la porte, il alla l’ouvrir marchant d’un pas quasi automatique, semblant à peine reconnaître l’administrateur Mercier, échangeant avec lui des propos quelconques, ne comprenant rien à ce que l’autre lui disait; et déposant, d’un geste inconscient, dans la main de ce fidèle serviteur complètement ahuri, l’épingle de nourrice qui ne pouvait plus lui servir de rien…