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Le Fantôme de l'opéra

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XXIV. Les supplices commencent
Suite du récit du Persan…

Les supplices commencent
Suite du récit du Persan

La voix répéta avec fureur:

«Qu’est-ce que tu as fait de mon sac?»

Christine Daaé ne devait pas trembler plus que nous.

«C’était pour me prendre mon sac que tu voulais que je te délivre, dis?…»

On entendit des pas précipités, la course de Christine qui revenait dans la chambre Louis-Philippe, comme pour chercher un abri devant notre mur.

«Pourquoi fuis-tu? disait la voix rageuse qui avait suivi… Veux-tu bien me rendre mon sac! Tu ne sais donc pas que c’est le sac de la vie et de la mort?

– Écoutez-moi, Érik, soupira la jeune femme… puisque désormais il est entendu que nous devons vivre ensemble… qu’est-ce que ça vous fait?… Tout ce qui est à vous m’appartient!…»

Cela était dit d’une façon si tremblante que cela faisait pitié. La malheureuse devait employer ce qui lui restait d’énergie à surmonter sa terreur… Mais ce n’était point avec d’aussi enfantines supercheries, dites en claquant des dents, qu’on pouvait surprendre le monstre.

«Vous savez bien qu’il n’y a là-dedans que deux clefs… Qu’est-ce que vous voulez faire? demanda-t-il.

– Je voudrais, fit-elle, visiter cette chambre que je ne connais pas et que vous m’avez toujours cachée… C’est une curiosité de femme! ajouta-t-elle, sur un ton qui voulait se faire enjoué et qui ne dut réussir qu’à augmenter la méfiance d’Érik tant il sonnait faux…

– Je n’aime pas les femmes curieuses! répliqua Érik, et vous devriez vous méfier depuis l’histoire de Barbe-Bleue… Allons! rendez-moi mon sac!… rendez-moi mon sac!… Veux-tu laisser la clef!… Petite curieuse!»

Et il ricana pendant que Christine poussait un cri de douleur… Érik venait de lui reprendre le sac.

C’est à ce moment que le vicomte, ne pouvant plus se retenir, jeta un cri de rage et d’impuissance, que je parvins bien difficilement à étouffer sur ses lèvres…

«Ah mais! fit le monstre… Qu’est-ce que c’est que ça?… Tu n’as pas entendu, Christine?

– Non! non! répondait la malheureuse; je n’ai rien entendu!

– Il me semblait qu’on avait jeté un cri!

– Un cri!… Est-ce que vous devenez fou, Érik?… Qui voulez-vous donc qui crie, au fond de cette demeure?… C’est moi qui ai crié, parce que vous me faisiez mal!… Moi, je n’ai rien entendu!…

– Comme tu me dis cela!… Tu trembles!… Te voilà bien émue!… Tu mens!… On a crié! on a crié!… Il y a quelqu’un dans la chambre des supplices!… Ah! je comprends maintenant!…

– Il n’y a personne, Érik!…

– Je comprends!…

– Personne!…

– Ton fiancé… peut-être!…

– Eh! je n’ai pas de fiancé!… Vous le savez bien!…»

Encore un ricanement mauvais.

«Du reste, c’est si facile de le savoir… Ma petite Christine, mon amour… on n’a pas besoin d’ouvrir la porte pour voir ce qui se passe dans la chambre des supplices… Veux-tu voir? veux-tu voir?… Tiens!… S’il y a quelqu’un… s’il y a vraiment quelqu’un, tu vas voir s’illuminer tout là-haut, près du plafond, la fenêtre invisible… Il suffit d’en tirer le rideau noir et puis d’éteindre ici… Là, c’est fait… Éteignons! Tu n’as pas peur de la nuit, en compagnie de ton petit mari!…»

Alors, on entendit la voix agonisante de Christine.

«Non!… J’ai peur!… Je vous dis que j’ai peur dans la nuit!… Cette chambre ne m’intéresse plus du tout!… C’est vous qui me faites tout le temps peur, comme à une enfant, avec cette chambre des supplices!… Alors, j’ai été curieuse, c’est vrai!… Mais elle ne m’intéresse plus du tout… du tout!…»

Et ce que je craignais par-dessus tout, commença automatiquement… Nous fûmes, tout à coup, inondés de lumière!… Oui, derrière notre mur, ce fut comme un embrasement. Le vicomte de Chagny, qui ne s’y attendait pas, en fut tellement surpris qu’il en chancela. Et la voix de colère éclata à côté.

«Je te disais qu’il y avait quelqu’un!… La vois-tu maintenant, la fenêtre?… la fenêtre lumineuse!… Tout là-haut!… Celui qui est derrière ce mur ne la voit pas, lui!… Mais, toi, tu vas monter sur l’échelle double. Elle est là pour cela!… Tu m’as demandé souvent à quoi elle servait… Eh bien, te voilà renseignée maintenant!… Elle sert à regarder par la fenêtre de la chambre des supplices… petite curieuse!…

– Quels supplices?… quels supplices y a-t-il là-dedans?… Érik! Érik! dites-moi que vous voulez me faire peur!… Dites-le-moi, si vous m’aimez, Érik!… N’est-ce pas qu’il n’y a pas de supplices? Ce sont des histoires pour les enfants!…

– Allez voir, ma chérie, à la petite fenêtre!…»

Je ne sais si le vicomte, à côté de moi, entendait maintenant la voix défaillante de la jeune femme, tant il était occupé du spectacle inouï qui venait de surgir à son regard éperdu… Quant à moi qui avais vu ce spectacle-là déjà trop souvent, par la petite fenêtre des heures roses de Mazenderan, je n’étais occupé que de ce qui se disait à côté, y cherchant une raison d’agir, une résolution à prendre.

«Allez voir, allez voir à la petite fenêtre!… Vous me direz!… Vous me direz après comment il a le nez fait!»

Nous entendîmes rouler l’échelle que l’on appliqua contre le mur…

«Montez donc!… Non!… Non, je vais monter, moi, ma chérie!…

– Eh bien, oui… je vais voir… laissez-moi!

– Ah! ma petite chérie!… Ma petite chérie!… que vous êtes mignonne… Bien gentil à vous de m’épargner cette peine à mon âge!… Vous me direz comment il a le nez fait!… Si les gens se doutaient du bonheur qu’il y a à avoir un nez… un nez bien à soi… jamais ils ne viendraient se promener dans la chambre des supplices!…»

À ce moment, nous entendîmes distinctement au-dessus de nos têtes, ces mots:

«Mon ami, il n’y a personne!…

– Personne?… Vous êtes sûre qu’il n’y a personne?…

– Ma foi, non… il n’y a personne…

– Eh bien, tant mieux!… Qu’avez-vous, Christine?… Eh bien, quoi! Vous n’allez pas vous trouver mal!… Puisqu’il n’y a personne!… Mais comment trouvez-vous le paysage?…

– Oh! très bien!…

– Allons! ça va mieux!… N’est-ce pas, ça va mieux!… Tant mieux, ça va mieux!… Pas d’émotion!… Et quelle drôle de maison, n’est-ce pas, où l’on peut voir des paysages pareils?…

– Oui, on se croirait au Musée Grévin!… Mais, dites donc, Érik… il n’y a pas de supplices là-dedans!… Savez-vous que vous m’avez fait une peur!…

– Pourquoi, puisqu’il n’y a personne!…

– C’est vous qui avez fait cette chambre-là, Érik?… Savez-vous que c’est très beau! Décidément, vous êtes un grand artiste, Érik…

– Oui, un grand artiste “dans mon genre”.

– Mais, dites-moi, Érik, pourquoi avez-vous appelé cette chambre la chambre des supplices?…

– Oh! c’est bien simple. D’abord, qu’est-ce que vous avez vu?

– J’ai vu une forêt!…

– Et qu’est-ce qu’il y a dans une forêt?

– Des arbres!…

– Et qu’est-ce qu’il y a dans un arbre?

– Des oiseaux…

– Tu as vu des oiseaux…

– Non, je n’ai pas vu d’oiseaux.

– Alors, qu’as-tu vu? cherche!… Tu as vu des branches! Et qu’est-ce qu’il y a dans une branche? dit la voix terrible… Il y a un gibet! Voilà pourquoi j’appelle ma forêt la chambre des supplices!… Tu vois, ce n’est qu’une façon de parler! Tout cela est pour rire! Moi, je ne m’exprime jamais comme les autres!… Je ne fais rien comme les autres!… Mais j’en suis bien fatigué!… bien fatigué!… J’en ai assez, vois-tu, d’avoir une forêt dans ma maison, et une chambre des supplices!… Et d’être logé comme un charlatan au fond d’une boîte à double fond!… J’en ai assez! j’en ai assez!… Je veux avoir un appartement tranquille, avec des portes et des fenêtres ordinaires et une honnête femme dedans, comme tout le monde!… Tu devrais comprendre cela, Christine, et je ne devrais pas avoir besoin de te le répéter à tout bout de champ!… Une femme comme tout le monde!… Une femme que j’aimerais, que je promènerais, le dimanche, et que je ferais rire toute la semaine! Ah! tu ne t’ennuierais pas avec moi! J’ai plus d’un tour dans mon sac, sans compter les tours de cartes!… Tiens! veux-tu que je te fasse des tours de cartes? Cela nous fera toujours passer quelques minutes, en attendant demain soir, onze heures!… Ma petite Christine!… Ma petite Christine!… Tu m’écoutes?… Tu ne me repousses plus!… dis? Tu m’aimes!… Non, tu ne m’aimes pas!… Mais ça ne fait rien! tu m’aimeras! Autrefois, tu ne pouvais pas regarder mon masque à cause que tu savais ce qu’il y a derrière… Et maintenant, tu veux bien le regarder et tu oublies ce qu’il y a derrière, et tu veux bien ne plus me repousser!… On s’habitue à tout, quand on veut bien… quand on a la bonne volonté!… Que de jeunes gens qui ne s’aimaient pas avant le mariage se sont adorés après! Ah! je ne sais plus ce que je dis… Mais tu t’amuserais bien avec moi!… Il n’y en a pas un comme moi, par exemple, ça, je le jure devant le bon Dieu qui nous mariera – si tu es raisonnable – il n’y en a pas un comme moi pour faire le ventriloque! Je suis le premier ventriloque du monde!… Tu ris!… Tu ne me crois peut-être pas!… Écoute!»

Le misérable (qui était, en effet, le premier ventriloque du monde) étourdissait la petite (je m’en rendais parfaitement compte) pour détourner son attention de la chambre des supplices!… Calcul stupide!… Christine ne pensait qu’à nous!… Elle répéta à plusieurs reprises, sur le ton le plus doux qu’elle put trouver et de la plus ardente supplication:

«Éteignez la petite fenêtre!… Érik! éteignez donc la petite fenêtre!…»

Car elle pensait bien que cette lumière, soudain apparue à la petite fenêtre, et dont le monstre avait parlé d’une façon si menaçante, avait sa raison terrible d’être… Une seule chose devait momentanément la tranquilliser, c’est qu’elle nous avait vus tous deux, derrière le mur, au centre du magnifique embrasement, debout et bien portants!… Mais elle eût été plus rassurée, certes!… si la lumière s’était éteinte…

 

L’autre avait déjà commencé à faire le ventriloque. Il disait:

«Tiens, je soulève un peu mon masque! Oh! un peu seulement… Tu vois mes lèvres? Ce que j’ai de lèvres? Elles ne remuent pas!… Ma bouche est fermée… mon espèce de bouche… et cependant tu entends ma voix!… Je parle avec mon ventre… c’est tout naturel… on appelle ça être ventriloque!… C’est bien connu: écoute ma voix… où veux-tu qu’elle aille? Dans ton oreille gauche? dans ton oreille droite?… dans la table?… dans les petits coffrets d’ébène de la cheminée?… Ah! cela t’étonne… Ma voix est dans les petits coffrets de la cheminée! La veux-tu lointaine?… La veux-tu prochaine?… Retentissante?… Aiguë?… Nasillarde?… Ma voix se promène partout!… partout!… Écoute, ma chérie… dans le petit coffret de droite de la cheminée, et écoute ce qu’elle dit: Faut-il tourner le scorpion?… Et maintenant, crac! écoute encore ce qu’elle dit dans le petit coffret de gauche: Faut-il tourner la sauterelle?… Et maintenant, crac!… La voici dans le petit sac en cuir… Qu’est-ce qu’elle dit? «Je suis le petit sac de la vie et de la mort!» Et maintenant, crac!… la voici dans la gorge de la Carlotta, au fond de la gorge dorée, de la gorge de cristal de la Carlotta, ma parole!… Qu’est-ce qu’elle dit? Elle dit: “C’est moi, monsieur crapaud! c’est moi qui chante: J’écoute cette voix solitaire… couac!… qui chante dans mon couac!…” Et maintenant, crac, elle est arrivée sur une chaise de la loge du fantôme… et elle dit: «Madame Carlotta chante ce soir à décrocher le lustre!…» Et maintenant, crac!… Ah! ah! ah! ah!… où est la voix d’Érik?… Écoute, Christine, ma chérie!… Écoute… Elle est derrière la porte de la chambre des supplices!… Écoute-moi!… C’est moi qui suis dans la chambre des supplices!… Et qu’est-ce que je dis? Je dis: «Malheur à ceux qui ont le bonheur d’avoir un nez, un vrai nez à eux et qui viennent se promener dans la chambre des supplices!… Ah! ah! ah!»

Maudite voix du formidable ventriloque! Elle était partout, partout!… Elle passait par la petite fenêtre invisible… à travers les murs… elle courait autour de nous… entre nous… Érik était là!… Il nous parlait!… Nous fîmes un geste comme pour nous jeter sur lui mais, déjà, plus rapide, plus insaisissable que la voix sonore de l’écho, la voix d’Érik avait rebondi derrière le mur!…

Bientôt, nous ne pûmes plus rien entendre du tout, car voici ce qui se passa:

La voix de Christine:

«Érik! Érik!… Vous me fatiguez avec votre voix… Taisez-vous, Érik!… Ne trouvez-vous pas qu’il fait chaud ici?…

– Oh! oui! répond la voix d’Érik, la chaleur devient insupportable!…»

Et encore la voix râlante d’angoisse de Christine:

«Qu’est-ce que c’est que ça!… Le mur est tout chaud!… Le mur est brûlant!…

– Je vais vous dire, Christine, ma chérie, c’est à cause de “la forêt d’à côté!…”.

– Eh bien… que voulez-vous dire!… la forêt?…

– Vous n’avez donc pas vu que c’était une forêt du Congo?»

Et le rire du monstre s’éleva si terrible que nous ne distinguions plus les clameurs suppliantes de Christine!… Le vicomte de Chagny criait et frappait contre les murs comme un fou… Je ne pouvais plus le retenir… Mais on n’entendait que le rire du monstre… et le monstre lui-même ne dut entendre que son rire… Et puis il y eut le bruit d’une rapide lutte, d’un corps qui tombe sur le plancher et que l’on traîne… et l’éclat d’une porte fermée à toute volée… et puis, plus rien, plus rien autour de nous que le silence embrasé de midi… au cœur d’une forêt d’Afrique!…

XXV. «Tonneaux! tonneaux! avez-vous des tonneaux à vendre?»…

«Tonneaux! tonneaux! avez-vous des tonneaux à vendre?»
    Suite du récit du Persan

J’ai dit que cette chambre dans laquelle nous nous trouvions, M. le vicomte de Chagny et moi, était régulièrement hexagonale et garnie entièrement de glaces. On a vu depuis, notamment, dans certaines expositions, de ces sortes de chambres absolument disposées ainsi et appelées: «maison des mirages» ou «palais des illusions». Mais l’invention en revient entièrement à Érik, qui construisit, sous mes yeux, la première salle de ce genre lors des heures roses de Mazenderan. Il suffisait de disposer dans les coins quelque motif décoratif, comme une colonne, par exemple, pour avoir instantanément un palais aux mille colonnes, car, par l’effet des glaces, la salle réelle s’augmentait de six salles hexagonales dont chacune se multipliait à l’infini. Jadis, pour amuser «la petite sultane», il avait ainsi disposé un décor qui devenait le «temple innombrable»; mais la petite sultane se fatigua vite d’une aussi enfantine illusion, et alors Érik transforma son invention en chambre des supplices. Au lieu du motif architectural posé dans les coins, il mit au premier tableau un arbre de fer. Pourquoi, cet arbre, qui imitait parfaitement la vie, avec ses feuilles peintes, était-il en fer?

Parce qu’il devait être assez solide pour résister à toutes les attaques du «patient» que l’on enfermait dans la chambre des supplices. Nous verrons comment, par deux fois, le décor ainsi obtenu se transformait instantanément en deux autres décors successifs, grâce à la rotation automatique des tambours qui se trouvaient dans les coins et qui avaient été divisés par tiers, épousant les angles des glaces et supportant chacun un motif décoratif qui apparaissait tour à tour.

Les murs de cette étrange salle n’offraient aucune prise au patient, puisque, en dehors du motif décoratif d’une solidité à toute épreuve, ils étaient uniquement garnis de glaces et de glaces assez épaisses pour qu’elles n’eussent rien à redouter de la rage du misérable que l’on jetait là, du reste, les mains et les pieds nus.

Aucun meuble. Le plafond était lumineux. Un système ingénieux de chauffage électrique qui a été imité depuis, permettait d’augmenter la température des murs à volonté et de donner ainsi à la salle l’atmosphère souhaitée…

Je m’attache à énumérer tous les détails précis d’une invention toute naturelle donnant cette illusion surnaturelle, avec quelques branches peintes, d’une forêt équatoriale embrasée par le soleil de midi, pour que nul ne puisse mettre en doute la tranquillité actuelle de mon cerveau, pour que nul n’ait le droit de dire: «Cet homme est devenu fou» ou «cet homme ment», ou «cet homme nous prend pour des imbéciles».

Si j’avais simplement raconté les choses ainsi: «Étant descendus au fond d’une cave, nous rencontrâmes une forêt équatoriale embrasée par le soleil de midi», j’aurais obtenu un bel effet d’étonnement stupide, mais je ne cherche aucun effet, mon but étant, en écrivant ces lignes, de raconter ce qui nous est exactement arrivé à M. le vicomte de Chagny et à moi au cours d’une aventure terrible qui, un moment, a occupé la justice de ce pays.

Je reprends maintenant les faits où je les ai laissés.

Quand le plafond s’éclaira et, qu’autour de nous, la forêt s’illumina, la stupéfaction du vicomte dépassa tout ce que l’on peut imaginer. L’apparition de cette forêt impénétrable, dont les troncs et les branches innombrables nous enlaçaient jusqu’à l’infini, le plongea dans une consternation effrayante. Il se passa les mains sur le front comme pour en chasser une vision de rêve et ses yeux clignotèrent comme des yeux qui ont peine, au réveil, à reprendre connaissance de la réalité des choses. Un instant, il en oublia d’écouter!

J’ai dit que l’apparition de la forêt ne me surprit point. Aussi écoutai-je ce qui se passait dans la salle d’à côté pour nous deux. Enfin, mon attention était spécialement attirée moins par le décor, dont ma pensée se débarrassait, que par la glace elle-même qui le produisait, Cette glace, par endroits, était brisée.

Oui, elle avait des éraflures; on était parvenu à «l’étoiler», malgré sa solidité et cela me prouvait, à n’en pouvoir douter, que la chambre des supplices dans laquelle nous nous trouvions, avait déjà servi!

Un malheureux, dont les pieds et les mains étaient moins nus que les condamnés des heures roses de Mazenderan était certainement tombé dans cette «Illusion mortelle», et, fou de rage, avait heurté ces miroirs qui, malgré leurs blessures légères, n’en avaient pas moins continué à refléter son agonie! Et la branche de l’arbre où il avait terminé son supplice était disposée de telle sorte qu’avant de mourir, il avait pu voir gigoter avec lui – consolation suprême – mille pendus!

Oui! oui! Joseph Buquet avait passé par là!… Allions-nous mourir comme lui?

Je ne le pensais pas, car je savais que nous avions quelques heures devant nous et que je pourrais les employer plus utilement que Joseph Buquet n’avait été capable de le faire.

N’avais-je pas une connaissance approfondie de la plupart des «trucs» d’Érik? C’était le cas ou jamais de m’en servir.

D’abord, je ne songeai plus du tout à revenir par le passage qui nous avait conduits dans cette chambre maudite, je ne m’occupai point de la possibilité de refaire jouer la pierre intérieure qui fermait ce passage. La raison en était simple: je n’en avais pas le moyen!… Nous avions sauté de trop haut dans la chambre des supplices et aucun meuble ne nous permettait désormais d’atteindre, à ce passage, pas même la branche de l’arbre de fer, pas même les épaules de l’un de nous en guise de marchepied.

Il n’y avait plus qu’une issue possible, celle qui ouvrait sur la chambre Louis-Philippe, et dans laquelle se trouvaient Érik et Christine Daaé. Mais si cette issue était à l’état ordinaire de porte du côté de Christine, elle était absolument invisible pour nous… Il fallait donc tenter de l’ouvrir sans même savoir où elle prenait sa place, ce qui n’était point une besogne ordinaire.

Quand je fus bien sûr qu’il n’y avait plus aucun espoir pour nous, du côté de Christine Daaé, quand j’eus entendu le monstre entraîner ou plutôt traîner la malheureuse jeune fille hors de la chambre Louis-Philippe pour qu’elle ne dérangeât point notre supplice, je résolus de me mettre tout de suite à la besogne, c’est-à-dire à la recherche du truc de la porte.

Mais d’abord il me fallut calmer M. de Chagny, qui déjà se promenait dans la clairière comme un halluciné, en poussant des clameurs incohérentes. Les bribes de la conversation qu’il avait pu surprendre, malgré son émoi, entre Christine et le monstre, n’avaient point peu contribué à le mettre hors de lui; si vous ajoutez à cela le coup de la forêt magique et l’ardente chaleur qui commençait à faire ruisseler la sueur sur ses tempes, vous n’aurez point de peine à comprendre que l’humeur de M. de Chagny commençait à subir une certaine exaltation. Malgré toutes mes recommandations, mon compagnon ne montrait plus aucune prudence.

Il allait et venait sans raison, se précipitant vers un espace inexistant, croyant entrer dans une allée qui le conduisait à l’horizon et se heurtant le front, après quelques pas, au reflet même de son illusion de forêt!

Ce faisant, il criait: Christine! Christine!… et il agitait son pistolet, appelant encore de toutes ses forces le monstre, défiant en un duel à mort l’Ange de la Musique, et il injuriait également sa forêt illusoire. C’était le supplice qui produisait son effet sur un esprit non prévenu. J’essayai autant que possible de le combattre, en raisonnant le plus tranquillement du monde ce pauvre vicomte: en lui faisant toucher du doigt les glaces et l’arbre de fer, les branches sur les tambours et en lui expliquant, d’après les lois de l’optique, toute l’imagerie lumineuse dont nous étions enveloppés et dont nous ne pouvions, comme de vulgaires ignorants, être les victimes!

«Nous sommes dans une chambre, une petite chambre, voilà ce qu’il faut vous répéter sans cesse… et nous sortirons de cette chambre quand nous en aurons trouvé la porte. Eh bien, cherchons-la!»

Et je lui promis que, s’il me laissait faire, sans m’étourdir de ses cris et de ses promenades de fou, j’aurais trouvé le truc de la porte avant une heure.

Alors, il s’allongea sur le parquet, comme on fait dans les bois, et déclara qu’il attendrait que j’eusse trouvé la porte de la forêt, puisqu’il n’avait rien de mieux à faire! Et il crut devoir ajouter que, de l’endroit où il se trouvait, «la vue était splendide». (Le supplice, malgré tout ce que j’avais pu dire, agissait.)

Quant à moi, oubliant la forêt, j’entrepris un panneau de glaces et me mis à le tâter en tous sens, y cherchant le point faible, sur lequel il fallait appuyer pour faire tourner les portes suivant le système des portes et trappes pivotantes d’Érik. Quelquefois ce point faible pouvait être une simple tache sur la glace, grosse comme un petit pois, et sous laquelle se trouvait le ressort à faire jouer. Je cherchai! Je cherchai! Je tâtai si haut que mes mains pouvaient atteindre. Érik était à peu près de la même taille que moi et je pensais qu’il n’avait point disposé le ressort plus haut qu’il ne fallait pour sa taille – ce n’était du reste qu’une hypothèse, mais mon seul espoir. – J’avais décidé de faire ainsi, sans faiblesse, et minutieusement le tour des six panneaux de glaces et ensuite d’examiner également fort attentivement le parquet.

 

En même temps que je tâtais les panneaux avec le plus grand soin, je m’efforçais de ne point perdre une minute car la chaleur me gagnait de plus en plus et nous cuisions littéralement dans cette forêt enflammée.

Je travaillais ainsi depuis une demi-heure et j’en avais déjà fini avec trois panneaux quand notre mauvais sort voulut que je me retournasse à une sourde exclamation poussée par le vicomte.

«J’étouffe! disait-il… Toutes ces glaces se renvoient une chaleur infernale!… Est-ce que vous allez bientôt trouver votre ressort?… Pour peu que vous tardiez, nous allons rôtir ici!»

Je ne fus point mécontent de l’entendre parler ainsi. Il n’avait pas dit un mot de la forêt et j’espérai que la raison de mon compagnon pourrait lutter assez longtemps encore contre le supplice. Mais il ajouta:

«Ce qui me console, c’est que le monstre a donné jusqu’à demain soir onze heures à Christine: si nous ne pouvons sortir de là et lui porter secours, au moins nous serons morts avant elle! La messe d’Érik pourra servir pour tout le monde!»

Et il aspira une bouffée d’air chaud qui le fit presque défaillir…

Comme je n’avais point les mêmes désespérées raisons que M. le vicomte de Chagny pour accepter le trépas, je me retournai, après quelques paroles d’encouragement, vers mon panneau, mais j’avais eu tort, en parlant de faire quelques pas; si bien que dans l’enchevêtrement inouï de la forêt illusoire, je ne retrouvai plus, à coup sûr, mon panneau! Je me voyais obligé de tout recommencer, au hasard… Aussi je ne pus m’empêcher de manifester ma déconvenue et le vicomte comprit que tout était à refaire. Cela lui donna un nouveau coup.

«Nous ne sortirons jamais de cette forêt!» gémit-il.

Et son désespoir ne fit plus que grandir. Et, en grandissant, son désespoir lui faisait de plus en plus oublier qu’il n’avait affaire qu’à des glaces et de plus en plus croire qu’il était aux prises avec une forêt véritable.

Moi, je m’étais remis à chercher… à tâter… La fièvre, à mon tour, me gagnait… car je ne trouvais rien… absolument rien… Dans la chambre à côté c’était toujours le même silence. Nous étions bien perdus dans la forêt… sans issue… sans boussole… sans guide… sans rien. Oh! je savais ce qui nous attendait si personne ne venait à notre secours… ou si je ne trouvais pas le ressort… Mais j’avais beau chercher le ressort, je ne trouvais que des branches… d’admirables belles branches qui se dressaient toutes droites devant moi ou s’arrondissaient précieusement au-dessus de ma tête… Mais elles ne donnaient point d’ombre! C’était assez naturel, du reste, puisque nous étions dans une forêt équatoriale avec le soleil juste au-dessus de nos têtes… une forêt du Congo…

À plusieurs reprises, M. de Chagny et moi, nous avions retiré et remis notre habit, trouvant tantôt qu’il nous donnait plus de chaleur et tantôt qu’il nous garantissait, au contraire, de cette chaleur.

Moi, je résistais encore moralement, mais M. de Chagny me parut tout à fait «parti». Il prétendait qu’il y avait bien trois jours et trois nuits qu’il marchait sans s’arrêter dans cette forêt, à la recherche de Christine Daaé. De temps en temps, il croyait l’apercevoir derrière un tronc d’arbre ou glissant à travers les branches, et il l’appelait avec des mots suppliants qui me faisaient venir les larmes aux yeux. «Christine! Christine! disait-il, pourquoi me fuis-tu? ne m’aimes-tu pas?… Ne sommes-nous pas fiancés?… Christine, arrête-toi!… Tu vois bien que je suis épuisé!… Christine, aie pitié!… Je vais mourir dans la forêt… loin de toi!…»

«Oh! j’ai soif!» dit-il enfin avec un accent délirant. Moi aussi j’avais soif… j’avais la gorge en feu…

Et cependant, accroupi maintenant sur le parquet, cela ne m’empêchait pas de chercher… chercher… chercher le ressort de la porte invisible… d’autant plus que le séjour dans la forêt devenait dangereux à l’approche du soir… Déjà l’ombre de la nuit commençait à nous envelopper… cela était venu très vite, comme tombe la nuit dans les pays équatoriaux… subitement, avec à peine de crépuscule…

Or la nuit dans les forêts de l’équateur est toujours dangereuse, surtout lorsque, comme nous, on n’a pas de quoi allumer du feu pour éloigner les bêtes féroces. J’avais bien tenté, délaissant un instant la recherche de mon ressort, de briser des branches que j’aurais allumées avec ma lanterne sourde, mais je m’étais heurté, moi aussi, aux fameuses glaces, et cela m’avait rappelé à temps que nous n’avions affaire qu’à des images de branches…

Avec le jour, la chaleur n’était pas partie, au contraire… Il faisait maintenant encore plus chaud sous la lueur bleue de la lune. Je recommandai au vicomte de tenir nos armes prêtes à faire feu et de ne point s’écarter du lieu de notre campement, cependant que je cherchais toujours mon ressort.

Tout à coup le rugissement du lion se fit entendre, à quelques pas. Nous en eûmes les oreilles déchirées.

«Oh! fit le vicomte à voix basse, il n’est pas loin!… Vous ne le voyez pas?… là… à travers les arbres! dans ce fourré… S’il rugit encore, je tire!…»

Et le rugissement recommença, plus formidable. Et le vicomte tira, mais je ne pense pas qu’il atteignit le lion; seulement, il cassa une glace; je le constatai le lendemain matin à l’aurore. Pendant la nuit, nous avions dû faire un bon chemin, car nous nous trouvâmes soudain au bord du désert, d’un immense désert de sable, de pierres et de rochers. Ce n’était vraiment point la peine de sortir de la forêt pour tomber dans le désert. De guerre lasse, je m’étais étendu à côté du vicomte, personnellement fatigué de chercher des ressorts que je ne trouvais pas.

J’étais tout à fait étonné (et je le dis au vicomte) que nous n’ayons point fait d’autres mauvaises rencontres, pendant la nuit. Ordinairement, après le lion, il y avait le léopard, et puis quelquefois le bourdonnement de la mouche tsé-tsé. C’étaient là des effets très faciles à obtenir, et j’expliquai à M. de Chagny, pendant que nous nous reposions avant de traverser le désert, qu’Érik obtenait le rugissement du lion avec un long tambourin, terminé par une peau d’âne à une seule de ses extrémités. Sur cette peau est bandée une corde à boyau attachée par son centre à une autre corde du même genre qui traverse le tambour dans toute sa hauteur. Érik n’a alors qu’à frotter cette corde avec un gant enduit de colophane et, par la façon dont il frotte, il imite à s’y méprendre la voix du lion ou du léopard, ou même le bourdonnement de la mouche tsé-tsé. Cette idée qu’Érik pouvait être dans la chambre, à coté, avec ses trucs, me jeta soudain dans la résolution d’entrer en pourparlers avec lui, car, évidemment, il fallait renoncer à l’idée de le surprendre. Et maintenant, il devait savoir à quoi s’en tenir sur les habitants de la chambre des supplices. Je l’appelai: Érik! Érik!… Je criai le plus fort que je pus à travers le désert, mais nul ne répondit à ma voix… Partout autour de nous, le silence et l’immensité nue de ce désert pétré… Qu’allions-nous devenir au milieu de cette affreuse solitude?…

Littéralement, nous commencions à mourir de chaleur, de faim et de soif… de soif surtout… Enfin, je vis M. de Chagny se soulever sur son coude et me désigner un point de l’horizon… Il venait de découvrir l’oasis!…

Oui, tout là-bas, là-bas, le désert faisait place à l’oasis… une oasis avec de l’eau… de l’eau limpide comme une glace… de l’eau qui reflétait l’arbre de fer!… Ah ça… c’était le tableau du mirage… je le reconnus tout de suite… le plus terrible… Aucun n’avait pu y résister… aucun… Je m’efforçais de retenir toute ma raison… et de ne pas espérer l’eau… parce que je savais que si l’on espérait l’eau, l’eau qui reflétait l’arbre de fer et que si, après avoir espéré l’eau, on se heurtait à la glace, il n’y avait plus qu’une chose à faire: se pendre à l’arbre de fer!…