Tasuta

Le Fantôme de l'opéra

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

M. Moncharmin ne put regarder M. Richard sans sourire, mais M. Richard, lui, ne souriait point. Il avait jadis trop «travaillé» dans le genre pour ne point reconnaître dans le récit que lui faisait, le plus naïvement du monde, l’inspecteur, toutes les marques d’une de ces méchantes plaisanteries qui amusent d’abord ceux qui en sont victimes puis qui finissent par les rendre enragés.

M. l’inspecteur, pour faire sa cour à M. Moncharmin, qui souriait, avait cru devoir sourire, lui aussi. Malheureux sourire! Le regard de M. Richard foudroya l’employé, qui s’occupa aussitôt de montrer un visage effroyablement consterné.

«Enfin, quand ces gens-là sont arrivés, demanda en grondant le terrible Richard, il n’y avait personne dans la loge?

– Personne, monsieur le directeur! personne! Ni dans la loge de droite, ni dans la loge de gauche, personne, je vous le jure! j’en mets la main au feu! et c’est ce qui prouve bien que tout cela n’est qu’une plaisanterie.

– Et l’ouvreuse, qu’est-ce qu’elle a dit?

– Oh! pour l’ouvreuse, c’est bien simple, elle dit que c’est le fantôme de l’Opéra. Alors!»

Et l’inspecteur ricana. Mais encore il comprit qu’il avait eu tort de ricaner, car il n’avait pas plus tôt prononcé ces mots: elle dit que c’est le fantôme de l’Opéra! que la physionomie de M. Richard, de sombre qu’elle était, devint farouche.

«Qu’on aille me chercher l’ouvreuse! commanda-t-il… Tout de suite! Et que l’on me la ramène! Et que l’on mette tout ce monde-là à la porte!»

L’inspecteur voulut protester, mais Richard lui ferma la bouche d’un redoutable: «Taisez-vous!» Puis, quand les lèvres du malheureux subordonné semblèrent closes pour toujours, M. le directeur ordonna qu’elles se rouvrissent à nouveau.

«Qu’est-ce que le “fantôme de l’Opéra”?» se décida-t-il à demander avec un grognement.

Mais l’inspecteur était maintenant incapable de dire un mot. Il fit entendre par une mimique désespérée qu’il n’en savait rien ou plutôt qu’il n’en voulait rien savoir.

«Vous l’avez vu, vous, le fantôme de l’Opéra?»

Par un geste énergique de la tête, l’inspecteur nia l’avoir jamais vu.

«Tant pis!» déclara froidement M. Richard.

L’inspecteur ouvrit des yeux énormes, des yeux qui sortaient de leurs orbites, pour demander pourquoi M. le directeur avait prononcé ce sinistre: «Tant pis!»

«Parce que je vais faire régler leur compte à tous ceux qui ne l’ont pas vu! expliqua M. le directeur. Puisqu’il est partout, il n’est pas admissible qu’on ne l’aperçoive nulle part. J’aime qu’on fasse son service, moi!»

V. Suite de «la loge n° 5»…

Suite de «la loge n° 5»

Ayant dit, M. Richard ne s’occupa plus du tout de l’inspecteur et traita de diverses affaires avec son administrateur qui venait d’entrer. L’inspecteur avait pensé qu’il pouvait s’en aller et tout doucement, tout doucement, oh! mon Dieu! si doucement!.. à reculons, il s’était rapproché de la porte, quand M. Richard, s’apercevant de la manœuvre, cloua l’homme sur place d’un tonitruant: «Bougez pas!»

Par les soins de M. Rémy, on était allé chercher l’ouvreuse, qui était concierge rue de Provence, à deux pas de l’Opéra. Elle fit bientôt son entrée.

«Comment vous appelez-vous?

– Mame Giry. Vous me connaissez bien, monsieur le directeur; c’est moi la mère de la petite Giry, la petite Meg, quoi!»

Ceci fut dit d’un ton rude et solennel qui impressionna un instant M. Richard. Il regarda Mame Giry (châle déteint, souliers usés, vieille robe de taffetas, chapeau couleur de suie). Il était de toute évidence, à l’attitude de M. le directeur, que celui-ci ne connaissait nullement ou ne se rappelait point avoir connu Mame Giry, ni même la petite Giry, «ni même la petite Meg»! Mais l’orgueil de Mame Giry était tel que cette célèbre ouvreuse (je crois bien que c’est de son nom que l’on a fait le mot bien connu dans l’argot des coulisses: «giries». Exemple: une artiste reproche à une camarade ses potins, ses papotages; elle lui dira: «Tout ça, c’est des giries»), que cette ouvreuse, disons-nous, s’imaginait être connue de tout le monde.

«Connais pas! finit par proclamer M. le directeur… Mais, mame Giry, il n’empêche que je voudrais bien savoir ce qui vous est arrivé hier soir, pour que vous ayez été forcée, vous et M. l’inspecteur, d’avoir recours à un garde municipal…

– J’voulais justement vous voir pour vous en parler, m’sieur le directeur, à seule fin qu’il ne vous arrive pas les mêmes désagréments qu’à MM. Debienne et Poligny… Eux, non plus, au commencement, ils ne voulaient pas m’écouter…

– Je ne vous demande pas tout ça. Je vous demande ce qui vous est arrivé hier soir!»

Mame Giry devint rouge d’indignation. On ne lui avait jamais parlé sur un ton pareil. Elle se leva comme pour partir, ramassant déjà les plis de sa jupe et agitant avec dignité les plumes de son chapeau couleur de suie; mais, se ravisant, elle se rassit et dit d’une voix rogue:

«Il est arrivé qu’on a encore embêté le fantôme!»

Là-dessus, comme M. Richard allait éclater, M. Moncharmin intervint et dirigea l’interrogatoire, d’où il résulta que mame Giry trouvait tout naturel qu’une voix se fît entendre pour proclamer qu’il y avait du monde dans une loge où il n’y avait personne. Elle ne pouvait s’expliquer ce phénomène, qui n’était point nouveau pour elle, que par l’intervention du fantôme. Ce fantôme, personne ne le voyait dans la loge, mais tout le monde pouvait l’entendre. Elle l’avait entendu souvent, elle, et on pouvait l’en croire, car elle ne mentait jamais. On pouvait demander à MM. Debienne et Poligny et à tous ceux qui la connaissaient, et aussi à M. Isidore Saack, à qui le fantôme avait cassé la jambe!

«Oui-dà? interrompit Moncharmin. Le fantôme a cassé la jambe à ce pauvre Isidore Saack?»

Mame Giry ouvrit de grands yeux où se peignait l’étonnement qu’elle ressentait devant tant d’ignorance. Enfin, elle consentit à instruire ces deux malheureux innocents. La chose s’était passée du temps de MM. Debienne et Poligny, toujours dans la loge n° 5 et aussi pendant une représentation de Faust.

Mame Giry tousse, assure sa voix… elle commence… on dirait qu’elle se prépare à chanter toute la partition de Gounod.

«Voilà, monsieur. Il y avait, ce soir-là, au premier rang, M. Maniera et sa dame, les lapidaires de la rue Mogador, et, derrière Mme Maniera, leur ami intime, M. Isidore Saack. Méphistophélès chantait (Mame Giry chante): «Vous qui faites l’endormie», et alors M. Maniera entend dans son oreille droite (sa femme était à sa gauche) une voix qui lui dit: «Ah! ah! ce n’est pas Julie qui fait l’endormie!» (Sa dame s’appelle justement Julie). M. Maniera se retourne à droite pour voir qui est-ce qui lui parlait ainsi. Personne! Il se frotte l’oreille et se dit à lui-même: «Est-ce que je rêve?» Là-dessus, Méphistophélès continuait sa chanson… Mais j’ennuie peut-être messieurs les directeurs?

– Non! non! continuez…

– Messieurs les directeurs sont trop bons! (Une grimace de Mame Giry.) Donc, Méphistophélès continuait sa chanson (Mame Giry chante): «Catherine que j’adore – pourquoi refuser – l’amant qui vous implore – un si doux baiser?» et aussitôt M. Maniera entend, toujours dans son oreille droite, la voix qui lui dit: «Ah! ah! ce n’est pas Julie qui refuserait un baiser à Isidore?» Là-dessus, il se retourne, mais, cette fois, du côté de sa dame et d’Isidore, et qu’est-ce qu’il voit? Isidore qui avait pris par-derrière la main de sa dame et qui la couvrait de baisers dans le petit creux du gant… comme ça, mes bons messieurs. (Mame Giry couvre de baisers le coin de chair laissé à nu par son gant de filoselle.) Alors, vous pensez bien que ça ne s’est pas passé à la douce! Clic! Clac! M. Maniera, qui était grand et fort comme vous, monsieur Richard, distribua une paire de gifles à M. Isidore Saack, qui était mince et faible comme M. Moncharmin, sauf le respect que je lui dois… C’était un scandale. Dans la salle, on criait: «Assez! Assez!… Il va le tuer!…» Enfin, M. Isidore Saack put s’échapper…

– Le fantôme ne lui avait donc pas cassé la jambe?» demande M. Moncharmin, un peu vexé de ce que son physique ait fait une si petite impression sur Mame Giry.

– Il la lui a cassée, mossieu, réplique Mame Giry avec hauteur (car elle a compris l’intention blessante). Il la lui a cassée tout net dans la grande escalier, qu’il descendait trop vite, mossieu! et si bien, ma foi, que le pauvre ne la remontera pas de sitôt!…

– C’est le fantôme qui vous a raconté les propos qu’il avait glissés dans l’oreille droite de M. Maniera? questionne toujours avec un sérieux qu’il croit du plus comique, le juge d’instruction Moncharmin.

– Non! mossieu, c’est mossieu Maniera lui-même. Ainsi…

– Mais vous, vous avez déjà parlé au fantôme, ma brave dame?

– Comme je vous parle, mon brav’ mossieu…

– Et quand il vous parle, le fantôme, qu’est-ce qu’il vous dit?

– Eh bien, il me dit de lui apporter un p’tit banc!»

À ces mots prononcés solennellement, la figure de Mame Giry devint de marbre, de marbre jaune, veiné de raies rouges, comme celui des colonnes qui soutiennent le grand escalier et que l’on appelle marbre sarrancolin.

Cette fois, Richard était reparti à rire de compagnie avec Moncharmin et le secrétaire Rémy; mais, instruit par l’expérience, l’inspecteur ne riait plus. Appuyé au mur, il se demandait, en remuant fébrilement ses clefs dans sa poche, comment cette histoire allait finir. Et plus Mame Giry le prenait sur un ton «rogue», plus il craignait le retour de la colère de M. le directeur! Et maintenant, voilà que devant l’hilarité directoriale, Mame Giry osait devenir menaçante! menaçante en vérité!

«Au lieu de rire du fantôme, s’écria-t-elle indignée, vous feriez mieux de faire comme M. Poligny, qui, lui, s’est rendu compte par lui-même…

 

– Rendu compte de quoi? interroge Moncharmin, qui ne s’est jamais tant amusé.

– Du fantôme!… Puisque je vous le dis… Tenez!… (Elle se calme subitement, car elle juge que l’heure est grave.) Tenez!… Je m’en rappelle comme si c’était hier. Cette fois, on jouait La Juive. M. Poligny avait voulu assister, tout seul, dans la loge du fantôme, à la représentation. Mme Krauss avait obtenu un succès fou. Elle venait de chanter, vous savez bien, la machine du second acte (Mame Giry chante à mi-voix):

Près de celui que j’aime

Je veux vivre et mourir,

Et la mort, elle-même,

Ne peut nous désunir.

– Bien! Bien! j’y suis…», fait observer avec un sourire décourageant M. Moncharmin.

Mais Mame Giry continue à mi-voix, en balançant la plume de son chapeau couleur de suie:

«Partons! partons! Ici-bas, dans les cieux,

Même sort désormais nous attend tous les deux.

– Oui! Oui! nous y sommes! répète Richard, à nouveau impatienté… et alors? et alors?

– Et alors, c’est à ce moment-là que Léopold s’écrie: “Fuyons!” n’est-ce pas? et qu’Eléazar les arrête, en leur demandant: “Où courez-vous?” Eh bien, juste à ce moment-là, M. Poligny, que j’observais du fond d’une loge à côté, qui était restée vide. M. Poligny s’est levé tout droit, et est parti raide comme une statue, et je n’ai eu que le temps de lui demander, comme Eléazar: “Où allez-vous?” Mais il ne m’a pas répondu et il était plus pâle qu’un mort! Je l’ai regardé descendre l’escalier, mais il ne s’est pas cassé la jambe… Pourtant, il marchait comme dans un rêve, comme dans un mauvais rêve, et il ne retrouvait seulement pas son chemin… lui qui était payé pour bien connaître l’Opéra!»

Ainsi s’exprima Mame Giry, et elle se tut pour juger de l’effet qu’elle avait produit. L’histoire de Poligny avait fait hocher la tête à Moncharmin.

«Tout cela ne me dit pas dans quelles circonstances, ni comment le fantôme de l’Opéra vous a demandé un petit banc? insista-t-il, en regardant fixement la mère Giry, comme on dit, entre “quatre-z-yeux”.

– Eh bien, mais, c’est depuis ce soir-là… car, à partir de ce soir-là, on l’a laissé tranquille, not’ fantôme… on n’a plus essayé de lui disputer sa loge. MM. Debienne et Poligny ont donné des ordres pour qu’on la lui laisse à toutes les représentations. Alors, quand il venait, il me demandait son petit banc…

– Euh! euh! un fantôme qui demande un petit banc? C’est donc une femme, votre fantôme? interrogea Moncharmin.

– Non, le fantôme est un homme.

– Comment le savez-vous?

Il a une voix d’homme, oh! une douce voix d’homme! Voilà comment ça se passe: Quand il vient à l’Opéra, il arrive d’ordinaire vers le milieu du premier acte, il frappe trois petits coups secs à la porte de la loge n° 5. La première fois que j’ai entendu ces trois coups-là, alors que je savais très bien qu’il n’y avait encore personne dans la loge, vous pensez si j’ai été intriguée! J’ouvre la porte, j’écoute, je regarde: personne! et puis voilà-t-il pas que j’entends une voix qui me dit: «Mame Jules» (c’est le nom de défunt mon mari), un petit banc, s.v.p.?» Sauf vot’ respect, m’sieur le directeur, j’en étais comme une tomate… Mais la voix continua: «Vous effrayez pas, Mame Jules, c’est moi le fantôme de l’Opéra!!!» Je regardai du côté d’où venait la voix qui était, du reste si bonne, et si «accueillante», qu’elle ne me faisait presque plus peur. La voix, m’sieur le directeur, était assise sur le premier fauteuil du premier rang à droite. Sauf que je ne voyais personne sur le fauteuil, on aurait juré qu’il y avait quelqu’un dessus, qui parlait, et quelqu’un de bien poli, ma foi.

– La loge à droite de la loge n° 5, demanda Moncharmin, était-elle occupée?

– Non; la loge n° 7 comme la loge n° 3 à gauche n’étaient pas encore occupées. On n’était qu’au commencement du spectacle.

– Et qu’est-ce que vous avez fait?

– Eh bien, j’ai apporté le petit banc. Évidemment, ça n’était pas pour lui qu’il demandait un petit banc, c’était pour sa dame! Mais elle, je ne l’ai jamais entendue ni vue…»

Hein? Quoi? le fantôme avait une femme maintenant! De Mame Giry, le double regard de MM. Moncharmin et Richard monta jusqu’à l’inspecteur, qui, derrière l’ouvreuse, agitait les bras dans le dessein d’attirer sur lui l’attention de ses chefs. Il se frappait le front d’un index désolé pour faire comprendre aux directeurs que la mère Jules était bien certainement folle, pantomime qui engagea définitivement M. Richard à se séparer d’un inspecteur qui gardait dans son service une hallucinée. La bonne femme continuait, toute à son fantôme, vantant maintenant sa générosité.

«À la fin du spectacle, il me donne toujours une pièce de quarante sous, quelquefois cent sous, quelquefois même dix francs, quand il a été plusieurs jours sans venir. Seulement, depuis qu’on a recommencé à l’ennuyer, il ne me donne plus rien du tout…

– Pardon, ma brave femme… (Révolte nouvelle de la plume du chapeau couleur de suie, devant une aussi persistante familiarité) pardon!… Mais comment le fantôme fait-il pour vous remettre vos quarante sous? interroge Moncharmin, né curieux.

– Bah! il les laisse sur la tablette de la loge. Je les trouve là avec le programme que je lui apporte toujours; des soirs je retrouve même des fleurs dans ma loge, une rose qui sera tombée du corsage de sa dame… car, sûr, il doit venir quelquefois avec une dame, pour qu’un jour, ils aient oublié un éventail.

– Ah! ah! le fantôme a oublié un éventail?

– Et qu’en avez-vous fait?

– Eh bien, je le lui ai rapporté la fois suivante.»

Ici, la voix de l’inspecteur se fit entendre:

«Vous n’avez pas observé le règlement, Mame Giry, je vous mets à l’amende.

– Taisez-vous, imbécile! (Voix de basse de M. Firmin Richard.)

– Vous avez rapporté l’éventail! Et alors?

– Et alors, ils l’ont remporté, m’sieur le directeur; je ne l’ai plus retrouvé à la fin du spectacle, à preuve qu’ils ont laissé à la place une boîte de bonbons anglais que j’aime tant, m’sieur le directeur. C’est une des gentillesses du fantôme…

– C’est bien, Mame Giry… Vous pouvez vous retirer.»

Quand Mame Giry eut salué respectueusement, non sans une certaine dignité qui ne l’abandonnait jamais, ses deux directeurs, ceux-ci déclarèrent à M. l’inspecteur qu’ils étaient décidés à se priver des services de cette vieille folle. Et ils congédièrent M. l’inspecteur.

Quand M. l’inspecteur se fut retiré à son tour, après avoir protesté de son dévouement à la maison, MM. les directeurs avertirent M. l’administrateur qu’il eût à faire régler le compte de M. l’inspecteur. Quand ils furent seuls, MM. les directeurs se communiquèrent une même pensée, qui leur était venue en même temps à tous deux, celle d’aller faire un petit tour du côté de la loge n° 5.

Nous les y suivrons bientôt.

VI. Le violon enchanté…

Le violon enchanté

Christine Daaé, victime d’intrigues sur lesquelles nous reviendrons plus tard, ne retrouva point tout de suite à l’Opéra le triomphe de la fameuse soirée de gala. Depuis, cependant, elle avait eu l’occasion de se faire entendre en ville, chez la duchesse de Zurich, où elle chanta les plus beaux morceaux de son répertoire; et voici comment le grand critique X. Y. Z., qui se trouvait parmi les invités de marque, s’exprime sur son compte:

«Quand on l’entend dans Hamlet, on se demande si Shakespeare est venu des Champs-Élysées lui faire répéter Ophélie… Il est vrai que, quand elle ceint le diadème d’étoiles de la reine de la nuit, Mozart, de son côté, doit quitter les demeures éternelles pour venir l’entendre. Mais non, il n’a pas à se déranger, car la voix aiguë et vibrante de l’interprète magique de sa Flûte enchantée vient le trouver dans le Ciel, qu’elle escalade avec aisance, exactement comme elle a su, sans effort, passer de sa chaumière du village de Skotelof au palais d’or et de marbre bâti par M. Garnier.»

Mais après la soirée de la duchesse de Zurich, Christine ne chante plus dans le monde. Le fait est qu’à cette époque, elle refuse toute invitation, tout cachet. Sans donner de prétexte plausible, elle renonce à paraître dans une fête de charité, pour laquelle elle avait précédemment promis son concours. Elle agit comme si elle n’était plus la maîtresse de sa destinée, comme si elle avait peur d’un nouveau triomphe.

Elle sut que le comte de Chagny, pour faire plaisir à son frère, avait fait des démarches très actives en sa faveur auprès de M. Richard; elle lui écrivit pour le remercier et aussi pour le prier de ne plus parler d’elle à ses directeurs. Quelles pouvaient bien être alors les raisons d’une aussi étrange attitude? Les uns ont prétendu qu’il y avait là un incommensurable orgueil, d’autres ont crié à une divine modestie. On n’est point si modeste que cela quand on est au théâtre; en vérité, je ne sais si je ne devrais point écrire simplement ce mot: effroi. Oui, je crois bien que Christine Daaé avait alors peur de ce qui venait de lui arriver et qu’elle en était aussi stupéfaite que tout le monde autour d’elle. Stupéfaite? Allons donc! J’ai là une lettre de Christine (collection du Persan) qui se rapporte aux événements de cette époque. Eh bien, après l’avoir relue, je n’écrirai point que Christine était stupéfaite ou même effrayée de son triomphe, mais bien épouvantée. Oui, oui… épouvantée! «Je ne me reconnais plus quand je chante!» dit-elle.

La pauvre, la pure, la douce enfant! Elle ne se montrait nulle part, et le vicomte de Chagny essaya en vain de se trouver sur son chemin. Il lui écrivit, pour lui demander la permission de se présenter chez elle, et il désespérait d’avoir une réponse, quand un matin, elle lui fit parvenir le billet suivant:

«Monsieur, je n’ai point oublié le petit enfant qui est allé me chercher mon écharpe dans la mer. Je ne puis m’empêcher de vous écrire cela, aujourd’hui où je pars pour Perros, conduite par un devoir sacré. C’est demain l’anniversaire de la mort de mon pauvre papa, que vous avez connu, et qui vous aimait bien. Il est enterré là-bas, avec son violon, dans le cimetière qui entoure la petite église, au pied du coteau où, tout petits, nous avons tant joué; au bord de cette route où, un peu plus grands, nous nous sommes dit adieu pour la dernière fois.»

Quand il reçut ce billet de Christine Daaé, le vicomte de Chagny se précipita sur un indicateur de chemin de fer, s’habilla à la hâte, écrivit quelques lignes que son valet de chambre devait remettre à son frère et se jeta dans une voiture qui d’ailleurs le déposa trop tard sur le quai de la gare de Montparnasse pour lui permettre de prendre le train du matin sur lequel il comptait.

Raoul passa une journée maussade et ne reprit goût à la vie que vers le soir quand il fut installé dans son wagon. Tout le long du voyage, il relut le billet de Christine, il en respira le parfum; il ressuscita la douce image de ses jeunes ans. Il passa toute cette abominable nuit de chemin de fer dans un rêve fiévreux qui avait pour commencement et fin Christine Daaé. Le jour commençait à poindre quand il débarqua à Lannion. Il courut à la diligence de Perros-Guirec. Il était le seul voyageur. Il interrogea le cocher. Il sut que la veille au soir une jeune femme qui avait l’air d’une Parisienne s’était fait conduire à Perros et était descendue à l’auberge du Soleil-Couchant. Ce ne pouvait être que Christine. Elle était venue seule. Raoul laissa échapper un profond soupir. Il allait pouvoir, en toute paix, parler à Christine, dans cette solitude. Il l’aimait à en étouffer. Ce grand garçon, qui avait fait le tour du monde, était pur comme une vierge qui n’a jamais quitté la maison de sa mère.

Au fur et à mesure qu’il se rapprochait d’elle, il se rappelait dévotement l’histoire de la petite chanteuse suédoise. Bien des détails en sont encore ignorés de la foule.

Il y avait une fois, dans un petit bourg, aux environs d’Upsal, un paysan qui vivait là, avec sa famille, cultivant la terre pendant la semaine et chantant au lutrin, le dimanche. Ce paysan avait une petite fille à laquelle, bien avant qu’elle sût lire, il apprit à déchiffrer l’alphabet musical. Le père Daaé était, sans qu’il s’en doutât peut-être, un grand musicien. Il jouait du violon et était considéré comme le meilleur ménétrier de toute la Scandinavie. Sa réputation s’étendait à la ronde et on s’adressait toujours à lui pour faire danser les couples dans les noces et les festins. La mère Daaé, impotente, mourut alors que Christine entrait dans sa sixième année. Aussitôt le père, qui n’aimait que sa fille et sa musique, vendit son lopin de terre et s’en fut chercher la gloire à Upsal. Il n’y trouva que la misère.

Alors, il retourna dans les campagnes, allant de foire en foire, raclant ses mélodies scandinaves, cependant que son enfant, qui ne le quittait jamais, l’écoutait avec extase ou l’accompagnait en chantant. Un jour, à la foire de Limby, le professeur Valérius les entendit tous deux et les emmena à Gothenburg. Il prétendait que le père était le premier violoneux du monde et que sa fille avait l’étoffe d’une grande artiste. On pourvut à l’éducation et à l’instruction de l’enfant. Partout elle émerveillait un chacun par sa beauté, sa grâce et sa soif de bien dire et bien faire. Ses progrès étaient rapides. Le professeur Valérius et sa femme durent, sur ces entrefaites, venir s’installer en France. Ils emmenèrent Daaé et Christine. La maman Valérius traitait Christine comme sa fille. Quant au bonhomme, il commençait à dépérir, pris du mal du pays. À Paris, il ne sortait jamais. Il vivait dans une espèce de rêve qu’il entretenait avec son violon. Des heures entières, il s’enfermait dans sa chambre avec sa fille, et on l’entendait violoner et chanter tout doux, tout doux. Parfois, la maman Valérius venait les écouter derrière la porte, poussait un gros soupir, essuyait une larme et s’en retournait sur la pointe des pieds. Elle aussi avait la nostalgie de son ciel scandinave.

 

Le père Daaé ne semblait reprendre des forces que l’été, quand toute la famille s’en allait villégiaturer à Perros-Guirec, dans un coin de Bretagne qui était alors à peu près inconnu des Parisiens. Il aimait beaucoup la mer de ce pays, lui trouvant, disait-il, la même couleur que là-bas et, souvent, sur la plage, il lui jouait ses airs les plus dolents, et il prétendait que la mer se taisait pour les écouter. Et puis, il avait si bien supplié la maman Valérius, que celle-ci avait consenti à une nouvelle lubie de l’ancien ménétrier.

À l’époque des «pardons», des fêtes de villages, des danses et des «dérobées», il partit comme autrefois, avec son violon, et il avait le droit d’emmener sa fille pendant huit jours. On ne se lassait point de les écouter. Ils versaient pour toute l’année de l’harmonie dans les moindres hameaux, et couchaient la nuit dans des granges, refusant le lit de l’auberge, se serrant sur la paille l’un contre l’autre, comme au temps où ils étaient si pauvres en Suède. Or, ils étaient habillés fort convenablement, refusaient les sous qu’on leur offrait, ne faisaient point de quête, et les gens, autour d’eux, ne comprenaient rien à la conduite de ce violoneux qui courait les chemins avec cette belle enfant qui chantait si bien qu’on croyait entendre un ange du paradis. On les suivait de village en village.

Un jour, un jeune garçon de la ville, qui était avec sa gouvernante, fit faire à celle-ci un long chemin, car il ne se décidait point à quitter la petite fille dont la voix si douce et si pure semblait l’avoir enchaîné. Ils arrivèrent ainsi au bord d’une crique que l’on appelle encore Trestraou. En ce temps-là, il n’y avait en ce lieu que le ciel et la mer et le rivage doré. Et, par-dessus tout, il y avait un grand vent qui emporta l’écharpe de Christine dans la mer. Christine poussa un cri et tendit les bras, mais le voile était déjà loin sur les flots. Christine entendit une voix qui lui disait:

«Ne vous dérangez pas, mademoiselle, je vais vous ramasser votre écharpe dans la mer.»

Et elle vit un petit garçon qui courait, qui courait, malgré les cris et les protestations indignées d’une brave dame, toute en noir. Le petit garçon entra dans la mer tout habillé et lui rapporta son écharpe. Le petit garçon et l’écharpe étaient dans un bel état! La dame en noir ne parvenait pas à se calmer, mais Christine riait de tout son cœur, et elle embrassa le petit garçon. C’était le vicomte Raoul de Chagny. Il habitait, dans le moment, avec sa tante, à Lannion. Pendant la saison, ils se revirent presque tous les jours et ils jouèrent ensemble. Sur la demande de la tante et par l’entremise du professeur Valérius, le bonhomme Daaé consentit à donner des leçons de violon au jeune vicomte. Ainsi, Raoul apprit-il à aimer les mêmes airs que ceux qui avaient enchanté l’enfance de Christine.

Ils avaient à peu près la même petite âme rêveuse et calme. Ils ne se plaisaient qu’aux histoires, aux vieux contes bretons, et leur principal jeu était d’aller les chercher au seuil des portes, comme des mendiants. «Madame ou mon bon monsieur, avez-vous une petite histoire à nous raconter, s’il vous plaît?» Il était rare qu’on ne leur «donnât» point. Quelle est la vieille grand-mère bretonne qui n’a point vu, au moins une fois dans sa vie, danser les korrigans, sur la bruyère, au clair de lune?

Mais leur grande fête était lorsqu’au crépuscule, dans la grande paix du soir, après que le soleil s’était couché dans la mer, le père Daaé venait s’asseoir à côté d’eux sur le bord de la route, et leur contait à voix basse, comme s’il craignait de faire peur aux fantômes qu’il évoquait, les belles, douces ou terribles légendes du pays du Nord. Tantôt, c’était beau comme les contes d’Andersen, tantôt c’était triste comme les chants du grand poète Runeberg. Quand il se taisait, les deux enfants disaient: «Encore!»

Il y avait une histoire qui commençait ainsi:

«Un roi s’était assis dans une petite nacelle, sur une de ces eaux tranquilles et profondes qui s’ouvrent comme un œil brillant au milieu des monts de la Norvège…»

Et une autre:

«La petite Lotte pensait à tout et ne pensait à rien. Oiseau d’été, elle planait dans les rayons d’or du soleil, portant sur ses boucles blondes sa couronne printanière. Son âme était aussi claire, aussi bleue que son regard. Elle câlinait sa mère, elle était fidèle à sa poupée, avait grand soin de sa robe, de ses souliers rouges et de son violon, mais elle aimait, par- dessus toutes choses, entendre en s’endormant l’Ange de la musique.»

Pendant que le bonhomme disait ces choses, Raoul regardait les yeux bleus et la chevelure dorée de Christine. Et Christine pensait que la petite Lotte était bienheureuse d’entendre en s’endormant l’Ange de la musique. Il n’était guère d’histoire du père Daaé où n’intervînt l’Ange de la musique, et les enfants lui demandaient des explications sur cet Ange, à n’en plus finir. Le père Daaé prétendait que tous les grands musiciens, tous les grands artistes reçoivent au moins une fois dans leur vie la visite de l’Ange de la musique. Cet Ange s’est penché quelquefois sur leur berceau, comme il est arrivé à la petite Lotte, et c’est ainsi qu’il y a de petits prodiges qui jouent du violon à six ans mieux que des hommes de cinquante, ce qui, vous l’avouerez, est tout à fait extraordinaire. Quelquefois, l’Ange vient beaucoup plus tard, parce que les enfants ne sont pas sages et ne veulent pas apprendre leur méthode et négligent leurs gammes. Quelquefois, l’Ange ne vient jamais, parce qu’on n’a pas le cœur pur ni une conscience tranquille. On ne voit jamais l’Ange, mais il se fait entendre aux âmes prédestinées. C’est souvent dans les moments qu’elles s’y attendent le moins, quand elles sont tristes et découragées. Alors, l’oreille perçoit tout à coup des harmonies célestes, une voix divine, et s’en souvient toute la vie. Les personnes qui sont visitées par l’Ange en restent comme enflammées. Elles vibrent d’un frisson que ne connaît point le reste des mortels. Et elles ont ce privilège de ne plus pouvoir toucher un instrument ou ouvrir la bouche pour chanter, sans faire entendre des sons qui font honte par leur beauté à tous les autres sons humains.

Les gens qui ne savent pas que l’Ange a visité ces personnes disent qu’elles ont du génie.

La petite Christine demandait à son papa s’il avait entendu l’Ange. Mais le père Daaé secouait la tête tristement, puis son regard brillait en regardant son enfant et lui disait:

«Toi, mon enfant, tu l’entendras un jour! Quand je serai au ciel, je te l’enverrai, je te le promets!»