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Le fauteuil hanté

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–Eh bien, mon idée, à moi, la voilà! la voilà! Au lieu de me servir d'un verre pour enveloppe, j'ai pris un tube de quartz, ce qui m'a donné une production folle de rayons ultraviolets! Et alors! et alors, je l'ai enfermé, ce tube qui contenait du mercure, dans une petite lanterne sourde, possédant une petite bobine mue par un petit accumulateur!…

Et alors, et alors! La force mortelle de ces rayons sur l'œil est incomparable… Un rayon, un seul, de ma lanterne sourde que je fais agir comme je veux, grâce à un diaphragme qui me permet d'intercepter la lumière à volonté—un rayon, un seul, suffit. La rétine reçoit un coup terrible qui amène la mort instantanément par traumatisme! mais il fallait le trouver… Il fallait songer à la possibilité de cette mort par inhibition, c'est-à-dire par le brusque arrêt du cœur telle cette mort également par inhibition—phénomène, messieurs, découvert par moi d'abord, par Brown-Séquard ensuite—, telle cette mort, dis-je, par inhibition qui survient, par exemple, à la suite d'un coup porté par le revers de la main sur le larynx!…

–Voilà! voilà! Ah! j'étais fier, bien fier de ma petite lanterne sourde!… Mais il me l'a prise et je ne l'ai plus jamais revue…

–Non, jamais! Ah! c'est une terrible petite lanterne qui tue les gens comme des mouches!… Aussi vrai que je suis le professeur Dédé.

Les deux auditeurs du professeur Dédé recommandèrent in petto leur âme à Dieu, car décidément, avec les chiens et la petite lanterne sourde, c'était bien le diable si maintenant ils en réchappaient. Mais le professeur Dédé n'avait encore rien dit de la deuxième invention qui, paraît-il, lui avait donné plus de joie que toutes celles qui l'avaient précédée. Il n'avait encore rien dit de ce qu'il appelait son cher petit perce-oreille… Cette lacune fut comblée en quelques phrases et l'épouvante fut accomplie… La hideuse horreur de la mort prochaine et sûre sembla glacer pour toujours M. le secrétaire perpétuel et le nouvel académicien.

–Tout cela! Tout cela! proclama donc le professeur Dédé, «c'est de la crotte de bique» à côté de mon cher petit perce-oreille. C'est une petite boîte qui n'est pas plus haute que ça!… Elle peut se fourrer partout!… dans un accordéon, si on est malin et que l'on sache s'y prendre… dans un orgue de Barbarie… dans tout ce qui chante… dans tout ce qui fait une fausse note.

Le professeur Dédé leva l'index encore.

–Qu'y a-t-il, monsieur de plus désagréable pour une oreille tant soit peu musicienne, qu'une fausse note? Je vous le demande, mais ne me répondez pas! Il n'y a rien! rien! rien! Avec mon cher petit perce-oreille, grâce au plus heureux dispositif électrique permettant des ondes nouvelles, beaucoup plus rapides et plus pénétrantes—oui, monsieur, ma parole!—que les ondes hertziennes—avec, dis-je, mon cher petit perce-oreille, je vrille la fausse note dans les méninges, je fais subir au cerveau qui s'attend normalement à une note normale un choc tel que l'auditeur tombe mort, frappé comme d'un coup de couteau ondulatoire, si j'ose dire, au moment même où l'onde armée de la fausse note pénètre furtive et rapide dans le limaçon. Ah! vrai! qu'est-ce que vous dites de ça?… Hein?… vous ne dites rien de ça!… Non! rien du tout!… moi non plus! Il n'y a rien à dire… Tout cela tue les gens comme des mouches!… Ah! c'est au fond bien ennuyeux… car je resterai ici toute ma vie n'ayant vu passer que des gens qui seraient venus me délivrer s'ils n'étaient pas morts… Mais, à leur place, je sais bien ce que je ferais dans une aussi grave circonstance…

–Quoi?… Quoi?… râlèrent les deux malheureux.

–Je porterais des lunettes bleues et je me mettrais du coton dans les oreilles.

–Oui! oui! oui! des lunettes bleues et du coton!… répétèrent les deux hommes, et ils tendaient les mains comme des mendiants.

–Je n'en ai pas sur moi!… fit gravement le professeur Dédé…

Et tout à coup il s'écria:

–Attention! Attention! Écoutez! des pas!… C'est peut-être lui, la petite terrible lanterne sourde d'une main, et le cher petit perce-oreille de l'autre… Ah! Ah!… Pas un sou!… je ne donnerais pas un sou de votre existence terrestre à tous les deux, ma parole!… Non!… Non!… C'est encore un coup raté!… une délivrance ratée!… vous ferez comme les autres!… Vous ne reviendrez jamais!… jamais!…

En effet, des pas descendaient… On marchait maintenant juste au-dessus de leurs têtes. Les pas allaient vers la trappe…

Patard et Lalouette s'étaient relevés, avaient fui vers la porte du petit escalier, redressés par une suprême énergie, une dernière volonté de vivre. La voix de l'autre les poursuivait: «Jamais!… je ne les reverrai plus… Ils ne reviendront plus jamais!» Et ils eurent la perception nette qu'on soulevait la trappe au-dessus de leur tête… Ils se détournèrent instinctivement, rentrant la tête dans les épaules, fermant les yeux, se bouchant les oreilles.

Et c'était trop horrible… Ils préféraient décidément risquer la mort par les chiens… Ils ouvrirent la porte et grimpèrent, escaladèrent l'escalier, ne pensant qu'à ne pas être rejoints par le rayon qui assassine ou la chanson qui tue… ne pensant même plus aux chiens.

Or, les chiens n'aboyaient plus.

Les chiens devaient manger, être occupés à dévorer Patard et Lalouette virent la porte indiquée par Dédé, la clef sur la serrure…

Et ils ne firent qu'un bond jusque-là.

Et puis, ce fut la fuite éperdue dans les champs… les champs à travers lesquels ils coururent, comme des fous, au hasard, tout droit devant eux, dans le noir… tombant, se relevant, bondissant plus loin quand ils étaient atteints par un rayon de lune!… un rayon qui venait peut-être, après tout, de la lanterne sourde!…

Enfin, ils arrivèrent à une route; la voiture d'un laitier passait… Ils parlementèrent, se glissèrent dans la charrette, exténués, mourants… et ils se firent conduire à la gare, cachant leur personnalité, disant qu'ils étaient égarés et qu'ils avaient eu peur de deux gros chiens qui les poursuivaient.

Juste à ce moment, on entendit aboyer affreusement les molosses, tout au loin, au fond de la nuit… On devait les avoir lâchés… on devait rechercher les visiteurs inconnus qui avaient laissé derrière eux la porte ouverte… Le géant Tobie devait organiser une battue en règle…

Mais la voiture partit à grande allure… M. Hippolyte Patard et M. Lalouette respirèrent enfin… Ils se crurent sauvés… Le grand Loustalot ne saurait jamais, n'est-ce pas? jusqu'au moment du châtiment… quels étaient ces hommes qui avaient surpris son secret.

XVIII. Le secret du grand Loustalot

La rue Laffitte était noire de monde. A toutes les fenêtres, des groupes de curieux attendaient que M. Gaspard Lalouette quittât le domicile conjugal pour se rendre à l'Académie française, où il devait prononcer son discours. C'était une fête et une gloire pour le quartier. Un marchand de tableaux, un bibelotier académicien, cela ne s'était encore jamais vu, et les circonstances héroïques au milieu desquelles se déroulait un pareil événement avaient, comme on le pense bien, fortement contribué à mettre toutes les cervelles à l'envers. Les journalistes avaient envahi les trottoirs et exhibaient à chaque instant leurs coupe-files, pour n'être point gênés dans leur reportage par l'exceptionnel service d'ordre que le préfet de police avait été dans la nécessité d'organiser Beaucoup de ceux qui étaient là avaient formé le projet non seulement d'acclamer M. Lalouette, mais encore de l'accompagner jusqu'au bout du pont des Arts… dessein, du reste, qu'ils n'eussent pu accomplir car, depuis des heures, on ne passait plus sur le pont des Arts. Enfin, au fond de la pensée de tous gisait la crainte de la nouvelle de la mort à laquelle il fallait bien s'attendre.

Comme M. Lalouette continuait de rester invisible, cette crainte ne faisait que grandir, cette angoisse augmentait avec les minutes qui s'écoulaient.

Or tous ces gens n'avaient point vu passer M. Lalouette, attendu que le nouvel académicien était, depuis neuf heures du matin, à l'Académie, enfermé avec M. Hippolyte Patard dans la salle du Dictionnaire.

Ah! les malheureux avaient passé une nuit terrible, et c'est dans un triste état qu'ils étaient revenus chez ce petit-cousin de M. Lalouette qui tenait un petit débit place de la Bastille.

Là, Mme Lalouette les avait fort mystérieusement rejoints.

On lui avait naturellement tout raconté, et il s'en était suivi une consultation qui avait duré plusieurs heures.

M. Lalouette voulait qu'on allât tout de suite trouver la police, mais M. Patard le toucha par son éloquence et ses larmes et il fut entendu que l'on agirait fort prudemment et de telle sorte que l'esclandre, autant que possible, fût évité et que l'Académie ne s'en trouvât point déshonorée. M. Patard tentait ainsi de faire comprendre à M. Lalouette que, depuis qu'il était académicien, il avait des devoirs qui n'incombaient point au reste des hommes, et qu'il était responsable, pour sa part, telle la vestale antique, de l'éclat de cette flamme immortelle qui brûle sur l'autel de l'Institut.

A quoi M. et Mme Lalouette crurent devoir répondre que cette fonction glorieuse leur paraissait maintenant accompagnée de trop de périls pour qu'ils y tinssent beaucoup. A quoi M. le secrétaire perpétuel répliqua qu'il était trop tard pour revenir en arrière et que lorsqu'on était Immortel, c'était jusqu'à la mort.

–C'est bien ce qui me chagrine! avait répondu encore M. Lalouette.

En fin de compte, comme ils étaient sûrs que le grand Loustalot ignorait qu'ils avaient surpris son secret, la situation pouvait leur paraître plutôt rassurante, plus rassurante que lorsqu'ils ne connaissaient point la cause de la mort des trois précédents récipiendaires. Mme Lalouette fit bien encore quelques réflexions mais elle était toute chaude de l'enthousiasme populaire qui assiégeait sa maison et il lui eût été douloureux de renoncer si tôt à la gloire. Il fut résolu que, dès la première heure, ces messieurs, pour n'être point dérangés, iraient s'enfermer dans la salle du Dictionnaire dont la porte serait condamnée à tous, et par conséquent au grand Loustalot. Enfin, on acheta du coton et des lunettes bleues.

 

Dans la salle du Dictionnaire, M. Hippolyte Patard et M. Lalouette, ayant mis le coton dans leurs oreilles et les lunettes bleues sur le nez, attendaient.

Quelques minutes seulement les séparaient du moment où la mémoire de M. Lalouette allait trouver l'occasion à jamais illustre de s'exercer pour le triomphe des lettres.

Au-dehors, une rumeur impatiente montait.

–C'est l'heure! fit soudain M. Patard; c'est l'heure, et résolument il ouvrit la porte de la salle, prenant sous son bras le bras de son nouveau collègue.

Mais la porte fut brutalement poussée, puis refermée…

Les deux hommes reculèrent en poussant un cri d'effroi.

Le grand Loustalot était devant eux.

–Tiens! Tiens! fit celui-ci, la voix légèrement tremblante, le sourcil froncé… tiens! vous portez lunettes, maintenant, monsieur le secrétaire perpétuel? Eh! mais!… et M. Gaspard Lalouette aussi!… Bonjour monsieur Gaspard Lalouette… Il y a longtemps que je n'avais eu l'honneur de vous voir… Enchanté!

Lalouette balbutia des paroles inintelligibles. M. Patard essayait cependant de reconquérir un peu de sang-froid, car la minute était des plus graves. Ce qui l'ennuyait, c'est que le grand Loustalot cachait obstinément une main derrière son dos.

Et le plus affreux était qu'il ne «fallait avoir l'air de rien».

Car, à n'en pas douter, le grand Loustalot soupçonnait quelque chose.

M. Hippolyte Patard fit entendre une petite toux sèche et répondit, en ne perdant pas un seul des mouvements du savant.

–Oui, M. Lalouette et moi, nous avons découvert que nous avions la vue un peu fatiguée.

M. Loustalot fit un pas en avant.

Les deux autres en firent deux en arrière.

–Où avez-vous découvert cela? demanda lugubrement le savant. Ne serait-ce justement point chez moi, hier soir?

M. Lalouette eut comme un étourdissement, mais M. Patard, de toutes ses pauvres forces, protesta… affirmant que le grand Loustalot était le plus distrait des hommes et qu'il ne savait au juste ce qu'il disait, car, hier soir ni M. Lalouette ni lui n'avaient quitté Paris.

Le grand Loustalot ricana encore, sa main toujours cachée derrière son dos.

Et, tout à coup, son bras se détendit en avant, pour la plus grande terreur de ces messieurs qui, d'une main, assujettirent brusquement leurs lunettes, et, de l'autre, le coton dans leurs oreilles, croyant voir apparaître la petite terrible lanterne sourde ou le cher petit perce-oreille.

Mais la main du grand Loustalot montrait un parapluie.

–Mon parapluie! s'écria M. le secrétaire perpétuel.

–Je ne vous l'ai pas fait dire! gronda sourdement le savant… votre parapluie, monsieur le secrétaire perpétuel, que vous avez oublié dans le train qui vous ramenait de La varenne!… Un employé fidèle qui vous connaît et qui me connaît et qui nous a vus quelquefois voyager ensemble… me l'a remis… Ah! ah! monsieur le secrétaire perpétuel!

Le grand Loustalot s'exaltait de plus en plus en agitant le parapluie que M. Hippolyte Patard essayait en vain de saisir à la volée.

–Ah! ah!… vous trouvez que je suis distrait… mais le serai-je jamais autant que vous qui oubliez le parapluie le plus aimé du monde?… Le parapluie de M. le secrétaire perpétuel!… Ah! je l'ai soigné en vérité… comme s'il avait été mon parapluie à moi!…

Et le savant lança le parapluie à toute volée à travers la pièce. L'objet fit plusieurs tours sur lui-même et alla se briser contre la figure impassible d'Armand Duplessis, cardinal de Richelieu.

Devant ce sacrilège, M. Patard avait commencé un cri.

Mais la figure de Loustalot était devenue si effrayante que ce cri n'avait pu s'achever… Il resta à l'état de puissance—ou d'impuissance—dans la gorge de M. le secrétaire perpétuel.

Ah! la fulgurante figure de démon! M. Loustalot barrait toujours le passage de la porte et agitait les bras comme un vrai Méphisto de théâtre qui veut faire croire qu'il a des ailes.

Pour un vrai savant, c'était inouï, et tout le monde l'eût cru toqué.

M. Patard et M. Lalouette pensèrent que c'était le diable.

Comme il avançait toujours, ils reculèrent encore.

–Allons! Allons!… Tas de voleurs! leur cria-t-il avec un éclat qui les annihila de plus en plus… Tas de voleurs de mon secret! Il a fallu que vous descendiez dans la cave, hein? pendant que je n'étais pas là… comme des gens mal élevés ou comme des tas de voleurs! Et il aurait pu vous en cuire, vous savez!… Et les chiens auraient pu vous manger comme des alouettes ou vous tuer comme des mouches! Ainsi parle Dédé. Vous l'avez vu, Dédé? Tas de voleurs!… Enlevez donc vos lunettes, tas d'imbéciles!

Loustalot écumait. Il s'essuyait la bouche et aussi son front en sueur à grands coups de ses mains comme s'il se donnait des claques!

–Mais retirez donc vos lunettes! (Les autres, bien entendu, ne les retiraient pas.) vous avez dû aussi vous mettre du coton dans les oreilles!… Tout le bataclan!…

Toute la folie de Dédé!… Et qu'il me fait mes inventions pour un morceau de pain!… Et le secret de Toth, n'est-ce pas?…

Et la lumière qui tue? et le cher petit perce-oreille!… Toute la folie, toute la folie de Dédé!… Qu'est-ce qu'il a bien pu ne pas vous dire?… Le pauvre cher fou!… le pauvre cher fou!… le pauvre cher fou!

Et Loustalot se laissant tomber sur une chaise sanglota d'une façon si désespérée que «les deux autres» en eurent comme un choc au cœur. Et cet immense misérable qui, il y a une seconde à peine, leur paraissait le plus grand criminel de la terre, leur parut, tout à coup, infiniment pitoyable. Oh! ils étaient bien étonnés de le voir pleurer ainsi, mais ils ne s'approchèrent de lui qu'avec prudence et en gardant leurs lunettes. Loustalot, râlant, gémissait:

–Le pauvre cher fou!… le pauvre enfant… mon enfant!… Messieurs… mon fils!… Comprenez-vous maintenant?… mon fils qui est fou!… fou dangereux, très dangereusement fou… Les autorités ne m'ont permis de le conserver chez moi que comme un prisonnier…—Un jour, on a retiré de ses mains une petite fille qu'il avait presque étranglée afin de reprendre dans sa gorge ce qu'elle avait pour chanter aussi bien que cela!… Ah! Il ne faut pas le dire… C'est mon fils unique!… On me le prendrait!… On me l'enfermerait!… On me le volerait!… vous n'avez qu'à parler pour qu'on me vole mon fils!… tas de voleurs d'enfants!

Et il pleura!… Il pleura!…

M. Hippolyte Patard et M. Lalouette le regardaient, immobiles, foudroyés par cette révélation. Ce qu'ils venaient d'entendre et la sincérité de ce désespoir leur expliquaient le singulier et douloureux mystère de l'homme à travers les barreaux.

Mais les trois morts?…

M. Patard posa une main timide sur l'épaule du grand Loustalot dont les larmes ne tarissaient pas…

–Nous ne dirons rien! déclara M. le secrétaire perpétuel, mais avant nous, il y a eu trois hommes qui, eux aussi, avaient promis de ne rien dire… et qui sont morts.

Loustalot se leva, étendit les bras comme s'il voulait étreindre toute la douleur du monde.

–Ils sont morts! les malheureux!… Croyez-vous donc que je n'en aie pas été plus épouvanté que vous?… Le destin semblait se faire mon complice!… Ils sont morts parce qu'ils ne se portaient pas bien! Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse?

Et il alla à Lalouette.

–Mais vous, monsieur… vous! dites-moi!… vous avez une bonne santé?

Avant que M. Lalouette n'ait pu répondre, la salle était envahie par ses collègues impatients qui venaient chercher M. le secrétaire perpétuel et son héros.

La cour les salles, les couloirs de l'Institut étaient pleins du plus ardent tumulte.

Malgré le coton qu'il avait enfoncé dans ses oreilles, M. Lalouette ne perdit rien de tous ces bruits de gloire. En somme, après la confidence dernière de Loustalot, il pouvait passer à l'Immortalité, en toute paix et sans remords. Il se laissa porter jusqu'à l'entrée de la salle des séances publiques.

Là, il fut arrêté un instant par l'encombrement et se trouva nez à nez avec Loustalot lui-même. Il estima, avant d'aller plus avant, devoir prendre une suprême précaution, et, penché à l'oreille du savant, il lui dit:

–Vous m'avez demandé si j'ai une bonne santé?… Merci, elle est excellente… je crois fermement à tout ce que vous nous avez raconté, mais en tout cas, je vous souhaite que je ne meure point, car j'ai pris mes précautions… j'ai écrit moi même un récit de tout ce que nous avons vu et entendu chez vous, récit qui sera divulgué aussitôt après ma mort.

Loustalot considéra curieusement M. Gaspard Lalouette, puis il répondit avec simplicité:

–Ça n'est pas vrai, puisque vous ne savez pas lire!…

XIX. Le triomphe de Gaspard Lalouette

M. Gaspard Lalouette ne pouvait plus décemment reculer.

Déjà on l'avait aperçu dans la salle. Des bravos assourdissants saluèrent son entrée. La vue de Mme Lalouette, au premier rang, rendit au récipiendaire un peu de son courage, mais, en vérité, M. Loustalot venait de lui porter un coup terrible. Il en chancelait encore. Comment cet homme savait-il que lui, Lalouette, ne savait pas lire? Le secret en avait été cependant précieusement gardé. Ce n'était point Patard qui pouvait avoir parlé! Et Eliphas avait montré trop de joie de voir à l'Académie un monsieur qui ne savait pas lire pour compromettre sa vengeance par une indiscrétion. Eulalie était le tombeau des secrets. Alors? Comment? Comment? Il croyait «tenir» Loustalot et c'était Loustalot qui, au dernier moment, lui prouvait son impuissance.

Mais Loustalot, après tout, n'avait peut-être point mis dans sa réplique d'intention mauvaise. N'était-il point un malheureux désespéré père et un illustre savant à plaindre? Évidemment. Alors, qu'est-ce que M. Lalouette avait à craindre?

–Surtout avec des lunettes bleues et du coton dans les oreilles!

Lalouette se redressa devant les hommages qui l'accueillaient, qui suivaient chacun de ses pas. Il voulut paraître fier comme un général romain au triomphe et aussi comme Artaban. Et il y réussit. Cela, surtout, grâce à ses lunettes bleues qui cachaient un reste d'inquiétude dans le regard.

Il vit, à côté de lui, très tranquille et très triste, le grand Loustalot qui semblait à mille lieues de la réunion. Il fut, du coup, rassuré, ma foi, tout à fait. Et, la parole lui ayant été donnée, il commença son discours, très posément, en tournant, le coude arrondi, les pages, comme s'il lisait, bien entendu. Toute sa bonne mémoire était là… si bonne… si bonne… qu'il débitait son «compliment» en songeant à autre chose.

Il songeait: mais enfin, comment le grand Loustalot sait-il que je ne sais pas lire?

Et tout à coup, se frappant brusquement le front, il s'écria, au milieu de son discours:

–J'y suis!

A ce geste inattendu, à ce cri inexplicable, toute la salle répondit par une clameur. D'un unique mouvement d'indicible angoisse, elle se souleva, penchée sur l'homme… s'attendant à le voir pirouetter comme les autres.

Mais après avoir toussé librement pour se dégager la gorge, M. Gaspard Lalouette déclara:

–Ce n'est rien!… Messieurs, je continue!… Je disais donc… je disais donc: ah! je disais donc que ce pauvre Martin Latouche, enlevé si prématurément…

Ah! qu'il était beau et calme, le père Lalouette! et sûr de lui, maintenant! Oh! tout à fait sûr!… Il parlait de la mort des autres avec la tranquillité de l'homme qui ne doit jamais mourir… On l'applaudit à faire éclater les vitres! C'était du délire. Les femmes surtout étaient folles! Elles arrachaient leurs gants à force de taper dans leurs petites mains, elles cassaient des éventails, elles avaient de petits cris aigus d'enthousiasme, d'enchantement et de satisfaction—c'était extraordinaire, pour une réception académique—, Mme Lalouette était soutenue par deux amies dévouées et l'on pouvait contempler sur son visage rafraîchi deux vrais ruisseaux de larmes heureuses qui ne tarissaient point.

Donc M. Lalouette parlait bien.

Il avait trouvé le mot de l'énigme et rien ne l'arrêtait plus dans son discours. Il faisait des effets de voix, de bras et de torse.

Voici pourquoi il avait crié: «J'y suis!» «J'y suis» parce que le fameux jour où j'étais allé tout seul à La Varenne-Saint-Hilaire et où je m'étais enfui de chez Loustalot comme si je m'étais échappé de Charenton… ce jour-là, j'arrivai juste à la gare pour sauter dans le train qui me ramenait à Paris. Dans le compartiment, il y avait une dame qui poussa des cris de paon. C'était un compartiment fermé ne donnant point sur un couloir; je vis qu'elle croyait que j'allais l'assassiner. Plus je voulais la calmer et plus elle criait. A la station suivante elle appela le chef de train qui me reprocha d'être monté dans le compartiment des «dames seules». Et il me montra une pancarte en m'annonçant qu'il allait dresser procès-verbal, et que j'aurais un beau procès.

 

Heureusement j'avais dans ma poche mon livret militaire grâce auquel j'ai pu prouver que je ne savais pas lire! Et voilà… cet employé doit être le même que celui qui a trouvé le parapluie de M. Patard et qui l'a remis à Loustalot. Aux questions de Loustalot sur mon signalement, l'employé certainement a répondu que M. le secrétaire perpétuel voyageait avec l'homme qui ne savait pas lire!

–Messieurs… Mgr d'Abbeville était comme moi un enfant du peuple.

A cet endroit du discours un nouveau garçon de salle de l'Institut—car les anciens n'eussent point osé une pareille démarche qui rappelait des précédents fâcheux—traversa l'enceinte sur la pointe des pieds, une lettre à la main.

Quand le public vit cette lettre, une nouvelle intense émotion s'empara de tous… On crut que cette lettre était encore destinée au récipiendaire… et aussitôt il y eut des cris…

–Non!… Non!… Pas de lettres!… N'ouvrez pas!… Qu'il ne l'ouvre pas!

Et un cri déchirant. C'était Mme Lalouette qui se trouvait mal.

M. Lalouette avait tourné la tête du côté du garçon de salle et il avait vu la lettre… Il avait compris… Le parfum plus tragique le guettait peut-être… Enfin, il avait entendu le désespoir de Mme Lalouette…

Alors, il se dressa sur la pointe des pieds et il se fit plus grand qu'il n'avait jamais été et, dominant réellement, au moins de toute sa force morale cette assemblée effarée, montrant d'un doigt qui ne tremblait pas la lettre fatale:

–Ah! non! pas avec moi, fit-il… ça ne réussira pas!… Moi je ne sais pas lire!…

Ce fut une explosion d'allégresse folle! Ah! au moins, celui-là était spirituel. Brave et spirituel: Il ne savait pas lire!

Le mot était adorable. Et le triomphe de Lalouette fut complet. Des collègues vinrent lui secouer les mains avec une énergie farouche, et la séance s'acheva dans un transport d'enthousiasme merveilleux…

Le triomphe fut d'autant plus complet qu'en fin de compte M. Gaspard Lalouette ne mourut pas et que l'homme qui ne sait pas lire put définitivement s'asseoir dans le fauteuil de Mgr d'Abbeville sans avoir été empoisonné d'aucune sorte.

La lettre n'était point à l'adresse de M. Lalouette.

Mme Lalouette revint à elle pour retrouver un mari bien vivant qui lui parut le plus beau des hommes.

Sur le tard, ils eurent un enfant du sexe masculin qu'ils appelèrent Académus.

Quant au grand Loustalot, il éprouva, peu de temps après les événements qui nous ont occupés, une grande douleur il perdit son fils. Dédé mourut.

M. Hippolyte Patard et M. Lalouette furent invités à l'enterrement qui eut lieu le soir, presque secrètement.

Au cimetière, M. Lalouette fut fort intrigué par la présence d'un mystérieux personnage qui, derrière les tombes, se glissait non loin du grand Loustalot. Quand l'illustre savant tomba à genoux, l'inconnu s'approcha et se pencha sur lui comme s'il voulait écouter interroger cette douleur La figure de l'homme était invisible tant elle était enveloppée du chapeau et du manteau. Tout le temps de la cérémonie, M. Lalouette se demanda: «Oui donc est celui-ci?» Car il lui semblait bien que l'allure générale ne lui était pas étrangère.

Enfin l'homme se perdit dans la nuit.

M. le secrétaire perpétuel et M. Lalouette revinrent de compagnie. Dans le train, où M. Lalouette faillit encore monter dans le compartiment des «dames seules», croyant monter dans celui des «fumeurs», les deux académiciens causèrent.

–Ce pauvre Loustalot semble avoir bien du chagrin, disait M. Hippolyte Patard.

–Oui, oui, bien du chagrin, répondit, en hochant la tête, M. Lalouette.

Deux ans plus tard, M. Gaspard Lalouette, se rendant à l'Académie, traversait le pont des Arts au bras de M. Hippolyte Patard. Soudain il suspendit sa marche:

–Voyez, dit-il, devant vous… l'homme au manteau…

–Eh bien? demanda, tout étonné, M. le secrétaire perpétuel.

–Vous ne reconnaissez pas cette silhouette?…

–Ma foi non!…

–C'est qu'elle ne vous a pas frappé comme moi, monsieur le secrétaire perpétuel… Cet homme n'a pas lâché le grand Loustalot d'un pas le soir de la cérémonie, au cimetière… et je crus bien ne pas me tromper en affirmant que j'avais déjà vu cette silhouette-là quelque part…

A ce moment, l'homme au manteau se retourna:

–M. Eliphas de La Nox! s'écria M. Lalouette.

C'était bien le mage. Il s'avança vers les deux Immortels et serra la main de M. Lalouette.

–Vous ici! s'exclama celui-ci, et vous ne nous avez pas fait une petite visite? Mme Lalouette aurait été si heureuse de vous serrer la main! Faites-nous donc le plaisir de venir dîner, sans cérémonie, l'un de ces soirs, à la maison.

Et se tournant vers M. Patard:

–Mon cher secrétaire perpétuel, je vous présente M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, dont la lettre nous a si fort tracassés dans un temps. Et, à part ça! que devenez-vous, mon cher monsieur de La Nox?…

–Mais je vends toujours mes peaux de lapin, mon cher académicien, répondit avec un sourire celui qui avait été l'«Homme de lumière».

–Et vous ne regrettez point l'Académie? demanda bravement M. Lalouette.

–Non, puisque vous y êtes! répliqua doucement Eliphas.

M. Lalouette prit ces paroles pour un compliment et remercia.

M. le secrétaire perpétuel toussa.

M. Lalouette dit:

–A propos!… Figurez-vous qu'en vous apercevant, et sans vous avoir encore reconnu, je disais à M. le secrétaire perpétuel: «C'est drôle, mais il me semble bien avoir vu cette silhouette à l'enterrement du fils du grand Loustalot…»—J'y étais, fit Eliphas.

–Vous connaissiez le grand Loustalot? demanda M. Patard, qui n'avait encore rien dit.

–Point personnellement, répondit sur un ton tout à coup si grave M. Eliphas de La Nox que ses deux interlocuteurs en furent comme gênés… Non, je ne le connaissais pas personnellement, mais j'ai eu l'occasion de m'occuper de lui à la suite d'une enquête que j'ai cru devoir faire pour ma satisfaction personnelle, relativement à certains faits qui ont occupé l'opinion publique dans un temps où l'on mourait beaucoup à l'Académie, monsieur le secrétaire perpétuel…

En entendant cela, M. le secrétaire perpétuel souhaita que le pont des Arts s'entrouvrît pour mettre fin à une conversation qui lui rappelait les heures les plus néfastes de son honnête et triste vie. Il balbutia hâtivement:

–Oui, je me rappelle également vous avoir vu au cimetière… Le grand Loustalot avait bien du chagrin de la mort de son fils…

M. Lalouette ajouta aussitôt:

–Son chagrin n'a point diminué. Nous ne l'avons plus revu à l'Académie depuis ce deuil cruel et il nous laisse, seuls, travailler au Dictionnaire… Ah! le pauvre homme a été bien frappé!…

–Si frappé… si frappé, répliqua soudain l'«Homme de lumière», en penchant sa noble et mystérieuse figure sur les deux académiciens frémissants… si frappé que, depuis la mort de Dédé, il n'a plus rien inventé du tout!

Sur quoi, ayant prononcé la terrible phrase, M. Eliphas de Saint-Elme de Taillebourg de La Nox, tournant le dos à l'Institut, disparut au bout du pont des Arts…

Cependant que, appuyés maintenant l'un sur l'autre, comme pour se soutenir mutuellement, M. Hippolyte Patard et M. Gaspard Lalouette dirigeaient héroïquement leurs pas chancelants vers le seuil de l'Immortalité.

Tant qu'ils furent dehors, ils ne prononcèrent point un mot, mais aussitôt qu'ils furent enfermés dans le cabinet de M. le secrétaire perpétuel, M. Gaspard Lalouette retrouva soudain ses forces pour déclarer que sa conscience, définitivement éclaircie par les paroles tragiques de M. Eliphas de La Nox, ne lui permettait point de conserver plus longtemps un silence coupable. C'est en vain que M. Patard, des larmes dans la voix, essayait de le faire taire et plaidait encore le doute dont il voulait faire bénéficier l'abominable Loustalot, pour l'honneur de l'Académie; M. Lalouette ne voulait plus rien entendre.