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Les etranges noces de Rouletabille

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XXVI
LA DERNIÈRE AVENTURE DE M. KASBECK

Bravo! s'écria Rouletabille… alors ne me parle plus jamais d'Athanase?…

–Ni d'Athanase, ni de Gaulow, ni de Kasbeck, ni de personne!…

–Aïe! fit Rouletabille… Je crains bien que nous ne parlions encore de ce Kasbeck.

–Pourquoi?

–Tu vas voir!…

Et il se leva, après avoir déposé un chaste baiser sur le front de sa fiancée.

–Il est 5 heures, dit-il très haut.

Et il répéta: «Il est 5 heures… il est 5 heures…» sur un ton de plus en plus élevé.

Alors la tapisserie se releva et l'eunuque qu'il avait déjà vu tout à l'heure, entr'ouvrit la porte devant le fantôme noir de Canendé hanoum. La princesse s'avança, et, froidement, dit à Rouletabille:

–Je dois attendre Kasbeck.

–Dans la lettre que je vous ai remise, répondit Rouletabille d'une voix ferme, il est dit que même si Kasbeck n'est pas ici à 5 heures, vous devez nous laisser partir!

–C'est exact, répondit Canendé hanoum; mais avant-hier Kasbeck m'avait dit de ne rien faire de définitif avant de l'avoir revu. Du reste, il n'y a aucune raison pour qu'il ne vienne pas!…

–Madame, répliqua Rouletabille, il se peut en effet qu'il vienne, et je crois en effet qu'il viendra. Mais vous n'ignorez pas que Kasbeck a pris certaines précautions contre moi: il pouvait craindre, en effet, qu'après être entré en possession de Mlle Vilitchkov, je livrasse le secret du trésor au gouvernement ou à quelque autre!… Et il a, pendant quelques jours, par précaution, puisé dedans… Tout ce qu'il a pu prendre déjà a été apporté ici; je le sais… Or voici ce que j'ai à vous dire: je ne suis pas moins prudent que Kasbeck et je pouvais craindre qu'après être entré en possession des trésors, le seigneur Kasbeck ne gardât Ivana. Aussi ai-je arrangé que quoi qu'il arrivât—même si Kasbeck n'était pas ici aujourd'hui à 5 heures—on me laisserait sortir d'ici avec Mlle Vilitchkov, qui devait être amenée chez vous (j'ignorais qu'elle y fût déjà). Madame, si, dans dix minutes je ne suis pas sorti d'ici, tout est perdu pour vous, car j'ai laissé un pli à mes amis, qui l'iront porter au gouvernement. On trouvera ici, je le sais, outre Mlle Vilitchkov et moi, les choses très précieuses auxquelles je faisais allusion tout à l'heure et auxquelles vous tenez certainement beaucoup, et sur l'origine desquelles j'aurai éclairé le gouvernement. Madame, comprenez bien qu'il faut nous laisser partir sans esclandre, sans quoi vous pouvez être sûre qu'un secours immédiat nous viendra du dehors et que tout cela fera beaucoup de bruit. Laissez-nous partir, et le dédain que j'ai montré de toutes ces richesses vous est un sûr garant que je saurai garder, relativement à ce que vous avez pris et à ce qui vous reste à prendre, le plus grand secret!… Madame, vous avez encore cinq minutes pour réfléchir…

Canendé hanoum disparut.

Les jeunes gens ne devaient plus revoir son funèbre tchartchaf… Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées que le nègre venait les chercher, les remettait au cavas, lequel leur ouvrait la porte de la rue et les saluait fort honnêtement.

Ils sautèrent dans la voiture, qui prit, au grand trot, le chemin de Péra.

–Enfin!… enfin!… enfin!… soupirait Ivana, qui laissait aller sa jolie tête sur l'épaule de Rouletabille.

Celui-ci lui dit:

–Kasbeck ne pouvait pas venir, parce que Kasbeck est mort!…

–Tu dis?

–Écoute bien. Après avoir découvert la chambre des trésors, je ne suis plus descendu qu'une fois dans cette chambre avec Kasbeck, et après avoir pris de grandes précautions pour retrouver notre chemin. Les nuits suivantes, Kasbeck y descendait seul; mais je redoutais quelque accident et j'avais exigé que Canendé hanoum fût avertie qu'elle devrait remettre ta chère personne entre mes mains aujourd'hui à cinq heures, sans quoi je menaçais de tout dévoiler!… Hier même, prévoyant quelque funeste contretemps, je fis écrire par Kasbeck cette lettre que j'ai remise aujourd'hui à Canendé hanoum. Du reste, Kasbeck comprenait très bien mes craintes et ne fit aucune difficulté pour me donner cette «assurance» que je lui dictais: il était persuadé que je ne tenais qu'à toi!… Et c'est la vérité, tu le comprends!… Je n'ai pas gardé un morceau de tous ces trésors-là!… Le premier sac de joyaux que j'avais rapporté, je l'ai remis à Kasbeck le lendemain, pour lui prouver la réalité de mes recherches et de ma découverte! Ces richesses ne m'appartiennent pas! Elles appartiennent aux crimes qui les ont accumulées! Il m'eût semblé que si j'en détournais quoi que ce fût, elles nous porteraient malheur!… Eh bien, Ivana, c'est vrai que ces trésors portent malheur… Après avoir porté malheur à Abdul-Hamid et à Gaulow, ils viennent de causer la perte de Kasbeck!…

«La Candeur et moi, cette nuit, près de la pièce d'eau, dans le jardin d'hiver, nous avons en vain attendu le retour de Kasbeck… Et comme il ne revenait pas, j'ai revêtu à mon tour l'habit de scaphandrier et je suis descendu dans la vasque. Là j'ai trouvé la vasque fermée, et la porte si bien close que l'on eût juré qu'il n'y avait pas de porte! Kasbeck était resté enfermé dans la chambre des trésors et avait dû, sans le savoir s'y enfermer lui-même!… Tu penses qu'Abdul-Hamid devait avoir un système de fermeture à l'intérieur comme il devait en avoir un à l'extérieur. Il devait pouvoir s'enfermer quand il était là-dedans pour qu'on ne vînt pas le déranger… Kasbeck a certainement fait jouer par hasard ce système de fermeture, peut-être en touchant à la porte qui tourne facilement sur ses gonds… Cette porte, Kasbeck n'a pas su la rouvrir… De sorte que, de même que Gaulow, le voilà enseveli là-dedans avec son secret, parmi tous les millions qui y restent encore!… Mais qu'as-tu, Ivana? Tu ne dis rien?… Ton silence m'effraye!…

–Je suis en effet épouvantée, mon ami, de tous ces morts autour de notre bonheur! De tous ces morts qu'il faut à notre bonheur! Oui, oui, petit Zo, fuyons! Rentrons à Paris! Tant que je serai ici, dans cette ville des Mille et Une Nuits, je craindrai de voir revenir toutes ces ombres! Qui me dit qu'à l'instant où je m'y attendrai le moins elles ne vont pas m'apparaître au coin de quelque rue, sur le seuil de la maison où tu me conduis! Qui me dit qu'elles ne vont pas me tendre la main pour descendre de voiture!

–Ma pauvre petite Jeanne, tu délires! On ne rencontre plus les ombres de ceux qui sont morts, étouffés au fond des eaux!

–Est-ce qu'on sait? Est-ce qu'on sait? Allons nous-en!…

XXVII
OÙ ROULETABILLE ET IVANA ONT QUELQUE RAISON DE CROIRE QU'ILS TOUCHENT ENFIN AU BONHEUR

De Sofia, de Belgrade, de Constantinople, les correspondants de guerre avaient regagné leurs pénates. On croyait la grande lutte balkanique terminée. Et c'est quelques jours après la prise d'Andrinople que fut célébré, à Paris, le mariage de Rouletabille et d'Ivana Vilitchkov.

On se rappelle de quelle solennité et de quel éclat furent entourées les cérémonies de cette exceptionnelle union.

La direction de l'Époque avait convoqué, pour ce grand jour, tout ce qui compte à Paris, dans le monde des lettres, de la politique et des arts. Les amis de Rouletabille, connus et inconnus, ceux qui avaient été mêlés directement aux aventures extraordinaires de son incroyable existence, et ceux qu'il s'était faits simplement par la sympathie universelle que dégageaient ses actions publiques au cours des événements qui ont occupé, ces dernières années, l'Europe et le monde, avaient tenu à apporter leurs voeux aux jeunes époux. C'est dire que le service d'ordre, commandé par M. le préfet de police en personne, fut des plus difficiles.

Nous ne reviendrons point sur ces heures officielles dont les carnets mondains retracèrent les moindres détails, pendant huit jours.

La colonie étrangère, surtout russe et balkanique naturellement, envoya des cadeaux qui ne furent pas les moins admirés d'un trousseau à la richesse duquel avaient voulu collaborer des personnages dont les noms sont célèbres depuis la publication du Mystère de la chambre jaune, du Parfum de la Dame en noir et de Rouletabille chez le tsar. Le directeur de l'Époque était le premier témoin de Rouletabille, le second était Sainclair, qui recueillit les premières pages du reporter. Le directeur de l'Époque se fit l'interprète de tous à l'issue d'un lunch donné dans un des palaces des Champs-Elysées, où l'on s'écrasait en souhaitant aux époux un peu de bonheur et de tranquillité après tant de tribulations retentissantes!

De la tranquillité: Rouletabille et Ivana ne demandaient que cela, et s'il n'avait tenu qu'à eux, certes! on aurait dérangé moins de monde, mais, comme dit l'autre, on est esclave de sa gloire, et Rouletabille, en ce jour mémorable où il n'aurait voulu voir autour de lui que sa mère, retenue en Amérique par les affaires de M. Darzac, et quelques amis intimes comme M. La Candeur, dut subir la tyrannie de sa jeune renommée. Même après le lunch, les époux ne purent partir. L'association des reporters parisiens offrait un dîner aux époux dans un grand restaurant de Bellevue, et Rouletabille comptait parmi ceux-là trop de camarades pour se soustraire à une aussi aimable contrainte. Seulement, il était entendu qu'à 9 heures au plus tard, les «mariés» pourraient s'esquiver à l'anglaise. Une auto les attendrait pour une randonnée dont ils n'avaient, bien entendu, donné l'itinéraire à personne.

Donc, à 7 heures précises, Rouletabille et Ivana arrivaient à Bellevue: ils avaient demandé la permission de revêtir leur costume de voyage et ils avaient exigé que ce dîner d'amis fût dépourvu de toute cérémonie. Cependant la plupart des confrères avaient tenu, pour leur faire honneur, à arborer l'uniforme de grand gala, habit et toutes décorations dehors.

–Ne te fâche pas, lui dit tout de suite La Candeur, qui avait sorti son Mérite agricole et qui reçut les jeunes époux sur le seuil du vestibule, avec toutes les grâces d'un réjoui maître d'hôtel. Ne te fâche pas, ils sont si contents.

 

La Candeur offrit son bras à la mariée et la conduisit dans le salon où avait été dressé un couvert magnifique.

Comme Rouletabille allait les suivre, un grand bruit de chevaux et de carrosse lui fit tourner la tête, et il ne put retenir une exclamation en reconnaissant dans le cocher, dont la livrée bleue galonnée et le chapeau à cocarde dorée produisaient le plus heureux effet, Tondor, le bienheureux Tondor, qui semblait au comble de ses voeux. Le sympathique Transylvain n'avait-il pas toujours rêvé de rouler «carrousse» et de conduire par de longues guides des chevaux impétueux? Son mépris pour l'auto était si parfait qu'on n'avait jamais pu le décider à apprendre à conduire une mécanique qu'il trouvait d'une laideur déshonorante, qui «crevait», du reste, disait-il, trop souvent, et qui ne «piaffait» jamais!

Curieusement, Rouletabille s'avança jusqu'au seuil, désireux de savoir à qui appartenait un si grandiose équipage.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction en en voyant descendre, après que le valet de pied qui se tenait à côté de Tondor se fût précipité pour en ouvrir la porte,. Vladimir, Vladimir Pétrovitch de Kiew!…

Il se disposait à aller lui serrer la main quand il vit que Vladimir tendait la sienne à une grande dégingandée vieille dame, aux cheveux couleur de feu qu'il se rappelait parfaitement avoir vue dans les circonstances tragico-comiques qui avaient inauguré la série de ses aventures à Sofia.

C'était tout simplement la princesse aux fameuses fourrures qui s'avançait au bras de Vladimir triomphant.

–Rouletabille! s'écria Vladimir en lui montrant avec orgueil ce vieux singe couvert de bijoux, permettez-moi de vous présenter ma fiancée!…

Rouletabille se pinça les lèvres pour ne pas rire et félicita chaudement les futurs époux… Tout de même quand la princesse eut fait son entrée dans la salle de gala, il retint Vladimir, dans le dessein de lui faire part un peu de son effarement, mais le jeune Slave ne le laissa point parler:

–C'est tout ce que j'ai trouvé pour sauver notre honneur! dit-il le plus sérieusement du monde: épouser ce vieux cacatoès! mais que ne ferais-je pas, Rouletabille, pour vous rendre service!

–De quoi?… de quoi?… Eh! Vladimir Petrovitch de Kiew!… c'est pour me rendre service que tu épouses la vieille dame?

–Mais parfaitement! et pour sauver notre honneur!

–Dis donc un peu: tâche d'être poli et ne t'occupe pas de mon honneur, s'il te plaît… qu'est-ce que mon honneur a à faire dans ton mariage, es-tu capable de me le dire?

–Tout de suite: la vieille dame est venue me réclamer ses 43.000 francs!…

–Hein?…

–Eh! vous savez bien… les 43.000 francs de la fourrure!…

–Oui, je me rappelle maintenant… mais, moi, ça ne me regarde pas cette histoire-là!… Ce n'est pas moi qui ai été la porter au «clou», sa fourrure!…

–Oui, mais c'est vous qui avez donné l'argent à l'agha.

–Possible!… mais cet argent je l'avais pris à La Candeur… je ne l'avais pas pris à la princesse, moi!…

–Aussi, quand elle est venue me le réclamer, j'en ai d'abord parlé à La Candeur qui m'a dit:

«—Je te défends d'en parler à Rouletabille, qui a autre chose à faire que de s'occuper de ta vieille bique… Si elle insiste, qu'il a ajouté, eh bien!… pour qu'elle nous fiche la paix, épouse-la!…»

–Mais c'est très bien, cela, finit par approuver Rouletabille.

–Alors, vous ne me méprisez pas?

–Pas le moins du monde…

–Vous comprenez, Rouletabille, combien ce serait dur pour moi d'être méprisé par vous, alors que c'est pour vous que je sacrifie en somme ma jeunesse et ma beauté…

–Vous êtes un gentil garçon, Vladimir Pétrovitch… Est-ce que la princesse est encore très riche?…

–Ah! monsieur!… elle me reconnaîtra un million, devant notaire…

–Fichtre! un million!…

–Pas un sou de moins; comme je lui ai dit: c'est à prendre ou à laisser…

–Vous avez raison, Vladimir. Avec un million, on ne vit aux crochets de personne et vous pourrez repayer à la princesse une fourrure.

–J'y avais pensé, monsieur… comme ça elle n'aura plus rien à dire!…

–Quel âge a-t-elle?… demanda Rouletabille, un peu gêné.

–Ah! devinez, pour voir…

–Eh bien! mais dans les cinquante-cinq ans, répondit Rouletabille, qui voulait être aimable.

–Vous n'y êtes pas, fit l'autre, vous n'y êtes pas du tout!… Peste! cinquante-cinq ans! Comme vous y allez!… Si elle avait cinquante-cinq ans, j'aurais certainement hésité avant de me dévouer!… proclama Vladimir.

–Alors, elle n'a pas dépassé la cinquantaine?

–De moins en moins… Rouletabille… vous y êtes de moins en moins!… elle en a soixante-deux!… avoua l'autre avec jubilation… Ah! j'ai voulu voir l'acte de naissance… Soixante-deux… c'est admirable!

–Et peut-être une maladie de coeur! ajouta Rouletabille, qui avait enfin compris Vladimir et qui, un peu dégoûté, ne demandait qu'à changer de conversation.

Et il allait s'échapper quand Vladimir le rappela:

–Écoutez, Rouletabille… j'ai une proposition à vous faire… Dans un an, deux au plus… la vieille dame n'existera plus…

–Saprelotte!… s'exclama Rouletabille, vous n'allez pas l'assassiner!

–Pensez-vous? Non, c'est le docteur qui le lui a dit devant moi, un soir où elle avait un peu trop abusé de la vodka…

–Ah! elle se s…

–Si ce n'était que ça!… mais elle fume! elle fume!

–La cigarette!… Ça n'est pas grave!…

–Non, la pipe!…

–La pipe!…

–La pipe d'opium!… Et comment!…

–Oui, elle n'en a plus pour longtemps…

–Eh bien! elle me fait son héritier… et je me décide à fonder un journal… Voulez-vous être mon second?

Rouletabille ne répondit pas, mais Vladimir vit qu'il le considérait d'un certain oeil… d'un oeil qui visait certainement son fond de culotte, et, prudent, se rappelant certain geste qui l'avait un peu humilié, et, ne voulant point que Tondor, dans toute sa splendeur, eût encore à rougir de lui, il s'éloigna tout doucement, à reculons…

–Quel type! sourit Rouletabille.

Et il alla rejoindre Ivana qui l'attendait avec impatience.

XXVIII
OÙ LA CANDEUR TROUVE QUE LA TERRE EST PETITE

Le dîner fut des plus gais. Rouletabille très amoureux, se montrait cependant assez mélancolique, jetant de temps à autre un regard sur Ivana qui, elle, regardait l'heure sans en avoir l'air à la grande pendule de la cheminée… Quand leurs yeux se rencontraient, ils se souriaient doucement, ils se comprenaient: quel bonheur d'être seuls tout à l'heure!… dans cette auto qui les emporterait loin de tous et de tout, loin de ces souvenirs encore trop brûlants que La Candeur avec sa bonne humeur un peu rude, évoquait bravement, ne pouvant s'imaginer qu'il faisait souffrir ses amis quand il prononçait les noms de Gaulow, d'Athanase… Cependant, La Candeur et Vladimir ne s'arrêtaient pas… Ils se renvoyaient les histoires d'un bout à l'autre de la table… Te rappelles-tu?… Te souviens-tu?… Et dans le donjon?… Et quand nous n'avions plus rien à manger?… Quand ce pauvre Modeste a imaginé de faire une salade aux capucines!…

–On avait tellement faim, s'écriait La Candeur, qu'on aurait bouffé l'escalier, sous prétexte qu'il était en colimaçon!

Enfin le repas se termina. Il y eut quelques speeches et l'on passa dans un autre salon où l'on devait servir le café et les liqueurs. Rouletabille avait rejoint Ivana.

–Encore un peu de patience, lui disait-il, et dans dix minutes je te jure que nous filons à l'anglaise. Je vais voir si l'auto est là.

Il la quitta et, faisant un signe à La Candeur, se glissa dans le vestibule. Ils n'avaient pas fait deux pas qu'ils se heurtaient à un personnage dont la vue leur fit pousser une sourde exclamation.

Là, devant eux, se courbant en une attitude des plus correctes, dans son habit de suisse d'hôtel et la casquette à la main, ils reconnurent M. Priski!

Tous deux restèrent comme médusés par cette étrange apparition.

Que faisait M. Priski dans cet hôtel de Bellevue? Par quel hasard, à peine croyable, l'ancien majordome de la Karakoulé se trouvait-il si à point pour saluer Rouletabille en un jour comme celui-ci?

La présence de M. Priski leur rappelait à tous deux des heures si difficiles qu'ils ne pouvaient le considérer sans une émotion qui touchait de bien près à l'angoisse, sans compter que chaque fois que M. Priski leur était apparu, l'événement ne leur avait pas porté bonheur. Il était comme l'envoyé du destin, comme un lugubre messager, en dépit de ses bonnes paroles et de son sourire éternel, annonciateur de catastrophes.

Rouletabille était devenu tout pâle et ce fut La Candeur qui retrouva le premier son sang-froid pour demander à M. Priski ce qu'il faisait là et ce qu'il leur voulait.

–Ce que je veux? répondit M. Priski, avec sa mine la plus gracieuse, ce que je veux? mais vous présenter mes hommages et mes souhaits de bonheur, mon cher monsieur Rouletabille! Et croyez bien que je regrette de n'avoir pu aller à la cérémonie ce matin, mais le patron m'avait envoyé en course dans les environs; je ne fais que rentrer et je constate que j'ai bien fait de me hâter puisque vous voilà sur votre départ! L'auto est là, monsieur Rouletabille… Le chauffeur fait son plein d'essence et m'a dit qu'il serait prêt dans dix minutes…

–Pardon! fit entendre Rouletabille d'une voix encore troublée, pardon, monsieur Priski, mais vous n'êtes donc plus moine au mont Athos?

–Hélas! hélas! je ne l'ai jamais été, oui, c'est un bonheur qui m'a été refusé. Et je vous avouerai que je n'ai guère été heureux depuis que vous m'avez quitté si brusquement à Dédéagatch…

D'abord je ne retrouvai point mon cheval et comme on refusait de me laisser monter en chemin de fer, vous voyez d'ici toutes les difficultés qu'il me fallut surmonter avant d'arriver à Salonique. Quand j'y parvins, j'appris que le seigneur Kasbeck s'était embarqué pour Constantinople avec le sultan déchu. Comme je ne pouvais entrer au couvent sans la somme qu'il m'avait promis de me verser, j'attendis l'occasion d'aller le rejoindre à Constantinople, occasion qui ne se présenta que trois semaines plus tard par le truchement d'un pilote des Dardanelles qui était mon ami et qui venait d'être engagé par le commandant d'un stationnaire austro-hongrois, lequel quittait Salonique pour le Bosphore.

–Tout cela ne nous explique pas, fit Rouletabille impatienté, comment vous vous trouvez à Paris?…

–Monsieur, c'est bien simple. A Constantinople, je n'ai pas pu retrouver le seigneur Kasbeck. On l'y avait bien vu, mais il avait tout à coup disparu sans que quiconque pût dire comment ni où…

–Alors?…

–Alors j'essayai de me placer à Constantinople, mais en vain.

–Évidemment!… conclut tout de suite La Candeur, qui assistait avec peine à l'angoisse de Rouletabille… Évidemment il n'y a rien à faire dans ce pays en ce moment-ci… M. Priski s'en est rendu compte et M. Priski est venu se placer à Paris!…

–Tout simplement! dit M. Priski.

–Tout cela est bien naturel! ajouta La Candeur en se tournant du côté de Rouletabille, et tu as tort de te mettre dans des états pareils, mais, mon Dieu! que la terre est petite!… Et vous êtes content de votre nouvelle place, monsieur Priski?

–Mais pas mécontent, monsieur de Rothschild… pas mécontent du tout… Évidemment, ça n'est pas le même genre qu'à l'Hôtel des Étrangers… mais il y a à faire tout de même, vous savez. A propos de l'Hôtel des Étrangers, vous savez qui j'ai revu à Constantinople?

–Non, mais ça nous est égal, fit La Candeur en entraînant Rouletabille.

Mais l'autre leur jeta:

–J'ai revu Kara-Selim!…

Rouletabille et La Candeur s'arrêtèrent comme foudroyés…

La Candeur tourna enfin la tête et dit:

–T'as revu Gaulow?… toi?… tu blagues!…

Infiniment flatté d'être tutoyé par M. de Rothschild, M. Priski s'avança, la mine rayonnante:

–J'ai revu Kara-Selim, comme je vous vois, monsieur!… et fort bien portant, ma foi!… Ah! cette fois vous n'allez pas encore me dire que vous l'avez vu mort! Du reste, il ne m'a pas caché, que c'est vous qui l'avez arraché des mains du cruel Athanase Khetew et je dois dire qu'il en était encore tout surpris!…

–Tu n'as pas pu voir Kara-Selim à Constantinople, fit Rouletabille plus pâle que jamais, si tu n'as quitté Salonique que trois semaines après le départ de Kasbeck, c'est-à-dire si tu n'es arrivé à Constantinople que lorsque nous en étions partis…

–Eh! monsieur, je l'ai vu si bien qu'il a voulu me reprendre à son service… il était assez embarrassé dans le moment, se trouvant séparé de tous ses serviteurs… Il n'avait retrouvé à Constantinople que Stefo le Dalmate presque guéri de ses blessures et ça avait été bientôt pour le perdre… et, ma foi, dans une aventure assez sombre que je parvins à me faire conter et qui me détourna, tout à fait, de reprendre du service chez lui… Il s'agissait de certaines recherches à faire sous le Bosphore… dans le plus grand secret… Il s'agissait aussi d'endosser un bien vilain appareil qui m'apparut redoutable et que Kara-Selim venait de recevoir de Londres… une espèce de scaphandre… vous voyez d'ici quel métier on me proposait. «Tu n'as pas besoin d'avoir peur, me disait Kara-Selim; je descendrai sous l'eau toujours avec toi… je te défends même d'y aller sans moi; c'est pour avoir voulu aller se promener sans moi sous le Bosphore que Stefo le Dalmate est mort et qu'on ne l'a plus jamais revu…»

 

M. Priski n'en dit pas plus long, car il s'aperçut que Rouletabille était devenu d'une pâleur de cire et il crut que le jeune homme allait se trouver mal!…

–Vite! une carafe d'eau! commanda La Candeur. M. Priski se sauva.

–Remets-toi, dit la Candeur, tu es pâle comme un mort. Si ta femme te voit comme ça, elle sera effrayée…

–Gaulow est encore vivant! fit Rouletabille dans un souffle.

–Mais, moi, je crois que Priski a voulu nous conter une histoire pour nous faire rire… Il est souvent farceur, ce bonhomme-là!…

–Non! non! il dit vrai… tous les détails sont précis!… Et puis, comment connaîtrait-il l'évasion de Gaulow si Gaulow ne la lui avait racontée lui-même?…

–C'est exact, mais alors, tu ne l'as pas tué?…

–J'ai tué un homme qui était dans un scaphandre et j'ai cru que c'était Gaulow parce que nous avions vu descendre Gaulow dans un scaphandre quelques instants auparavant! Un autre était sans doute descendu avant lui, que nous n'avions pas vu et qu'il allait peut-être surveiller lui-même tandis que nous le surveillions, nous! C'est cet autre que j'aurai rencontré…

–Stefo le Dalmate!… fit La Candeur.

–Sans doute Stefo le Dalmate… tu as entendu ce qu'a dit Priski!… Tout cela est affreux! surtout qu'Ivana ignore tout…

A ce moment, tous réclamant Rouletabille, on vint le chercher et on rentra dans le salon. Ivana s'aperçut immédiatement de l'état pitoyable dans lequel il se trouvait.

La Candeur dit rapidement à son ami: «Surtout, toi, calme-toi! Après tout, qu'est-ce que ça peut te faire maintenant, Gaulow? Parce qu'il a épousé, à la Karakoulé…

–Tais-toi donc!…

–Eh! un mariage dans ces conditions-là, mon vieux, ça ne compte pas!… surtout un mariage musulman!…

–Qu'y a-t-il? demanda Ivana, tout de suite inquiète.

–Mais rien, ma chérie, murmura Rouletabille… il faisait si chaud dans cette salle… j'admire que tu sois plus brave que moi.

–Tous ces jeunes gens sont si gentils. Ils t'aiment comme un frère, petit Zo.

–Moi aussi, je les aime bien, va… mais qu'est-ce que c'est ça?… demanda le reporter en voyant un groupe se dirigeant vers une table dans une attitude assez mystérieuse…

Depuis qu'il avait vu M. Priski et qu'il l'avait entendu, tout était pour lui l'occasion d'un émoi nouveau… Au fond de la salle, il y avait une dizaine de jeunes gens qui paraissaient porter quelque chose et le bruit courait de bouche en bouche: «Une surprise!… Une surprise!…»

–Quelle surprise?…

Rouletabille n'aimait pas beaucoup les surprises… Et il allait se rendre compte de ce qui se passait, suivi d'Ivana, quand La Candeur accourut en levant les bras:

–Ça c'est épatant!… s'écriait-il, le coffret byzantin!

–Le coffret byzantin! s'écria Ivana… Est-ce bien possible?… Et elle claqua joyeusement des mains:

–Oh! oui, c'est une surprise!… une bonne surprise! c'est toi qui me l'as faite, petit Zo?…

–Non! répondit Rouletabille… dont la vie sembla à nouveau suspendue, non, Ivana, ce n'est pas moi qui t'ai fait cette surprise-là…

Et il s'avança avec courage, domptant la peur qui galopait déjà en lui, sans qu'il pût bien en connaître la cause; mais il sentait venir une catastrophe…

La Candeur s'aperçut de ce trouble.

–Ne t'effraye pas, lui dit-il, c'est certainement le père Priski qui a voulu te faire son cadeau de noces… Tu te rappelles que nous avions laissé le coffret à Kirk-Kilissé au moment de notre brusque départ!… Il n'y a pas de quoi s'épouvanter… J'ai ouvert le coffret… il est plein de fleurs…

–Ah! murmura Rouletabille, qui recommençait à respirer… oui, ce doit être Priski… suis-je bête?…

–Sûr! fit La Candeur… Venez, madame, continua La Candeur en entraînant Ivana… c'est un ami inconnu qui vous envoie des fleurs dans le coffret byzantin et elles sont magnifiques, ces fleurs!…

Ils s'avancèrent tous trois et se trouvèrent en face du coffret que l'on avait placé sur une table. Le couvercle en était soulevé et les magnifiques roses blanches dont il débordait embaumaient déjà toute la salle.

–Ce qu'il y en a!… fit La Candeur… ce qu'il y en a!…

–Et sont-elles belles! dit Ivana en les prenant à poignées, et en plongeant ses beaux bras dans la moisson parfumée…

–Tiens!… fit-elle tout à coup, je sens quelque chose? qu'est-ce qu'il y a là?

Et elle retira vivement sa main.

–Quoi? demanda Rouletabille, quoi?

Mais La Candeur avait déjà mis la main dans le coffret et en retirait un sac superbe et très riche comme on en voit chez les grands confiseurs aux temps de Noël et des fêtes…

–Des bonbons!… jeta-t-il… des bonbons de chez Poissier!…

Il allait dénouer lui-même les cordons du sac, quand Ivana le réclama. Il le lui remit et elle y plongea une main qu'elle ôta aussitôt en jetant un cri affreux…

Des clameurs d'horreur firent alors retentir la salle…

Aux doigts d'Ivana était emmêlée une chevelure… et elle secouait cette chevelure sans pouvoir s'en défaire!… Et la chevelure sortit tout entière du sac avec la tête!… une tête hideuse, sanglante, au cou en lambeaux, aux yeux vitreux grands ouverts sur l'épouvante universelle…

–La tête de Gaulow! hurla La Candeur.

–La tête de Gaulow! soupira Vladimir…

–La tête de Gaulow! râla Rouletabille…

–La tête de Gaulow! répéta la voix défaillante d'Ivana…

Et ils roulèrent dans les bras de leurs plus proches amis… cependant que les femmes, en poussant des cris insensés, s'enfuyaient…