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Les etranges noces de Rouletabille

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–Mon Dieu! répliqua l'entêté La Candeur, je n'étais pas là quand tu l'as ravie aux joies conjugales, mais déjà, la veille, elle t'avait renvoyé bredouille sur les toits et peut-être que le lendemain, quand tu es revenu, elle avait eu le temps de se fâcher avec son Teur… Dans tous les ménages, il y a des quarts d'heure de fâcherie… et puis on se raccommode!… En tout cas elle a eu le temps de se raccommoder avec son Teur, dans le cachot du souterrain!…

–Tu mens! gronda Rouletabille, furieux.

–Je mens! Demande à Vladimir si je mens! Et à Tondor! Tu pourrais le demander aussi à Modeste et et au katerdjibaschi s'ils n'étaient pas morts!… Mais c'était devenu la fable de tout le monde à l'hôtel des Étrangers!…

–Tu mens! tu mens! tu mens! répétait avec rage Rouletabille dont la gorge était pleine de sanglots!… Tais-toi!… Je ne veux plus t'entendre… ni toi, ni Vladimir, ni personne!… Vous m'êtes tous odieux!… Tiens! rends-moi cette pauvre bête! Tu vois bien que tu l'écrases!…

Et il n'attendit même pas que La Candeur fût tout à fait descendu de selle; il le bouscula, prit sa place d'un bond, enfonça ses talons dans les flancs de la bête et courut loin d'eux, loin d'Ivana, loin de tout le monde… pour rester tout seul, tout seul avec sa peine…

Les paroles de La Candeur l'avaient d'autant plus déchiré qu'elles étaient le fidèle écho de sa pensée tourmentée, parlant à son coeur douloureux… Ah bien, si La Candeur avait su que Rouletabille avait surpris Ivana en train de faire évader Gaulow!… Alors, alors il l'eût méprisé, c'était sûr, car pour conserver au coeur un sentiment pour une fille capable d'une chose pareille, il ne fallait pas seulement être amoureux, il fallait être lâche!…

Et c'est vrai qu'il était lâche!… Il se le répétait à lui-même dans sa solitude, espérant vraiment qu'Ivana reviendrait à lui dans un de ces mouvements spontanés de tendresse qui suivaient jadis, sans qu'il eût pu jamais bien démêler pourquoi, ses longues heures d'hostilité…

VII
DEVANT KIRK-KILISSÉ

Cette sombre attitude de désespoir ne fit que s'accroître chez Ivana, et nous pouvons dire qu'elle fut poussée à son paroxysme vers la fin de cette journée mémorable, où les quatre colonnes de la troisième armée, ayant resserré leur front autour de Kirk-Kilissé, depuis Demir-Kapou jusqu'à Seliolou, attaquèrent furieusement les troupes ottomanes dès la tombée de la nuit.

Nos jeunes gens se trouvaient à l'extrême gauche bulgare et purent, dans l'après-midi, assister à de nombreux petits combats qui les conduisirent jusqu'aux rochers de Demir-Kapou vers les six heures du soir.

Cependant la nature rocheuse et escarpée du terrain avait été en particulier d'un précieux secours aux Turcs. Et aucun succès décisif n'avait été encore remporté à l'heure où nous nous retrouvons avec les reporters au fond d'un ravin entre Demir-Kapou et Akmatcha. La canonnade avait cessé peu après que l'obscurité était tombée, cependant que les deux infanteries adverses, abritées derrière les rochers, ne cessaient, au milieu de la nuit noire, d'échanger une vive fusillade.

S'étant glissés le long d'une arête rocheuse qui les masquait sur leur droite, Rouletabille et ses compagnons ne se trouvaient pas loin de ce village d'Akmatcha où le général leur avait donné rendez-vous dès le lendemain pour l'expédition de leur correspondance. Seulement Akmatcha était aux mains des Turcs et il s'agissait de les en déloger. C'est alors que l'état-major bulgare avait décidé de tenter une attaque de nuit, autant peut-être parce qu'on en craignait une de la part de l'ennemi que parce qu'on avait vaguement l'espoir qu'elle amènerait celui-ci à se retirer sur les forts et sous les ouvrages de Kirk-Kilissé. Ce furent deux bataillons de la cinquième division qui opérèrent cette attaque, dans le dédale rocheux de Kara-Kaja, vers la droite d'Akmatcha.

Ils réussirent à en gagner la crête au milieu d'une pluie de tempête dont la violence ne fit que redoubler quand ce fut au tour de la quatrième colonne de s'ébranler. Les reporters achevaient, à l'abri d'une cabane de branchages, de vider quelques boîtes de conserves qu'ils devaient à la générosité de Dimitri Sanof, dans le moment que passaient près d'eux, courant à l'assaut nocturne, les bataillons de la première brigade de la cinquième division.

Ivana se leva immédiatement pour suivre la troupe.

Elle avait arraché, dans l'après-midi, un fusil aux mains crispées d'un mort, s'était ceinturée d'une cartouchière, et avait déclaré qu'à la première occasion elle ferait le coup de feu. Sur une observation de Rouletabille, elle n'avait pas hésité à rejeter l'insigne de la Croix-Rouge.

Cependant, si elle s'était exposée volontairement aux balles turques, dans le courant de l'après-midi, elle n'avait encore pris part à aucune mêlée. Cette fois, Rouletabille vit bien qu'elle en devait avoir sa part.

Elle s'était jetée dehors, sous la pluie, sans dire un mot aux reporters. Rouletabille aussitôt s'était levé, mais La Candeur lui mit la main sur le bras.

–Minute!… Que vas-tu faire? lui demanda-t-il.

–Empêcher cette folle de se faire tuer!

–Je te préviens, dit La Candeur, que pour empêcher cette folle de se faire tuer, tu vas te faire tuer toi-même!…

–Possible! répliqua l'autre.

–C'est ton affaire! dit La Candeur d'une voix rauque, mais je te préviens également que comme je suis bien décidé à ne pas te quitter, tu vas me faire tuer aussi!

–Et moi aussi, dit Vladimir, car je ne quitte pas La Candeur.

–La Candeur et vous, Vladimir, je vous ordonne de rester ici jusqu'à la fin de l'action… dit Rouletabille. Quand Akmatcha sera pris, vous irez au bureau de poste, vous m'y trouverez!

–Ou nous ne t'y trouverons pas!

–Dans ce cas, tu as la serviette aux reportages! Tu les confieras toi-même au général en lui disant que c'est de ma part et que mon dernier voeu est qu'il les fasse parvenir sains et saufs au «canard»!… C'est entendu!… Ah! tu lui demanderas aussi la permission d'envoyer une petite dépêche sur le combat si ça ne le gêne pas trop!… Tu lui diras que les généraux bulgares peuvent bien faire ça pour moi!…

–Rouletabille! je vois de quoi il retourne… Tu ne vas pas empêcher cette folle de se tuer, tu vas essayer de te faire tuer avec elle!…

–Tu es fou!… s'écria le reporter. Je n'ai pas le moins du monde envie de mourir… Restez ici! et quant à moi, je vous promets d'être prudent!… Au revoir La Candeur!… au revoir Vladimir!…

Il leur fit signe de la main, ne voulant pas toucher la leur, se défendant d'une émotion qui le gagnait en se séparant, peut-être pour ne plus les revoir, de ses camarades… et il se jeta dehors sur les pas d'Ivana.

–Ah! la sacrée femelle, grogna La Candeur, la bouche pleine. On ne peut seulement pas dîner tranquillement! Crois-tu qu'elle l'a pris!… Si une bonne balle pouvait l'en débarrasser! C'est tout le bien que je lui souhaite, à cette Ivana de malheur!

–Tu vas voir qu'elle n'aura rien et que c'est lui qui écopera! émit Vladimir.

–Tais-toi, idiot!… grogna La Candeur. As-tu bientôt fini? Il ne s'agit pas de se les caler jusqu'à demain matin… Tiens, écoute, v'là que ça recrache!… Ah! mince alors, ça chauffe! Faut pas laisser Rouletabille tout seul…

Quand ils furent dehors, ils virent tout de suite, derrière l'aiguille rocheuse qui les abritait, éclairée d'une façon intermittente par un feu d'artillerie des plus violents, Ivana et Rouletabille. Arrêtés par un mouvement de troupes, ils étaient devant eux à une centaine de pas.

La chevelure de la jeune fille était enveloppée d'un voile qui flottait derrière elle comme un petit fanion.

Ils entendirent soudain un appel de Rouletabille et accoururent:

–Qu'est-ce qu'il y a? Tu n'es pas blessé?…

–Non! Non!… c'est elle qui a disparu! Ivana! Ivana!…

Mais il y eut soudain un tel bruit de mitraille autour d'eux et au-dessus d'eux que ses appels furent perdus…

Ivana avait plongé tout à coup dans ce fleuve d'hommes qui se ruaient à la mort et elle était partie avec eux, s'était laissé emporter par eux vers la crête, là-haut, où se livrait un combat acharné, tout retentissant des cris atroces de la lutte à la baïonnette: Na noje! Na noje! «Au couteau»!

Les Turcs se défendaient avec vaillance.

Protégés par la nature, ils avaient encore fortifié leur position de réseaux de fil de fer, de trous de loup et de fougasses qui éclairaient à chaque instant la nuit d'une lueur d'enfer; enfin ils avaient amené une artillerie qui répondait coup pour coup à l'artillerie bulgare.

Au milieu de ces rochers, dans des entonnoirs où bouillonnait la mort, c'était un tumulte sans nom.

L'air était déchiré de cent tonnerres; des monceaux de rocs étaient projetés de toutes parts, les shrapnells éclataient au-dessus des tranchées, tuant ceux qui se croyaient le plus à l'abri; mais rien ne résistait à la «mitraille humaine»! C'était encore la plus forte, elle qui allait déloger de leur retraite souterraine où le plomb n'avait pu les atteindre, les soldats de Mouktar pacha!

Comment Rouletabille se trouva-t-il tout à coup, au beau milieu du combat, près d'Ivana, qui accrochait une baïonnette à son fusil fumant?

Il n'eût pu le dire… et il n'eût surtout pas pu dire comment ils se trouvaient encore intacts tous deux sous cette effroyable pluie de fer.

Le tir concentrique des Turcs était parfaitement dirigé et les obus étaient tombés drus sur les troupes à l'assaut en même temps que sur leurs pièces de campagne. Près des jeunes gens un chef de pièce et ses suivants avaient été mis en morceaux, la cervelle jaillissant des crânes et les entrailles répandues à terre dans une boue sanglante. Des suivants de réserve, venus remplacer leurs camarades, avaient subi le même sort… Et maintenant c'était le tour de la mitraille humaine de donner.

 

–En avant, les amis, à l'assaut!

C'est Ivana qui crie dans cette tempête et qui répète les ordres des chefs dans la langue farouche du Balkan. Na noje! Na noje!

Les clameurs perçantes des hommes se mêlent au bruit du canon et, semblables à des furies, les voilà tous qui bondissent, nul ne s'occupant ni des officiers ni des camarades qui tombent!

Sautant par-dessus les morts et les mourants, les survivants parviennent à une dizaine de mètres de l'ennemi, mais la paroi rocheuse est presque à pic ici et les arrête un instant… et une flamme terrible les couche sur le sol par centaines! En avant!… Voilà le marchepied qu'il faut aux survivants! Ils entassent les cadavres et ils grimpent sur eux comme des démons!

C'est la fin! Le Turc s'enfuit, abandonnant tout au vainqueur, ses blessés et ses approvisionnements. Du reste, il n'essaye plus nulle part de résister à une pareille marée humaine qui descend de tous les cols de l'Istrandja…

Rouletabille n'a eu d'yeux, pendant toute cette lutte farouche, que pour Ivana.

Il a renoncé à la protéger et à se protéger lui-même.

Il obéit au mouvement qui l'enveloppe, qui l'emporte derrière elle.

Un moment il l'a vue tomber et il s'est précipité sur elle, l'a soulevée, l'a prise dans ses bras. Elle était couverte de sang et il n'eût pu dire à qui ce sang appartenait, s'il provenait d'une blessure à elle ou s'il venait de ceux qu'elle avait éventrés avec sa terrible baïonnette…

Il lui parlait, elle ne lui répondait pas.

Elle se débattait pour qu'il la lâchât.

–Mais tu veux donc mourir?… s'écria-t-il avec des sanglots.

Et elle clama désespérément:

–Oui! oui! oui!

Et elle lui glissa d'entre les bras pour courir encore à sa furieuse besogne, et il tourna la tête pour ne plus voir sa figure farouche de reine des batailles.

Quand, cette nuit-là, Akmatcha fut pris, Karakoï fut pris et que les troupes victorieuses se furent couchées, en attendant l'aurore, sur leurs positions, Rouletabille eut toutes les peines du monde à empêcher Ivana de dépasser la ligne des avant-postes.

Elle voulait combattre encore, poursuivre la mort, qui décidément la fuyait.

Elle avait une blessure à l'épaule droite qui saignait abondamment. Elle se défendit d'être soignée, et on lui banda son épaule presque malgré elle. Enfin elle s'allongea dans une tranchée et s'endormit, accablée.

Rouletabille la veilla jusqu'aux premiers feux du jour.

Et c'est ce jour-là, 24 octobre, que se passa cette chose étrange que fut la prise de Kirk-Kilissé.

VIII
LA PRISE DE KIRK-KILISSÉ

Pendant la nuit, les Bulgares s'étaient arrêtés dans leur victoire sur toute la ligne, depuis Demir-Kapou jusqu'à Petra et Gerdeli, estimant leurs succès suffisants dans les ténèbres et, du reste, s'attendant encore, ainsi qu'ils l'ont avoué depuis, à un retour offensif de la part de l'ennemi.

Ils ne se doutaient nullement de l'immense panique qui s'était emparée de l'armée turque.

A l'aurore, Rouletabille, voyant toujours Ivana en proie au sommeil le plus profond, se dirigea vers Akmatcha, qui était à quelques pas de là, pensant qu'il y trouverait La Candeur et Vladimir, auxquels il avait donné rendez-vous au bureau de poste. C'est là, en effet, qu'il les trouva, et dans quel état! Ils étaient aussi lamentables, aussi écroulés que le bureau de poste lui-même. Ce n'était pas encore tout de suite qu'on allait pouvoir envoyer des dépêches!

Quant à La Candeur, il ne paraissait plus que le spectre de lui-même et il accablait sa poitrine de grands coups sourds comme font les pécheurs pénitents qui récitent avec une touchante ardeur leur mea culpa.

La Candeur s'accusait de la mort de Rouletabille et Vladimir avait grand'peine à le consoler. Ils avaient été séparés du reporter assez brusquement et ne l'avaient plus revu; ils l'avaient cherché toute la nuit parmi les cadavres…

–Ah! si je l'avais suivi plus vite, si j'avais été moins lâche, gémissait La Candeur, il serait encore en vie!… Je l'aurais défendu!… Je me serais placé devant lui!… Je serais mort à sa place!… Vladimir, tu ne sais pas tout ce que je dois à Rouletabille!… Dans mes reportages, c'est toujours lui qui m'a tiré d'affaire!… Sans lui, j'aurais été jeté à la porte du journal dix fois!… Je serais mort de faim!… Il m'a toujours défendu!… Il m'a toujours aidé… C'était un ami, celui-là!… Et moi je l'ai abandonné!…

–Pleure pas, dit Rouletabille, me voilà!…

Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre. La joie étouffait La Candeur… Tout à coup il se redressa en poussant un soupir effrayant:

–Malheureux! s'écria-t-il, voilà ton mauvais génie qui revient! Elle n'est donc pas morte, celle-là!

Rouletabille tourna la tête et aperçut Ivana. Il repoussa La Candeur en lui disant:

–Laisse-moi…tu ne m'aimes pas!

La Candeur chancela.

–C'est bien, c'est bien, fit-il, d'une voix sourde… s'il faut, pour t'aimer, aimer aussi celle-là, je l'aimerai!

–Alors, dit Rouletabille, veille sur elle comme tu veillerais sur moi…

–C'est entendu! grogna l'autre.

–Je puis compter sur toi?

–Je n'ai pas besoin de te le répéter…

Ivana arrivait, en effet… Elle était hâve avec une flamme sombre au fond de ses yeux magnifiques, déguenillée, les cheveux tordus farouchement sur le sommet de la tête et retenus par une écharpe flottante; elle avait passé un pantalon de fantassin que retenait à la ceinture la cartouchière. Elle avait son fusil sur le bras. Elle avait du sang à l'épaule. Elle était effrayante et belle.

Rouletabille voulut lui demander des nouvelles de sa blessure. Elle lui répondit:

–Les avant-postes viennent de recevoir l'ordre d'avancer; venez-vous avec moi? et elle gagna le chemin…

–Ah! ça ne va pas recommencer! grogna La Candeur.

Rouletabille le regarda tristement:

–C'est bien! c'est bien!… On y va!… dit La Candeur.

Et le bon géant, baissant la tête, emboîta le pas à Ivana. Il avait toujours sa serviette sous le bras. Il produisait un étrange effet, sur le champ de bataille, avec cette serviette, sa longue redingote noire, le seul vêtement propre qui lui restât, et sa cravate blanche, car La Candeur ne mettait jamais sa redingote sans sa cravate blanche. Il eût pu passer pour un notaire chargé de recueillir les testaments…

Ils s'en furent vers Raklitza, le premier grand fort qui défendait, au Nord-Ouest, Kirk-Kilissé. Ils se trouvaient sur la ligne des premiers éclaireurs qui avançaient encore bien prudemment, car on s'attendait à ce que les forts ouvrissent le feu d'un moment à l'autre sur Karakoï et Karakaja.

Or, les forts ne tirèrent nullement et pour cause!… Ivana, La Candeur, Rouletabille et Vladimir furent les premiers à entrer dans le fort de Raklitza. Ils y trouvèrent simplement quatre pièces de gros calibre qui n'avaient pas brûlé une gargousse, leurs servants s'étant enfuis en même temps que les derniers éléments d'infanterie que les Turcs y avaient laissés!…

Ce furent les reporters qui avisèrent du fait les soldats et leur dirent qu'ils pouvaient avancer sans crainte. Les officiers ne voulaient pas le croire, mais il fallut bientôt qu'ils se rendissent à l'évidence!

En même temps, ils retrouvèrent devant eux, au fur et à mesure qu'ils approchaient de Kirk-Kilissé, tous les signes d'une indescriptible panique.

Partout étaient laissées sur le sol les traces de la déroute. Plus de cinquante pièces d'artillerie étaient restées embourbées dans les ornières jusqu'aux essieux, abandonnées par leurs attelages dont les traits coupés pendaient encore à terre… puis c'étaient des caissons épars, un amoncellement fabuleux de cartouches à obus, non tirés, les uns rouges (les shrapnells ordinaires), les autres jaunes (obus explosibles), qui paraissaient d'étranges et somptueuses fleurs écloses en une nuit dans ce champ farouche…

Plus de 10.000 mausers et des millions de cartouches avaient été également jetés sur les routes pour délester les voitures… des approvisionnements considérables… tout cela abandonné sans qu'on eût même pris la peine ni le temps de la destruction… tant on avait hâte de fuir!…

Les soldats du général Radko Dimitrief, à ce spectacle, poussaient des hourras!…

Quant aux reporters, de même qu'ils avaient été les premiers à entrer dans le fort, ils furent les premiers à pénétrer dans la ville. Ce fut Ivana qui en prit possession sans que personne, du reste, s'y opposât, car ils ne rencontrèrent personne. Ils passèrent entre les ouvrages militaires, les redoutes abandonnées… pas un soldat!… pas un visage humain!…

Les quelques habitants qui n'avaient pas fui s'en étaient allés de bonne heure, par une autre route, au-devant de l'ennemi, pour lui annoncer l'abandon de la ville et lui apporter des fleurs!…

Les jeunes gens parvinrent ainsi jusque dans le palais du gouverneur, au milieu d'un prodigieux silence…

Ils allaient de cour en cour, de salle en salle, n'avaient qu'à pousser des portes, retrouvaient partout les traces d'une fuite éperdue…

Et ils pénétrèrent, sans bien savoir comment, sans l'avoir cherché, par hasard peut-être, dans le cabinet même de Mahmoud Mouktar pacha, général en chef de l'armée ottomane en fuite.

Nous disons «peut-être», car enfin il se pouvait très bien que Rouletabille eût poursuivi ce hasard-là plus qu'il n'eût voulu l'avouer.

Il paraissait en effet s'intéresser beaucoup aux objets qui se trouvaient dans ce cabinet… Sur une table, il y avait des papiers, des cachets, de la cire… Fureteur, il jeta un coup d'oeil sur tout cela… allongea la main, puis sembla réfléchir, ne prit rien et redressa vivement la tête à un bruit d'argenterie qui venait de la salle à côté.

Il y courut.

C'était Vladimir qui vidait un tiroir.

Il le gronda fortement, cependant que l'autre réclamait le droit d'emporter «un petit souvenir».

–Mon Dieu, acquiesça Rouletabille, un petit souvenir, je veux bien! Mais vous n'avez pas l'idée de vous faire monter en épingle de cravate ces cuillers à pot en argent et ces louches en vermeil?… Venez par ici!… Je ne veux pas vous laisser seul avec l'argenterie… Regardez dans ce cabinet… Peut-être y trouverez-vous quelque objet sans valeur!…

Vladimir alla tout droit au bureau… Il vit les papiers, les blancs-seings, les cachets…

Peu scrupuleux, il se jeta là-dessus, rafla le tout, malgré les protestations de Rouletabille:

–Malheureux, que faites-vous là?…

–Ce que je fais là?… répliqua tranquillement Vladimir. Mais simplement mon devoir!… Si nous avons besoin un jour de «laissez-passer» et de blancs-seings pour nous promener parmi les armées turques, en admettant qu'il en reste encore, nous serons très heureux d'avoir la signature et le cachet du général en chef!…

–Je ne vous dis pas le contraire, Vladimir, répondit en hochant la tête Rouletabille, mais il faut qu'il soit bien entendu que ceci s'est passé en dehors de moi!… Moi, j'ai des responsabilités, je représente ici la presse française qui ne doit user que d'honnêtes procédés… Vous, vous êtes Vladimir de Kiew, vous pouvez prendre sur les tables et même dans les tiroirs tout ce qu'il vous plaît, ça n'étonnera personne!… Maintenant, allons-nous-en d'ici!… ajouta-t-il… Nous n'avons plus rien à y faire!…

Les soldats du général Dimitrief apprirent donc que Kirk-Kilissé était tombé entre leurs mains, alors qu'ils s'apprêtaient encore à combattre.

Et c'est ainsi que les deux grands forts cavaliers de Raklitza et de Skopes, qui couvraient la ville au Nord et qui étaient reliés entre eux par une série d'ouvrages en terre pour batteries de campagne et tirailleurs d'infanterie, ouvrages qui avaient été en leur temps fort appréciés par le général allemand von der Goltz, furent occupés par les Bulgares sans coup férir. L'armée turque s'était évanouie devant eux, et, si vite, qu'ils étaient fort embarrassés pour la poursuivre.

On avait perdu le contact, a raconté M. de Pennenrun. C'est alors que devant l'état de fatigue des troupes, les généraux Kenlentchef et Dimitrief et notre ami le général Dimitri Savof décidèrent d'un commun accord de suspendre leur mouvement en avant et d'attendre sur place les renseignements qu'allait sans doute leur procurer la division de cavalerie Nazlimof qu'ils venaient de lancer vers le Sud, dans la direction de Baba-Eski.

Kirk-Kilissé fut donc envahi par les troupes, mais non mis au pillage. On y vint surtout pour dormir, car les soldats, exténués par cinq jours de marche dans un pays aussi accidenté que la région alpestre et par deux jours de combat, avaient besoin surtout d'un peu de repos!

Quant à nos reporters, ils cherchaient moins un lit qu'un bon déjeuner.