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Les etranges noces de Rouletabille

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IX
LA CANDEUR BOIT TROP

Ils passèrent justement devant une antique auberge qui, déserte tout à l'heure, s'était remplie en un instant d'une clientèle bruyante, maintenue du reste dans les limites du droit de s'emparer du bien des gens par un détachement de riz-pain-sel chargé de faire l'inventaire des caves et celliers et aussi de distribuer les victuailles.

Comme ils se disposaient à entrer dans la cour, Rouletabille s'esquiva tout à coup pour suivre Ivana qui se refusait à pénétrer dans cette cohue. Il cria à ses compagnons qu'il les rejoindrait tout à l'heure.

Vladimir sut vite se débrouiller dans cette confusion, et bientôt, chargé d'un énorme cervelas et d'un jambon, un gros pain bis sous le bras, il courait chercher La Candeur au fond de la cour où il lui avait donné rendez-vous.

Il commençait de se désoler, car il ne l'apercevait point, quand tout à coup il vit la tête du bon géant passer par la portière d'une diligence au moins centenaire qui finissait de tomber en poussière sous un hangar:

–Eh bien, qu'est-ce que tu fais?… dit La Candeur. Monte donc!… On n'attend plus que toi!…

–Tu as mis la table dans la diligence?

–Sûr! et quand tu y seras, je tournerai l'écriteau «complet»!… On va être bien tranquilles là-dedans pour briffer! Ah! à propos, tu sais, nous avons un invité!

–Qui ça?…

–Monte!… tu verras!…

Intrigué, Vladimir se haussa sur le marchepied et regarda à l'intérieur de la diligence.

La Candeur, en effet, n'était point seul là-dedans; un second personnage achevait de mettre le couvert, sur une banquette, que garnissaient déjà des serviettes bien blanches, des assiettes, des épices, des verres et même des bouteilles!… L'homme se retourna.

–Monsieur Priski!…

Vladimir en apercevant leur geôlier du Château Noir, l'homme qui lui rappelait les plus cruelles mésaventures, laissa tomber le pain qu'il avait sous le bras. Et pendant que La Candeur courait le ramasser:

–Monsieur Priski! Mais vous n'êtes donc point mort!… Je croyais que La Candeur vous avait tué!…

–Moi aussi, dit La Candeur.

–Moi aussi! fit M. Priski, mais vous voyez, j'en ai été quitte pour une oreille… bien que, dans le moment, j'en aie vu, comme on dit, trente-six chandelles!

Le majordome de Kara-Selim avait en effet un bandage qui lui tenait tout un côté de la tête. A part cela, il ne paraissait point avoir perdu le moins du monde sa bonne humeur.

–Si j'ai eu de la chance, vous en avez eu aussi, vous autres, de vous en être tirés!… émit avec politesse M. Priski.

–Ce n'est pas de votre faute, monsieur Priski!…

–Dame!… répondit l'autre. On se défend comme on peut! C'est vous qui avez commencé à m'arranger…[Voir Le Château Noir.]

–La paix!… commanda La Candeur. Maintenant, M. Priski est notre ami! N'est-ce pas, monsieur Priski?

–Oh! répliqua l'autre; à la vie à la mort! Rien ne nous sépare plus!…

–Et la preuve que M. Priski est notre ami, c'est qu'il nous offre ce beau poulet rôti!…

–Est-ce possible! monsieur Priski! s'écria Vladimir en apercevant un magnifique poulet tout doré que La Candeur venait de sortir de sous une assiette…

–Et aussi, continua La Candeur, de quoi l'arroser!… Regarde-moi ça, petit frère… Trois bouteilles de vieux bourgogne, mais du vrai!…

–Monsieur Priski, il faut que je vous embrasse! s'écria Vladimir.

Et il sauta au cou de M. Priski en répétant:

–Du bourgogne, monsieur Priski!… du vrai bourgogne!… moi qui n'ai jamais bu que du bourgogne de Crimée!… Vous pensez!…

–Pommard 1888!

–1888! vingt-cinq ans de bouteille!… Ah! monsieur Priski!… Et où donc avez-vous trouvé ces trésors?…

–D'abord, asseyons-nous et mangeons, conseilla La Candeur, dont les yeux sortaient de la tête à l'aspect de toutes ces victuailles… On commence par le jambon?…

–Non, par le cervelas!…

–Et on finit par le poulet!…

–D'abord, goûtons au pommard!… On peut bien en déboucher une bouteille!…

–Moi, fit La Candeur, je suis d'avis que l'on débouche les trois bouteilles!… Comme ça, nous aurons chacun la nôtre!…

–Va pour les trois bouteilles tout de suite, dit Vladimir, seulement tu y perds!…

–Pourquoi? questionna La Candeur, tout de suite inquiet.

–Parce que tu aurais certainement bu à toi seul, autant que moi et M. Priski…

–Bah! vous pourrez toujours me passer vos restes!

–Non, j'emporterai ce qui restera pour Rouletabille!

–Mais, espèce de Tatare de Vladimir que tu es, crois-tu donc que l'on trimballe un pommard de vingt-cinq ans comme un panier à salade, et puis, Rouletabille n'a pas soif, il est amoureux!… Ah! messieurs, ne soyez jamais amoureux!… C'est un conseil que je vous donne; sur quoi je bois à votre bonne santé à tous!…

–Hein! qu'est-ce que vous dites de ça? demanda M. Priski.

Les deux autres firent claquer leur langue.

–Eh bien, je déclare, émit La Candeur avec une grande gravité, que je commence à prendre goût à la guerre!

–Comme c'est heureux, fit Vladimir avec un sourire extatique de reconnaissance à sa bouteille, comme c'est heureux, La Candeur, que tu n'aies pas tué ce bon M. Priski!…

–Je ne m'en serais jamais consolé! affirma La Candeur en vidant son verre.

–Mais encore une fois, comment l'as-tu rencontré?

–Figure-toi, Vladimir, que je rôdais autour des caves, ne sachant par où pénétrer, quand j'entends une voix qui sort d'un soupirail.

«—Inutile de vous déranger, monsieur de Rothschild, disait la voix, voilà ce que vous cherchez!

«La voix de M. Priski!… D'abord je reculai… je crus à un revenant!… Mais non! c'était bien M. Priski en chair et en os qui me tendait, par le trou du soupirail, les bouteilles que voilà! et qui me conseillait: «Ne les remuez pas trop! surtout ne les remuez pas trop!…» Ah! le brave monsieur Priski! Il suivit bientôt ses bouteilles et arriva encore avec un poulet. Tu penses si on a été tout de suite amis!… Je lui ai expliqué alors comment mon fusil était «parti» tout seul à la meurtrière du donjon et combien je l'avais regretté!…

–Oh! fit Vladimir, les larmes aux yeux et la bouche pleine, votre mort a été pleurée par nous au donjon, comme si nous avions été vos enfants, monsieur Priski!…

–Notre désolation faisait peine à voir! affirma La Candeur avec un soupir étouffé à cause qu'il s'était servi trop de cervelas et qu'il voulait arriver à temps pour le jambon. Heureusement que le bon Dieu veillait sur M. Priski et l'envoyait, pendant que nous pleurions sa mort, dans cette auberge où il a servi autrefois!

–Où sommes-nous donc ici?… demanda Vladimir.

–A l'hôtel du Grand-Turc! une maison très connue où j'ai été jadis interprète, expliqua M. Priski, non sans une certaine pointe d'orgueil.

–Tout s'explique! dit Vladimir, vous connaissiez la maison!

–C'est-à-dire que les caves, pour moi, et le garde-manger n'avaient point de mystère!…

–Je comprends tout! Je comprends tout!

–Non! tu ne comprends pas tout! dit La Candeur… car si nous avons le bonheur d'avoir rencontré si à point M. Priski, il faut bien te dire que M. Priski nous cherchait!

–Ah! oui!… il nous cherchait… et pourquoi donc nous cherchait-il?

–D'abord parce qu'il désirait avoir des nouvelles de notre santé, ensuite pour nous rendre un gros service!… expliqua La Candeur un vidant un verre plein de pommard.

–Un service?

–Mon cher (et La Candeur se pencha à l'oreille de Vladimir), il s'agit tout simplement de débarrasser Rouletabille d'Ivana!…

–Oh! oh! c'est grave cela, émit Vladimir, déjà sur le qui-vive.

–Évidemment, c'est grave, reprenait La Candeur en vidant sa bouteille, ce qui semblait lui donner beaucoup de force pour raisonner… Il est toujours grave de rendre la vie à quelqu'un qui est en train de se suicider!…

–Ça! dit Vladimir, il est certain que depuis que Rouletabille a retrouvé cette petite femme, on ne le reconnaît plus!…

–Il ne rit plus jamais!…

–Il n'a plus faim!…

–Il n'a plus soif! dit La Candeur en faisant un emprunt subreptice à la bouteille de Vladimir.

–Il dépérit à vue d'oeil, acquiesça Vladimir. Tout de même, il faut être prudent, et cela mérite réflexion!…

–C'est tout réfléchi!… affirma La Candeur; je veux sauver Rouletabille, moi!…

–Moi aussi… dit Vladimir; mais tout cela dépend…

–Dépend de quoi?…

–Eh bien, mon Dieu, avoua en hésitant un peu, mais pas bien longtemps, le jeune Slave… tout cela dépend du prix que M. Priski y mettra!…

–Hein? sursauta La Candeur, qu'est-ce que tu dis?

–Monsieur m'a sans doute compris!… demanda Vladimir en se tournant du côté de M. Priski… Monsieur n'est sans doute pas sans ignorer que nous sommes tout à fait dépourvus de la moindre monnaie…

–Misérable Vladimir Pétrovitch de Kiew!… s'écria La Candeur qui faillit s'étrangler avec une patte de poulet… Tu veux te faire payer un service que tu rends à Rouletabille!…

–Espèce de La Candeur de mon coeur! répliqua Vladimir, me prends-tu pour un goujat?… Je suis prêt à rendre ce service à Rouletabille pour rien! Mais le service que je rends à M. Priski je voudrais qu'il le payât quelque chose!… car si j'ai des raisons de servir gratuitement Rouletabille, je n'en ai aucune de faire le généreux avec M. Priski qui a failli nous faire fusiller tous, ne l'oublie pas!…

–Ça, c'est vrai! dit La Candeur, légèrement démonté… il n'y a aucune raison pour que nous rendions service à M. Priski pour rien!…

–Je suis heureux de te l'entendre dire!… qu'en pensez-vous, monsieur Priski?…

–Messieurs, je vous ai déjà donné un poulet et trois bouteilles de vin!

–Et vous trouvez que c'est suffisant pour un service pareil?… protesta Vladimir.

–Mon Dieu! ce service consiste en bien peu de chose… Il s'agit simplement, comme je l'expliquais tout à l'heure à Monsieur le neveu de Rothschild…

 

–Appelez-moi La Candeur, comme tout le monde… je voyage incognito, expliqua modestement le bon géant.

–J'expliquais donc tout à l'heure à M. La Candeur qu'il s'agissait uniquement de faire passer à Mlle Vilitchkov une lettre, sans que M. Rouletabille s'en aperçût!… vous n'auriez pas autre chose à faire… Le reste regarde Mlle Vilitchkov… Vous voyez comme c'est simple!…

–C'est cette simplicité qui m'a tout de suite séduit… avoua La Candeur en cherchant de la pointe de son couteau la chair délicate qui se cachait dans la carcasse du poulet, son morceau favori…

–Et vous croyez, demanda Vladimir, que la lecture de cette lettre suffirait pour séparer à jamais Mlle Ivana de Rouletabille?

–J'en suis sûr! affirma M. Priski.

–M. Priski m'a expliqué, dit La Candeur, que cette lettre est une lettre d'amour qu'un grand seigneur turc envoie à Ivana par l'entremise de cet eunuque que nous avons aperçu à la Karakoulé et qui s'appelle, je crois, Kasbeck!…

–C'est cela, dit M. Priski. Kasbeck était venu à la Karakoulé pour apporter lui-même cette lettre-là et empêcher, s'il en était temps encore, le mariage de Mlle Vilitchkov et de Kara-Selim que vous appeliez aussi Gaulow!… mais ce mariage n'a pas été consommé…

–Non! fit La Candeur en se versant à boire avec la bouteille de M.

Priski… non! rien n'est encore perdu!…

–Mais enfin, qu'est-ce que ce grand seigneur turc peut bien lui raconter à cette Ivana pour la décider à tout quitter pour le rejoindre? demanda Vladimir.

–Ça! fit M. Priski, je n'en sais rien!… On ne me l'a pas dit!… Il doit lui offrir des choses surprenantes!… Kasbeck m'a dit textuellement: «Priski, fais-lui tenir la lettre et ne t'occupe pas du reste! Elle viendra!…» Faites comme moi, ne vous occupez pas du reste!… Qu'est-ce que vous risquez?… Moi, je me suis adressé à vous parce que vous l'approchez tous les jours et puis aussi, il faut bien le dire, parce que je vous ai entendus plusieurs fois gémir sur la triste passion de votre ami et maudire cette Ivana qui vous en a déjà fait voir de toutes les couleurs!… Je me suis dit: «Voilà des alliés tout trouvés!»

–Monsieur Priski! interrompit Vladimir, c'est deux mille levas!…

–En voilà mille, dit aussitôt M. Priski en ouvrant son portefeuille et en tirant des billets qu'il tendit à La Candeur. Je donnerai les autres mille quand vous aurez remis la lettre…

–Prends cet argent! dit La Candeur à Vladimir, moi, je ne veux pas y toucher… il me semble qu'il me brûlerait la main…

–Tu as raison! dit Vladimir. Il y a des choses qu'un reporter français ne peut pas se permettre!

Et il empocha les billets.

–Voici la lettre, maintenant, dit M. Priski en tendant un pli cacheté à Vladimir.

–Donnez-la à monsieur! fit Vladimir en montrant La Candeur; c'est avec lui que vous vous êtes entendu et je ne suis que son serviteur!…

Mais La Candeur se récusa encore avec une grande politesse:

–Vous comprendrez, monsieur Priski, que moi, je ne puis toucher à cette lettre, ayant juré à Rouletabille de veiller sur cette jeune fille… Si Rouletabille apprenait jamais que, ayant juré cela, j'ai fait passer en secret une lettre de cette nature à Mlle Vilitchkov, il ne me le pardonnerait jamais!…

–Et s'il apprenait que c'est par moi qu'elle est entrée en possession de la lettre, il me tuerait sur-le-champ… dit Vladimir.

–Que ce soit par l'un ou par l'autre, cela m'est bien égal à moi! fit Priski; mais puisque vous m'avez pris les mille levas, il faut maintenant me prendre la lettre!

–C'est tout à fait mon avis! dit La Candeur.

–Eh bien, prends donc la lettre, toi! fit Vladimir.

–Je n'ai pas pris l'argent, je ne vois pas pourquoi je prendrais la lettre! répondit La Candeur.

–Enfin, messieurs, vous déciderez-vous? demanda M. Priski.

–C'est tout décidé, je ne prends pas la lettre! déclara Vladimir.

–Ni moi non plus! assura La Candeur.

–En ce cas, rendez-moi mes mille levas, s'écria M. Priski.

–Vous êtes fou, monsieur Priski!… dit Vladimir. Vous rendre vos mille levas! Vous n'y pensez pas!… Mais c'est toute notre fortune!… Non! non! je ne vous rendrai pas les mille levas!…

–Mais je ne vous les ai donnés, s'écria M. Priski qui commençait sérieusement à se fâcher, qu'autant que vous prendriez la lettre…

–Pardon! pardon!… il n'a jamais été question de cela… dit La Candeur.

Vous nous avez chargés de faire passer une lettre!…

–Faire passer une lettre, dit Vladimir, ça n'est pas s'engager à la prendre!… Moi, je serais à votre place, savez-vous ce que je ferais, monsieur Priski?…Eh bien, cette lettre, qui est si importante, je ne m'en dessaisirais pas! Je la porterais moi-même à Mlle Vilitchkov; comme ça, je serais sûr que la commission serait faite!…

–Eh! dit M. Priski, je ne demande pas mieux, mais M. Rouletabille ne la quitte pas, Mlle Vilitchkov! Comment voulez-vous que je m'approche d'elle sans qu'il me voie?

–C'est bien simple, expliqua Vladimir, et c'est là où nous gagnerons, nous autres, honnêtement notre argent. Nous détournerons l'attention de Rouletabille pendant que vous passerez et irez porter vous-même la lettre…

–Si je vous disais que j'aime autant ça! admit M. Priski.

–Alors il ne reste plus qu'à régler les détails! dit Vladimir.

–Et Rouletabille est sauvé! s'écria La Candeur, qui était tout à fait «pompette» et qui brandissait avec désespoir un verre et une bouteille vide.

* * * * *

X
OÙ L'ON REPARLE DU COFFRET BYZANTIN

Dans un faubourg de Kirk-Kilissé, sur le bord de la route qui conduit vers l'Ouest, au fond d'un bosquet, Rouletabille avait trouvé pour Ivana et pour ses compagnons un petit kiosque du haut duquel il leur serait possible d'observer les environs et où ils pourraient se reposer sans être gênés par le mouvement des troupes.

Chose curieuse, c'est sur la demande même de la jeune fille que Rouletabille avait cherché cette retraite. Ivana semblait se désintéresser de l'armée, même la fuir, dans un moment où sa présence eût pu être utile dans les ambulances. Enfin, elle avait recommandé à Rouletabille de ne point donner son adresse au général Savof si celui-ci ne la lui demandait pas. S'il la lui demandait, il ne pourrait la lui refuser, mais alors il devrait en avertir Ivana sur-le-champ.

–Pour changer de domicile?

–Oui, avait-elle répondu nerveusement, pour changer de domicile!

Sur quoi elle s'était mise à se promener avec une agitation telle dans la petite salle qui lui avait été réservée, que Rouletabille, la plaignant et la croyant en toute sincérité sur le point de devenir folle, ne voulut pas la quitter.

Il resta pour la surveiller et pour rédiger ses télégrammes, et il envoya Tondor chercher Vladimir et La Candeur, lesquels arrivèrent la figure fort allumée et reçurent la mission de trouver le général Dimitri Savof.

A la tombée de la nuit, Rouletabille se promenait, le front soucieux, devant la porte du kiosque d'où Ivana n'était pas sortie, de toute la journée. Il n'avait échangé avec elle que des paroles insignifiantes et s'était replongé dans une correspondance qu'il lui avait été du reste impossible d'expédier, le général Dimitri ayant répondu à Vladimir qu'il avait reçu des ordres supérieurs lui recommandant de garder le plus grand secret autour des batailles de Pétra, Seliolou et Demir-Kapou, victoires qui ne devaient être connues, dans leur détail, que plus tard.

A cause de cela et de bien d'autres choses, Rouletabille était donc fort morose quand il fut abordé par l'ombre énorme du bon La Candeur qui le prit amicalement sous le bras.

–Viens, lui dit le géant, je vais te montrer quelque chose…

–Quoi?…

–Tu vas voir… c'est très curieux!…

–Si je m'éloigne, il n'y aura personne pour veiller sur Ivana et son attitude, de plus en plus bizarre, me donne de gros sujets d'inquiétudes…

–C'est tout près d'ici…

–Qu'est-ce que tu veux me montrer?…

–Tu vas voir!…

–Eh bien! appelle Vladimir qui surveillera le kiosque pendant que tu me montreras ce que tu veux me faire voir!

–C'est justement Vladimir que je veux te montrer.

–Je le connais, ça n'est pas la peine!

–Oui, mais tu ne sais pas ce qu'il fait!

–Qu'est-ce qu'il fait?…

–Il est là, au bord d'un bosquet, en train de parler à quelqu'un qui est mort!…

–Es-tu ivre, La Candeur?…

–Je ne suis pas ivre. J'ai bien déjeuné, mais je ne suis pas ivre!

–Alors qu'est-ce que c'est que cette histoire?

–C'est une histoire de revenant, viens donc!… Et il l'attirait;

Rouletabille peu à peu cédait et le suivait sous les arbres.

–Figure-toi que Vladimir cause avec M. Priski ou avec son ombre!…

–Le majordome de la Karakoulé!

–Lui-même!… ma balle, après tout, ne l'a peut-être pas tout à fait tué; et je n'en serais pas plus fâché, car, entre nous, nous ne nous étions pas très bien conduits avec ce cher M. Priski… Mais avance donc; qu'est-ce que tu fais?…

–Comment M. Priski se trouve-t-il ici?

–Je n'en sais rien! Nous allons aller le lui demander, viens!… (Ce disant, il avait fait tourner Rouletabille du côté opposé à la porte du kiosque…) Il faut savoir ce qu'il veut à Vladimir!

–Eh bien! quand il aura fini de causer avec Vladimir, tu iras chercher Vladimir, et Vladimir nous dira ce que M. Priski lui a dit, mais je ne fais pas un pas de plus… je ne veux pas laisser Mlle Vilitchkov toute seule, sans défense, au milieu de toute cette soldatesque qui court les routes…

Et il s'assit sur un tertre d'où il pouvait apercevoir encore les derrières du kiosque et entendre au besoin un cri ou un appel.

–Tu seras donc toujours aussi bête!… je veux dire aussi amoureux… fit La Candeur d'une voix de rogomme en s'asseyant à côté du reporter de façon à lui cacher à peu près le kiosque.

–La Candeur, tu sens le vin, fit Rouletabille dégoûté, en s'éloignant un peu.

–C'est ma foi bien possible, répondit La Candeur car j'en ai bu un peu. J'ai fait un excellent déjeuner à la table d'hôte de l'auberge du Grand-Turc. Vladimir et moi avons beaucoup regretté ton absence… Ah! justement le voilà, Vladimir… Tiens! maintenant il est seul!… Bonsoir, Vladimir… j'étais en train de raconter à Rouletabille que tu étais en grande conversation avec l'ombre de M. Priski…

–Ah! Ah! vous m'avez vu, fit Vladimir… Eh bien il ne s'agit pas d'une ombre du tout et ce bon M. Priski n'est pas mort!… (Et il s'assit de l'autre côté de Rouletabille.) Entre nous, j'ai été un peu étonné de le voir réapparaître!…

–Qu'est-ce qu'il vient faire par ici? Que veut-il? demanda Rouletabille.

–Oui, fit La Candeur, que veut-il?

–Ma foi je n'en sais trop rien!… dit Vladimir, et je vous avouerai, entre nous, que j'ai trouvé ses questions bizarres.

–Ah! il vous a posé des questions?…

–Oui, il m'a demandé des tas de détails sur Mlle Vilitchkov… sur la façon dont nous nous étions sauvés du donjon, etc., enfin comme tout cela me paraissait assez louche je répondais le moins possible. Et il a fini par s'en aller, voyant qu'il n'avait rien à tirer de moi…

Rouletabille s'était levé:

–Où est-il? Je veux lui parler tout de suite…

–Eh! il n'est pas loin, répondit Vladimir. Il n'est peut-être pas à cinquante pas d'ici, dans ce sentier, sous les arbres…

Et Vladimir lui montrait une direction opposée à celle du kiosque.

Rouletabille s'élança.

Quand ils furent seuls, La Candeur dit à Vladimir avec un léger tressaillement dans la voix:

–Comme ça, Rouletabille n'aura rien à nous reprocher! Nous l'avons assez averti que M. Priski rôdait autour d'Ivana!

–Parfaitement! répliqua Vladimir, et il ne pourra s'en prendre qu'à lui-même si ce M. Priski la lui enlève.

–Crois-tu que M. Priski soit déjà dans le kiosque? demanda La Candeur avec un soupir.

–Je le pense!…

–Eh bien, qu'il se dépêche!… fit La Candeur d'une voix sourde!

–Oui! il fera bien de se dépêcher, répéta Vladimir, car Rouletabille, ne le trouvant pas dans le sentier, va revenir!

–Et moi, ajouta La Candeur, je sens que le remords me gagne!…

–Le remords!…

–Oh! gémit La Candeur, il déborde déjà, j'ai grand'peine à le retenir…

Ce que nous faisons là est peut-être abominable?

–Mais c'est pour le bien de Rouletabille!…

–C'est la première fois que je le trompe et je me le reproche comme un crime…

–Il ne le saura jamais!

–Parce qu'à côté de son esprit subtil, il a un coeur confiant! Mais est-ce à moi d'en abuser?…

 

–Il vaut mieux que ce soit toi qui le trompe que cette Ivana dont il veut faire sa femme… fit Vladimir.

–Mon Dieu, le voilà!… je n'oserai plus le regarder…

Rouletabille revenait en effet.

–C'est drôle, dit-il, je n'ai rien vu, ni Priski ni personne!… Rentrons vite au kiosque!…

–Mlle Ivana va mieux? S'est-elle bien reposée?… demanda hypocritement Vladimir.

–Très bien! je vous remercie, répondit Rouletabille, pensif.

Puis tout à coup, s'adressant à La Candeur et lui prenant les deux revers de sa redingote:

–La Candeur! tu sais ce que tu m'as promis! de veiller sur elle comme sur moi! Tu ne voudrais pas me faire de la peine, hein?… Je sais que tu ne l'aimes pas, mais tu ne voudrais pas me faire de la peine!… Réponds donc, mais réponds donc!…

–Non! pas de la peine! répondit La Candeur, qui suffoquait.

–C'est que, vois-tu, je vous trouve une drôle de figure à tous les deux, des drôles de manières… Qu'est-ce que c'est que cette histoire de M. Priski!… de M. Priski qui vient vous parler d'Ivana!… Serait-elle encore menacée de ce côté-là?… Il faudrait me le dire!…

–Ah! mon Dieu!… souffla La Candeur, tu me fais peur de te voir dans des états pareils!… C'est vrai que ce M. Priski ne m'a pas l'air naturel du tout!…

–Tu vois!… Ah! je voudrais bien savoir où il est passé pour avoir disparu si vite!… S'il arrivait malheur à Ivana, ajouta-t-il, en se hâtant vers le kiosque, je vous accuserais tous les deux pour ne pas m'avoir amené ce M. Priski!

–Rouletabille! grelotta la voix de La Candeur, ce Priski nous a peut-être trompés!… Il nous a fait croire qu'il s'éloignait par ce sentier, mais peut-être que…

–Peut-être que?…

–Peut-être qu'il est dans le kiosque?…

–Si c'est vrai, malheur à vous!… jeta Rouletabille dans la nuit et il bondit vers le kiosque.

Les fenêtres en étaient suffisamment éclairées pour que La Candeur et Vladimir, restés prudemment en arrière, vissent, dans l'embrasure d'une fenêtre, une ombre, qui était celle de Rouletabille, se jeter sur une autre ombre, qui était celle de M. Priski.

–Voilà ton ouvrage… fit Vladimir à La Candeur.

–Priski est une crapule, déclara La Candeur avec un grand soupir de soulagement, et je ne regretterai point d'avoir dénoncé Priski à Rouletabille s'il a eu le temps de remettre la lettre à Ivana!…

–J'en doute, dit Vladimir.

–On va bien voir…

Ils entrèrent à leur tour dans le kiosque et eurent immédiatement la preuve que M. Priski n'avait pas eu le temps de remettre son message à Mlle Vilitchkov, qui survenait sur le seuil de sa chambre, surprise par tout ce bruit.

M. Priski se relevait cependant que Rouletabille le menaçait d'un revolver.

–Qu'y a-t-il encore, mon ami? demanda Ivana d'une voix fatiguée, qui trahissait un grand abattement, une immense lassitude de tout.

–Je n'en sais rien! répondit Rouletabille, mais peut-être bien que ce monsieur, que vous ne connaissez peut-être point, mais qui s'appelle M. Priski, et qui était naguère majordome à la Karakoulé, voudra nous dire la raison de sa présence insolite près de vous?

M. Priski brossa son habit avec un grand sang-froid, pria Rouletabille de ranger son revolver, salua Mlle Vilitchkov, et dit:

–Je désirais voir Ivana Hanoum; ayant appris en suivant ces messieurs (il désignait Vladimir et La Candeur qui ne savaient trop quelle contenance tenir) qu'elle habitait ici, je me suis donc dirigé vers ce kiosque et ai pénétré dans cette première pièce, sans aucune méchante intention, je vous assure.

–Que voulez-vous? demanda encore Ivana avec accablement, cependant qu'au titre matrimonial ottoman énoncé par l'ex-concierge du Château Noir, Rouletabille avait froncé les sourcils.

–Madame, je suis envoyé près de vous par un ami de Kara-Selim, par le seigneur Kasbeck, honorablement connu à Constantinople et en d'autres lieux et qui vous veut du bien!

Du coup, Rouletabille, se rappelant l'étrange conversation qu'il avait surprise au Château Noir entre ce Kasbeck et Gaulow, devint écarlate et secoua d'importance le pauvre Priski.

–Voilà une bien singulière recommandation, s'écria-t-il, et vous avez une belle effronterie de venir ici nous parler de ce misérable Kasbeck et cela devant Mlle Vilitchkov!

–Madame, messieurs, ne voyez en moi qu'un humble émissaire, émit modestement M. Priski, et si j'ai été maladroit en vous disant toute la vérité, n'accusez de ma maladresse que ma franchise…

Ivana était devenue aussi pâle que Rouletabille était rouge; cependant elle ne disait mot et attendait avec une certaine inquiétude que l'autre s'expliquât tout à fait. Il continuait:

–Vous comprenez, moi, je ne suis au courant de rien. Le seigneur Kasbeck m'a chargé d'une commission en disant que je serais certainement auprès de vous le bienvenu… je commence à en douter… (et il se frotta encore les côtes et rebrossa son habit…)

–Quelle commission? demanda brutalement Rouletabille.

–Il paraît, dit M. Priski, que madame tenait beaucoup à certain coffret byzantin qui se trouvait, lors du pillage de la Karakoulé par les troupes mêmes de Kara-Selim, dans l'appartement nuptial.

–C'est vrai! dit Ivana en retrouvant des couleurs, c'est vrai… j'y tenais beaucoup; c'est un souvenir de famille!

–C'est bien cela… Eh bien, ce coffret est tombé entre les mains du seigneur Kasbeck, qui, m'a-t-il dit, est au courant de vos malheurs et vous plaint beaucoup!… Il a pensé que ce serait pour vous un grand soulagement de retrouver cet objet!…

–C'est juste, dit Ivana.

–Et il m'a chargé de vous le remettre tel qu'il l'a retrouvé…

–Et comment l'a-t-il retrouvé? demanda Rouletabille.

–Il l'a retrouvé dans la chambre saccagée; le coffret était malheureusement vide des bijoux et souvenirs qui, paraît-il, y avaient été enfermés.

–Alors, nous ne tenons plus au coffret, si les souvenirs n'y sont plus!… déclara Rouletabille.

–Pardon, fit Ivana, vous n'y tenez pas, mais moi, j'y tiens…

Rouletabille entraîna la jeune fille dans un coin:

–Pourquoi?… Je me défie de cet homme. Je me méfie de Kasbeck… Pourquoi y tenez-vous? Vous savez bien que tous les documents du tiroir secret sur la mobilisation ont perdu toute leur valeur maintenant que les Bulgares victorieux occupent Kirk-Kilissé!

–Ce coffret est en lui-même un souvenir de famille, dit-elle, et cela est suffisant pour que j'y tienne!…

Et se tournant vers Priski:

–Où est ce coffret? demanda-t-elle.

Mais Rouletabille ne s'avoua pas vaincu:

–Cette histoire ne me dit rien qui vaille, insista-t-il encore. Ivana! Ivana!… rappelez-vous le rôle que ce Kasbeck aurait joué dans la disparition de votre soeur Irène!…

–Justement, je voudrais voir où il veut en venir avec moi, fit-elle avec un pauvre sourire. Quel danger voyez-vous à ce que cet homme m'apporte ici le coffret byzantin?… Pouvez-vous l'apporter tout de suite, monsieur Priski?…

–Madame, dans une demi-heure, vous l'aurez!…

–Eh bien, proposa Rouletabille, voilà ce que nous allons faire; moi, je ne vous quitte pas, Ivana, car tout ceci ne me paraît pas clair; mais La Candeur et Vladimir vont accompagner M. Priski jusqu'à l'endroit où se trouve le coffret, et ils reviendront avec l'objet nous retrouver ici!…

–Eh! monsieur, je n'y vois aucun inconvénient, déclara M. Priski, à condition toutefois que je revienne moi-même avec l'objet.

–Croyez-vous que ce soit absolument nécessaire?

–Absolument! Qu'est-ce que je désire, moi?… Remettre l'objet, en mains propres, à son destinataire, comme il m'a été recommandé, puis disparaître. J'aurai fait ma commission!… Vous voyez qu'il n'y avait pas de quoi tant me bousculer pour cela!…

–Qu'en dites-vous? demanda Rouletabille, fort perplexe, en regardant Ivana.

–C'est un mystère à éclaircir, dit-elle d'une voix glacée; puisque M. Priski consent à suivre le plan que vous avez tracé vous-même, que ces messieurs aillent donc chercher le coffret!

Pendant tout le temps de cette discussion, celui qui eût examiné La Candeur eût pris en pitié le pauvre garçon, tant il était visible que se livrait en lui un combat déchirant entre sa conscience d'une part et la détestation qu'il avait d'Ivana de l'autre.

Enfin, sur l'ordre de Rouletabille, il partit avec Vladimir et M. Priski. Une demi-heure plus tard, tous trois étaient de retour. Ils portaient avec précaution le fameux coffret byzantin, mais La Candeur tenait à peine sur ses jambes.

M. Priski dit:

–Madame, voici votre coffret, j'ai bien l'honneur de vous saluer.

Et il sortit.

Aussitôt La Candeur se jeta devant le coffret et s'écria:

–Ne l'ouvrez pas!

Son émotion était telle que Rouletabille en fut tout secoué.