85. Limpide Léman! le contraste de ta surface tranquille, avec le monde si agité où j'ai passé mes jours, m'avertit de renoncer aux ondes troublées de la terre, pour une source plus pure. Cette voile paisible qui m'entraîne, est comme une aile silencieuse qui m'arrache aux bruits et aux distractions de la vie. J'aimais autrefois le mugissement de l'Océan soulevé, mais tes doux murmures sont pour moi comme la tendre voix d'une sœur qui me reprocherait d'avoir trop aimé à être ému par de sombres et orageuses délices.
86. C'est l'heure de l'arrivée silencieuse de la nuit, et entre tes bords et les montagnes tout est déjà sombre, mêlé et confus; cependant on aperçoit encore distinctement les objets, excepté le noir Jura, dont les hauteurs se montrent comme d'effrayans précipices. En approchant plus près, une brise vivifiante souffle du rivage, et apporte les parfums de fleurs fraîchement écloses. On entend les gouttes d'eau qui tombent de la rame suspendue, ou les bruits du grillon qui chante ses adieux à la nuit.
87. C'est un joyeux insecte du soir, qui fait de sa vie une enfance, et chante pendant toute sa durée. Par intervalle, un oiseau fait entendre sa voix dans un bosquet, puis se tait aussitôt. Il semble qu'un léger murmure parcourt la colline. Mais c'est une illusion, car la rosée des étoiles distille silencieusement ses larmes d'amour, qui tombent d'elles-mêmes sans bruit, jusqu'à ce qu'elles aient imprégné le sein de la nature de l'esprit de leurs couleurs.
88. O étoiles! vous qui êtes la poésie du ciel! si nous essayons de lire dans vos pages brillantes le destin des hommes et des empires, – nous sommes pardonnables, dans nos aspirations à nous agrandir, de vouloir élever nos destinées au-dessus de leur sphère mortelle, pour nous unir plus étroitement à vous; car vous êtes une beauté et un mystère, et vous faites naître dans nous un tel amour et un tel respect, que la fortune, la gloire, la puissance et la vie ont pris elles-mêmes une étoile pour emblème.
89. Le ciel et la terre sont plongés dans le calme, mais non dans le sommeil; ils cessent de respirer comme lorsque nous sommes frappés par de trop vives émotions; et ils sont silencieux, comme lorsque nous sommes absorbés dans des pensées trop profondes. – Le ciel et la terre sont plongés dans le calme: depuis la haute armée des étoiles jusqu'au lac assoupi et aux montagnes qui l'environnent, tout est concentré dans une vie intense, où pas même un rayon lumineux, un souffle d'air, une feuille ne se trouvent perdus, mais où ils ont une part de l'existence et le sentiment de la création et de la conservation des mondes.
90. C'est alors que se réveille le sentiment de l'infini que nous éprouvons dans la solitude, où nous sommes le moins seuls. Ce sentiment pénètre et purifie tout notre être; il est un accord, l'ame et la source d'une mélodie qui nous révèle l'harmonie éternelle, et, comme la ceinture de la fabuleuse Cythérée, répand un charme de beauté sur tous les objets. Il désarmerait le spectre de la mort, si son arme fatale avait quelque chose de substantiel.
91. Ce n'était pas en vain que les premiers Persans choisirent les hauteurs et le sommet des montagnes dominatrices pour en faire leurs autels121, afin de pouvoir prier dans un temple sans murs et digne de celui en l'honneur de qui les monumens élevés par la main des hommes sont si chétifs! Viens, et compare ces colonnes et ces demeures d'idoles grecques ou gothiques avec ces temples majestueux de la nature, l'air, la terre et les mers; et tu cesseras de renfermer ta prière dans de si étroites demeures!
92. Le ciel a changé d'aspect! et quel changement! O nuit122! tempête et obscurité, vous êtes étonnamment puissantes! cependant vous êtes belles dans votre force; comme l'éclat de l'œil noir d'une femme! Dans le lointain, le tonnerre étincelant bondit de pic en pic, et fait retentir les crêtes fumantes des rochers, de ses lourds mugissemens! Ce n'est pas un nuage isolé qui lance la foudre, mais chaque montagne a trouvé une voix, et, à travers son voile ténébreux, le Jura répond aux bruyantes Alpes, qui semblent lui jeter d'orgueilleux défis.
93. Partout règne la sombre nuit: nuit des plus glorieuses! tu ne fus pas donnée au sommeil! Laisse-moi partager tes sauvages et imposantes délices, et faire partie de la tempête et de toi! Comme le lac, mer phosphorique, étincelle dans l'ombre! Comme la pluie tombe par torrens sur la terre! mais tout rentre dans une profonde nuit, – et soudain la voix retentissante des montagnes ébranle de nouveau les airs par de gigantesques transports, comme si elles se réjouissaient de la naissance d'un prochain tremblement de terre.
94. Voici l'endroit où le Rhône rapide s'ouvre un passage entre deux hauts rochers qui apparaissent comme deux amans que la haine a séparés, et entre lesquels il survient de si profonds abîmes qu'il leur devient impossible de se réunir désormais, quoique leurs cœurs soient brisés par cette funeste séparation. L'amour, qui a ainsi séparé leurs ames, et qui fut la vraie source de l'inimitié profonde par laquelle la fleur de leur jeunesse a été flétrie, s'est enfui loin d'eux; – mais il leur a laissé un siècle de tristes années; – et les chagrins d'une guerre intérieure.
95. C'est là, sur ces rochers traversés par le Rhône impétueux, qu'éclate la plus furieuse des tempêtes; car il en est une quantité qui mugissent dans le sombre espace. On les voit, comme dans une joûte, se lancer de main en main leurs traits de flamme. La plus brillante de la troupe dirige sur ces monts escarpés ses feux angulaires; comme si elle comprenait qu'aux lieux où la désolation a exercé ses ravages, ses flèches brûlantes peuvent impunément tout dévorer.
96. Cieux, montagnes, fleuve, vents, lac, éclairs! vous tous! nuit, orages, tonnerres! j'ai une ame pour vous comprendre!.. Le lointain roulement de vos voix expirantes est l'écho de ce qui veille toujours en moi. – Mais où est, ô tempêtes, le but de vos courses vagabondes? Ressemblez-vous à celles qui naissent dans le cœur de l'homme? ou trouvez-vous enfin, comme les aigles, quelque asile élevé?
97. Si je pouvais donner un corps à ce qu'il y a en moi de plus intime, – si je pouvais trouver une expression matérielle à mes pensées qui débordent, et jeter ainsi ame, cœur, intelligence, passions, sentimens de toutes sortes; tout ce que j'ai cherché, et tout ce que je cherche encore, tout ce que je souffre, tout ce que je sais, tout ce que j'éprouve sans mourir, – dans un seul mot, et ce mot serait-il la Foudre, je le prononcerais! Mais je vis et je meurs sans avoir été compris, avec une pensée sans voix, qui reste ensevelie dans mon sein, comme une épée dans le fourreau.
98. L'aurore a reparu à l'Orient, l'aurore humide de rosée, qui répand partout ses parfums, et fait éclore les fleurs. Son sourire chasse les nuages avec un aimable dédain, et verse la vie à pleines mains, comme si la terre ne renfermait aucune tombe. – Le jour la remplace: nous pouvons reprendre le cours de notre existence; et c'est ce que je fais encore sur tes rivages, beau Léman! Je puis trouver un aliment à la méditation, et ne pas te quitter sans m'être arrêté long-tems près de toi.
99. Clarens! aimable Clarens, berceau du profond amour! ton air est le souffle jeune et passionné de la pensée; tes arbres fructifient par l'amour; les neiges qui couronnent tes glaciers ont emprunté ses couleurs; et le soleil couchant les voit teintes de couleurs de rose123, où ses rayons se reposent tendrement. Les rochers, leurs crêtes éternelles parlent ici de l'amour qui chercha parmi eux un refuge contre les chocs du monde qui agitent l'ame et la remplissent de douces espérances, pour s'en moquer ensuite.
100. O Clarens! tes sentiers sont foulés par des pieds célestes, par les pas de l'immortel amour. Ici son trône a pour marche-pieds des montagnes, où ce dieu est une vie et une lumière vivifiante. – Il ne se montre pas seulement sur ces sommets majestueux, ni dans les grottes et les forêts: son œil étincelle sur la fleur, et son souffle l'agite; ce souffle si doux de l'été, dont le tendre pouvoir surpasse celui des tempêtes dans leurs momens de plus grande désolation.
101. Tous les objets sont ici pleins de sa puissance; depuis les noirs sapins qui sont son ombrage sur les hauteurs, et le mugissement profond des torrens auquel il prête une oreille attentive jusqu'aux vignes qui s'étendent vers le rivage, où les eaux inclinées le reçoivent avec respect, et l'adorent en baisant ses pieds avec de doux murmures. Les bosquets, les berceaux de verdure, de vieux arbres aux troncs blanchis, mais dont le feuillage est encore plein de sève et de vigueur, jeunes comme le plaisir, lui offrent partout où il s'égare une solitude populeuse:
102. Solitude peuplée d'abeilles et d'oiseaux, de formes les plus belles, et de couleurs les plus variées; qui le célèbrent par des chants plus doux que le langage des hommes. Êtres innocens, ils déploient leurs ailes joyeuses sans crainte, et avec toute la vivacité d'une vie de bonheur. Le bruit des sources jaillissantes, la chute des hautes cascades, le mouvement des branches agitées, le bouton des fleurs qui fait naître la pensée la plus délicieuse de la beauté, tout est confondu et semble réuni dans une grande fin par l'amour lui-même.
103. Celui qui n'a pas encore aimé pourrait apprendre ici la science de l'amour, et faire un esprit de son cœur; celui qui connaît ses tendres mystères aimera davantage, car c'est ici le sanctuaire de l'amour, où les vaines misères des hommes et les persécutions du monde l'ont forcé de chercher un asile; car il est dans sa nature de croître ou de mourir. Il ne peut subsister dans le calme, mais il décroît ou s'élève à un bonheur sans limites; qui peut, dans son éternité, le disputer aux félicités immortelles.
104. Ce n'était pas en vain que Rousseau choisit ce séjour pour le peupler de ses affections. Il reconnut que c'était celui que l'amour devait destiner aux êtres purifiés de l'imagination. C'était le lieu où l'amour délia pour la première fois la ceinture de sa Psyché, et celui qu'il avait consacré par un tendre souvenir. Solitude imposante, profonde, qui a une voix, des sens et des soupirs de tendresse. Ici le Rhône s'est préparé lui-même sa couche, et les Alpes se sont élevé un trône.
105. Lausanne! Ferney! vous avez été habités par des hommes qui ont rendu vos noms célèbres124! Ces mortels cherchèrent et trouvèrent, par de dangereux chemins, une renommée immortelle. Ils furent de gigantesques esprits dont le but redoutable était, comme les Titans, d'attaquer le ciel par des doutes hardis et des pensées audacieuses qui eussent appelé la foudre sur elles, si, en voyant les investigations impies des hommes, le ciel daignait faire plus que de sourire.
106. L'un était tout de feu et de mobilité, enfant le plus capricieux dans ses désirs, mais doué de l'esprit le plus vif et le plus varié; – gai, grave, sage ou hardi, – tout à la fois historien, poète et philosophe; il se multipliait au milieu des hommes, comme le Protée de leurs talens; mais le trait le plus caractéristique de son génie était le ridicule, qui, comme un vent impétueux, renversa tout ce qu'il atteignit, – tantôt pour terrasser la sottise, tantôt pour ébranler un trône.
107. L'autre, profond et calme, épuisant la pensée, et associant la sagesse à ses années studieuses, fit son asile de la méditation, s'enrichit de la science, et donna à ses armes offensives une forme plus sévère, sapant une croyance solennelle par un solennel mépris. Il fut maître passé dans l'art de l'ironie, et ses sarcasmes excitaient dans ses ennemis une colère qui naissait surtout de la peur; ils le condamnèrent aux feux de l'enfer, argument éloquent qui répond si bien à tous les doutes.
108. Cependant, que la paix soit avec leurs cendres, – car, s'ils l'ont méritée, ils subissent leur peine; ce n'est pas à nous à les juger, – encore moins à les condamner. L'heure viendra où de pareils mystères seront connus de tous. – L'espérance et la terreur sommeillent sur le même oreiller, – dans la poussière de la tombe, qui, nous en sommes sûrs, doit toujours rester poussière. Toutefois si, selon notre croyance, elle se ranime un jour, ce sera pour recevoir un pardon ou pour souffrir les peines qui seront méritées.
109. Mais qu'il me soit permis d'abandonner les œuvres de l'homme, pour contempler celles de son créateur répandues autour de moi, et de suspendre des chants que je nourris de mes rêveries, de crainte qu'ils ne semblent se prolonger sans fin. Les nuages qui planent au-dessus de moi se dirigent vers les blanches cimes des Alpes. Je veux les atteindre, et contempler tout ce qu'il me sera permis de découvrir, à mesure que je parviendrai à ces hautes régions, où la terre appelle à ses embrassemens les puissances de l'air.
110. Italie! ô Italie! à ton aspect, l'éclat des siècles passés vient frapper l'ame comme un éclair: depuis le jour où le fier Carthaginois fut sur le point de te conquérir, jusqu'à la dernière auréole de tes chefs et de tes sages qui illustrent tes immortelles annales, tu fus le trône et le tombeau d'empires; maintenant encore tu es la patrie où les esprits que tourmente la soif de la science vont se désaltérer à grands traits dans cette source éternelle qui coule de la colline impériale de Rome.
111. C'est ainsi que j'ai prolongé des chants continués sous de tristes auspices. – Sentir que nous ne sommes plus ce que nous avons été, et ce qu'il nous paraît que nous aurions dû être; – exciter le cœur contre lui-même, cacher à tous les yeux avec une fière prudence son amour ou sa haine, – ses passions ou ses sentimens, ses projets, ses chagrins ou ses contentemens; – être le tyran de sa propre pensée; c'est une rude tâche pour l'ame. – Pas de plaintes, – j'ai appris ces choses.
112. Quant à ces vers dont j'ai fait un chant, il se peut qu'ils soient une innocente ruse, – le coloris des scènes qui ont passé devant mes regards; et que j'aurais voulu saisir au passage, pour tromper un instant mon cœur ou celui des autres. La renommée est la soif de la jeunesse, – mais je ne suis pas si jeune pour regarder le sourire ou le dédain des hommes comme une perte ou une récompense glorieuse. J'ai toujours été, et je suis encore seul, – objet de souvenir ou d'oubli.
113. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé: je n'ai point mendié ses suffrages, ni plié un genou patient devant ses idoles, – je n'ai point forcé mes lèvres aux sourires, – ni fait grand bruit pour le culte d'un écho. Dans leur foule, je n'ai pas paru aux hommes un de leurs semblables. J'étais parmi eux, mais non l'un d'eux; enveloppé dans le voile de mes pensées, qui n'étaient pas leurs pensées, je serais encore tel, si je n'avais corrigé mon ame, qui s'est ainsi domptée elle-même.
114. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé, – mais séparons-nous bons ennemis125. Je veux bien croire, malgré mon expérience contraire; qu'il peut y avoir des mots qui soient des choses, – des espérances qui ne soient pas décevantes; des vertus charitables qui ne tendent pas de piéges à la fragilité; je voudrais aussi croire que quelques cœurs compatissent sincèrement aux malheurs des autres126; que deux ou un sont au moins ce qu'ils semblent être, – que la bonté n'est pas simplement un mot, ni le bonheur un songe.
115. O ma fille! ce chant a commencé avec ton nom; – ô ma fille! c'est avec ton nom qu'il doit finir. – Je ne te vois point, – je ne t'entends point, – mais personne ne peut être aussi ravi en toi. Tu es l'amie vers laquelle s'étendent les ombres de mes années à venir. Quand même tu ne me reverrais jamais, ma voix se fera entendre dans tes visions futures, et pénétrera jusqu'à ton cœur, – lorsque le mien sera glacé. – Tu entendras même des accens sortir de la tombe de ton père.
116. Aider au développement de ta jeune intelligence, – épier l'aurore de tes joies d'enfant, – rester près de toi pour te voir grandir, et acquérir la connaissance d'objets qui, pour toi, sont des merveilles! – Te bercer légèrement sur mes genoux heureux, et imprimer sur ta douce joue un baiser de père, – ce bonheur, sans doute, ne m'était point réservé; cependant il était dans ma nature: – tel que je suis, je ne sais ce qui est en moi: il me semble pourtant qu'il y a quelque chose de semblable à ce délicieux sentiment.
117. Oui, quand même on t'apprendrait la haine comme un devoir; je sais que tu m'aimeras. Vainement mon nom te serait-il défendu, comme un mot de sinistre augure, – une espérance brisée: vainement la tombe se serait fermée entre nous, – rien ne serait changé; je sais que tu m'aimeras. Quand même on aurait le dessein d'extraire mon sang de tes veines, et que l'on y réussirait, – tout serait vain, – tu m'aimerais encore, car tu y tiendrais plus qu'à la vie.
118. Tu es l'enfant de l'amour, – quoique née dans des heures d'amertume et nourrie dans des angoisses. Ce furent là les élémens de la vie de ton père; – les tiens ne sont pas moins funestes que ceux qui ont présidé à ta naissance, – mais la flamme de ta vie sera plus tempérée, et tes espérances seront plus heureuses et plus hautes. Que les sommeils de ton berceau soient doux et paisibles! Du sein des mers que je vais parcourir, et du sommet des montagnes où j'erre maintenant, je voudrais appeler sur toi autant de bénédicitions que, dans ma douleur, il me semble que tu aurais pu en attirer sur moi!
Visto ho Toscana, Lombardia, Romagna,
Quel monte che divide, e quel che serra
Italia, e un mare e l' altro, che la bagna.
(Ariosto, Satira III.)
1. J'étais dans Venise, sur le Pont des Soupirs127, un palais d'un côté et une prison de l'autre; j'en voyais les monumens s'élever du sein des vagues, comme par la baguette d'un enchanteur. Des milliers d'années étendent autour de moi leurs ailes sombres, et une gloire mourante sourit sur ces tems éloignés, où plus d'une contrée sujette admirait les monumens de marbre du lion ailé, lorsque Venise, assise dans sa gloire, avait placé son trône sur ses cent îles!
2. Elle semble une Cybèle maritime, sortie toute fraîche de l'Océan128, et se montrant avec sa tiare d'orgueilleuses tours, à une distance aérienne, pleine de majesté dans sa démarche, souveraine des eaux et de leurs puissances: et telle jadis fut Venise. – Ses filles avaient pour douaires les dépouilles des nations, et l'inépuisable Orient versait dans son sein, en pluies brillantes, son or et ses pierreries. Elle portait la robe de pourpre; les monarques assistaient à ses fêtes, et il leur semblait que leur puissance en était accrue.
3. Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse129, et le gondolier muet rame en silence. Ses palais s'écroulent sur le rivage, et la musique maintenant n'y frappe plus incessamment l'oreille. Ses jours de gloire sont passés, – mais cependant Venise est encore belle. Les empires tombent, les arts dégénèrent, – mais la nature ne meurt jamais; elle n'a pas oublié toutefois combien Venise jadis lui fut chère, ce séjour agréable de tous les plaisirs, le paradis de la terre, le masque de l'Italie!
4. Mais pour nous elle a un charme plus grand que son nom dans l'histoire, et son long cortége d'illustres ombres, dont les formes indécises planent tristement sur la puissance évanouie de la cité sans doge. C'est un trophée qui ne périra point avec le Rialto; Shylok, le Maure et Pierre ne peuvent être ni oubliés ni détruits par le tems. – Ce sont là les clefs de la voûte! Et quand tout serait renversé, le rivage solitaire serait bientôt repeuplé pour nous.
5. Les êtres de l'esprit ne sont point formés d'argile; essentiellement immortels, ils créent et multiplient dans nous une clarté plus pure et une existence plus aimée: ce que la destinée défend à notre vie stupide, dans cet état d'esclavage mortel où nous sommes; ces créations de notre esprit nous le procurent, et remplacent les objets que nous haïssons par des êtres de leur choix; en versant dans nos cœurs, dont les fleurs printanières se sont flétries, une existence plus fraîche qui en remplit la solitude.
6. Tel est le refuge de notre jeunesse et de notre âge mûr; la première, quand ses espérances ont été déçues; le second, quand il est tombé dans l'isolement. Cette sensibilité blessée se répand sur plus d'une page; et peut-être sur celle qui se remplit sous mes yeux. Cependant il est des objets dont la puissante réalité l'emporte sur nos chimériques rêveries; ils sont plus beaux en formes et en couleurs que notre ciel fantastique, et les étranges constellations que la muse est habile à disperser dans son idéal univers.
7. J'ai vu ou rêvé de pareils objets; – mais qu'ils soient oubliés. – Ils apparaissent comme la vérité et disparaissent comme des songes; et, quoi qu'ils aient été, – tels ils sont maintenant: je pourrais les remplacer si je le voulais. Mon esprit est encore plein de ces formes semblables à celles que j'ai cherchées long-tems, et que par momens j'ai trouvées. Qu'elles disparaissent pour toujours, – car la raison qui se réveille en moi les regarde comme de vaines et présomptueuses illusions: d'autres voix m'appellent, et d'autres scènes se découvrent à mes regards.
8. J'ai appris d'autres langues, – et, aux yeux des étrangers, je ne passe plus pour étranger. L'esprit qui sait être lui-même ne s'étonne d'aucun changement; et il ne lui est pas difficile de se faire ou de trouver une patrie avec, – hélas! ou sans le genre humain. Cependant je suis né où les hommes sont orgueilleux de naître, non sans cause; et si j'ai pu abandonner la patrie de l'homme sage et de l'homme libre, pour en chercher une autre au-delà des mers,
9. Peut-être je l'aimai, cette patrie; et si je laisse mes cendres sur une terre qui ne soit pas la mienne, mon ombre y retournera, si, délivrés du corps, nous pouvons nous choisir un asile. Je chéris l'espérance d'être nommé par ma postérité dans la langue de ma patrie; mais si c'est trop prétendre que de faire un tel vœu; – si ma renommée comme mon bonheur ne devait briller qu'un instant;
10. Si le noir oubli effaçait mon nom du temple où les morts sont honorés par les nations, – qu'il soit ainsi; – que les lauriers brillent sur un front plus digne! et que l'on grave sur ma tombe l'épitaphe du Spartiate:
LACÉDÉMONE EUT PLUS D'UN FILS MEILLEUR QUE LUI130.
Toutefois je ne cherche pas de sympathies; je n'en ai pas besoin; les épines que j'ai cueillies appartiennent à l'arbre que j'ai planté; elles m'ont déchiré – et fait couler le sang; j'ai dû savoir quels fruits naîtraient d'une telle semence.
11. L'Adriatique, veuve de ses enfans et de ses héros, pleure son époux: son mariage annuel ne se renouvelle plus aujourd'hui. Le Bucentaure abandonné dépérit sur la grève, ornement négligé de son triste veuvage! Saint Marc cependant voit encore son Lion au même lieu qu'il occupait autrefois131; mais c'est en dérision de son pouvoir flétri, sur cette place orgueilleuse où un empereur se montra en suppliant, où des rois exprimaient leur admiration et leur envie, lorsque Venise était une reine éclatante et riche d'une dot sans égale.
12. Où s'est humilié l'empereur de Souabe règne aujourd'hui l'empereur d'Autriche132; l'un triomphe avec orgueil où l'autre fléchit le genou; des royaumes deviennent des provinces, et des chaînes pèsent sur des cités souveraines. Les nations descendent du faîte élevé de la puissance, lorsqu'elles ont brillé quelque tems du soleil de la gloire, et sont précipitées dans l'abîme comme l'avalanche arrachée de la ceinture des monts. Oh! une heure du vieil aveugle Dandolo133, du chef octogénaire, du vainqueur de Byzance!
13. Des coursiers d'airain brillent encore devant Saint-Marc; leurs colliers dorés étincellent aux rayons du soleil; mais la menace de Doria n'est-elle pas accomplie134? Ces coursiers ne sont-ils pas bridés? – Venise, perdue et conquise, ayant vu finir ses treize siècles de liberté, disparaît, comme une herbe marine, dans les flots d'où elle était sortie! Il vaut mieux pour elle d'être engloutie sous les vagues, et de fuir, dans les abîmes même de la destruction, ses ennemis étrangers, dont sa soumission obtient un honteux repos.
14. Dans sa jeunesse, elle fut toute à la gloire – nouvelle Tyr, son proverbe le plus vulgaire dut son origine à une victoire; le Planteur du Lion135 Elle porta son étendard, ainsi nommé, à travers la flamme et le sang, sur la terre et la mer ses sujettes. Quoique faisant chaque jour des esclaves, elle-même restait libre, et servait de boulevard à l'Europe contre les Ottomans. J'en atteste la rivale de Troie, Candie! et vous, vagues immortelles, qui vîtes le combat de Lépante! car vous êtes des noms que les tems ni la tyrannie ne peuvent flétrir.
15. Statues de verre – brisées, – la longue file de ses doges morts est réduite en poussière. Mais le vaste et somptueux palais qui fut leur demeure rappelle encore leur splendeur passée. Leur sceptre brisé et leur épée dévorée par la rouille ont cédé à l'étranger. Tes palais déserts, tes rues infréquentées, des visages étrangers, te rappellent trop souvent, ô Venise, ceux qui t'ont donné des fers, et qui ont jeté un nuage de désolation sur tes murs enchantés136.
16. Quand les troupes athéniennes succombèrent à Syracuse, et que des milliers de soldats enchaînés subirent le joug de la guerre, ils ne durent leur délivrance qu'à la muse attique137; ses chants furent leur seule rançon sur cette terre étrangère. Voyez, à mesure qu'ils chantent l'hymne tragique, comme le char du vainqueur s'arrête! les rênes tombent de ses mains, – son oisif cimeterre s'échappe de sa ceinture; – il brise les chaînes des captifs, et les engage à remercier le poète de leur liberté et de ses chants.
17. Ainsi, Venise, quand tes prétentions ne seraient pas plus légitimes, quand tes grands exploits historiques seraient oubliés, tes souvenirs harmonieux du barde divin, ton amour pour le Tasse, auraient dû rompre les chaînes qui te lient à tes tyrans. Ta destinée est la honte des nations, – mais surtout de toi, ô Albion! la reine de l'Océan ne devrait pas abandonner les enfans de l'Océan; pense à ton sort sur le sort de Venise, en dépit de tes remparts maritimes.
18. J'aimai Venise dès ma jeunesse. – Elle était pour moi comme la ville enchantée du cœur, le séjour de la joie et des richesses, s'élevant telle que des jets d'eau du sein de la mer. L'art d'Ottwai, de Ratcliffe, de Schiller, de Shakspeare138, avait gravé dans moi son image; et, quoique je l'aie trouvée dans son état de désolation, elle m'est peut-être plus chère dans ses jours d'infortunes que si elle était encore l'orgueil, la merveille du monde.
19. Je puis la repeupler avec le passé; – elle a encore assez du présent pour exercer l'œil, la pensée et la méditation, et plus, peut-être, que je n'avais espéré ou attendu d'elle. Parmi les plus heureux momens qui ont été enveloppés dans le tissu de mon existence, il en est quelques-uns, ô Venise! qui ont emprunté de toi leurs brillantes couleurs. Il est des sentimens que le tems ne peut refroidir, et que la douleur ne peut ébranler, ou les miens seraient maintenant glacés et anéantis.
20. Mais, par leur propre nature, les sapins les plus élevés139 croissent sur les rochers les plus hauts et les moins abrités contre les orages; leurs racines s'attachent entre des pierres stériles où aucune couche de terre ne les fortifie contre les chocs furieux des tempêtes des Alpes. Cependant leurs troncs prennent de l'accroissement, et défient la mugissante tempête, jusqu'à ce que, par la hauteur et la grosseur qu'ils ont acquises, ils sont dignes des montagnes dont les blocs de granit ont nourri leur enfance, étendu leurs formes gigantesques. – L'ame peut s'élever de même au sein de ses orages.
21. Dans notre vie de misère, les profondes racines de la douleur s'attachent aux cœurs solitaires et désolés. Le chameau, chargé des plus pesans fardeaux, suit sa route sans se plaindre, et le loup expire en silence. – De tels exemples seraient-ils donc vains? Si ces animaux, êtres d'un naturel ignoble et sauvage, souffrent sans murmurer; nous, formés d'une argile plus noble, ne pourrions-nous pas supporter également notre destinée, – qui ne dure qu'un jour?
22. Toute douleur consume celui qui en est atteint, ou il la détruit lui-même; et, dans l'un et l'autre cas, elle cesse d'exister. – Quelques-uns, pleins d'espérance ou ranimés par elle, retournent aux lieux d'où ils sont venus, – avec des projets semblables, et recommencent la trame de leurs jours; d'autres, le corps penché vers la terre, et affectés des infirmités de la vieillesse, se sont flétris avant le tems, et périssent avec le roseau qui leur servait d'appui; d'autres se jettent dans la dévotion, cherchent le travail, la guerre, la vertu ou le crime, selon que leurs ames furent formées pour monter ou descendre.
23. Mais c'est en vain que l'on parvient à subjuguer la douleur; il en reste toujours quelque trace, comme le dard d'un scorpion, à peine aperçue, mais imprégnée d'une nouvelle amertume. Une cause légère peut faire retomber sur le cœur le poids dont il eût voulu se délivrer pour jamais; ce peut être un son, – un accord d'harmonie, – un soir d'été – ou de printems, – une fleur, – le vent, – l'Océan, qui rouvriront les blessures du cœur, en ébranlant la chaîne électrique qui nous enveloppe de ses invisibles anneaux.
24. Et comment, et pourquoi? nous l'ignorons, et nous ne pouvons suivre jusqu'au nuage qui le portait, ce tonnerre dont notre ame est frappée; mais nous en éprouvons les nouvelles atteintes, et nous ne pouvons effacer les noirs vestiges de son passage; vestiges qui, tout-à-coup, et lorsque nous y pensons le moins, nous arrachent de nos occupations familières, pour nous faire voir des spectres qu'aucun exorcisme ne peut conjurer: un cœur froid, – changé, – peut-être un ami mort, – ceux que nous avons pleurés, que nous avons aimés, que nous avons perdus, – trop nombreux peut-être! et cependant que ce nombre en est petit!
25. Mais mon ame s'égare; je la rappelle à moi pour méditer sur la décadence des choses de la terre; ruine elle-même au milieu des ruines, je recherche les traces des empires tombés et d'une grandeur évanouie, sur une terre qui fut la plus glorieuse dans son ancienne puissance, et qui est maintenant la plus belle, comme elle sera toujours la terre de prédilection de la nature, dans laquelle furent modelés par sa main céleste le héros et l'homme libre, l'homme beau et le brave, – les maîtres de la terre et des mers;