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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 3

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85. Limpide Léman! le contraste de ta surface tranquille, avec le monde si agité où j'ai passé mes jours, m'avertit de renoncer aux ondes troublées de la terre, pour une source plus pure. Cette voile paisible qui m'entraîne, est comme une aile silencieuse qui m'arrache aux bruits et aux distractions de la vie. J'aimais autrefois le mugissement de l'Océan soulevé, mais tes doux murmures sont pour moi comme la tendre voix d'une sœur qui me reprocherait d'avoir trop aimé à être ému par de sombres et orageuses délices.

86. C'est l'heure de l'arrivée silencieuse de la nuit, et entre tes bords et les montagnes tout est déjà sombre, mêlé et confus; cependant on aperçoit encore distinctement les objets, excepté le noir Jura, dont les hauteurs se montrent comme d'effrayans précipices. En approchant plus près, une brise vivifiante souffle du rivage, et apporte les parfums de fleurs fraîchement écloses. On entend les gouttes d'eau qui tombent de la rame suspendue, ou les bruits du grillon qui chante ses adieux à la nuit.

87. C'est un joyeux insecte du soir, qui fait de sa vie une enfance, et chante pendant toute sa durée. Par intervalle, un oiseau fait entendre sa voix dans un bosquet, puis se tait aussitôt. Il semble qu'un léger murmure parcourt la colline. Mais c'est une illusion, car la rosée des étoiles distille silencieusement ses larmes d'amour, qui tombent d'elles-mêmes sans bruit, jusqu'à ce qu'elles aient imprégné le sein de la nature de l'esprit de leurs couleurs.

88. O étoiles! vous qui êtes la poésie du ciel! si nous essayons de lire dans vos pages brillantes le destin des hommes et des empires, – nous sommes pardonnables, dans nos aspirations à nous agrandir, de vouloir élever nos destinées au-dessus de leur sphère mortelle, pour nous unir plus étroitement à vous; car vous êtes une beauté et un mystère, et vous faites naître dans nous un tel amour et un tel respect, que la fortune, la gloire, la puissance et la vie ont pris elles-mêmes une étoile pour emblème.

89. Le ciel et la terre sont plongés dans le calme, mais non dans le sommeil; ils cessent de respirer comme lorsque nous sommes frappés par de trop vives émotions; et ils sont silencieux, comme lorsque nous sommes absorbés dans des pensées trop profondes. – Le ciel et la terre sont plongés dans le calme: depuis la haute armée des étoiles jusqu'au lac assoupi et aux montagnes qui l'environnent, tout est concentré dans une vie intense, où pas même un rayon lumineux, un souffle d'air, une feuille ne se trouvent perdus, mais où ils ont une part de l'existence et le sentiment de la création et de la conservation des mondes.

90. C'est alors que se réveille le sentiment de l'infini que nous éprouvons dans la solitude, où nous sommes le moins seuls. Ce sentiment pénètre et purifie tout notre être; il est un accord, l'ame et la source d'une mélodie qui nous révèle l'harmonie éternelle, et, comme la ceinture de la fabuleuse Cythérée, répand un charme de beauté sur tous les objets. Il désarmerait le spectre de la mort, si son arme fatale avait quelque chose de substantiel.

91. Ce n'était pas en vain que les premiers Persans choisirent les hauteurs et le sommet des montagnes dominatrices pour en faire leurs autels121, afin de pouvoir prier dans un temple sans murs et digne de celui en l'honneur de qui les monumens élevés par la main des hommes sont si chétifs! Viens, et compare ces colonnes et ces demeures d'idoles grecques ou gothiques avec ces temples majestueux de la nature, l'air, la terre et les mers; et tu cesseras de renfermer ta prière dans de si étroites demeures!

92. Le ciel a changé d'aspect! et quel changement! O nuit122! tempête et obscurité, vous êtes étonnamment puissantes! cependant vous êtes belles dans votre force; comme l'éclat de l'œil noir d'une femme! Dans le lointain, le tonnerre étincelant bondit de pic en pic, et fait retentir les crêtes fumantes des rochers, de ses lourds mugissemens! Ce n'est pas un nuage isolé qui lance la foudre, mais chaque montagne a trouvé une voix, et, à travers son voile ténébreux, le Jura répond aux bruyantes Alpes, qui semblent lui jeter d'orgueilleux défis.

93. Partout règne la sombre nuit: nuit des plus glorieuses! tu ne fus pas donnée au sommeil! Laisse-moi partager tes sauvages et imposantes délices, et faire partie de la tempête et de toi! Comme le lac, mer phosphorique, étincelle dans l'ombre! Comme la pluie tombe par torrens sur la terre! mais tout rentre dans une profonde nuit, – et soudain la voix retentissante des montagnes ébranle de nouveau les airs par de gigantesques transports, comme si elles se réjouissaient de la naissance d'un prochain tremblement de terre.

94. Voici l'endroit où le Rhône rapide s'ouvre un passage entre deux hauts rochers qui apparaissent comme deux amans que la haine a séparés, et entre lesquels il survient de si profonds abîmes qu'il leur devient impossible de se réunir désormais, quoique leurs cœurs soient brisés par cette funeste séparation. L'amour, qui a ainsi séparé leurs ames, et qui fut la vraie source de l'inimitié profonde par laquelle la fleur de leur jeunesse a été flétrie, s'est enfui loin d'eux; – mais il leur a laissé un siècle de tristes années; – et les chagrins d'une guerre intérieure.

95. C'est là, sur ces rochers traversés par le Rhône impétueux, qu'éclate la plus furieuse des tempêtes; car il en est une quantité qui mugissent dans le sombre espace. On les voit, comme dans une joûte, se lancer de main en main leurs traits de flamme. La plus brillante de la troupe dirige sur ces monts escarpés ses feux angulaires; comme si elle comprenait qu'aux lieux où la désolation a exercé ses ravages, ses flèches brûlantes peuvent impunément tout dévorer.

96. Cieux, montagnes, fleuve, vents, lac, éclairs! vous tous! nuit, orages, tonnerres! j'ai une ame pour vous comprendre!.. Le lointain roulement de vos voix expirantes est l'écho de ce qui veille toujours en moi. – Mais où est, ô tempêtes, le but de vos courses vagabondes? Ressemblez-vous à celles qui naissent dans le cœur de l'homme? ou trouvez-vous enfin, comme les aigles, quelque asile élevé?

97. Si je pouvais donner un corps à ce qu'il y a en moi de plus intime, – si je pouvais trouver une expression matérielle à mes pensées qui débordent, et jeter ainsi ame, cœur, intelligence, passions, sentimens de toutes sortes; tout ce que j'ai cherché, et tout ce que je cherche encore, tout ce que je souffre, tout ce que je sais, tout ce que j'éprouve sans mourir, – dans un seul mot, et ce mot serait-il la Foudre, je le prononcerais! Mais je vis et je meurs sans avoir été compris, avec une pensée sans voix, qui reste ensevelie dans mon sein, comme une épée dans le fourreau.

 

98. L'aurore a reparu à l'Orient, l'aurore humide de rosée, qui répand partout ses parfums, et fait éclore les fleurs. Son sourire chasse les nuages avec un aimable dédain, et verse la vie à pleines mains, comme si la terre ne renfermait aucune tombe. – Le jour la remplace: nous pouvons reprendre le cours de notre existence; et c'est ce que je fais encore sur tes rivages, beau Léman! Je puis trouver un aliment à la méditation, et ne pas te quitter sans m'être arrêté long-tems près de toi.

99. Clarens! aimable Clarens, berceau du profond amour! ton air est le souffle jeune et passionné de la pensée; tes arbres fructifient par l'amour; les neiges qui couronnent tes glaciers ont emprunté ses couleurs; et le soleil couchant les voit teintes de couleurs de rose123, où ses rayons se reposent tendrement. Les rochers, leurs crêtes éternelles parlent ici de l'amour qui chercha parmi eux un refuge contre les chocs du monde qui agitent l'ame et la remplissent de douces espérances, pour s'en moquer ensuite.

100. O Clarens! tes sentiers sont foulés par des pieds célestes, par les pas de l'immortel amour. Ici son trône a pour marche-pieds des montagnes, où ce dieu est une vie et une lumière vivifiante. – Il ne se montre pas seulement sur ces sommets majestueux, ni dans les grottes et les forêts: son œil étincelle sur la fleur, et son souffle l'agite; ce souffle si doux de l'été, dont le tendre pouvoir surpasse celui des tempêtes dans leurs momens de plus grande désolation.

101. Tous les objets sont ici pleins de sa puissance; depuis les noirs sapins qui sont son ombrage sur les hauteurs, et le mugissement profond des torrens auquel il prête une oreille attentive jusqu'aux vignes qui s'étendent vers le rivage, où les eaux inclinées le reçoivent avec respect, et l'adorent en baisant ses pieds avec de doux murmures. Les bosquets, les berceaux de verdure, de vieux arbres aux troncs blanchis, mais dont le feuillage est encore plein de sève et de vigueur, jeunes comme le plaisir, lui offrent partout où il s'égare une solitude populeuse:

102. Solitude peuplée d'abeilles et d'oiseaux, de formes les plus belles, et de couleurs les plus variées; qui le célèbrent par des chants plus doux que le langage des hommes. Êtres innocens, ils déploient leurs ailes joyeuses sans crainte, et avec toute la vivacité d'une vie de bonheur. Le bruit des sources jaillissantes, la chute des hautes cascades, le mouvement des branches agitées, le bouton des fleurs qui fait naître la pensée la plus délicieuse de la beauté, tout est confondu et semble réuni dans une grande fin par l'amour lui-même.

103. Celui qui n'a pas encore aimé pourrait apprendre ici la science de l'amour, et faire un esprit de son cœur; celui qui connaît ses tendres mystères aimera davantage, car c'est ici le sanctuaire de l'amour, où les vaines misères des hommes et les persécutions du monde l'ont forcé de chercher un asile; car il est dans sa nature de croître ou de mourir. Il ne peut subsister dans le calme, mais il décroît ou s'élève à un bonheur sans limites; qui peut, dans son éternité, le disputer aux félicités immortelles.

104. Ce n'était pas en vain que Rousseau choisit ce séjour pour le peupler de ses affections. Il reconnut que c'était celui que l'amour devait destiner aux êtres purifiés de l'imagination. C'était le lieu où l'amour délia pour la première fois la ceinture de sa Psyché, et celui qu'il avait consacré par un tendre souvenir. Solitude imposante, profonde, qui a une voix, des sens et des soupirs de tendresse. Ici le Rhône s'est préparé lui-même sa couche, et les Alpes se sont élevé un trône.

105. Lausanne! Ferney! vous avez été habités par des hommes qui ont rendu vos noms célèbres124! Ces mortels cherchèrent et trouvèrent, par de dangereux chemins, une renommée immortelle. Ils furent de gigantesques esprits dont le but redoutable était, comme les Titans, d'attaquer le ciel par des doutes hardis et des pensées audacieuses qui eussent appelé la foudre sur elles, si, en voyant les investigations impies des hommes, le ciel daignait faire plus que de sourire.

106. L'un était tout de feu et de mobilité, enfant le plus capricieux dans ses désirs, mais doué de l'esprit le plus vif et le plus varié; – gai, grave, sage ou hardi, – tout à la fois historien, poète et philosophe; il se multipliait au milieu des hommes, comme le Protée de leurs talens; mais le trait le plus caractéristique de son génie était le ridicule, qui, comme un vent impétueux, renversa tout ce qu'il atteignit, – tantôt pour terrasser la sottise, tantôt pour ébranler un trône.

107. L'autre, profond et calme, épuisant la pensée, et associant la sagesse à ses années studieuses, fit son asile de la méditation, s'enrichit de la science, et donna à ses armes offensives une forme plus sévère, sapant une croyance solennelle par un solennel mépris. Il fut maître passé dans l'art de l'ironie, et ses sarcasmes excitaient dans ses ennemis une colère qui naissait surtout de la peur; ils le condamnèrent aux feux de l'enfer, argument éloquent qui répond si bien à tous les doutes.

108. Cependant, que la paix soit avec leurs cendres, – car, s'ils l'ont méritée, ils subissent leur peine; ce n'est pas à nous à les juger, – encore moins à les condamner. L'heure viendra où de pareils mystères seront connus de tous. – L'espérance et la terreur sommeillent sur le même oreiller, – dans la poussière de la tombe, qui, nous en sommes sûrs, doit toujours rester poussière. Toutefois si, selon notre croyance, elle se ranime un jour, ce sera pour recevoir un pardon ou pour souffrir les peines qui seront méritées.

109. Mais qu'il me soit permis d'abandonner les œuvres de l'homme, pour contempler celles de son créateur répandues autour de moi, et de suspendre des chants que je nourris de mes rêveries, de crainte qu'ils ne semblent se prolonger sans fin. Les nuages qui planent au-dessus de moi se dirigent vers les blanches cimes des Alpes. Je veux les atteindre, et contempler tout ce qu'il me sera permis de découvrir, à mesure que je parviendrai à ces hautes régions, où la terre appelle à ses embrassemens les puissances de l'air.

110. Italie! ô Italie! à ton aspect, l'éclat des siècles passés vient frapper l'ame comme un éclair: depuis le jour où le fier Carthaginois fut sur le point de te conquérir, jusqu'à la dernière auréole de tes chefs et de tes sages qui illustrent tes immortelles annales, tu fus le trône et le tombeau d'empires; maintenant encore tu es la patrie où les esprits que tourmente la soif de la science vont se désaltérer à grands traits dans cette source éternelle qui coule de la colline impériale de Rome.

111. C'est ainsi que j'ai prolongé des chants continués sous de tristes auspices. – Sentir que nous ne sommes plus ce que nous avons été, et ce qu'il nous paraît que nous aurions dû être; – exciter le cœur contre lui-même, cacher à tous les yeux avec une fière prudence son amour ou sa haine, – ses passions ou ses sentimens, ses projets, ses chagrins ou ses contentemens; – être le tyran de sa propre pensée; c'est une rude tâche pour l'ame. – Pas de plaintes, – j'ai appris ces choses.

112. Quant à ces vers dont j'ai fait un chant, il se peut qu'ils soient une innocente ruse, – le coloris des scènes qui ont passé devant mes regards; et que j'aurais voulu saisir au passage, pour tromper un instant mon cœur ou celui des autres. La renommée est la soif de la jeunesse, – mais je ne suis pas si jeune pour regarder le sourire ou le dédain des hommes comme une perte ou une récompense glorieuse. J'ai toujours été, et je suis encore seul, – objet de souvenir ou d'oubli.

 

113. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé: je n'ai point mendié ses suffrages, ni plié un genou patient devant ses idoles, – je n'ai point forcé mes lèvres aux sourires, – ni fait grand bruit pour le culte d'un écho. Dans leur foule, je n'ai pas paru aux hommes un de leurs semblables. J'étais parmi eux, mais non l'un d'eux; enveloppé dans le voile de mes pensées, qui n'étaient pas leurs pensées, je serais encore tel, si je n'avais corrigé mon ame, qui s'est ainsi domptée elle-même.

114. Je n'ai pas aimé le monde, et le monde ne m'a pas aimé, – mais séparons-nous bons ennemis125. Je veux bien croire, malgré mon expérience contraire; qu'il peut y avoir des mots qui soient des choses, – des espérances qui ne soient pas décevantes; des vertus charitables qui ne tendent pas de piéges à la fragilité; je voudrais aussi croire que quelques cœurs compatissent sincèrement aux malheurs des autres126; que deux ou un sont au moins ce qu'ils semblent être, – que la bonté n'est pas simplement un mot, ni le bonheur un songe.

115. O ma fille! ce chant a commencé avec ton nom; – ô ma fille! c'est avec ton nom qu'il doit finir. – Je ne te vois point, – je ne t'entends point, – mais personne ne peut être aussi ravi en toi. Tu es l'amie vers laquelle s'étendent les ombres de mes années à venir. Quand même tu ne me reverrais jamais, ma voix se fera entendre dans tes visions futures, et pénétrera jusqu'à ton cœur, – lorsque le mien sera glacé. – Tu entendras même des accens sortir de la tombe de ton père.

116. Aider au développement de ta jeune intelligence, – épier l'aurore de tes joies d'enfant, – rester près de toi pour te voir grandir, et acquérir la connaissance d'objets qui, pour toi, sont des merveilles! – Te bercer légèrement sur mes genoux heureux, et imprimer sur ta douce joue un baiser de père, – ce bonheur, sans doute, ne m'était point réservé; cependant il était dans ma nature: – tel que je suis, je ne sais ce qui est en moi: il me semble pourtant qu'il y a quelque chose de semblable à ce délicieux sentiment.

117. Oui, quand même on t'apprendrait la haine comme un devoir; je sais que tu m'aimeras. Vainement mon nom te serait-il défendu, comme un mot de sinistre augure, – une espérance brisée: vainement la tombe se serait fermée entre nous, – rien ne serait changé; je sais que tu m'aimeras. Quand même on aurait le dessein d'extraire mon sang de tes veines, et que l'on y réussirait, – tout serait vain, – tu m'aimerais encore, car tu y tiendrais plus qu'à la vie.

118. Tu es l'enfant de l'amour, – quoique née dans des heures d'amertume et nourrie dans des angoisses. Ce furent là les élémens de la vie de ton père; – les tiens ne sont pas moins funestes que ceux qui ont présidé à ta naissance, – mais la flamme de ta vie sera plus tempérée, et tes espérances seront plus heureuses et plus hautes. Que les sommeils de ton berceau soient doux et paisibles! Du sein des mers que je vais parcourir, et du sommet des montagnes où j'erre maintenant, je voudrais appeler sur toi autant de bénédicitions que, dans ma douleur, il me semble que tu aurais pu en attirer sur moi!

Chant Quatrième

 
Visto ho Toscana, Lombardia, Romagna,
Quel monte che divide, e quel che serra
Italia, e un mare e l' altro, che la bagna.
 
(Ariosto, Satira III.)

1. J'étais dans Venise, sur le Pont des Soupirs127, un palais d'un côté et une prison de l'autre; j'en voyais les monumens s'élever du sein des vagues, comme par la baguette d'un enchanteur. Des milliers d'années étendent autour de moi leurs ailes sombres, et une gloire mourante sourit sur ces tems éloignés, où plus d'une contrée sujette admirait les monumens de marbre du lion ailé, lorsque Venise, assise dans sa gloire, avait placé son trône sur ses cent îles!

2. Elle semble une Cybèle maritime, sortie toute fraîche de l'Océan128, et se montrant avec sa tiare d'orgueilleuses tours, à une distance aérienne, pleine de majesté dans sa démarche, souveraine des eaux et de leurs puissances: et telle jadis fut Venise. – Ses filles avaient pour douaires les dépouilles des nations, et l'inépuisable Orient versait dans son sein, en pluies brillantes, son or et ses pierreries. Elle portait la robe de pourpre; les monarques assistaient à ses fêtes, et il leur semblait que leur puissance en était accrue.

3. Les échos de Venise ne répètent plus les vers du Tasse129, et le gondolier muet rame en silence. Ses palais s'écroulent sur le rivage, et la musique maintenant n'y frappe plus incessamment l'oreille. Ses jours de gloire sont passés, – mais cependant Venise est encore belle. Les empires tombent, les arts dégénèrent, – mais la nature ne meurt jamais; elle n'a pas oublié toutefois combien Venise jadis lui fut chère, ce séjour agréable de tous les plaisirs, le paradis de la terre, le masque de l'Italie!

4. Mais pour nous elle a un charme plus grand que son nom dans l'histoire, et son long cortége d'illustres ombres, dont les formes indécises planent tristement sur la puissance évanouie de la cité sans doge. C'est un trophée qui ne périra point avec le Rialto; Shylok, le Maure et Pierre ne peuvent être ni oubliés ni détruits par le tems. – Ce sont là les clefs de la voûte! Et quand tout serait renversé, le rivage solitaire serait bientôt repeuplé pour nous.

5. Les êtres de l'esprit ne sont point formés d'argile; essentiellement immortels, ils créent et multiplient dans nous une clarté plus pure et une existence plus aimée: ce que la destinée défend à notre vie stupide, dans cet état d'esclavage mortel où nous sommes; ces créations de notre esprit nous le procurent, et remplacent les objets que nous haïssons par des êtres de leur choix; en versant dans nos cœurs, dont les fleurs printanières se sont flétries, une existence plus fraîche qui en remplit la solitude.

6. Tel est le refuge de notre jeunesse et de notre âge mûr; la première, quand ses espérances ont été déçues; le second, quand il est tombé dans l'isolement. Cette sensibilité blessée se répand sur plus d'une page; et peut-être sur celle qui se remplit sous mes yeux. Cependant il est des objets dont la puissante réalité l'emporte sur nos chimériques rêveries; ils sont plus beaux en formes et en couleurs que notre ciel fantastique, et les étranges constellations que la muse est habile à disperser dans son idéal univers.

7. J'ai vu ou rêvé de pareils objets; – mais qu'ils soient oubliés. – Ils apparaissent comme la vérité et disparaissent comme des songes; et, quoi qu'ils aient été, – tels ils sont maintenant: je pourrais les remplacer si je le voulais. Mon esprit est encore plein de ces formes semblables à celles que j'ai cherchées long-tems, et que par momens j'ai trouvées. Qu'elles disparaissent pour toujours, – car la raison qui se réveille en moi les regarde comme de vaines et présomptueuses illusions: d'autres voix m'appellent, et d'autres scènes se découvrent à mes regards.

8. J'ai appris d'autres langues, – et, aux yeux des étrangers, je ne passe plus pour étranger. L'esprit qui sait être lui-même ne s'étonne d'aucun changement; et il ne lui est pas difficile de se faire ou de trouver une patrie avec, – hélas! ou sans le genre humain. Cependant je suis né où les hommes sont orgueilleux de naître, non sans cause; et si j'ai pu abandonner la patrie de l'homme sage et de l'homme libre, pour en chercher une autre au-delà des mers,

9. Peut-être je l'aimai, cette patrie; et si je laisse mes cendres sur une terre qui ne soit pas la mienne, mon ombre y retournera, si, délivrés du corps, nous pouvons nous choisir un asile. Je chéris l'espérance d'être nommé par ma postérité dans la langue de ma patrie; mais si c'est trop prétendre que de faire un tel vœu; – si ma renommée comme mon bonheur ne devait briller qu'un instant;

10. Si le noir oubli effaçait mon nom du temple où les morts sont honorés par les nations, – qu'il soit ainsi; – que les lauriers brillent sur un front plus digne! et que l'on grave sur ma tombe l'épitaphe du Spartiate:

LACÉDÉMONE EUT PLUS D'UN FILS MEILLEUR QUE LUI130.

Toutefois je ne cherche pas de sympathies; je n'en ai pas besoin; les épines que j'ai cueillies appartiennent à l'arbre que j'ai planté; elles m'ont déchiré – et fait couler le sang; j'ai dû savoir quels fruits naîtraient d'une telle semence.

11. L'Adriatique, veuve de ses enfans et de ses héros, pleure son époux: son mariage annuel ne se renouvelle plus aujourd'hui. Le Bucentaure abandonné dépérit sur la grève, ornement négligé de son triste veuvage! Saint Marc cependant voit encore son Lion au même lieu qu'il occupait autrefois131; mais c'est en dérision de son pouvoir flétri, sur cette place orgueilleuse où un empereur se montra en suppliant, où des rois exprimaient leur admiration et leur envie, lorsque Venise était une reine éclatante et riche d'une dot sans égale.

12. Où s'est humilié l'empereur de Souabe règne aujourd'hui l'empereur d'Autriche132; l'un triomphe avec orgueil où l'autre fléchit le genou; des royaumes deviennent des provinces, et des chaînes pèsent sur des cités souveraines. Les nations descendent du faîte élevé de la puissance, lorsqu'elles ont brillé quelque tems du soleil de la gloire, et sont précipitées dans l'abîme comme l'avalanche arrachée de la ceinture des monts. Oh! une heure du vieil aveugle Dandolo133, du chef octogénaire, du vainqueur de Byzance!

13. Des coursiers d'airain brillent encore devant Saint-Marc; leurs colliers dorés étincellent aux rayons du soleil; mais la menace de Doria n'est-elle pas accomplie134? Ces coursiers ne sont-ils pas bridés? – Venise, perdue et conquise, ayant vu finir ses treize siècles de liberté, disparaît, comme une herbe marine, dans les flots d'où elle était sortie! Il vaut mieux pour elle d'être engloutie sous les vagues, et de fuir, dans les abîmes même de la destruction, ses ennemis étrangers, dont sa soumission obtient un honteux repos.

14. Dans sa jeunesse, elle fut toute à la gloire – nouvelle Tyr, son proverbe le plus vulgaire dut son origine à une victoire; le Planteur du Lion135 Elle porta son étendard, ainsi nommé, à travers la flamme et le sang, sur la terre et la mer ses sujettes. Quoique faisant chaque jour des esclaves, elle-même restait libre, et servait de boulevard à l'Europe contre les Ottomans. J'en atteste la rivale de Troie, Candie! et vous, vagues immortelles, qui vîtes le combat de Lépante! car vous êtes des noms que les tems ni la tyrannie ne peuvent flétrir.

15. Statues de verre – brisées, – la longue file de ses doges morts est réduite en poussière. Mais le vaste et somptueux palais qui fut leur demeure rappelle encore leur splendeur passée. Leur sceptre brisé et leur épée dévorée par la rouille ont cédé à l'étranger. Tes palais déserts, tes rues infréquentées, des visages étrangers, te rappellent trop souvent, ô Venise, ceux qui t'ont donné des fers, et qui ont jeté un nuage de désolation sur tes murs enchantés136.

16. Quand les troupes athéniennes succombèrent à Syracuse, et que des milliers de soldats enchaînés subirent le joug de la guerre, ils ne durent leur délivrance qu'à la muse attique137; ses chants furent leur seule rançon sur cette terre étrangère. Voyez, à mesure qu'ils chantent l'hymne tragique, comme le char du vainqueur s'arrête! les rênes tombent de ses mains, – son oisif cimeterre s'échappe de sa ceinture; – il brise les chaînes des captifs, et les engage à remercier le poète de leur liberté et de ses chants.

17. Ainsi, Venise, quand tes prétentions ne seraient pas plus légitimes, quand tes grands exploits historiques seraient oubliés, tes souvenirs harmonieux du barde divin, ton amour pour le Tasse, auraient dû rompre les chaînes qui te lient à tes tyrans. Ta destinée est la honte des nations, – mais surtout de toi, ô Albion! la reine de l'Océan ne devrait pas abandonner les enfans de l'Océan; pense à ton sort sur le sort de Venise, en dépit de tes remparts maritimes.

18. J'aimai Venise dès ma jeunesse. – Elle était pour moi comme la ville enchantée du cœur, le séjour de la joie et des richesses, s'élevant telle que des jets d'eau du sein de la mer. L'art d'Ottwai, de Ratcliffe, de Schiller, de Shakspeare138, avait gravé dans moi son image; et, quoique je l'aie trouvée dans son état de désolation, elle m'est peut-être plus chère dans ses jours d'infortunes que si elle était encore l'orgueil, la merveille du monde.

19. Je puis la repeupler avec le passé; – elle a encore assez du présent pour exercer l'œil, la pensée et la méditation, et plus, peut-être, que je n'avais espéré ou attendu d'elle. Parmi les plus heureux momens qui ont été enveloppés dans le tissu de mon existence, il en est quelques-uns, ô Venise! qui ont emprunté de toi leurs brillantes couleurs. Il est des sentimens que le tems ne peut refroidir, et que la douleur ne peut ébranler, ou les miens seraient maintenant glacés et anéantis.

20. Mais, par leur propre nature, les sapins les plus élevés139 croissent sur les rochers les plus hauts et les moins abrités contre les orages; leurs racines s'attachent entre des pierres stériles où aucune couche de terre ne les fortifie contre les chocs furieux des tempêtes des Alpes. Cependant leurs troncs prennent de l'accroissement, et défient la mugissante tempête, jusqu'à ce que, par la hauteur et la grosseur qu'ils ont acquises, ils sont dignes des montagnes dont les blocs de granit ont nourri leur enfance, étendu leurs formes gigantesques. – L'ame peut s'élever de même au sein de ses orages.

21. Dans notre vie de misère, les profondes racines de la douleur s'attachent aux cœurs solitaires et désolés. Le chameau, chargé des plus pesans fardeaux, suit sa route sans se plaindre, et le loup expire en silence. – De tels exemples seraient-ils donc vains? Si ces animaux, êtres d'un naturel ignoble et sauvage, souffrent sans murmurer; nous, formés d'une argile plus noble, ne pourrions-nous pas supporter également notre destinée, – qui ne dure qu'un jour?

22. Toute douleur consume celui qui en est atteint, ou il la détruit lui-même; et, dans l'un et l'autre cas, elle cesse d'exister. – Quelques-uns, pleins d'espérance ou ranimés par elle, retournent aux lieux d'où ils sont venus, – avec des projets semblables, et recommencent la trame de leurs jours; d'autres, le corps penché vers la terre, et affectés des infirmités de la vieillesse, se sont flétris avant le tems, et périssent avec le roseau qui leur servait d'appui; d'autres se jettent dans la dévotion, cherchent le travail, la guerre, la vertu ou le crime, selon que leurs ames furent formées pour monter ou descendre.

23. Mais c'est en vain que l'on parvient à subjuguer la douleur; il en reste toujours quelque trace, comme le dard d'un scorpion, à peine aperçue, mais imprégnée d'une nouvelle amertume. Une cause légère peut faire retomber sur le cœur le poids dont il eût voulu se délivrer pour jamais; ce peut être un son, – un accord d'harmonie, – un soir d'été – ou de printems, – une fleur, – le vent, – l'Océan, qui rouvriront les blessures du cœur, en ébranlant la chaîne électrique qui nous enveloppe de ses invisibles anneaux.

24. Et comment, et pourquoi? nous l'ignorons, et nous ne pouvons suivre jusqu'au nuage qui le portait, ce tonnerre dont notre ame est frappée; mais nous en éprouvons les nouvelles atteintes, et nous ne pouvons effacer les noirs vestiges de son passage; vestiges qui, tout-à-coup, et lorsque nous y pensons le moins, nous arrachent de nos occupations familières, pour nous faire voir des spectres qu'aucun exorcisme ne peut conjurer: un cœur froid, – changé, – peut-être un ami mort, – ceux que nous avons pleurés, que nous avons aimés, que nous avons perdus, – trop nombreux peut-être! et cependant que ce nombre en est petit!

25. Mais mon ame s'égare; je la rappelle à moi pour méditer sur la décadence des choses de la terre; ruine elle-même au milieu des ruines, je recherche les traces des empires tombés et d'une grandeur évanouie, sur une terre qui fut la plus glorieuse dans son ancienne puissance, et qui est maintenant la plus belle, comme elle sera toujours la terre de prédilection de la nature, dans laquelle furent modelés par sa main céleste le héros et l'homme libre, l'homme beau et le brave, – les maîtres de la terre et des mers;

121On doit se rappeler que les plus belles et les plus touchantes doctrines du divin fondateur du christianisme ne furent point prêchées dans le temple, mais sur la montagne. Pour ne point agiter de questions religieuses, et pour ne parler que de l'éloquence humaine, les discours les plus majestueux, et qui ont produit le plus d'effet, ne furent point prononcés entre deux murailles. Démosthènes s'adressait aux assemblées publiques et populaires; Cicéron parlait dans le Forum. Que cette circonstance ait produit plus d'effet sur l'esprit des auditeurs et de l'orateur lui-même, on peut facilement le concevoir par la différence des émotions que nous savons avoir été produites alors dans ces places publiques, et de celles que nous éprouvons en lisant les discours de ces orateurs dans nos salles d'études. Il y a de la différence entre lire l'Iliade au cap Sigée, ou près des sources qui coulent au pied du mont Ida, ayant la plaine et les fleuves de l'Archipel autour de vous, et la lire à la chandelle dans une étroite bibliothèque; – je connais cette différence. Si les premiers et rapides progrès de ce que l'on appelle méthodisme devaient être attribués à quelqu'autre cause que l'enthousiasme excité par la foi véhémente et les doctrines de ses partisans (je ne prétends pas ici en discuter la vérité ou l'erreur), je lui donnerais pour cause la pratique de prêcher dans les champs, et les effusions inétudiées et soudaines de ses propagateurs. Les Musulmans, dont la dévotion erronée (au moins parmi le peuple) est très-sincère, et par conséquent impressive, sont accoutumés à réciter leurs oraisons et leurs prières prescrites, partout où ils se trouvent, à certaines heures; il arrive souvent que c'est en plein air qu'ils s'agenouillent sur une légère natte qu'ils portent toujours avec eux pour leur servir de couche ou de coussin, selon que les circonstances l'exigent. La cérémonie dure quelques minutes, pendant lesquelles ils sont totalement absorbés, et ne vivant que dans leur prière, sans que rien puisse les en distraire. La simple et complète sincérité de ces hommes, et l'esprit religieux dont ils étaient pénétrés, fit sur moi une plus grande impression qu'aucun culte en général rendu dans les lieux qui lui sont destinés. J'ai vu la plupart et les principaux de ceux qui sont pratiqués sous le soleil; comprenant nos propres sectes et les religions grecque, catholique, arménienne, luthérienne, juive et mahométane. La plupart des nègres, qui sont nombreux dans l'empire turc, sont idolâtres, et jouissent du libre exercice de leurs croyances et de leurs rites. À quelque distance de Patras, j'ai été témoin de quelques-unes de leurs cérémonies, et elles m'ont paru être tout-à-fait conformes à celles du paganisme, et fort peu agréables pour un spectateur.
122Les orages que j'ai voulu dépeindre dans ces vers eurent lieu le 13 juin 1816, à minuit. Au milieu des monts Acrocérauniens de la Chimère, j'en ai vu de plus terribles, mais non de plus beaux.
123«Ces montagnes sont si hautes, dit Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse, lettre XVII, page 4, note, qu'une demi-heure après le soleil couché leurs sommets sont encore éclairés de ses rayons, dont le rouge forme sur ces cimes blanches une belle couleur de rose qu'on aperçoit de fort loin.» Cela s'applique plus particulièrement aux hauteurs de la Meillerie. «J'allai à Vevay loger à la Clef, et pendant deux jours que j'y restai sans voir personne, je pris pour cette ville un amour qui m'a suivi pendant tous mes voyages, et qui m'y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirais volontiers à ceux qui ont du goût et qui sont sensibles: Allez à Vevay, visitez le pays; examinez les sites, promenez-vous sur le lac, et dites si la nature n'a pas fait ce beau pays pour une Julie, pour une Claire et pour un Saint-Preux, mais ne les y cherchez pas.» (Les Confessions, livre IV, page 306. Lyon, 1796.) En juillet 1816, je fis un voyage autour du lac de Genève; et autant que mes propres observations ont pu m'en faire juger dans une visite attentive et pleine d'intérêt de toutes les scènes les plus célébrées par Rousseau dans son Héloïse, je puis dire avec certitude qu'il n'y a point d'exagération dans ses tableaux. Il serait difficile de voir Clarens (avec les sites qui l'entourent, Vevay, Chillon, Bôveret, Saint-Gingo, la Meilleri, Erian, et l'embouchure du Rhône dans le lac) sans être involontairement frappé de la particulière disposition de ces lieux pour les personnes et les événemens avec lesquels ils ont été peuplés. Mais ce n'est pas tout; le sentiment que font naître les environs de Clarens et les rochers opposés de la Meillerie est d'un ordre plus élevé et plus étendu que la pure sympathie pour une passion individuelle: c'est un sentiment de l'existence de l'amour dans sa faculté la plus grande et la plus sublime, et de notre propre participation à ses bienfaits et à sa gloire: c'est le grand principe de l'univers qui y est plus condensé et non moins visible. Nous perdons avec lui notre individualité, en nous mêlant à la beauté du tout. Si Rousseau n'avait jamais écrit ni vécu, les mêmes associations d'idées n'en auraient pas moins appartenu à de tels lieux. Il a ajouté à l'intérêt de ses ouvrages en les adoptant. Il a montré son sens exquis de beauté en les choisissant parmi un grand nombre d'autres; mais ils ont fait pour lui ce qu'aucune créature humaine ne pourrait faire pour eux. J'ai eu le bonheur (ou le malheur, comme on voudra) de traverser le lac, depuis la Meillerie (où nous séjournâmes quelque tems), à Saint-Gingo, par un tems d'orage, qui ajoutait à la magnificence du spectacle, quoique occasionnellement accompagné de danger pour notre bateau, qui était petit et trop chargé. C'était précisément sur cette partie du lac où Rousseau fait passer le bateau de Saint-Preux et de Mme de Volmar pour retourner à la Meillerie se mettre à l'abri durant une tempête. En gagnant le rivage de Saint-Gingo, je trouvai que le vent avait été suffisamment violent pour abattre quelques vieux arbres chenus au bas des montagnes. Sur la hauteur opposée est une campagne appelée le château de Clarens. Les collines sont couvertes de vignes et entremêlées de quelques petits bois charmans. Un d'eux se nommait le Bosquet de Julie; et il est remarquable que, quoique coupé depuis long-tems par la brutale avarice des moines de Saint-Bernard (auxquels le terrain appartenait), et qu'il ait été enclos dans un vignoble, par les misérables salariés d'une exécrable superstition, les habitans de Clarens font encore remarquer l'endroit que le bosquet occupait, en l'appelant du nom qui les a rendus célèbres et qui leur survivra. Rousseau n'a pas été très-heureux pour la conservation des demeures locales qu'il avait données à des créations aériennes (airy nothings). Le prieur du grand Saint-Bernard a fait couper quelques-uns des bosquets consacrés par Rousseau, en échange de quelques tonneaux de vins, et Bonaparte a nivelé une partie des rochers de la Meillerie pour réparer la route du Simplon. Cette route est fort belle, mais je ne puis accéder tout-à-fait à la remarque que j'ai entendu faire, que la route vaut mieux que les souvenirs.
124Voltaire et Gibbon.
125Fair foes.
126La Rochefoucauld a dit: «Il y a toujours quelque chose dans les infortunes des meilleurs amis, qui ne déplait pas.» À JOHN HOBHOUSE, ESQ. A.M.F.R.S., etc., etc., etc. Mon cher Hobhouse, Après un intervalle de huit années entre la composition des premiers et du dernier chant de Childe Harold, la conclusion du poème va être soumise au public. En me séparant d'un si vieil ami, il n'est pas extraordinaire que je m'adresse à un autre plus ancien encore et plus cher; – à celui qui a vu naître et mourir le premier, et à qui je suis bien plus redevable pour les avantages sociaux et une amitié éclairée, que, sans être ingrat, je le suis, ou je pourrais l'être à Childe Harold, pour quelque faveur publique que ce poème peut attirer sur le poète; – à celui que j'ai eu l'avantage de connaître depuis long-tems, et avec qui j'ai fait de longs voyages; dont j'ai éprouvé toute la sollicitude dans ma maladie, et le plus vif intérêt dans mes chagrins; à celui que j'ai trouvé heureux de mon bonheur, et compatissant dans mon adversité; franc dans ses conseils, et confiant dans le péril; à un ami souvent éprouvé, et toujours trouvé fidèle; – à vous enfin. En agissant ainsi, je passe de la fiction à la vérité; et en vous dédiant, dans son état complet, ou au moins terminé, un poème qui est la plus longue, la plus fortement pensée et la plus variée de mes compositions, je désire me faire honneur en renouvelant mon intimité de plusieurs années avec un homme si distingué par ses talens, son savoir et les sentimens les plus nobles. Ce n'est pas à des ames comme les nôtres, qu'il convient de donner ou de recevoir des flatteries; cependant les éloges de la sincérité ont toujours été permis à la voix de l'amitié; et ce n'est ni pour vous, ni même pour les autres, mais pour soulager un cœur qui n'a jamais été tellement accoutumé à éprouver la bienveillance des hommes, qu'il puisse rester ferme contre l'infortune, que je tâche ainsi de rappeler vos bonnes qualités, ou plutôt les avantages que j'en ai tirés. La circonstance même de la date de cette lettre, qui est l'anniversaire du jour le plus malheureux de mon existence passée, mais qui n'empoisonnera pas mon avenir, tant que j'aurai le secours de votre amitié et de mes propres facultés, nous fera naître désormais un souvenir plus agréable à tous les deux, en nous rappelant ces témoignages de reconnaissance que j'essaie de vous rendre pour un si constant et si infatigable attachement, que peu d'hommes en ont éprouvé de semblable, et qu'aucun ne pourrait l'éprouver sans penser plus avantageusement de l'espèce humaine, et de sa propre personne. Notre sort a été de traverser ensemble, à différentes époques, les contrées de la chevalerie, de l'histoire et de la fable: – l'Espagne, la Grèce, l'Asie-Mineure et l'Italie; et ce qu'Athènes et Constantinople furent pour nous, il y a quelques années, Venise et Rome l'ont été plus récemment. Le poème aussi, ou le pélerin, ou tous les deux, m'ont accompagné de ces premières villes aux dernières; et peut-être est-ce une vanité excusable qui me porte à revenir avec complaisance sur une composition qui m'associe, en quelque sorte, aux lieux qui l'ont inspirée et aux objets que j'ai essayé de décrire; et quelque indigne qu'elle puisse être de ces magiques et mémorables contrées, quelque éloignée qu'elle puisse paraître de nos conceptions absentes, et de nos impressions immédiates; cependant, comme une marque de respect pour ce qui est vénérable, et de sympathie pour ce qui est glorieux, cette composition a été pour moi une source de jouissances, et je m'en sépare avec une espèce de regret. J'étais loin de supposer que les événemens eussent pu me laisser une pareille disposition pour des objets imaginaires. Quant à ce qui concerne la conduite du dernier chant, on y trouvera moins souvent encore le pélerin que dans aucun des chants qui précèdent; et il sera presque entièrement, si ce n'est tout-à-fait, séparé de l'auteur, parlant en son propre nom. Le fait est, que je me lassais de tirer une ligne de démarcation entre Harold et moi, que chacun semblait résolu à ne pas apercevoir; comme le Chinois du Citoyen du Monde, de Goldsmith, que personne ne voulait croire un Chinois; c'était en vain que je prétendais et imaginais avoir établi une distinction entre l'auteur et le pélerin. L'ardeur avec laquelle je prenais soin de conserver cette distinction, et mon désappointement de trouver ce soin inutile, avaient tellement nui à mes inspirations, dans la composition de ce poème, que je résolus d'abandonner cette contrainte; et c'est ce que j'ai fait. Les opinions que l'on s'est formées et que l'on pourra se former à ce sujet, sont aujourd'hui un objet d'indifférence. L'ouvrage doit être jugé par lui-même, et non par rapport à l'écrivain. L'auteur qui n'a d'autre ressource dans son esprit, que la réputation passagère ou permanente qui est née de ses premiers essais littéraires, mérite le sort des auteurs. Dans le cours du chant suivant, j'avais eu intention, soit dans le texte, soit dans les notes, d'effleurer l'état actuel de la littérature italienne, et peut-être des mœurs de ce peuple. Mais je trouvai bientôt que le texte, dans les limites que je m'étais proposé de lui donner, était à grand peine suffisant pour y faire entrer le labyrinthe des objets extérieurs et les réflexions qui les suivent; et quant aux notes, excepté un petit nombre des plus courtes, j'en suis redevable à vous-même, Hobhouse; et j'ai été obligé de les abréger, pour n'en donner que ce qui servait, de rigueur, à l'explication du texte. C'est aussi une tâche délicate et vraiment pénible que de disserter sur la littérature et les mœurs d'une nation si hétérogène. Elle exige une attention et une impartialité qui pourraient nous induire en erreur, ou du moins nous porter à différer notre jugement pour rendre nos informations plus exactes, quoique, peut-être, nous ne soyons pas des observateurs inattentifs et ignorans de la langue et des usages du peuple au milieu duquel nous avons récemment séjourné. L'esprit de parti littéraire, aussi bien que l'esprit de parti politique paraît être, ou avoir été si violent, qu'il est presque impossible à un étranger de rester impartial entre eux. Il me paraît suffisant, au moins pour mon objet, de citer un passage de cette belle langue: Mi pare che in un paese tutto poetico, che vanta la lingua la più nobile ed insieme la più dolce, tutte, tutte le vie diverse si possono tentare; e che sinche la patria di Alfieri e di Monti non ha perduto l' antico valore, in tutte essa dovrebbe essere la prima. L'Italie a encore de grands noms: Canova, Monti, Ugo Foscolo, Pindemonte, Visconti, Morelli, Cicognara, Albrizzi, Mezzofanti, Mai, Mustoxidi, Aglietti et Vacca, assurent à la génération actuelle une place honorable dans les branches des arts, des sciences et des belles-lettres; dans quelques-unes même, la plus haute. – L'Europe, – le monde – n'a qu'un Canova. Alfieri a dit quelque part dans ses ouvrages, que: La Pianta-Uomo nasce piu robusta in Italia che in qualunque altra terra, – e che gli stessi atroci delitti che vi si commettono ne sono una prova. Sans souscrire à la dernière partie de cette proposition, doctrine dangereuse, dont la vérité peut être contestée sur un meilleur terrain, on peut avancer que les Italiens ne sont pas plus féroces que leurs voisins. Qu'il doit être volontairement aveugle, ou d'une ignorance étourdie, celui qui n'est pas frappé par la capacité extraordinaire de ce peuple, ou, si ce mot pouvait se dire, par ses capabilités, par sa facilité d'acquérir des connaissances, sa rapidité de conception, l'ardeur de son génie, son sens exquis de la beauté, et parmi tous les désavantages de révolutions fréquentes, du ravage des batailles et du désespoir des siècles, sa passion, non encore éteinte, de l'immortalité, – l'immortalité de l'indépendance. Et quand nous-mêmes, en faisant le tour à cheval des remparts de Rome, nous entendîmes la simple lamentation du refrain des laboureurs: Roma! Roma! Roma! Roma non è più come era prima! il nous eût été difficile de ne pas remarquer le contraste de ce chant mélancolique avec les rugissemens des chants de triomphe, hurlés encore aujourd'hui dans les bacchanales des tavernes de Londres, sur le carnage du Mont-Saint-Jean, sur la trahison de Gênes, de l'Italie, de la France et du monde, par des hommes dont vous avez vous-même exposé la conduite dans un ouvrage digne des plus beaux jours de notre histoire. Pour moi, …Non moverò mai cordaOve la turba di sue ciance assorda. Il serait inutile, pour des Anglais, de rechercher ce que l'Italie a gagné par le dernier partage des nations, jusqu'à ce qu'il devienne certain que l'Angleterre a acquis quelque chose de plus qu'une armée permanente et la suspension de l'habeas corpus; c'est assez pour eux de penser à leurs propres affaires. Pour ce qu'ils ont fait dans leurs expéditions, et spécialement dans le midi (l'Espagne et le Portugal), «assurément ils en auront leur récompense, et à une époque peu éloignée.» En vous souhaitant, mon cher Hobhouse, un heureux et agréable retour dans cette contrée, dont le bien-être ne peut être plus cher à personne qu'à vous-même, je vous dédie ce poème dans son état complet, et je vous répète, encore une fois, combien je suis pour toujours, Votre obligé et affectionné ami, BYRON. Venise, 2 janvier 1818.
127La communication du palais ducal avec les prisons de Venise a lieu par un pont obscur, ou galerie couverte, élevée au-dessus de l'eau, et divisée, par un mur de pierre, en un passage et une cellule. Les prisons d'état, appelées pozzi, ou puits, étaient pratiquées dans les murs épais du bâtiment; quand le prisonnier en était arraché pour aller à la mort, il était conduit, par la galerie, au côté opposé, et étant parvenu dans l'autre compartiment, ou cellule, sur le pont, il y était étranglé. La porte basse par laquelle le prisonnier était introduit dans cette cellule est aujourd'hui murée; mais le passage est encore ouvert, et il est connu sous le nom de Pont des soupirs. Les puits sont sous le plancher de la chambre située au pied du pont. Ils furent primitivement au nombre de douze; mais à la première arrivée des Français, les Vénitiens se hâtèrent de fermer ou de démolir le plus profond de ces cachots. Cependant, vous pouvez encore y descendre par une trappe ménagée dans le plancher, et vous traîner à travers des trous, à moitié comblés de décombres, jusqu'à la profondeur de deux étages au-dessous du premier. Si vous avez besoin de quelque consolation pour l'extinction de la puissance patricienne, peut-être en trouverez-vous ici. À peine un rayon de lumière brille dans l'étroite galerie qui mène à la cellule, et les lieux de réclusion eux-mêmes sont totalement obscurs. Une petite ouverture, pratiquée dans le mur, laissait pénétrer l'air humide des passages, et servait pour introduire la nourriture des prisonniers; une planche de bois, élevée d'un pied au-dessus du sol, était tout leur ameublement. Les conducteurs vous disent qu'on ne leur accordait aucune lumière. Les cellules ont à peu près cinq pas de longueur, deux et demi en largeur, et sept pieds de hauteur; elles sont directement placées l'une sous l'autre, et la respiration est très-difficile dans les plus basses. Quand les républicains français descendirent dans ces hideux réduits, ils ne trouvèrent qu'un seul prisonnier, et l'on dit qu'il y était depuis seize années; mais les prisonniers qui avaient habité les autres cachots, y avaient laissé des traces de leur repentir ou de leur désespoir; traces qui sont encore visibles et qui doivent peut-être quelque chose à une récente supercherie. Quelques-uns des détenus paraissent avoir offensé le clergé, et d'autres avoir appartenu à ce corps sacré; non-seulement cela se suppose par leurs signatures, mais encore par les églises et les clochers qu'ils ont griffonnés sur les murs. Le lecteur ne peut être fâché de voir ici un spécimen des réflexions inspirées par une aussi terrible solitude. Voici trois de ces inscriptions copiées aussi exactement que possible avec le crayon: I. Non ti fidar ad alcuno, pensa e laci Se fuggir vuoi di spioni insidie e lacci. Il pentirti, pentirti nulla giova; Ma ben di valor tuo la vera prova. 1607 a dia genaro. Fui retento p' la bestiemma p' aver dato da manzar a un morto. Jacomo GRITTI scrisse. II. Un parlar poco etNegare pronto etUn pensar al fine puo dare la vitaA noi altri meschini. 1605. Ego John BAPTISTA ad ecclesiam Cortellarius. III. Di chi mi fido guardami DioDi chi non mi fido mi garderò io. Va. la Sta. Ch. Ka. Rna. Le copiste a conservé les solécismes sans les corriger; quelques-uns, cependant, ne sont pas volontaires, puisque les lettres étaient évidemment tracées dans l'obscurité. Il suffit de remarquer que Bestemmia et Mangiar, peuvent se lire dans la première inscription, qui fut probablement écrite par un prisonnier renfermé pour quelque action impie commise dans des funérailles; que Cortellarius est le nom d'une paroisse sur le continent opposé à Venise près de la mer; et que les dernières lettres initiales sont évidemment mises pour viva la santa chiesa katolica romana.
128Un ancien écrivain, peignant l'aspect de Venise, a fait usage de la figure que j'ai employée, et qui ne serait pas poétique si elle n'était vraie. Quò fit ut qui supernè urbem contempletur, turritam telluris imaginem medio oceano figuratam se putet inspicere. (Marci-Antonii Sabelli de Venetœ urbis situ narratio; edit. Taurin., 1527, lib. I, fol. 202.)
129Les chants bien connus des gondoliers, par stances alternées, de la Jérusalem du Tasse, ont expiré avec l'indépendance de Venise. Des éditions du poème, avec l'original sur une colonne, et les variantes vénitiennes sur l'autre, telles que les chantaient les gondoliers, étaient autrefois communes et se trouvent encore aujourd'hui. L'extrait suivant servira à montrer la différence qui existe entre l'épopée toscane et les Canta alla Barcariolla. ORIGINALCanto l' armi pietose, e 'l capitanoChe 'l gran sepolero liberò di Christo.Molto egli oprò col senno e colla mano;Molto soffri nel glorioso acquisto;E in van l' inferno a lui s'oppose, e in vanoS' armò d' Asia e di Libia il popol misto;Che il ciel gli diè favore, e sotto ai santiSegni ridusse i suoi compagni erranti.VÉNITIENL'arme pietose de cantar gho vogiaE de Goffredo la immortal braura,Che al fin l' ha libera co strassia, et dogiaDel nostro buon Gesù la sepoltura:De mezo mundo unito, e de quel BogiaMissier Pluton no l' ha bu mai paura.Dio l' ha aginta, e i compagni sparpagnaiTutti 'l gh' i ha messi insieme i di del dai. Cependant quelques-uns des plus anciens gondoliers commencent encore parfois et continuent une stance du barde qui leur était autrefois si familier. Le 7 janvier dernier, l'auteur de Childe Harold et un autre Anglais, celui qui a écrit cette notice. 233. M. Hobhouse., se promenèrent au Lido avec deux chanteurs, dont l'un était un charpentier et l'autre un gondolier. Le premier se plaça à la proue, et le second à la poupe du bateau. Peu de tems après avoir quitté le quai de la Piazzetta, ils commencèrent à chanter, et continuèrent leur exercice jusqu'à ce que nous fûmes arrivés à l'île. Ils nous donnèrent, entre autres essais de chant, la Mort de Clorinde, et le Palais d'Armide; ils ne chantèrent pas les vers vénitiens, mais les vers toscans. Le charpentier, cependant, qui était le plus habile des deux, et qui était souvent obligé d'aider son compagnon, nous dit qu'il pouvait traduire l'original. Il ajouta qu'il pourrait chanter près de trois cents stances; mais je n'ai pas la force (morbin fut le mot qu'il employa) d'en apprendre davantage, ou de chanter celles que je sais déjà; un homme doit avoir du tems de reste à sa disposition pour apprendre ou répéter; et, ajouta le pauvre charpentier, voyez mes habits et moi, je meurs de faim. Ces paroles nous touchèrent plus que son chant, que l'habitude seule peut rendre attrayant. Le récitatif était aigu, criard et monotone, et le second gondolier l'accompagnait de la voix, en tenant sa main sur un côté de sa bouche. Le charpentier mettait peu d'action dans son chant, et on voyait qu'il s'efforçait de se contenir; mais il était trop rempli de son sujet pour la comprimer entièrement. Nous apprîmes de ces hommes, que le chant n'était pas exclusivement réservé aux gondoliers, et qu'il y a un grand nombre d'individus de la basse classe du peuple qui sont familiarisés avec quelques stances; mais rarement, ou plutôt jamais, on ne les entend chanter volontairement. Il ne paraît pas que ce soit l'usage pour les gondoliers de ramer et de chanter en même tems. Quoique les vers de la Jérusalem ne soient plus guère entendus, on fait encore beaucoup de musique sur les canaux de Venise; et les jours de fête, les étrangers qui sont trop éloignés, ou qui ne sont pas assez familiarisés avec la langue pour distinguer les mots, peuvent s'imaginer que la plupart des gondoles résonnent encore des chants du Tasse. L'auteur de quelques remarques qui apparurent dans les Curiosités de la Littérature, m'excusera de lui emprunter deux citations; car, à l'exception de quelques phrases un peu trop ambitieuses et trop extravagantes, il a donné une description aussi exacte qu'agréable. «À Venise, les gondoliers savent par cœur de longs passages de l'Arioste et du Tasse, et ils les chantent souvent avec une mélodie particulière; mais ce talent paraît aujourd'hui se perdre. Au moins, après avoir pris beaucoup de peine, je ne pus trouver que deux personnes qui pussent me réciter, de cette manière, un passage du Tasse. Je dois ajouter que feu M. Berry me chanta une fois un de ces passages du Tasse, à la manière, m'assura-t-il, des gondoliers. «Ils sont toujours deux réunis pour chanter alternativement les strophes. Nous en connaissons accidentellement les airs par Rousseau, qui les a fait imprimer: ils n'ont pas proprement de mouvement harmonique; c'est une espèce de milieu entre le canto fermo et le canto figurato, qui se rapproche du premier par une déclamation de récitatif, et du dernier par des passages et des roulades qui prolongent et embellissent une syllabe. «J'entrai dans une gondole à minuit. Un chanteur se plaça sur le devant, et l'autre sur le derrière, et nous nous dirigeâmes vers San Giorgio. Un d'eux commença le chant; quand il eut fini sa strophe, l'autre continua le chant par la strophe suivante, et ainsi de suite alternativement. Pendant tout le chant, les mêmes notes revenaient invariablement; mais selon le sujet et la matière de la strophe, ils mettaient plus ou moins d'emphase, quelquefois sur une note, quelquefois sur une autre; et par là, ils changeaient même le ton de la strophe entière, comme l'objet du poème leur semblait l'exiger. «En toute cependant, les sons étaient rudes et déchirans pour l'oreille. Les gondoliers semblaient, à la manière des hommes grossiers et sauvages, faire consister l'excellence de leur chant dans la force de leur voix. L'un paraissait désireux de surpasser l'autre par la puissance de ses poumons; et bien loin de trouver du plaisir dans ce spectacle (placé comme j'étais dans le pavillon de la gondole), je me trouvais dans une désagréable situation. «Mon compagnon, à qui je communiquai mes impressions, désirant vivement rétablir l'honneur de ses compatriotes, m'assura que ces chants étaient très-harmonieux, entendus de loin. En conséquence, nous descendîmes sur le rivage, laissant un des chanteurs dans la gondole, tandis que l'autre se retira à la distance de quelques centaines de pas. Ils commencèrent alors à chanter alternativement, et je me mis à me promener de l'un à l'autre, en m'éloignant toujours de celui qui commençait sa partie. Je m'arrêtai aussi fréquemment pour les écouter tous deux. «Ici commença proprement, pour moi, le plaisir de cette scène. La déclamation forte, le son perçant du chant, arrivaient de loin à mon oreille, et appelaient toute mon attention; les transitions rapides, qui exigeaient nécessairement d'être chantées sur un ton plus bas, ressemblaient à des accens plaintifs succédant aux vociférations de l'émotion et de la peine. Le second chanteur, qui écoutait attentivement, recommençait aussitôt où l'autre avait cessé, en lui répondant par des notes plus douces et plus retentissantes, selon que l'exigeait le sens de la strophe. Les canaux plongés dans une espèce de sommeil, les bâtimens élevés, la splendeur de la lune, les ombres épaisses de quelques gondoles qui se mouvaient çà et là comme des esprits, accroissaient la particularité frappante de la scène; et au milieu de toutes ces circonstances, il était facile de proclamer le caractère de cette étonnante harmonie. «Cette harmonie convient parfaitement au marinier oisif et solitaire, étendu dans sa barque, sur un de ces canaux, attendant des passagers. L'ennui de cette situation est, en quelque sorte, allégé par les chants et histoires poétiques qu'il a dans sa mémoire. Il élève souvent, aussi haut qu'il peut, sa voix forte, qui s'étend à une vaste distance sur le tranquille miroir; et, tout étant calme autour de lui, il est comme dans une solitude, au milieu de cette ville grande et populeuse. Là, il n'y a point de roulemens de voitures, point de bruit de piétons; une gondole silencieuse glisse parfois près de lui, et le balancement des rames est à peine entendu. «À une certaine distance de lui, le gondolier en entend un autre, dont la voix lui est peut-être inconnue. La mélodie et les vers mettent aussitôt en rapport les deux étrangers. Il devient un écho qui répond à cette voix; et il s'efforce de se faire entendre comme il a entendu la voix éloignée. Par une convention tacite, ils alternent vers pour vers; et, quoique le chant se prolonge pendant toute la nuit, ils s'entretiennent ainsi sans fatigue; les auditeurs qui passent entre les deux, prennent part à cet amusement. «Cette exécution vocale plaît surtout à une grande distance; et alors elle a un charme inexprimable, comme si elle n'atteignait son but que saisie dans l'éloignement. Elle est plaintive, mais elle n'a rien de sombre dans ses intonations; et quelquefois il est impossible de retenir ses larmes. Mon compagnon, qui n'était pas autrement d'une organisation bien délicate, se prit à me dire tout-à-coup: «È singolare come quel canto intenerisce, e molto più quando lo cantano meglio.» «On m'a dit que les femmes de Libo. 234. L'auteur veut dire Lido, qui n'est pas une longue rangée d'îles, mais une seule et longue île: —littus, le rivage., longue rangée d'îles qui séparent l'Adriatique des Lagunes, particulièrement les femmes des districts éloignés de Malamocca et de Palestrina, chantent de cette manière les poèmes du Tasse, en donnant à leurs chants les mêmes modulations. «Elles ont l'habitude, lorsque leurs maris sont à la pêche en mer, de s'asseoir le long du rivage à l'arrivée de la nuit, et de crier (vociferare) ces chants jusqu'à ce que chacune d'elles puisse distinguer les réponses de son mari dans l'éloignement. 235. Curiosités de la Littérature, vol. 2, page 156, édit. 1807, et Appendix 29, à la vie du Tasse par Blake..» L'amour de la musique et de la poésie distingue toutes les classes des Vénitiens, même parmi les fils harmonieux de l'Italie. La ville, elle-même, peut fournir occasionnellement des auditoires assez nombreux pour deux ou trois salles d'opéra; et il y a peu d'événemens, dans la vie privée, qui ne fassent naître un sonnet imprimé et circulant dans les salons. Un médecin ou un avocat prend-il ses degrés, un abbé prèche-t-il son premier sermon, un chirurgien fait-il une opération, un arlequin annonce-t-il son départ ou sa représentation à bénéfice, recevez-vous des félicitations sur votre mariage, pour une naissance, ou pour le gain d'un procès? les Muses sont invoquées pour fournir le même nombre de syllabes; et les triomphes individuels brillent sur un papier d'une blancheur virginale, ou sur des placards coloriés en partie, collés à tous les carrefours de la capitale. La dernière révérence d'une favorite (prima donna) fait arriver une pluie de poétiques tributs de ces dernières et hautes régions, d'où, sur nos théâtres, on ne voit descendre ordinairement que des cupidons et des flocons de neige artificielle. Il y a une vraie poésie dans la vie d'un Vénitien; cette vie, dans sa course commune, est variée par ces surprises et ces changemens si recherchés dans la fiction, mais si différens de la sobre monotonie de l'existence septentrionale. Les amusemens sont érigés en devoirs; les devoirs sont changés en amusemens; et chaque objet, étant considéré comme faisant également partie de l'affaire de la vie, est annoncé et exécuté avec la même indifférence et la même gaîté assidue. La Gazette Vénitienne termine constamment ses colonnes par le triple avertissement qui suit: CHARADE… Exposition du très-saint Sacrement dans l'église de… THÉATRES. Saint-Moïse: —opéra. Saint-Benoît: —comédie de caractère. Saint-Luke: —relâche. Si on réfléchit à ce que les catholiques croient qu'est leur hostie consacrée, on pourra penser, peut-être, qu'elle mériterait une niche plus respectable que celle qui la place entre une charade et un opéra.
233M. Hobhouse.
234L'auteur veut dire Lido, qui n'est pas une longue rangée d'îles, mais une seule et longue île: —littus, le rivage.
235Curiosités de la Littérature, vol. 2, page 156, édit. 1807, et Appendix 29, à la vie du Tasse par Blake.
130Sparte eut plus d'un fils meilleur que lui. Réponse de la mère de Brasidas aux étrangers qui faisaient l'éloge de son fils.
131Le lion n'a rien perdu dans son voyage aux Invalides, que l'évangile qui supportait une de ses pattes, maintenant au même niveau que les autres. Les chevaux, aussi, sont venus reprendre la place mal choisie d'où ils avaient été arrachés; et ils sont, comme avant, à moitié cachés sous le porche de l'église Saint-Marc. Leur histoire, après de longues et infructueuses discussions, a été éclaircie d'une manière satisfaisante. Les décisions et les doutes d'Érizzo et de Zanetti, et récemment du comte Léopold Cicognara, leur donnaient une origine romaine, et une ancienneté qui ne remontait pas plus loin que le règne de Néron. Mais M. de Schlégel se présenta pour apprendre aux Vénitiens la valeur de leur propre trésor; et un Grec prouva définitivement les prétentions de ses compatriotes à cette noble production de l'art. 236. Sui quattro cavalli della Basilica di S. – Marco in Venezia. Lettera di' Andrea Mustoxidi Corcirese. Padova, per Bettoni e compagni, 1816.. M. Mustoxidi n'a pas été sans réplique; mais, cependant, il n'a pas reçu de réponse. Il paraîtrait que les chevaux sont irrévocablement de l'île de Chio, et qu'ils furent transportés à Constantinople par Théodose. La science lapidaire est un amusement favori des Italiens; elle a donné de la réputation à plus d'un littérateur. Un des plus beaux spécimens de la typographie de Bodoni, est un volume considérable d'inscriptions, toutes écrites par son ami Pacciaudi. Un grand nombre d'entre elles avaient été préparées pour le retour des chevaux. Il est à croire que la meilleure ne fut pas choisie quand les mots qui suivent furent rangés en lettres d'or au-dessus du porche de la cathédrale: Quatuor, equorum. signa. a. Venetis. Byzantio. capta. ad. temp. D. mar. a. s. MCCIV. posita. quæ. hostilis. cupiditas. a. MDCCCIII. abstulerat. Franc. I. imp. pacis. orbi. datæ. trophæum. a. MDCCCXV. victor, reduxit. Je ne dirai rien du latin; mais il doit être permis de faire observer que l'injustice des Vénitiens, en enlevant ces chevaux de Constantinople, fut au moins égale à celle des Français, en les transportant à Paris; et qu'il eût été plus prudent d'éviter toutes allusions à l'une et l'autre spoliation. Un prince apostolique se serait peut-être opposé à ce que l'on plaçât, sur la principale entrée d'une église métropolitaine, une inscription ayant rapport à d'autres triomphes qu'à ceux de la religion. Rien moins que la pacification du monde ne pourrait excuser un pareil solécisme.
236Sui quattro cavalli della Basilica di S. – Marco in Venezia. Lettera di' Andrea Mustoxidi Corcirese. Padova, per Bettoni e compagni, 1816.
132Après beaucoup de vains efforts, de la part des Italiens; pour secouer le joug de Frédéric Barberousse, et les tentatives infructueuses de cet empereur, pour se rendre maître absolu de toute l'étendue de ses dominations cisalpines, les luttes sanglantes de vingt-quatre ans furent heureusement terminées dans la ville de Venise. Les articles du traité furent préalablement arrêtés entre le pape Alexandre III et Barberousse; et le premier, ayant reçu un sauf-conduit, était déjà arrivé à Venise, de Ferrare, avec les ambassadeurs du roi de Sicile et les consuls de la ligue lombarde. Cependant, il était resté plusieurs points à décider; et pendant plusieurs jours la paix fut crue impraticable. Dans cette conjoncture, on apprit tout-à-coup que l'empereur était arrivé à Chioza, ville située à quinze milles de la capitale. Les Vénitiens se levèrent tumultueusement, et insistèrent pour qu'on l'amenât immédiatement à la ville. Les Lombards prirent l'alarme, et se retirèrent du côté de Trévise. Le pape, lui-même, craignit quelque désastre, si Frédéric marchait tout-à-coup contre lui; mais il fut rassuré par la prudence et l'adresse du doge Sébastien Ziani. Plusieurs ambassades eurent lieu entre Chioza et Venise; jusqu'à ce qu'à la fin l'empereur, se relâchant de quelques-unes de ses prétentions, déposa sa férocité de lion, et prit la douceur de l'agneau. 237. Quibus auditis, imperator, operante eo, qui corda principum sicut vult et quando vult humiliter inclinat, leoninâ feritate depositâ, ovinam mansuetudinem induit. Romualdi Salernitani Chronicon. Apud script. Rer. ital., tome VII, page 229.. Le samedi 23 juillet de l'année 1177, six galères vénitiennes transportèrent Frédéric, en grande pompe, de Chioza à l'île du Lido, éloignée d'un mille de Venise. Le lendemain matin, le pape, accompagné des ambassadeurs siciliens, et des envoyés de la Lombardie qu'il avait appelés de plusieurs contrées, au milieu d'un grand concours de peuple, se rendit, en procession, du palais patriarchal à l'église Saint-Marc, et releva solennellement l'empereur et ses partisans de l'excommunication prononcée contre eux. Le chancelier de l'empire, de la part de son maître, renonça aux anti-papes et à leurs schismatiques adhérens. Le doge, avec une suite nombreuse composée de membres du clergé et de laïques, se rendit immédiatement à bord des galères, pour accompagner, avec toute sa pompe, l'empereur Frédéric, du Lido à Venise. Celui-ci descendit de sa galère au quai de la Piazzetta. Le doge, le patriarche, les évêques et le clergé, ainsi que le peuple de Venise, avec leurs croix et leurs bannières, marchèrent solennellement en procession devant lui pour se rendre à l'église Saint-Marc. Alexandre était assis devant le vestibule de la basilique, environné de ses évêques et de ses cardinaux, du patriarche d'Aquilée, des archevêques et des évêques de la Lombardie, tous en grande pompe, et revêtus de leurs ornemens pontificaux. Frédéric s'approcha, conduit par l'esprit saint, et révérant le Tout-Puissant dans la personne d'Alexandre, déposant sa dignité impériale et se dépouillant de son manteau, il se prosterna, la face contre terre, aux pieds du pape. Alexandre, les larmes aux yeux, le releva avec bonté, l'embrassa, lui donna sa bénédiction; et aussitôt les Allemands du cortége chantèrent à haute voix: «Nous te louons, ô Dieu!» Alors l'Empereur prenant le Pape par la main droite, le conduisit à l'église, et ayant reçu sa bénédiction, il retourna au palais ducal. 238. Romualdi Salernitani Chronicon, tome VII, page 231.. La cérémonie d'humiliation fut répétée le jour suivant. Le pape, lui-même, à la demande de Frédéric, dit une messe à l'église Saint-Marc. L'empereur se dépouilla de nouveau de son manteau impérial; et prenant un cierge à la main, officia comme un lévite, marchant en tête des laïques, et précédant le pontife à l'autel. Alexandre, après avoir récité l'évangile, fit un sermon au peuple. L'empereur se tint près de la chaire, dans l'attitude d'un homme qui écoute avec attention; et le pontife, touché de cette marque de déférence, car il savait que Frédéric ne comprenait pas un mot de ce qu'il disait, ordonna au patriarche d'Aquilée de traduire en allemand son discours latin. Le credo fut ensuite chanté. Frédéric fit son offrande, baisa les pieds du pape, et comme la foule était grande, il le conduisit par la main jusqu'à son cheval blanc: il tint l'étrier; et il aurait conduit le cheval par les rênes jusqu'au rivage, si le pape ne l'eût remercié par politesse, et ne l'eût renvoyé avec bonté en lui donnant sa bénédiction. Tel est, en substance, le récit laissé par l'archevêque de Salerne, qui fut présent à la cérémonie, et dont l'histoire est confirmée par les relations postérieures. Il ne mériterait pas d'être rapporté si minutieusement, s'il ne montrait le triomphe de la liberté aussi bien que celui de la superstition. Les états de la Lombardie durent à cet événement la confirmation de leurs priviléges; et Alexandre eut raison de remercier le Tout-Puissant qui avait rendu fort un infirme, un vieillard désarmé, pour subjuguer un terrible et puissant monarque. 239. Voyez Romuald de Salerne, cité ci-dessus. Dans un second sermon que prêcha le pape Alexandre, le premier jour du mois d'août, devant l'empereur, il compara Frédéric à l'enfant prodigue, et lui-même au père qui pardonne à son fils..
133Le lecteur se souviendra de l'exclamation de ce montagnard: Oh! pour une heure de Dundy! Lorsque Henri Dandolo fut élu doge, en 1192, il était âgé de quatre-vingt-cinq ans. Quand il commandait les Vénitiens, à la prise de Constantinople, il était âgé, par conséquent, de quatre-vingt-dix-sept ans. À cet âge, il se rendit maître du quart et demi de l'empire entier de la Romanie. 240. Gibbon a omis la diphthongue importante æ; et il a écrit Romani, au lieu de Romaniæ. Décadence et Chute, etc., ch. 41, note 9. Mais le titre acquis par Dandolo se trouve ainsi dans la chronique de son homonyme, le doge André Dandolo. Ducali titulo addidit: «Quartæ partis et dimidiæ totius imperii Romaniæ.» And. Dandolo, Chronicon, cap. 3, pars 37, ap. script. Rer. ital., tome XII, page 331. Et le nom de Romaniæ est conservé dans les actes subséquens des doges. De là, les possessions continentales de l'empire grec en Europe furent généralement connues sous le nom de Romania, et cette appellation est encore remarquée sur les cartes de la Turquie comme appliquée à la Thrace., car c'est ainsi que l'on appelait l'empire romain, compris dans le titre et dans les domaines du doge de Venise. Les trois huitièmes de cet empire furent conservés dans les diplômes, jusqu'à ce que Giovanni Dolfino, qui fit usage de la dénomination ci-dessus dans l'année 1357. 241. Voyez la continuation de la chronique de Dandolo, ibid., page 498. Gibbon ne paraît pas y comprendre Dolfino, en suivant Sanudo, qui dit: «Il qual titolo si usò fin al doge Giovanni Dolfino.» Voyez Vite dei Duchi di Venezia, apud script. Rer. ital., tome XXII, 530-641., parvint à la dignité ducale. Dandolo conduisit le siége de Constantinople en personne. Deux navires, le Paradis et le Pélerin, furent attachés l'un à l'autre, et un pont-levis, ou une échelle de siége, descendait de la hauteur des vergues jusqu'aux remparts. Le doge fut un des premiers qui se précipitèrent dans la ville. Alors fut accomplie, disent les Vénitiens; la prophétie de la Sibylle d'Érythrée: «Un traité d'union, entre des forts, sera fait sur les vagues de l'Adriatique, sous la conduite d'un chef aveugle; ils assiégeront un bouc, – ils profaneront Byzance, – ils dépouilleront les édifices, – ils en partageront le butin; un nouveau bouc bêlera jusqu'à ce qu'ils aient mesuré et parcouru une étendue de cinquante-quatre pieds neuf pouces et demi. 242. «Fiet potentium in aquis adriaticis congregatio, cæco præduce, hircum ambigent, Byzantium prophanabunt, ædificia denigrabunt, spolia dispergentur, hircus novus balabit usque dum LIV pedes et IX pollices, et semis præmensurati discurrant.» Chronicon, ibid., pars XXXIV..» Dandolo mourut le premier jour de juin 1205, ayant régné treize ans, six mois et cinq jours; et il fut enseveli dans l'église Sainte-Sophie, à Constantinople. Il paraîtra étrange que le nom du traître apothicaire qui reçut l'épée du doge, et anéantit l'ancien gouvernement en 1796-7, fût Dandolo.
237Quibus auditis, imperator, operante eo, qui corda principum sicut vult et quando vult humiliter inclinat, leoninâ feritate depositâ, ovinam mansuetudinem induit. Romualdi Salernitani Chronicon. Apud script. Rer. ital., tome VII, page 229.
238Romualdi Salernitani Chronicon, tome VII, page 231.
239Voyez Romuald de Salerne, cité ci-dessus. Dans un second sermon que prêcha le pape Alexandre, le premier jour du mois d'août, devant l'empereur, il compara Frédéric à l'enfant prodigue, et lui-même au père qui pardonne à son fils.
240Gibbon a omis la diphthongue importante æ; et il a écrit Romani, au lieu de Romaniæ. Décadence et Chute, etc., ch. 41, note 9. Mais le titre acquis par Dandolo se trouve ainsi dans la chronique de son homonyme, le doge André Dandolo. Ducali titulo addidit: «Quartæ partis et dimidiæ totius imperii Romaniæ.» And. Dandolo, Chronicon, cap. 3, pars 37, ap. script. Rer. ital., tome XII, page 331. Et le nom de Romaniæ est conservé dans les actes subséquens des doges. De là, les possessions continentales de l'empire grec en Europe furent généralement connues sous le nom de Romania, et cette appellation est encore remarquée sur les cartes de la Turquie comme appliquée à la Thrace.
241Voyez la continuation de la chronique de Dandolo, ibid., page 498. Gibbon ne paraît pas y comprendre Dolfino, en suivant Sanudo, qui dit: «Il qual titolo si usò fin al doge Giovanni Dolfino.» Voyez Vite dei Duchi di Venezia, apud script. Rer. ital., tome XXII, 530-641.
242«Fiet potentium in aquis adriaticis congregatio, cæco præduce, hircum ambigent, Byzantium prophanabunt, ædificia denigrabunt, spolia dispergentur, hircus novus balabit usque dum LIV pedes et IX pollices, et semis præmensurati discurrant.» Chronicon, ibid., pars XXXIV.
134Après la perte de la bataille de Pola, et la prise de Chioza, le 16 août 1379, par les flottes réunies des Génois et de François de Carrara, seigneur de Padoue, les Vénitiens furent réduits au dernier désespoir. Une ambassade fut envoyée aux vainqueurs avec une feuille de papier blanc, pour les prier d'imposer quelles conditions ils voudraient, et de laisser à Venise seulement son indépendance. Le prince de Padoue était porté à écouter les propositions; mais les Génois qui, après la victoire de Pola, s'étaient écriés: À Venise! à Venise! et vive Saint-Georges! étaient déterminés à anéantir leurs rivaux; et Pierre Doria, leur commandant en chef, fit cette réponse aux supplians: «Sur la foi de Dieu, gentilshommes de Venise, vous n'aurez point de paix du seigneur de Padoue, ni de notre commune de Gênes, jusqu'à ce que nous ayons donné un mors à vos chevaux non-bridés qui sont sous le porche de votre évangéliste Saint-Marc. Quand nous les aurons bridés, vous aurez la paix: c'est là notre plaisir et celui de notre commune. Pour ces Génois, mes frères, que vous avez amenés avec vous pour nous les rendre, je ne veux pas les recevoir; remmenez-les, car, dans peu de jours, j'irai, moi-même, les délivrer de prison, ainsi que tous les autres. 243. «Alla fe di Dio, signori Veneziani, non havrete mai pace dal Signore di Padova, nè dal nostro commune di Genova, se pri mieramente non mettemo le briglie a quelli vostri cavalli sfrenati, che sono su la Reza del vostro evangelista S. – Marco. Infrenati che gli havremo, vi faremo stare in buona pace. E questa è la intenzione nostra, et del nostro commune. Questi misi fratelli Genovesi che avete menati con voi per donarci, non li voglio; rimanetegli in dietro, perche io intendo da qui a pochi giorni venirgli a riscuoter, dalle vostre prigioni, e loro e gli altri.».» Dans le fait, les Génois avancèrent jusqu'à Malamocco, à cinq milles de la capitale; mais leur propre danger et l'orgueil de leurs ennemis donnèrent du courage aux Vénitiens, qui firent de prodigieux efforts et de grands sacrifices individuels, soigneusement rapportés par leurs historiens. Victor Pisani fut placé à la tête de trente-quatre galères. Les Génois furent repoussés de Malamocco, et se retirèrent à Chioza, en octobre. Mais ils menacèrent de nouveau Venise, qui fut réduite à l'extrémité. Dans ces circonstances, 1er janvier 1380, arriva Carlo Zeno qui avait été en croisière sur les côtes de Gênes avec quatorze galères. Alors les Vénitiens furent assez forts pour assiéger les Génois. Doria fut tué le 22 janvier par un boulet de pierre du poids de cent quatre-vingt-quinze livres, lancé par une bombarde nommée la Trévisane. Alors Chioza fut étroitement bloquée. Cinq mille auxiliaires, parmi lesquels se trouvaient quelques Condottieri anglais, commandés par un capitaine nommé Ceccho, joignirent les Vénitiens. Les Génois à leur tour sollicitèrent des conditions; mais aucune ne fut accordée, jusqu'à la fin: ils se rendirent à discrétion; et le 24 juin 1380, le doge Contarini fit son entrée triomphale dans Chioza. Quatre mille prisonniers, dix-neuf galères, plusieurs petits navires et des barques, avec toutes leurs armes et leurs munitions, tombèrent dans les mains des vainqueurs qui, sans la réponse inexorable de Doria, auraient tristement réduit leur domination à la ville de Venise. Le détail de ces transactions se trouve dans un ouvrage intitulé: la guerre de Chioza, écrit par Daniel Chinazzo, qui était à Venise à cette époque. 244. Chronica della guerra di Chioza, etc., script. Rer. ital., tome XV, page 699 à 804..
243«Alla fe di Dio, signori Veneziani, non havrete mai pace dal Signore di Padova, nè dal nostro commune di Genova, se pri mieramente non mettemo le briglie a quelli vostri cavalli sfrenati, che sono su la Reza del vostro evangelista S. – Marco. Infrenati che gli havremo, vi faremo stare in buona pace. E questa è la intenzione nostra, et del nostro commune. Questi misi fratelli Genovesi che avete menati con voi per donarci, non li voglio; rimanetegli in dietro, perche io intendo da qui a pochi giorni venirgli a riscuoter, dalle vostre prigioni, e loro e gli altri.»
244Chronica della guerra di Chioza, etc., script. Rer. ital., tome XV, page 699 à 804.
135«Plante le Lion.» – C'est-à-dire le lion de Saint-Marc, étendard de la république, qui est l'origine du mot Pantalon—pianta-leone, Pantaléon – pantalon.
136La population de Venise, à la fin du dix-septième siècle, s'élevait à près de deux cent mille ames. Au dernier recensement, fait il y a deux ans, elle ne s'élevait à guère plus de cent trois mille, et elle diminue de jour en jour. Le commerce et les emplois du gouvernement, qui étaient la source inépuisable de la grandeur vénitienne, ont disparu.. 245. «Nonnullorum è nobilitate immensæ sunt opes, adeo ut vix æstimari possint: id quod tribus e rebus oritur, parcimonia, commercio, atque iis emolumentis, quæ e repub. percipiunt, quæ hanc ob causam diuturna fore creditur.» Voyez De Principatibus Italiæ Tractatus, édit. 1631. Beaucoup de maisons patriciennes sont désertes, et elles disparaîtraient graduellement, si le gouvernement, alarmé par la démolition de soixante et douze d'entre elles, pendant ces dernières années, n'eût défendu expressément cette triste ressource de la pauvreté. Beaucoup de débris de la noblesse vénitienne sont maintenant dispersés et confondus avec les juifs les plus riches sur les bords de la Brenta, dont les palais sont tombés, ou tombent journellement en ruines. On connaît encore le nom de gentil-uomo veneto, et voilà tout. Cette noblesse n'est plus que l'ombre d'elle-même, mais elle est encore polie et aimable. On peut sûrement lui pardonner si elle regrette sa puissance, quels qu'aient été les vices de la république, et quoique le terme naturel de son existence soit regardé par les étrangers comme étant arrivé à son dernier période; un seul sentiment doit être attendu des Vénitiens. À aucune époque les sujets de la république ne furent si unanimes dans leurs résolutions de se rallier autour de l'étendard de Saint-Marc, comme lorsqu'il fut déployé dans ses derniers tems, et que la lâcheté et la trahison d'un petit nombre de patriciens qui recommandaient une neutralité fatale, furent bornées aux personnes des traîtres eux-mêmes. La génération actuelle ne peut penser à regretter la perte de ses anciennes formes aristocratiques, et son gouvernement trop despotique; elle ne pense qu'à son indépendance évanouie. Les Vénitiens se désolent à ce souvenir, qui leur fait suspendre pour un moment leur gaie bonne humeur. On peut dire, en se servant des paroles de l'Écriture: que Venise meurt tous les jours; et sa décadence est si générale et si visible qu'elle attriste même l'étranger, inaccoutumé à voir une nation tout entière expirant comme si elle était devant ses yeux. Une création si artificielle, ayant perdu le principe qui lui avait donné la vie et qui soutenait son existence, devait tomber pièces par pièces et s'évanouir plus promptement qu'elle ne s'était élevée. L'horreur de l'esclavage qui entraîna les Vénitiens sur les mers, les a forcés, depuis leur malheur, à chercher une autre patrie, où ils se trouvent au moins confondus dans la foule d'êtres dépendans; et ils ne présentent pas le spectacle humiliant d'une nation entière chargée de chaînes récentes. Leur vivacité, leur affabilité, et cette heureuse indifférence, que peut seule donner la constitution du tempérament, car la philosophie y aspire en vain, n'ont point succombé sous les événemens. Mais beaucoup de particularités de costumes et de manières se sont perdues par degrés, et les nobles, avec cet orgueil commun à tous les Italiens qui ont été maîtres, n'ont pas pensé à parer leur insuffisance. Cette splendeur qui était une preuve et une partie de leur pouvoir, ils n'ont pas voulu la dégrader sous les chaînes de leur servitude. Ils se sont retirés des palais qu'ils occupaient sous les yeux de leurs concitoyens; leur continuation d'y séjourner aurait été une marque d'adhésion et une insulte à ceux qui ont souffert pour les malheurs communs. Ceux-là qui sont restés dans la capitale dégradée peuvent être plutôt regardés comme fréquentant les lieux de leur puissance évanouie que vivant parmi eux. La pensée: qui opprime et qui est opprimé? fera naître difficilement un commentaire dans l'esprit de celui qui est nationalement l'ami et l'allié du vainqueur. On peut cependant accorder qu'à ceux qui désirent recouvrer leur indépendance, quelques-uns de leurs maîtres doivent être un objet de haine, et on peut prédire avec certitude que cette aversion sans profit ne cessera pas avant que Venise ait disparu sous le limon de ses canaux comblés.
245«Nonnullorum è nobilitate immensæ sunt opes, adeo ut vix æstimari possint: id quod tribus e rebus oritur, parcimonia, commercio, atque iis emolumentis, quæ e repub. percipiunt, quæ hanc ob causam diuturna fore creditur.» Voyez De Principatibus Italiæ Tractatus, édit. 1631.
137L'histoire est racontée dans la vie de Nicias par Plutarque.
138Venise sauvée, les Mystères d'Udolphe, l'Ombre du Devin, l'Arménien, le Marchand de Venise, Othello.
139Tannen, est le pluriel de tanne, espèce de sapin particulier aux Alpes, qui ne croît seulement que sur des rochers, où se trouve à peine assez de terre pour alimenter ses racines. Il s'élève dans ces lieux à une plus grande hauteur qu'aucun autre arbre de montagne.