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André

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X

Henriette, en quittant Geneviève, était allée, pour calmer son petit ressentiment, écouter un sermon du vicaire. Ce vicaire avait beaucoup de réputation dans le pays, et passait pour un jeune Bourdaloue, quoique le moindre vieux curé de hameau prêchât beaucoup plus sensément dans son langage rustique. Mais, heureusement pour sa gloire, le vicaire de L… avait fait divorce avec le naturel et la simplicité. Son accent théâtral, son débit ronflant, ses comparaisons ampoulées, et surtout la sûreté de sa mémoire, lui avaient valu un succès incontesté, non-seulement parmi les dévotes, mais encore parmi les femmes érudites de l'endroit. Quant aux auditeurs des basses classes, ils ne comprenaient absolument rien à son éloquence, mais ils admiraient sur la foi d'autrui.

Ce jour-là le prédicateur, faute de sujet, prêcha sur la charité. Ce n'était pas un bon jour, il y avait peu de beau monde. Il y eut peu de métaphores, et l'amplification fut négligée; le sermon fut donc un peu plus intelligible que de coutume, et Henriette saisit quelques lieux communs qui furent débités d'ailleurs avec aplomb, d'une voix sonore, et sans le moindre lapsus linguae. On sait qu'en province le lapsus linguae est l'écueil des orateurs, et qu'il leur importe peu de manquer absolument d'idées, pourvu que les mots abondent toujours et se succèdent sans hésitation.

Henriette fut donc émue et entraînée, d'autant plus que le sujet du sermon s'appliquait précisément à la situation de son coeur. Ce coeur n'avait rien de méchant, et donnait de continuels démentis à un caractère arrogant et jaloux. La pensée de Geneviève malheureuse et méconnue le remplit de regrets et de remords. Le sermon terminé, Henriette résolut d'aller trouver son amie, et de réparer, autant qu'il serait en elle, le chagrin que ses consolations, moitié affectueuses, moitié amères, avaient dû lui causer.

Elle prit à peine le temps de souper et courut chez la jeune fleuriste. Elle frappa, on ne lui répondit pas. La clef avait été retirée; elle crut que Geneviève était sortie; mais au moment de s'en aller une autre idée lui vint: elle pensa que Geneviève était enfermée avec son amant, et elle regarda à travers la serrure.

Mais elle ne vit qu'une chandelle qui achevait de se consumer dans l'âtre de la cheminée, et le profond silence qui régnait dans l'appartement lui fit pressentir la réalité. Elle poussa donc la porte avec une force un peu mâle, et la serrure, faible et usée, céda bientôt. Elle trouva Geneviève assez malade pour avoir à peine la force de lui répondre; et tandis qu'elle se rendormait avec l'apathie que donne la fièvre, la bonne couturière se hâta d'aller chercher les couvertures de son propre lit pour l'envelopper. Ensuite elle alluma du feu, fit bouillir des herbes, acheta du sucre avec l'argent gagné dans sa journée, et, s'installant auprès de son amie, lui prépara des tisanes de sa composition, auxquelles elle attribuait un pouvoir infaillible.

La nuit était tout à fait venue, et le coucou de la maison sonnait neuf heures, lorsque Henriette entendit ouvrir la première porte de l'appartement de Geneviève. La pénétration naturelle à son sexe lui fit deviner la personne qui s'approchait, et elle courut à sa rencontre dans la grande salle vide qui servait d'antichambre à l'atelier de la fleuriste.

Le lecteur n'est sans doute pas moins pénétrant qu'Henriette, et comprend fort bien qu'André, n'ayant pas vu Geneviève de la journée, et rôdant depuis deux heures sous sa fenêtre sans qu'elle s'en aperçut, ne pouvait se décider à retourner chez lui sans avoir au moins échangé un mot avec elle. Quoique l'heure fût indue pour se présenter chez une grisette sage, il monta, et il s'approchait presque aussi tremblant que le jour où il avait frappé pour la première fois à sa porte.

Il fut contrarié de rencontrer Henriette; mais il espéra qu'elle se retirerait, et il la saluait en silence, lorsqu'elle le prit presque au collet, et, l'entraînant au bout de la chambre, «Il faut que je vous parle, monsieur André, dit-elle vivement; asseyons-nous.»

André céda tout interdit, et Henriette parla ainsi:

«D'abord il faut vous dire que Geneviève est malade, bien malade.»

André devint pâle comme la mort.

«Oh! cependant ne soyez pas effrayé, reprit Henriette, je suis là; j'aurai soin d'elle; je ne la quitterai pas d'une minute; elle ne manquera de rien.

– Je le crois, ma chère demoiselle, dit André, éperdu; mais ne pourrais-je savoir… quelle est donc sa maladie? depuis quand?.. Je vais…

– Non pas, non pas, dit Henriette en le retenant; elle dort dans ce moment-ci, et vous ne la verrez pas avant de m'avoir entendue. Ce sont des choses d'importance que j'ai à vous dire, monsieur André, il faut y faire attention.

– Au nom du ciel! parlez, mademoiselle, s'écria André.

– Eh bien! reprit Henriette d'un ton solennel, il faut que vous sachiez que Geneviève est perdue.

– Perdue! juste ciel elle se meurt!..

André s'était levé brusquement, il retomba anéanti sur sa chaise.

«Non, non, vous vous trompez, dit Henriette en le secouant, elle ne se meurt pas; c'est sa réputation qui est morte, monsieur, et c'est vous qui l'avez tuée!

– Mademoiselle, dit André vivement, que voulez-vous dire? Est-ce une méchante plaisanterie?

– Non, monsieur, répondit Henriette en prenant son air majestueux; je ne plaisante pas. Vous faites la cour à Geneviève, et elle vous écoute. Ne dites pas non; tout le monde le sait, et Geneviève en est convenue avec moi aujourd'hui.

André, confondu, garda le silence.

«Eh bien! reprit Henriette avec chaleur, croyez-vous ne pas faire tort à une fille en venant tous les jours chez elle, en lui donnant des rendez-vous dans les prés? Vous draguez jour et nuit autour de sa maison, soit pour entrer, soit pour vous donner l'air d'être reçu à toutes les heures.

– Qui a dit cette impertinence? s'écria André; qui a inventé cette fausseté?

– C'est moi qui ai dit cette impertinence, répondit Henriette intrépidement, et je n'invente aucune fausseté. Je vous ai vu vingt fois traverser le jardin d'en face, et je sais que tous les jours vous passez deux ou trois heures dans la chambre de Geneviève.

– Eh bien! que vous importe? s'écria André, chez qui la timidité était souvent vaincue par une humeur irritable. De quel droit vous mêlez-vous de ce qui se passe entre Geneviève et moi? Êtes-vous la mère ou la tutrice de l'un de nous?

– Non, dit Henriette en élevant la voix; mais je suis l'amie de Geneviève, et je vous parle en son nom.

– En son nom? dit André, effrayé de l'emportement qu'il venait de montrer.

– Et au nom de son honneur, qui est perdu, je vous dis.

– Et vous avez tort d'oser le dire, repartit André en colère, car c'est un mensonge infâme.

Henriette, en colère à son tour, frappa du pied.

«Comment! s'écria-t-elle, vous avez le front de dire que vous ne lui faites pas la cour, quand cette pauvre enfant est diffamée et montrée au doigt dans toute la ville, quand les demoiselles de la première société refusent de dîner sur l'herbe avec elle et lui tournent le dos dès qu'elle ouvre la bouche; quand tous les garçons crient qu'il faut l'insulter en public, qu'elle le mérite pour avoir trompé tout le monde et pour avoir méprisé ses égaux!

– Qu'ils y viennent! s'écria André transporté de colère.

– Ils y viendront, et vous aurez beau monter la garde et en assommer une douzaine, Geneviève l'aura entendu, tout le monde autour d'elle l'aura répété; la blessure sera sans remède: elle aura reçu le coup de la mort.

– Mon Dieu! mon Dieu! s'écria André en joignant les mains, que je suis malheureux! Quoi! Geneviève est désolée à ce point! sa vie est en danger peut-être, et j'en suis la cause!

– Vous devez en avoir du regret, dit Henriette.

– Ah! si tout mon sang pouvait racheter sa vie! si le sacrifice de toutes mes espérances pouvait assurer son repos!..

– Eh bien! eh bien! dit Henriette d'un air profondément ému, si cela est vrai, de quoi vous affligez-vous? qu'y a-t-il de désespéré?

– Mais que faire? dit André avec angoisse.

– Comment! vous le demandez? Aimez-vous Geneviève?

– Peut-on en douter? Je l'aime plus que ma vie!

– Êtes-vous un homme d'honneur?

– Pourquoi cette question, mademoiselle?

– Parce que si vous aimiez Geneviève, et si vous étiez un honnête homme, vous l'épouseriez.

André, éperdu, fit une grande exclamation et regarda Henriette d'un air effaré.

«Eh bien! s'écria-t-elle, voilà votre réponse? C'est celle de tous les hommes. Monstres que vous êtes! que Dieu vous confonde!

– Ma réponse! dit André lui prenant la main avec force; ai-je répondu? puis-je répondre? Geneviève consentirait-elle jamais à m'épouser?

– Comment! dit Henriette avec un éclat de rire, si elle consentirait! une fille dans sa position, et qui sans cela serait forcée de quitter le pays!

– Oh! non, jamais, si cela dépend de moi! s'écria André, éperdu de terreur et de joie. L'épouser, moi! elle consentirait à m'épouser!

– Ah! vous êtes un bon enfant, s'écria Henriette se jetant à son cou, transportée de joie et d'orgueil en voyant le succès de son entreprise. Ah ça! mon bon monsieur André, votre père donnera-t-il son consentement?

André pâlit et recula d'épouvante au seul nom de son père. Il resta silencieux et atterré jusqu'à ce qu'Henriette renouvela sa question; alors il répondit non d'un air sombre, et ils se regardèrent tous deux avec consternation, ne trouvant plus un mot à dire pour se rassurer mutuellement.

Enfin Henriette, ayant réfléchi, lui demanda quel âge il avait. «Vingt-cinq ans, répondit-il.

– Eh bien! vous êtes majeur; vous pouvez vous passer de son consentement.

– Vous avez raison, dit-il, enchanté de cet expédient, je m'en passerai; j'épouserai Geneviève, sans qu'il le sache.

 

– Oh! dit Henriette en secouant la tête, il faut pourtant bien qu'il vous donne le moyen de payer vos habits de noces… Mais, j'y pense, n'avez-vous pas l'héritage de votre mère?

– Sans doute, répondit-il, frappé d'admiration; j'ai droit à soixante mille francs.

– Diable! s'écria Henriette, c'est une fortune. O ma bonne Geneviève! ô mon cher André! comme vous allez être heureux! et comme je serai contente d'avoir arrangé votre mariage.

– Excellente fille! s'écria André à son tour, sans vous je ne me serais jamais avisé de tout cela et je n'aurais jamais osé espérer un pareil sort. Mais êtes-vous sûre que Geneviève ne refusera pas?

– Que vous êtes fou! Est-ce possible, quand elle est malade de chagrin? Ah! cette nouvelle-là va lui rendre la vie!

– Je crois rêver, dit André en baisant les mains d'Henriette; oh je ne pouvais pas me le persuader; j'aurais trop craint de me tromper. Et pourtant elle m'écoutait avec tant de bonté! elle prenait ses leçons avec tant d'ardeur! O Geneviève! que ton silence et le calme de tes grands yeux m'ont donné de craintes et d'espérances! Fou et malheureux que j'étais! je n'osais pas me jeter à ses pieds et lui demander son coeur: le croiriez-vous, Henriette? depuis un an je meurs d'amour pour elle, et je ne savais pas encore si j'étais aimé! C'est vous qui me l'apprenez, bonne Henriette! Ah! dites-le-moi, dites-le-moi encore!

– Belle question! dit Henriette en riant; après qu'une fille a sacrifié sa réputation à monsieur, il demande si on l'aime! Vous êtes trop modeste, ma foi! et à la place de Geneviève… car vous êtes tout à fait gentil avec votre air tendre… Mais chut!.. la voilà qui s'éveille… Attendez-moi là.

– Eh! pourquoi n'irais-je pas avec vous? je suis un peu médecin, moi; je saurai ce qu'elle a; car je suis horriblement inquiet…

– Ma foi! écoutez, dit Henriette, j'ai envie de vous laisser ensemble: elle n'a pas d'autre mal que le chagrin; quand vous lui aurez dit que vous voulez l'épouser, elle sera guérie. Je crois que cette parole-là vaudra mieux que toutes mes tisanes… Allez, allez, dépêchez-vous de la rassurer… Je m'en vais… je reviendrai savoir le résultat de la conversation.

– Oh! pour Dieu, ne me laissez pas ainsi, dit André effrayé; je n'oserai jamais me présenter devant elle maintenant et lui dire ce qui m'amène, si vous ne l'avertissez pas un peu.

– Comme vous êtes timide! dit Henriette étonnée: vraiment voilà des amoureux bien avancés, et c'est bien la peine de dire tant de mal de vous deux! Les pauvres enfants! Allons, je vais toujours voir comment va la malade.

Henriette entra dans la chambre de son amie; André resta seul dans l'obscurité, le coeur bondissant de trouble et de joie.

XI

La maladie de Geneviève n'était pas sérieuse; une irritation momentanée lui avait causé un assez violent accès de fièvre, mais déjà son sang était calmé, sa tête libre, et il ne lui restait de cette crise qu'une grande fatigue et un peu de faiblesse dans la mémoire.

Elle s'étonna de voir Henriette la soulever dans ses bras, l'accabler de questions et lui présenter son infaillible tisane. Sa surprise augmenta lorsque Henriette, toujours disposée à l'amplification, lui parla de sa maladie, du danger qu'elle avait couru. «Eh! mon Dieu, dit la jeune fille, depuis quand donc suis-je ainsi?

– Depuis trois heures au moins, répondit Henriette.

– Ah! oui! reprit Geneviève en souriant; mais rassure-toi, je ne suis pas encore perdue; j'ai la tête un peu lourde, l'estomac un peu faible, et voilà tout. Je crois que si je pouvais avoir un bouillon, je serais tout à fait sauvée.

– J'ai un bouillon tout prêt sur le feu; le voici, dit Henriette en s'empressant autour du lit de Geneviève avec la satisfaction d'une personne contente d'elle-même. Mais j'ai quelque chose de mieux que cela; c'est une grande nouvelle à t'annoncer.

– Ah! merci, ma chère enfant, donne-moi ce bouillon, mais garde ta grande nouvelle, j'en ai assez pour aujourd'hui: tout ce qui peut se passer dans cette jolie ville m'est indifférent; je ne veux que tes soins et ton amitié. Pas de nouvelle, je t'en prie.

– Tu es ingrate, Geneviève; si tu savais de quoi il s'agit!.. Mais je ne veux pas te désobéir, puisque tu me défends de parler. Je suppose aussi que tu aimeras mieux entendre cela de sa bouche que de la mienne.

– De sa bouche? dit Geneviève en levant vers elle sa jolie tête pâle coiffée d'un bonnet de mousseline blanche; de qui parles-tu? est-tu folle ce soir? C'est toi qui as la fièvre, ma chère fille.

– Oh! tu fais semblant de ne pas me comprendre, répondit Henriette; cependant, quand je parle de lui, tu sais bien que ce n'est pas d'un autre. Allons, apprends la vérité: il attend que tu veuilles le recevoir; il est là.

– Comment, il est là! Qui est là, chez moi, à cette heure-ci?

– M. André de Morand; est-ce que tu as oublié son nom pendant ta maladie?

– Henriette, Henriette! dit tristement Geneviève, je ne vous comprends pas; vous êtes en même temps bonne et méchante: pourquoi cherchez-vous à me tourmenter? Vous me trompez; M. de Morand ne vient jamais chez moi le soir, il n'est pas ici.

– Il est ici, dans la chambre à côté. Je te le jure sur l'honneur, Geneviève.

– En ce cas, dis-lui, je t'en prie, que je suis malade et que j'aurai le plaisir de le voir un autre jour.

– Oh! cela est impossible; il a quelque chose de trop important à te dire; il faut qu'il te parle tout de suite, et tu en seras bien aise. Je vais le faire entrer.

– Non, Henriette. Je ne le veux pas. Ne voyez-vous pas que je suis couchée, et trouvez-vous qu'il soit convenable à une fille de recevoir ainsi la visite d'un homme? Il est impossible que M. de Morand ait quelque chose de si pressé à me dire.

– Cela est certain pourtant. Si tu le renvoies, il en sera désespéré, et toi-même tu t'en repentiras.

– Cette journée est un rêve, dit Geneviève d'un ton mélancolique, et je dois me résigner à tomber de surprise en surprise. Reste près de moi, Henriette; je vais m'habiller et recevoir M. de Morand.

– Tu es trop faible pour te lever, ma chère: quand on est malade, on peut bien causer en bonnet de nuit avec son futur mari; vas-tu faire la prude?

– Je consens à passer pour une prude, dit Geneviève avec fermeté; mais je veux me lever.

En peu d'instants elle fut habillée et passa dans son atelier. Henriette la fit asseoir sur le seul fauteuil qui décorât ce modeste appartement, l'enveloppa de son propre manteau, lui mit un tabouret sous les pieds, l'embrassa et appela André.

Geneviève ne comprenait rien à ses manières étranges et à ses affectations de solennité. Elle fut encore plus surprise lorsque André entra d'un air timide et irrésolu, la regarda tendrement sans rien dire, et, poussé par Henriette, finit par tomber à genoux devant elle.

«Qu'est-ce donc? dit Geneviève embarrassée; de quoi me demandez-vous pardon, monsieur le marquis? Vous n'avez aucun tort envers moi.

– Je suis le plus coupable des hommes, répondit André en tâchant de prendre sa main qu'elle retira doucement, et le plus malheureux, ajouta-t-il, si vous me refusez la permission de réparer mes crimes.

– Quels crimes avez-vous commis? dit Geneviève avec une douceur un peu froide. Henriette, je crains bien que vous n'ayez fait ici quelque folie et importuné M. de Morand des ridicules histoires de ce matin; s'il en est ainsi…

– N'accusez pas Henriette, interrompit André: c'est notre meilleure amie; elle m'a averti de ce que j'aurais dû prévoir et empêcher; elle m'a appris les calomnies dont vous étiez l'objet, grâce à mon imprudence; elle m'a dit le chagrin auquel vous étiez livrée.

– Elle a menti, dit Geneviève avec un rire forcé; je n'ai aucun chagrin, monsieur André, et je ne pense pas que dans tout ceci il y ait le moindre sujet d'affliction pour vous et pour moi.

– Ne l'écoutez pas, dit Henriette; voilà comme elle est, orgueilleuse au point de mourir de chagrin plutôt que d'en convenir! Au reste, je vois que c'est ma présence qui la rend si froide avec vous; je m'en vais faire un tour, je reviendrai dans une heure, et j'espère qu'elle sera plus gentille avec moi. Au revoir, Geneviève la princesse. Tu es une méchante; tu méconnais tes amis.

Elle sortit en faisant des signes d'intelligence à André. Geneviève fut choquée de son départ autant que de ses discours; mais elle pensa qu'il y aurait de l'affectation à la retenir, puisque tous les jours elle recevait André tête à tête.

Quand ils furent seuls ensemble, André se sentit fort embarrassé. L'air étonné de Geneviève n'encourageait guère la déclaration qu'il avait à lui faire; enfin, il rassembla tout son courage, et lui offrit son coeur, son nom et sa petite fortune en réparation du tort immense qu'il lui avait fait par ses assiduités.

Geneviève fut moins étonnée qu'elle ne l'eût été la veille, d'une semblable ouverture: le caquet d'Henriette l'avait préparée à tout. Elle n'entendit pas sans plaisir les offres du jeune marquis. Elle avait conçu pour lui une affection véritable, une haute estime; et quoiqu'elle n'eût jamais désiré lui inspirer un sentiment plus vif, elle était flattée d'une résolution qui annonçait un attachement sérieux. Mais elle pensa bientôt qu'André cédait à un excès de délicatesse dont il pourrait avoir à se repentir. Elle lui répondit donc, avec calme et sincérité, qu'elle ne se croyait pas assez peu de chose pour que son honneur fût à la disposition des sots et des bavards, que leurs propos ne l'atteignaient point, et qu'il n'avait pas plus à réparer sa conduite qu'elle à rougir de la sienne.

«Je le sais, lui répondit-il, mais souvenez-vous de ce que vous m'avez dit un jour. Vous êtes sans famille, sans protection; les méchants peuvent vous nuire et rendre votre position insoutenable. Vous aviez raison, mademoiselle; vous voyez qu'on vous menace; j'aurai beau me multiplier pour vous défendre, l'insulte n'en arrivera pas moins jusqu'à vous. Il suffit d'un mot pour que mon bras vous soit une égide et réduise vos ennemis au silence. Ce mot fera en même temps le bonheur de ma vie; si ce n'est par amitié pour moi, dites-le au moins par intérêt pour vous-même.

– Non, monsieur André, répondit doucement Geneviève en lui laissant prendre sa main, ce mot ne ferait pas le bonheur de votre vie; au contraire, il vous rendrait peut-être éternellement malheureux. Je suis pauvre, sans naissance; malgré vos soins, j'ai encore bien peu d'éducation: je vous serais trop inférieure, et comme je suis orgueilleuse, je vous ferais peut-être souffrir beaucoup. D'ailleurs votre famille ferait sans doute des difficultés pour me recevoir, et je ne pourrais me résoudre à supporter ses dédains.

– O froide et cruelle Geneviève! s'écria André, vous ne pourriez rien supporter pour moi, quand moi je traverserais l'univers pour contenter un de vos caprices, pour vous donner une fleur ou un oiseau. Ah! vous ne m'aimez pas!

– Pourquoi me dites-vous cela? répondit Geneviève; avez-vous bien besoin de mon amitié?

– Coeur de glace! s'écria André; vous m'avez parlé avec tant de confiance et de bonté, nous avons passé ensemble de si douces heures d'étude et d'épanchement, et vous n'aviez pas même de l'amitié pour moi!

– Vous savez bien le contraire, André, lui répondit Geneviève d'un ton ferme et franc en lui tendant sa main qu'il couvrit de baisers; mais ne pouvez-vous croire à mon amitié sans m'épouser? Si l'un de nous doit quelque chose à l'autre, c'est moi qui vous dois une vive reconnaissance pour vos leçons.

– Eh bien! s'écria André, acquittez-vous avec moi et soyez généreuse! acquittez-vous au centuple, soyez ma femme…

– C'est un prix bien sérieux, répondit-elle en souriant, pour des leçons de botanique et de géographie? Je ne savais pas qu'en apprenant ces belles choses-là je m'engageais au mariage…

– Nous nous y engagions l'un et l'autre aux yeux du monde, dit-André: nous ne l'avions pas prévu; mais puisqu'on nous le rappelle, cédons, vous par raison, moi par amour.

Il prononça ce dernier mot si bas que Geneviève l'entendit à peine..

«Je crains, lui dit-elle, que vous ne preniez un mouvement de loyauté romanesque pour un sentiment plus fort. Si nous étions du même rang, vous et moi, si notre mariage était une chose facile et avantageuse à tous deux, je vous dirais que je vous aime assez pour y consentir sans peine. Mais ce mariage sera traversé par mille obstacles: il causera du scandale ou au moins de l'étonnement; votre père s'y opposera peut-être, et je ne vois pas quelle raison assez forte nous avons l'un et l'autre pour braver tout cela. Une grande passion nous en donnerait la force et la volonté; mais il n'y a rien de tout cela entre nous, nous n'avons pas d'amour l'un pour l'autre.

 

– Juste ciel! que dit-elle donc? s'écria André au désespoir. Elle ne m'aime pas, et elle ne sait pas seulement que je l'aime!

– Pourquoi pleurez-vous? lui dit Geneviève avec amitié. Je vous afflige donc beaucoup? ce n'est pas mon intention.

– Et ce n'est pas votre faute non plus, Geneviève. Je suis malheureux de n'avoir pas senti plus tôt que vous ne m'aimiez pas; je croyais que vous compreniez mon amour et que vous aviez quelque pitié, puisque vous ne me repoussiez pas.

– Est-ce un reproche, André? Hélas! je ne le mérite pas. Il aurait fallu être vaine pour croire à votre amour: vous ne m'en avez jamais parlé.

– Est-ce possible? Je ne vous ai jamais dit, jamais fait comprendre que je ne vivais que pour vous, que je n'avais que vous au monde?

– Ce que vous dites est singulier, dit Geneviève après un instant d'émotion et de silence. Pourquoi m'aimez-vous tant? comment ai-je pu le mériter? qu'ai-je fait pour vous?

– Vous m'avez fait vivre, répondit André; ne m'en demandez pas davantage. Mon coeur sait pourquoi il vous aime, mais ma bouche ne saurait pas vous l'expliquer; et puis vous ne me comprendriez pas. Si vous m'aimiez, vous ne demanderiez pas pourquoi je vous aime; vous le sauriez comme moi, sans pouvoir le dire.

Geneviève garda encore un instant le silence; ensuite elle lui dit:

«Il faut que je sois franche. Je vous l'avoue: dans les premiers jours vous étiez si ému en entrant ici, et vous paraissiez si affligé quand je vous priais de cesser vos visites, que je me suis presque imaginé une ou deux fois que vous étiez amoureux; cela me faisait une espèce de chagrin et de peur. Les amours que je connais m'ont toujours paru si malheureux et si coupables que je craignais d'inspirer une passion trop frivole ou trop sérieuse. J'ai voulu vous fuir et me défendre de vos leçons; mais l'envie d'apprendre a été plus forte que moi, et…

– Quel aveu cruel vous me faites, Geneviève! C'est à votre amour pour l'étude que je dois le bonheur de vous avoir vue pendant ces deux mois!.. Et moi, je n'y étais donc pour rien?

– Laissez-moi achever, lui dit Geneviève en rougissant; comment voulez-vous que je réponde à cela? je vous connaissais si peu… à présent c'est différent. Je regretterais le maître autant que la leçon…

– Autant? pas davantage? Ah! vous n'aimez que la science, Geneviève; vous avez une intelligence avide, un coeur bien calme…

– Mais non pas froid, lui dit-elle; je ne mérite pas ce reproche-là. Que vous disais-je donc?

– Que vous aviez presque deviné mon amour dans les commencements; et qu'ensuite…

– Ensuite je vous revis tout changé: vous aviez l'air grave, vous causiez tranquillement; et si vous vous attendrissiez, c'était en m'expliquant la grandeur de Dieu et la beauté de la terre. Alors je me rassurai; j'attribuai vos anciennes manières à la timidité ou à quelques idées de roman qui s'étaient effacées à mesure que vous m'aviez mieux connue.

– Et vous vous êtes trompée, dit André: plus je vous ai vue, plus je vous ai aimée. Si j'étais calme, c'est que j'étais heureux, c'est que je vous voyais tous les jours et que tous les jours je comptais sur un heureux lendemain, c'est que les seuls beaux moments de ma vie sont ceux que j'ai passés ici et aux Prés-Girault. Ah! vous ne savez pas depuis combien de temps je vous aime, et combien, sans cet amour, je serais resté malheureux.

Alors André, encouragé par le regard doux et attentif de Geneviève, lui raconta les ennuis de sa jeunesse, lui peignit la situation de son esprit et de son coeur avant le jour où il l'avait vue pour la première fois au bord de la rivière. Il lui raconta aussi l'amour qu'il avait eu pour elle depuis ce jour-là, et Geneviève n'y comprit rien.

«Comment cela peut-il se passer dans la tête d'une personne raisonnable? lui dit-elle. J'ai souvent entendu lire à Paris, dans notre atelier, des passages de roman qui ressemblaient à cela; mais je croyais que les livres avaient seuls le privilège de nous amuser avec de semblables folies.

– Ah! Geneviève, lui dit André tristement, il y a dans votre âme une étincelle encore enfouie. Vous avez la candeur d'un enfant, et ce qu'il y a de plus cruel et de plus doux dans la vie, vous l'ignorez! Ce qu'il y a de plus beau en vous-même, rien ne vous l'a encore révélé. C'est que vous n'avez pas encore entendu une voix assez pure pour vous charmer et vous convaincre; c'est que l'amour n'a parlé devant vous qu'une langue grossière ou puérile. Oh! qu'il serait heureux celui qui vous ferait comprendre ce que c'est qu'aimer! Si vous l'écoutiez, Geneviève, s'il pouvait vous initier à ces grands secrets de l'âme comme à une merveille de plus dans les oeuvres du Tout-Puissant, il vous le dirait à genoux, et il mourrait de bonheur le jour où vous lui diriez: – J'ai compris.

Geneviève regarda André en silence comme le jour où il lui avait parlé pour la première fois des étoiles et de la pluralité des mondes; elle pressentait encore un monde nouveau, et elle cherchait à le deviner avant d'y engager son coeur. André vit sa curiosité, et il espéra.

«Laissez-moi vous expliquer encore ce mystère. Je n'oserai guère parler moi-même, je serais trop au-dessous de mon sujet; mais je vous lirai les poëtes qui ont su le mieux ce que c'est que l'amour, et si vous m'interrogez, mon coeur essaiera de vous répondre.

– Et pendant ce temps, lui dit Geneviève en souriant, les médisants se tairont! on les priera d'attendre, pour recommencer leurs injures, que j aie appris ce que c'est que l'amour, et que je puisse leur dire si je vous aime ou non.

– Non, Geneviève, on leur dira dès demain que je vous adore, que vous avez un peu d'amitié pour moi, que je demande à vous épouser, et que vous y consentez.

– Mais si l'amour ne me vient pas? dit Geneviève.

– Alors vous ferez, en m'acceptant, un mariage de raison, et je mettrai tous mes soins à vous assurer le bonheur calme que vous craignez de perdre en aimant.

– Oh! André, vous êtes bon! dit Geneviève en serrant doucement les mains brûlantes d'André; mais je vous crains sans savoir pourquoi. Je ne sais si c'est moi qui suis trop indifférente, ou vous qui êtes trop passionné; j'ai peur de mon ignorance même et ne sais quel parti prendre.

– Celui que vous dictera votre coeur; n'avez-vous pas seulement un peu de compassion?

– Mon coeur me conseille de vous écouter, répondit Geneviève avec abandon; voilà ce qu'il y a de vrai.

André baisait encore ses mains avec transport lorsque Henriette rentra.

«Eh bien! s'écria-t-elle en voyant la joie de l'un et la sérénité de l'autre, tout est arrangé! A quand la noce?

– C'est Geneviève qui fixera le jour, répondit André. Vous pouvez, ma chère Henriette, le dire demain dans toute la ville.

– Oh! s'il ne s'agit que de cela, soyez en paix. Il n'est pas minuit; demain, avant midi, il n'y aura pas une mauvaise langue qui ne soit mise à la raison. Oh! quelle joie! quelle bonne nouvelle pour ceux qui t'aiment! Car tu as encore des amis ma bonne Geneviève! M. Joseph, qui ne t'aimait pas beaucoup autrefois, il faut l'avouer, se conduit comme un ange maintenant à ton égard; il ne souffre pas qu'on dise un mot de travers devant lui sur ton compte, et c'est un gaillard… qu'est-ce que je dis donc! c'est un brave jeune homme qui sait se faire écouter quand il parle.

– C'est par amitié pour M. André qu'il agit ainsi, dit Geneviève; je ne l'en remercie pas moins: tu le lui diras de ma part, car je suppose que tu lui parles quelquefois, Henriette?

– Ah! des malices? Comment! tu t'en mêles aussi, Geneviève? Il n'y a plus d'enfants! Il faut bien te passer cela, puisque te voila bientôt marquise.

– Ne te presse pas tant de me faire ton compliment, ma chère, et ne publie pas si vite cette belle nouvelle; c'est encore une plaisanterie; et nous ne savons pas si nous ne ferons pas mieux, M. André et moi, de rester amis comme nous sommes.