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André

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– Qu'est-ce qu'elle dit là? s'écria Henriette; est-ce que vous vous jouez de nous, monsieur le marquis? Est-ce que ce n'était pas sérieusement que vous parliez?

Elle était au moment de lui faire une scène; mais il la rassura et lui dit qu'il espérait vaincre les hésitations de Geneviève; il la pria même de l'aider, et Henriette, en se rengorgeant, répondit de tout. «N'ai-je pas déjà bien avancé vos affaires? dit-elle; sans moi, cette petite sucrée que voilà aurait toujours fait semblant de ne pas vous comprendre, et vous seriez encore là à vous morfondre sans oser parler.»

Les plaisanteries d'Henriette embarrassaient Geneviève; elle se plaignit d'être un peu fatiguée, refusa les offres de sa compagne, qui voulait passer la nuit auprès d'elle, l'embrassa tendrement et toucha légèrement la main d'André en signe d'adieu.

«Comment! c'est comme cela que vous vous séparez? s'écria Henriette; un jour de fiançailles! Par exemple! vous ne vous aimez donc pas?

– Qu'est-ce qu'elle veut dire? demanda André à Geneviève en s'efforçant de prendre de l'assurance, mais en tremblant malgré lui.

– Eh! vraiment, on s'embrasse! dit Henriette. De beaux amoureux, qui ne savent pas seulement cela!

– Si l'usage l'ordonne, dit André avec émotion, est-ce que vous n'y consentirez pas, mademoiselle?

– Mais savez-vous, dit Geneviève gaiement, qu'Henriette ira le dire demain dans toute la ville!

– Raison de plus, dit André un peu rassuré; ce sera un engagement que vous aurez signé et qui donnera plus de poids à la nouvelle de notre mariage.

– Oh! en ce cas, je refuse, dit-elle; je ne veux rien signer encore.

– Eh bien! par amitié? reprit André, qui déjà la tenait dans ses bras; comme vous avez embrassé Henriette tout à l'heure?

– Par amitié seulement, répondit Geneviève en se laissant embrasser.

André fut si troublé de ce baiser, qu'il comprit à peine ensuite comment il était sorti de la chambre. Il se trouva dans la rue avec Henriette sans savoir ce qu'était devenu l'escalier. Cependant, lorsqu'il se rappela plus tard cet instant d'enivrement, il s'y mêla un souvenir pénible. Geneviève avait un peu rougi par pudeur; mais son regard était resté serein, sa main fraîche, et son coeur n'avait pas tressailli, «C'est ma Galatée, se disait-il; mais elle ne s'est animée que pour regarder les cieux. Descendra-t-elle de son piédestal, et voudra-t-elle poser ses pieds sur la terre auprès de moi?»

Cependant l'espérance, qui ne manque jamais à la jeunesse, le consola bientôt. Geneviève, avec un si noble esprit, ne pouvait pas avoir un coeur insensible; cette tranquillité d'âme tenait à la chasteté exquise de ses pensées, à ses habitudes solitaires et recueillies. Il avait déjà vu se réaliser un de ses plus beaux rêves, il était le conseil et la lumière de cette sainte ignorance; maintenant un voeu plus enivrant lui restait à accomplir, c'était de se placer entr-elle et la divinité universelle qu'il lui avait fait connaître. Il fallait cesser d'être le prêtre et devenir le dieu lui-même. L'enthousiasme d'André, les palpitations de son coeur allaient au-devant d'un pareil triomphe, et son âme, avide d'émotions tendres, ne pouvait pas croire à l'inertie d'une autre âme.

De son côté, Geneviève ressentait un peu d'effroi. Les paroles d'André, ses caresses timides, son accent passionné, lui avaient causé une sorte de trouble: et quoiqu'elle désirât presque éprouver les mêmes émotions, elle avait, par instants, comme une certaine méfiance de cette exaltation dont elle n'avait jamais conçu l'idée et dont elle craignait de n'être jamais capable.

Cependant il est si doux de se sentir aimé, que Geneviève s'abandonna sans peine à ce bien-être nouveau; elle s'habitua à penser qu'elle n'était pas seule au monde, qu'une autre âme sympathisait à toute heure avec la sienne, et que désormais elle ne porterait plus seule le poids des ennuis et des maux de la vie. Elle fit ces réflexions en s'habillant le lendemain; et en comparant cette matinée à la journée précédente, elle s'avoua qu'il lui avait fallu un certain courage pour supporter les soucis de la veille, et que cette nouvelle journée s'annonçait douce et calme sous la protection d'un coeur dévoué. «Après tout, se dit-elle, André est sincère: s'il s'exagère à lui-même aujourd'hui l'amour qu'il a pour moi, du moins il lui restera toujours assez d'honnêteté dans le coeur pour me garder son amitié. Je ne cesserai pas de la mériter: pourquoi me l'ôterait-il? Et puis, que sais-je? pourquoi refuserais-je de croire aux belles paroles qu'il me dit? Il en sait bien plus que moi sur toutes choses, et il doit mieux juger que moi de l'avenir.»

En se parlant ainsi à elle-même, et tout en se coiffant devant une petite glace, elle regardait ses traits avec curiosité et prit même son miroir pour l'approcher de la fenêtre; là elle contempla de près ses joues fines et transparentes comme le tissu d'une fleur, et elle s'aperçut qu'elle était jolie. «Quelquefois je l'avais cru, pensa-t-elle, mais je ne savais pas si c'était de la jeunesse ou de la beauté. Cependant pour qu'André, après m'avoir vue un instant, soit resté amoureux de moi tout un an, il faut bien que j'aie quelque chose de plus que la fraîcheur de mon âge. André aussi a une jolie figure: comme il avait de beaux yeux hier soir! et comme ses mains sont blanches! Comme il parle bien! Quelle différence entre lui et Joseph, et tous les autres!»

Elle resta longtemps pensive devant sa glace, oubliant de relever ses cheveux épars; ses joues étaient animées, et un sourire charmant l'embellissait encore. Elle s'était levée tard, et la matinée était avancée. André entra dans la première pièce sans qu'elle l'entendît, et elle s'aperçut tout à coup qu'il était passé dans l'atelier; il avait toussé pour l'appeler.

Alors elle se leva si précipitamment qu'elle fit tomber son miroir et poussa un cri. André, effrayé du bruit que fit la glace en se brisant, et surtout du cri échappé à Geneviève, crut qu'elle se trouvait mal et s'élança dans sa chambre. Il la trouva debout, vêtue de sa robe blanche et toute couverte de ses longs cheveux noirs. Le premier mouvement de Geneviève fut de rire en voyant la terreur d'André pour une si faible cause; mais bientôt elle fut toute confuse de la manière dont il la regardait. Il ne l'avait jamais vue si jolie. Le bonnet qu'elle portait toujours, comme les grisettes de L… avait empêché André de savoir si sa chevelure était belle. En découvrant cette nouvelle perfection, il resta naïvement émerveillé, et Geneviève devint toute rouge sous ses longs cheveux fins et lisses qui tombaient le long de ses joues. «Allez-vous-en, lui dit-elle, et, pendant que je vais me coiffer, cherchez dans l'atelier une rose que j'ai faite hier soir. La nuit est venue et la fièvre m'a prise comme je l'achevais. Je ne sais où je l'aurai laissée. Vous l'avez peut-être écrasée sous vos pieds dans vos conférences avec Henriette.

– Dieu m'en préserve! dit André; et, obéissant à regret, il chercha sur la table de l'atelier. La précieuse rose y était négligemment couchée au milieu des outils qui avaient servi à la créer. André fit un grand cri, et Geneviève, épouvantée, s'élança à son tour dans l'atelier avec ses cheveux toujours dénoués. Elle trouva André qui tenait la rose entre deux doigts et la contemplait dans une sorte d'extase.

«Ah ça! vous avez voulu me rendre la pareille, lui dit-elle. A quel jeu jouons-nous?

– Geneviève, Geneviève! répondit-il, voici un chef-d'oeuvre. A quelle heure et sous l'influence de quelle pensée avez-vous fait cette rose de Bengale? quel sylphe a chanté pendant que vous y travailliez? quel rayon du soleil en a coloré les feuilles?

– Je ne sais pas ce que c'est qu'un sylphe, répondit Geneviève; mais il y avait dans ma chambre un rayon de soleil qui me brûlait les yeux, et qui, je crois, m'a donné la fièvre. Je ne sais pas comment j'ai pu travailler et penser à tant de choses en même temps. Voyons donc cette rose; je ne sais pas comment elle est.

– C'est une chose aussi belle dans son genre, répondit André, que l'oeuvre d'un grand maître; c'est la nature rendue dans toute sa vérité et dans toute sa poésie. Quelle grâce dans ces pétales mous et pâles! quelle finesse dans l'intérieur de ce calice! quelle souplesse dans tout ce travail! quelles étoffes merveilleuses employez-vous donc pour cela, Geneviève? Certainement les fées s'en mêlent un peu!

– Les demoiselles de la ville me font présent de leurs plus fins mouchoirs de batiste quand ils sont usés, et avec de la gomme et de la teinture…

– Je ne veux pas savoir comment vous faites, ne me le dites pas; mais donnez-moi cette rose et ne mettez pas votre bonnet.

– Vous êtes fou aujourd'hui! prenez cette rose: c'est en effet la meilleure que j'aie faite. Je ne pensais pas à vous en la faisant.

André la regarda d'un air boudeur et vit sur sa figure une petite grimace moqueuse. Il courut après elle et la saisit au moment où elle lui jetait la porte au nez. Quand il la tint dans ses bras, il fut fort embarrassé; car il n'osait ni l'embrasser ni la laisser aller. Il vit sur son épaule ses beaux cheveux, qu'il baisa.

«Quel être singulier! dit Geneviève en rougissant. Est-ce qu'on a jamais baisé des cheveux?»

XII

On pense bien qu'André dans ses nouvelles leçons ne s'en tint pas à la seule science. Ses regards, l'émotion de sa voix, sa main tremblante en effleurant celle de Geneviève, disaient plus que ses paroles. Peu à peu Geneviève comprit ce langage, et les battements de son coeur y répondirent en secret. Après lui avoir révélé les lois de l'univers et l'histoire des mondes, il voulut l'initier à la poésie, et par la lecture des plus belles pages sut la préparer à comprendre Goethe, son poëte favori. Cette éducation fut encore plus rapide que la précédente. Geneviève saisissait à merveille tous les côtés poétiques de la vie. Elle dévorait avec ardeur les livres qu'André prenait pour elle dans la petite bibliothèque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui d'André les plus belles pensées de ses poëtes chéris; et cette affection, d'abord paisible et douce, se revêtit bientôt d'un éclat inconnu. Geneviève s'éleva jusqu'à son amant; mais cette égalité ne fut pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d'esprit, elle le dépassa bientôt. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva qu'elle sentait plus vivement que lui ce qu'elle savait, et André fut pénétré d'admiration et de gratitude; il se sentit heureux bien au delà de ses espérances. Il vit naître l'enthousiasme dans cette âme virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchements de cet amour qu'il avait enseigné.

 

Cependant Henriette avait été colporter en tous lieux la nouvelle du prochain mariage d'André avec Geneviève. Le premier à qui elle en fit part fut Joseph Marteau; et, au grand étonnement de la couturière, celui-ci fit une exclamation de surprise où n'entrait pas le moindre signe de joie ou d'approbation.

«Comment! cela ne vous fait pas plaisir? dit Henriette; vous ne me remerciez pas d'avoir réussi à marier votre ami avec la plus jolie et la plus aimable fille du pays?»

Joseph secoua la tête. «Cela me paraît, dit-il, la chose la plus folle que vous ayez pu inventer. Quelle diable d'idée avez-vous eue là!

– Fi! monsieur, je ne comprends pas l'indifférence que vous y mettez.

– Cela ne m'est pas indifférent, répondit Joseph. J'en suis fort contrarié, au contraire.

– Êtes-vous fou aujourd'hui? s'écria Henriette. Ne vous ai-je pas entendu, hier encore, dire que vous n'estimiez réellement Geneviève que depuis qu'elle aimait M. André? n'avez-vous pas travaillé vous-même à rendre M. André amoureux d'elle? Qui est cause de leur première entrevue? est-ce vous ou moi? Ne m'avez-vous pas priée d'amener Geneviève chez vous, pour que M. André put la voir?..

– Mais non pas l'épouser, reprit Joseph avec une franchise un peu brusque.

– Oh! quelle horreur! s'écria Henriette; je vous comprends maintenant, monsieur; vous êtes un scélérat, et je ne vous reparlerai de ma vie. Juste Dieu! séduire une fille et l'abandonner, cela vous paraîtrait naturel et juste; mais l'épouser quand on l'a perdue de réputation, vous appelez cela une diable d'idée, une invention folle!.. Ah! je vois le danger où je m'exposais en souffrant vos galanteries; mais, Dieu merci, il est encore temps de m'en préserver. Pauvres filles que nous sommes! c'est ainsi qu'on abuse de notre candeur et de notre crédulité! Vous n'abuserez pas ainsi de moi, monsieur Joseph; adieu, adieu pour toujours.

Et Henriette s'enfuit furieuse et désespérée. Joseph se promit de l'apaiser une autre fois, et il chercha André. Mais pendant bien des jours André fut introuvable. Il passait le temps où il était forcé de quitter Geneviève à courir les prés comme un fou, et à pleurer d'amour et de joie à l'ombre de tous les buissons. Enfin Joseph le joignit un matin, comme il allait franchir la porte de sa bien-aimée, et, à son grand déplaisir, il l'entraîna dans le jardin voisin.

«Ah çà! lui dit-il, es-tu fou? Qu'est-ce qui t'arrive? Dois-je en croire les bavardages d'Henriette et ceux de toute la ville? as-tu l'intention sérieuse d'épouser Geneviève?

– Certainement, répondit André avec candeur. Quelle question me fais-tu là?

– Allons, dit Joseph, c'est une folie de jeune homme, à ce que je vois; mais heureusement il est encore temps d'y songer. As-tu réfléchi un peu, mon cher André? sais-tu quel âge tu as? connais-tu ton père? espères-tu lui faire accepter une grisette pour belle-fille? crois-tu que tu auras seulement le courage de lui en parler?

– Je n'en sais rien, répondit André un peu troublé de cette dernière question; mais je sais que j'ai droit à un petit héritage de ma mère, et que cela suffira pour m'enrichir au delà de mes besoins et de ceux de Geneviève.

– Idée de roman, mon cher! On peut vivre avec moins; mais quand on a vécu dans une certaine aisance, il est dur de se voir réduit au nécessaire. Songes-tu que ton père est jeune encore, qu'il peut se remarier, avoir d'autres enfants, te déshériter? Songes-tu que tu auras des enfants toi-même, que tu n'as pas d'état, que tu n'auras pas de quoi les élever convenablement, et que la misère te tombera sur le corps à mesure que l'amour te sortira du coeur?

– Jamais il n'en sortira! s'écria André, il me donnera le courage de supporter toutes les privations, toutes les souffrances…

– Bah! bah! reprit Joseph, tu ne sais pas de quoi tu parles; tu n'as jamais souffert, jamais jeûné.

– Je l'apprendrai, s'il le faut.

– Et Geneviève l'apprendra aussi?

– Je travaillerai pour elle.

– À quoi? Fais-moi le plaisir de me dire à quelle profession tu es propre. As-tu fait ton droit? as-tu étudié la médecine? Pourrais-tu être professeur de mathématiques? Saurais-tu au moins faire des bottes, ou même tracer un sillon droit avec la charrue?

– Je ne sais rien d'utile, je l'avoue, repartit André. Je n'ai vécu jusqu'ici que de lectures et de rêveries. Je ne suis pas assez fort pour exercer un métier; mais le peu que je possède pourra me mettre à l'abri du besoin.

– Essaies-en, et tu verras.

– Je compte en essayer.

Joseph frappa du pied avec chagrin.

«Et c'est moi qui t'ai mis cette sottise d'amour en tête! s'écria-t-il; je ne me le pardonnerai jamais! Pouvais-je penser que tu prendrais au sérieux la première occasion de plaisir offerte à ta jeunesse?

– J'étais donc un lâche et un misérable à tes yeux? Tu croyais que je consentirais à voir diffamer Geneviève sans prendre sa défense et sans réparer le mal que je lui aurais fait!

– On n'est pas un lâche et un misérable pour cela, dit Joseph en haussant les épaules; je ne crois être ni l'un ni l'autre, et pourtant je fais la cour à Henriette; tout le monde le sait, et je la laisse tant qu'elle veut se bercer de l'espoir d'être un jour madame Marteau. Je veux être son amant, et voilà tout.

– Vous pouvez parler d'Henriette avec légèreté; quoi que je n'approuve pas le mensonge, je vous trouve excusable jusqu'à un certain point. Mais établissez-vous la moindre comparaison entre elle et Geneviève?

– Pas la moindre; j'aime Henriette à la folie, et il n'y a pas un cheveu de Geneviève qui me tente; je n'entends rien à ces sortes de femmes. Mais je comprends ta situation. Tu es le premier amant de Geneviève et tu lui dois plus qu'à toute autre. Rassure-toi cependant; tu ne seras pas le dernier, et il n'y a pas de fille inconsolable.

– Je ne connais pas les autres filles, et vous ne connaissez pas Geneviève. Nous ne pouvons pas raisonner ensemble là-dessus; agis avec Henriette comme tu voudras, je me conduirai avec Geneviève comme Dieu m'ordonne de le faire.

Joseph s'épuisa en remontrances sans ébranler la résolution de son ami; il le quitta pour aller faire la paix avec Henriette, et se consola de l'imprudence d'André en se disant tout bas: «Heureusement ce n'est pas encore fait; la grosse voix du marquis n'a pas encore tonné.»

Cet événement ne se fit pas longtemps attendre. Des amis officieux eurent bientôt informé M. de Morand de la passion de son fils pour une grisette. Malgré sa haine pour cette espèce de femmes, il s'en inquiéta peu d'abord. Il fut même content, jusqu'à un certain point, de voir André renoncer à ses rêves d'expatriation. Mais quand on lui eut répété plusieurs fois que son fils avait manifesté l'intention sérieuse d'épouser Geneviève, quoiqu'il lui fût encore impossible de le croire, il commença à se sentir mécontent de cette espèce de bravade, et résolut d'y mettre fin sur-le-champ. Un matin donc, au moment où André franchissait, joyeux et léger, le seuil de sa maison pour aller trouver Geneviève, une main vigoureuse saisit la bride de son petit cheval et le fit même reculer. Comme il faisait à peine jour, André ne reconnut pas son père au premier coup d'oeil, et, pour la première fois de sa vie, il se mit à jurer contre l'insolent qui l'arrêtait.

«Doucement, monsieur, répondit le marquis, vous me semblez bien mal appris pour un bel esprit comme vous êtes. Faites-moi le plaisir de descendre de cheval et d'ôter votre chapeau devant votre père.»

André obéit; et quand il eut mis pied à terre, le marquis lui ordonna de renvoyer son cheval à l'écurie.

«Faut-il le débrider? demanda le palefrenier.

– Non, dit André, qui espérait être libre au bout d'un instant.

– Il faut lui ôter la selle! cria le marquis d'un ton qui ne souffrait pas de réplique.

André se sentit gagné par le froid de la peur; il suivit son père jusqu'à sa chambre.

«Où alliez-vous? lui dit celui-ci en s'asseyant lourdement sur son grand fauteuil de toile d'Orange.

– A L… répondit André timidement.

– Chez qui?

– Chez Joseph, répondit André après un peu d'hésitation.

– Où allez-vous tous les matins?

– Chez Joseph.

– Où passez-vous toutes les après-midi?

– A la chasse.

– D'où venez-vous si tard tous les soirs? de chez Joseph et de la chasse, n'est-ce pas?

– Oui, mon père.

– Avec votre permission, monsieur le savant, vous en avez menti. Vous n'allez ni chez Joseph ni à la chasse. Auriez-vous en votre possession quelque beau livre écrit sur l'art de mentir! Faites-moi le plaisir d'aller l'étudier dans votre chambre, afin de vous en acquitter un peu mieux à l'avenir. M'entendez-vous?

André, révolté de se voir traité comme un enfant, hésita, rougit, pâlit et obéit. Son père le suivit, l'enferma à double tour, mit la clef dans sa poche et s'en fut à la chasse.

André, furieux et désolé, maudit mille fois son sort et finit par sauter par la fenêtre. Il s'en alla passer une heure aux pieds de Geneviève. Mais, dans la crainte de l'effrayer de la dureté de son père, il lui cacha son aventure, et lui donna, pour raison de sa courte visite, une prétendue indisposition du marquis.

Le marquis fit bonne chasse, oublia son prisonnier, et rentra assez tard pour lui laisser le temps de rentrer le premier. Lorsqu'il le retrouva sous les verrous il se sentit fort apaisé et l'emmena souper assez amicalement avec lui, croyant avoir remporté une grande victoire et signalé sa puissance par un acte éclatant. André, de son côté, ne montra guère de rancune; il croyait avoir échappé à la tyrannie et s'applaudissait de sa rébellion secrète comme d'une résistance intrépide. Ils se réconcilièrent en se trompant l'un l'autre et en se trompant eux-mêmes, l'un se flattant d'avoir subjugué, l'autre s'imaginant avoir désobéi.

Le lendemain, André s'éveilla longtemps avant le jour; et, se croyant libre, il allait reprendre la route de L… quand son père parut comme la veille, un peu moins menacent seulement.

«Je ne veux pas que tu ailles à la ville aujourd'hui, lui dit-il; j'ai découvert un taillis tout plein de bécasses. Il faut que tu viennes avec moi en tuer cinq ou six.

– Vous êtes bien bon, mon père, répondit André; mais j'ai promis à Joseph d'aller déjeuner avec lui…

– Tu déjeunes avec lui tous les jours, répondit le marquis d'un ton calme et ferme; il se passera fort bien de toi pour aujourd'hui. Va prendre ton fusil et ta carnassière.

Il fallut encore qu'André se résignât. Son père le tint à la chasse toute la journée, lui fit faire dix lieues à pied, et l'écrasa tellement de fatigue, qu'il eut une courbature le lendemain, et que le marquis eut un prétexte excellent pour lui défendre de sortir. Le jour suivant, il l'emmena dans sa chambre, et, ouvrant le livre de ses domaines sur une table, il le força de faire des additions jusqu'à l'heure du dîner. Vers le soir, André espérait être libre: son père le mena voir tondre des moutons.

Le quatrième jour, Geneviève, ne pouvant résister à son inquiétude, lui écrivit quelques lignes, les confia à un enfant du voisinage, qu'elle chargea d'aller les lui remettre. Le message arriva à bon port, quoique Geneviève, ne prévoyant pas la situation de son amant, n'eût pris aucune précaution contre la surveillance du marquis. Le hasard protégea le petit page aux pieds nus de Geneviève, et André lut ces mots, qui le transportèrent d'amour et de douleur.

«Ou votre père est dangereusement malade, ou vous l'êtes vous-même, mon ami. Je m'arrête à cette dernière supposition avec raison et avec désespoir. Si vous étiez bien portant, vous m'écririez pour me donner des nouvelles de votre père et pour m'expliquer les motifs de votre absence, vous êtes donc bien mal, puisque vous n'avez pas la force de penser à moi et de m'épargner les tourments que j'endure! O André! quatre jours sans te voir, à présent c'est impossible à supporter sans mourir!»

 

André sentit renaître son courage. Il viola sans hésitation la consigne de son père, et courut à travers champs jusqu'à la ville. Il arriva plus fatigué par les terres labourées, les haies et les fossés qu'il avait franchis, qu'il ne l'eût été par le plus long chemin. Poudreux et haletant, il se jeta aux pieds de Geneviève et lui demanda pardon en la serrant contre son coeur.

«Pardonne-moi, pardonne-moi, lui disait-il, oh! pardonne-moi de t'avoir fait souffrir?

– Je n'ai rien à vous pardonner, André, lui répondit-elle; quels torts pourriez-vous avoir envers moi? Je ne vous accuse pas, je ne vous interroge même pas. Comment pourrais-je supposer qu'il y a de votre faute dans ceci? Je vous vois et je remercie Dieu.